La Pantoufle de Sapho et autres contes/Eau de Jouvence (1611)

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EAU DE JOUVENCE

(1611)

Les faits qui font le sujet de cette nouvelle reposent sur une vérité historique et constituent les pièces encore existantes du procès de la comtesse Elisabeth Nadasdy.

Un beau matin d’hiver de l’an 1611, quatre jeunes gentilshommes se promenaient le long du Graben de Vienne, aux rayons d’un soleil amical. Bien qu’originaires de contrées différentes, réunis par le hasard et les événements dans la ville impériale, ils étaient amis et bons compagnons. Leur entretien roulait sur les femmes, thème inépuisable pour la jeunesse, et chacun louait un autre type de beauté, selon son rang et ses origines. Finalement, une discussion s’éleva au sujet de la femme méritant le prix de beauté parmi les plus charmantes Viennoises. L’Italien Maffei s’exprima avec enthousiasme sur une Allemande à cheveux d’or ; l’Autrichien, comte de Stahremberg, chantait les louanges de deux yeux vénitiens ; le Tchèque Czernin défendait avec tout l’éclat de son éloquence nationale, les avantages de la comtesse Szapary, une ardente et svelte Hongroise ; seul, le compatriote de celle-ci, le jeune Emmerich Kemen, se taisait.

— Vous ne dites rien ? s’exclama Stahremberg en se tournant vers lui. N’auriez-vous pas trouvé dans toute la ville une femme digne de vos hommages ?

— Mon jugement ne saurait avoir de portée, répondit Emmerich qui, dans son étroit costume national, ressemblait plutôt à un bel adolescent qu’à un homme fait. J’ai eu, vous le savez, peu de rapports avec les femmes. Ma belle, jusqu’à ce jour, a été mon épée. Comment m’arrogerais-je le droit d’élever la voix, quand les lions de la capitale échangent leurs opinions ?

— Arrêtez, cria le Tchèque, il me vient à l’idée que notre discussion s’apaiserait bien vite, s’il nous était permis de compter parmi les nôtres la comtesse Elisabeth Nadasdy. Mais, hélas ! elle ne traverse Vienne qu’en oiseau de passage.

— La Nadasdy ! répartit Maffei. Serait-elle vraiment le miracle de beauté dont tout le monde parle ?

— Moi-même j’en ai entendu parler, fit Emmerich, et c’est beaucoup dire, m’étant plus occupé d’armes et de chevaux que de femmes.

— Oui, c’est une femme qui n’a pas sa pareille, affirma Stahremberg.

— Je voudrais bien l’apercevoir une fois, murmura l’Italien.

— Moi aussi, ajouta Emmerich.

— Rien n’est plus facile, repartit Czernin.

La Comtesse est depuis quelques jours à Vienne et, tous les jours, on la peut voir à la messe de Saint-Stephane. Vous aurez là tout le loisir de la contempler.

— Allons-y, proposa Emmerich.

Tous furent d’accord, et les quatre amis faisant demi-tour, se dirigèrent, à travers la place, vers la majestueuse cathédrale. L’église était pleine de fidèles et les jeunes gens eurent de la peine à se frayer un chemin jusqu’aux grilles du maître-autel d’où l’on pouvait parcourir du regard les bancs garnis de velours rouge réservés aux patriciens.

— Ce doit être celle-là, chuchota Emmerich à l’oreille du Bohême, en désignant une dame vêtue de pied en cap de velours noir, agenouillée au premier rang et lisant des prières dans un gros livre d’heures. Tu vois celle avec le grand voile noir.

— C’est elle-même, confirma Czernin.

— Une femme qui n’a pas sa pareille, murmura Emmerich après être resté quelques instants plongé en contemplation.

La Comtesse, telle qu’on la voyait agenouillée, paraissait, en effet, une femme d’une beauté rare, de celles qui inspirent l’admiration et l’enthousiasme plus que la passion et le désir torturant. Son visage noble et fin aux couleurs délicates, de la plus radieuse jeunesse et encadré de tresses noires, semblait, quand elle tenait ses longs cils baissés, un vrai visage de sainte. L’épée de Stahremberg résonna sur les dalles et elle leva les yeux sur les jeunes gens. Rien qu’un instant, mais déjà elle leur parut autre. Ses grands yeux bleus se teintaient, sous les longs cils, d’une ombre inquiétante, et son regard n’avait plus rien de la douceur exprimée par les traits du visage. Il était dominant et froidement calculateur, et il y avait autre chose encore, un je ne sais quoi d’indéfinissable et de troublant. La jeune femme ne favorisa les quatre amis d’aucun autre signe d’attention, et lorsqu’ils se placèrent sur son chemin pour la saluer à la sortie de l’église, elle les remercia d’une légère inclinaison de la tête avant de monter dans sa chaise à porteurs. Emmerich eut alors l’occasion d’admirer sa grâce et sa taille royale, sa démarche fière et assurée.

— Stahremberg, commença-t-il aussitôt que la chaise eut disparu dans le remous de la foule, il faut que je connaisse cette femme, à n’importe quel prix.

— Quelle soudaine audace ! railla Czernin, d’abord, il n’ose même pas émettre un jugement sur les femmes, et voici qu’il se sent le courage d’aborder la plus dangereuse de toutes.

— Tentez votre fortune auprès de la belle et riche veuve, monsieur Kemen, intervint Stahremberg, c’est de grand cœur que je vous introduirai auprès d’elle.

— La Comtesse est veuve ? balbutia Emmerich que la joie avait rendu pâle.

— Voilà ce que j’appelle prendre feu ! fit Czernin en riant. Il est capable, ma foi, de demander sa main…

— Et qu’y aurait-t-il de risible ? demanda gravement l’Italien.

— Oh, pas grand chose, sinon que la Nadasdy est au moins deux fois aussi âgée que notre ami, répondit le Bohême.

— La Nasdady ?… bégaya Emmerich.

— A, sans exagération, au minimum cinquante ans, compléta Stahremberg.

— Cet ange, qui paraît une fillette de 20 ans ? s’écria Maffei. C’est impossible.

— Et pourtant cela est, affirma Czernin. Le temps a passé sur elle sans laisser de traces.

— Une femme a toujours l’âge qu’elle paraît, décida Emmerich. La Comtesse peut se mesurer à n’importe quelle jeunesse à peine éclose, aucune ne lui disputera le prix.

— Assurément non, dit Stahremberg, aussi cette éternelle jouvence me la rend-elle inquiétante.

Ce n’est pas naturel, il doit y avoir de la magie et du sortilège, sinon pis.

— Que voulez-vous dire ? s’écrièrent les trois amis.

— Parmi le peuple, sévit la croyance qu’en se baignant dans du sang humain, on peut se conserver une jeunesse et une beauté éternelles, expliqua Stahremberg en baissant la voix. Quant à ce qu’il y a de vrai dans cette légende, je ne saurais vous le dire.

— Et vous supposez que la Comtesse ?… poursuivit Czernin.

— Ce sont des contes de nourrices et rien de plus, interrompit l’Italien.

— De telles insinuations, s’écria Emmerich, sont des flatteries à l’égard de la Comtesse et la meilleure preuve que sa beauté est si céleste, qu’il faut, pour l’expliquer des raisons surnaturelles.

— C’est tout à fait cela, opina Maffei.

Quelques jours plus tard, Emmerich se faisait présenter par Stahremberg à la comtesse Elisabeth Nadasdy, qui reçut les gentilshommes de la manière la plus bienveillante. Durant la conversation, qui roula en majeure partie sur les événements et les luttes religieuses de l’époque, la belle et éternellement jeune femme fixa, à maintes reprises, ses grands yeux bleus sur Emmerich, dont l’air de candeur et l’enfantine naïveté lui promettaient un agréable passe-temps. Elle le pressa de revenir très souvent et, bientôt, on vit Emmerich journellement dans sa maison. Elle le distinguait ouvertement parmi tous les visiteurs qui entouraient sa hautaine beauté comme d’une cour officielle, et lui accordait d’inimaginables privautés en le traitant comme un enfant.

— La fréquentation d’une femme intelligente contribue à former un jeune homme mieux que dix savants professeurs, disait-elle volontiers. C’est une deuxième université, où il doit compléter ses études.

Et elle veillait à ce qu’Emmerich fût un ardent disciple.

Un jour, il pénétra dans sa chambre pendant qu’une des jeunes et jolies demoiselles qui la servaient, était occupée à lisser son opulente chevelure. Il s’arrêta intimidé, sur le seuil, mais la Comtesse l’engagea à entrer et le reçut aussi ingénument que s’il avait été l’une de ses caméristes. Comme elle riait et se rejetait sur son fauteuil, il arriva que ses cheveux se prirent au peigne d’or que tenait la jeune fille et furent tirés assez violemment.

La comtesse bondit, les yeux étincelants de colère, et regarda la coupable, qui tomba à genoux en implorant son pardon.

— Je devrais te faire octroyer le fouet, dit la Comtesse d’un ton sévère qui surprit Emmerich. Mais je serai indulgente et ne punirai que la main qui vient de m’offenser.

Ce disant, elle s’empara de la main droite de la jeune fille tremblante, et lui enfonça entre l’ongle et le doigt, une longue épingle qui se trouvait sur sa table de toilette.

— Cela fait mal ? dit-elle doucement, en épiant la malheureuse, qui poussa un cri déchirant.

— Horriblement, gracieuse dame, gémit la suppliciée.

— Eh bien, donne le second doigt, commanda l’impitoyable femme. Et, sous chacun des ongles, elle enfonça une aiguille, jouissant des contorsions de la pauvre fille en larmes.

Lorsqu’elle se retrouva seule en conversation familière avec Emmerich, celui-ci lui dit :

— Jamais je n’aurais cru possible, Comtesse, qu’une aussi belle personne pût être aussi cruelle.

— Et pourquoi pas ? Il y a de la volupté à torturer, comme à régner. La beauté nous en offre l’occasion, nous serions bien folles de ne pas en profiter.

— Peut-être vous ai-je jugée trop promptement, reprit Emmerich. Pardonnez-moi. Mon excuse est que je ne connais pas votre sexe. Vous êtes la première femme dont je me sois approchée.

— Dis-tu vrai, mon enfant ? s’écria la comtesse joyeuse et étonnée. Et tu n’as jamais aimé ?

— Jamais.

La séductrice se pencha vers lui avec un doux sourire, et passa ses doigts à travers les boucles soyeuses de ses cheveux.

— Sais-tu qu’à présent, tu mes doublement cher ? Viens, assieds-toi à mes pieds.

Emmerich prit place sur un tabouret et posa sur les genoux de la jeune femme, sa tête ivre d’extase. Elle glissa son bras moelleux autour de son cou et parla.

— Promets-moi quelque chose.

— Tout ce que vous voudrez.

Elle baissa la voix.

— Accompagne-moi à mon château d’Effeith, quand j’y retournerai.

— Vous permettez ?

— Je commande, reprit-elle en un sourire. Me permets-tu de commander ?

— Comme au dernier de vos valets.

Elle le considéra avec une expression indéfinissable, puis s’écria :

— Prends le luth, Emmerich, et chante-moi un air.

— Lequel ?

— Eh ! une chanson d’amour, mon enfant.

Au printemps, la comtesse Nadasdy quitta Vienne, pour retourner dans ses terres. Au moment de partir, elle avait réitéré son invitation et, au bout d’un mois, l’amoureux gentilhomme se mettait en route, accompagné de quatre écuyers. C’était, en ce temps, la manière de voyager des hommes de condition. Il traversa ainsi, sans encombre, l’Autriche et une partie de la Haute-Hongrie. Soudain, il se heurta à une troupe d’hommes armés, qui escortaient une litière fermée portée à dos de mulet et qui, selon l’usage courant en ces temps de guerre où les routes étaient peu sûres, l’apostrophèrent en le menaçant de leurs fusils chargés.

Emmerich, arrêtant d’un geste ses serviteurs, avança en déclinant son nom et le but de son voyage.

— Nous suivons la même route, répondit le chef de la troupe, en remettant son épée au fourreau. Je me nomme Koloman de Pérusicz, je conduis ma sœur à la comtesse Nadasdy, qui doit parfaire son éducation. S’il vous convient, nous chevaucherons de compagnie, ce sera un avantage pour tous les deux.

Emmerich se joignit volontiers au voyageur, qui lui parut noble et Chevaleresque, et demanda à être présenté à Mlle de Perusicz à qui il offrit, selon les lois de chevalerie, le service de son épée.

Tout en cheminant, il découvrit que le gentilhomme avait de la répugnance à mener sa sœur à Effeith. Il devina même, par quelques paroles échappées çà et là, qu’il l’y croyait sérieusement en danger. La jeune fille le raillait de ses inquiétudes. La Comtesse passait, en Hongrie, pour une grande dame à qui l’on pouvait, sans crainte, confier des jeunes filles, son train de maison princier offrant aux demoiselles de noblesse appauvrie, la meilleure occasion de se perfectionner dans les manières du grand monde et de jouir des plaisirs de leur âge.

— Il circule de singuliers bruits au sujet de l’éternelle jeunesse de la Nadasdy, dit enfin Koloman, sans tenir compte des signes que lui faisait sa sœur. Déjà, comme jeune fille, elle passait pour la plus belle de toutes les femmes de Hongrie, les magnats du royaume se rendaient en procession chez le vieux Bathory pour briguer sa main. Mais elle, voulant être, à la fois, la plus belle, la plus riche et la plus considérable du pays, choisit le vieux Nadasdy, lequel mourut peu de temps après, grâce, dit-on, à une substance que la jeune femme mêla à ses aliments.

— Qui prétend cela ? cria Isabelle irritée. Toi seul et personne d’autre.

— Cela est-il si invraisemblable ? poursuivit Koloman. D’après la loi hongroise, la Comtesse, devenue libre, disposait en souveraine des immenses propriétés de son mari. Or, cette femme n’est point faite pour supporter le joug d’un maître. Elle vit alternativement à Vienne et dans son château, entourée de nombreux serviteurs. Le temps passe sur elle sans laisser de traces, tandis que les jeunes servantes qui l’entourent, disparaissent les unes après les autres de la manière la plus mystérieuse.

— Comment expliquez-vous cette énigme ? questionna Emmerich.

— Prends garde à ce que tu dis, interrompit Isabelle en colère. Cela pourrait te coûter cher.

Koloman se tut pendant quelques instants. Puis il reprit.

— Ce qu’il y a de certain, c’est que cette femme est aussi cruelle que belle, et qu’elle semble éprouver une volupté suprême à torturer ceux qui, par quelque faute, lui tombent sous la main, ne se lassant pas d’inventer des supplices nouveaux, ni de voir ses victimes mourir dans les tourments. Elle les condamne sans pitié. L’hiver dernier, peu de temps avant de retourner à Vienne, elle fit enchaîner une servante coupable sous la fontaine qui coule dans la cour de son château, et, enveloppée de chaudes fourrures, la regarda se transformer en glaçon.

— C’est une histoire comme il s’en raconte dans les chambres des fileuses…

— J’aime à le croire, dit Emmerich. En tous les cas, votre sœur peut compter sur ma protection.

— Je vous remercie, répondit avec empressement Koloman, qui serra la main du jeune homme.

En pénétrant dans la vaste cour du château d’Effeith, Koloman jeta à Emmerich un coup d’œil significatif, comme pour lui rappeler leur entretien.

Un singulier spectacle s’offrait, dès l’entrée, à leur vue. Un adolescent, qui paraissait de bonne famille, était attaché à un piquet, et deux hommes à l’air bestial, le frappaient avec des branches d’épines. La Comtesse, debout auprès d’eux, comptait les coups et regardait le sang ruisseler, sans trahir la moindre compassion.

En apercevant les étrangers, elle se décida à suspendre ses rigueurs et fit libérer sa victime.

— Quel est ce jeune homme et quelle faute a-t-il commise ? questionna Emmerich.

La Comtesse sourit.

— Ce jeune fou a eu l’audace de lever les yeux sur moi. Il est à mon service en qualité de page et a osé me manquer de respect. Alors, j’ai fait ce que la duchesse Hedwige fit au moine Eginhard, pour calmer son ardeur amoureuse. C’est un plaisir qui ne se peut payer à prix d’or.

Isabelle regarda en tremblant cette femme énergique, et Emmerich sentit un frisson le parcourir. Mais il était trop sous le charme de la Comtesse et sa dureté ne fut à ses yeux qu’un attrait de plus.

Le dimanche suivant — Koloman se trouvait encore au château — la Comtesse offrait une fête brillante, à laquelle elle avait convié toute la noblesse des environs. La splendeur des salles et la somptuosité des costumes rappelaient tout le luxe de la capitale. Parmi les demoiselles qui formaient comme une cour d’honneur à la châtelaine et prenaient part aux danses et aux festins, Emmerich remarqua une fillette à peine âgée de seize ans, qui le frappa par sa grâce et son air de candeur. Son nom était Giselle Kery. Elle était originaire du Sud de la Hongrie, dont le noble type évoque les traits classiques de la Grèce et de Rome, et elle ne tarda pas à distinguer le joli cavalier, sur qui son regard se posa avec une étrange et presque triste sympathie. Emmerich l’invita à danser, et comme leurs mains se touchaient, que le regard sombre et rêveur de la jeune fille s’attachait avec ivresse sur le sien, lorsque la virginale contrainte se dissipant, des paroles mélodieuses s’échappèrent des lèvres de la jeune fille, il eut la révélation soudaine qu’il y avait d’autres femmes encore que la Comtesse, des femmes plus douces, plus sûres. Le monde caché et profond du mystérieux cœur féminin s’ouvrit à lui. Il sentit que Giselle l’aimait, de toute l’ardeur d’une âme bonne et d’un cœur pur, et que, lui aussi, ne pouvait s’empêcher de l’aimer, malgré lui. Ils se comprirent sans se faire d’aveux, dansèrent, et causèrent ensemble presque toute la nuit, si bien que la Comtesse le remarqua avec inquiétude. Elle n’était pas femme à souffrir une rivale auprès d’elle. La jalousie s’empara de son âme orgueilleuse, ainsi que la haine pour la malheureuse enfant qui, sans le Savoir, empiétait sur son domaine. Mais elle se domina, et quand Emmerich se trouva auprès d’elle, Elisabeth plaisanta ingénument avec lui, comme si nul aiguillon n’avait blessé son cœur ombrageux.

Au milieu des conversations et des danses, on perçut le bruit de voix venant du dehors et un valet apporta la nouvelle qu’un dangereux braconnier qui, depuis des années, échappait aux recherches, venait d’être capturé.

— Voilà qui tombe bien, s’écria la Nadasdy, les yeux brillants de joie. Mes très chers hôtes, je me trouve dans le cas de vous offrir un nouveau plaisir pour demain.

Giselle, en entendant ces mots, s’était mise à trembler, Emmerich lui demanda ce qui l’émouvait. Elle répondit à voix basse :

— Le sort du malheureux qu’on a fait prisonnier. La Comtesse caresse quelque projet abominable à son sujet. Je la connais.

Le hasard voulut qu’un instant après, les deux jeunes femmes, la vierge au charme innocent et la belle dominatrice, se trouvassent côte à côte. Emmerich put mesurer l’abîme qui les séparait. Giselle semblait un ange de lumière et la Comtesse, un démon séducteur. Toutes deux l’attiraient avec une puissance égale et il lui sembla qu’elles écartelaient son cœur. Il les aimait toutes deux, Giselle de toute la tendresse de son âme et la Comtesse, de toute la violence fiévreuse de ses sens.

Les deux images s’entremêlaient dans son sommeil et, au réveil, sa première pensée était pour Giselle, sa seconde, pour Elisabeth.

Les seigneurs du voisinage avaient quitté le château après la fête, et Emmerich et Koloman se retrouvèrent seuls au déjeuner, que leur hôtesse vint prendre avec eux. Elle semblait particulièrement de bonne humeur et engagea les gentilshommes à se préparer immédiatement pour la chasse, ce qu’ils firent. En pénétrant dans la cour du château, ils y trouvèrent une extraordinaire animation. Les chiens aboyaient, les chevaux piaffaient, et le fougueux destrier noir de la châtelaine mordait son frein en se cabrant. Les valets d’écurie avaient peine à le tenir. Elisabeth parut bientôt en amazone de velours vert, une toque hongroise ornée d’une plume de héron posée sur ses boucles sombres, descendant l’escalier du perron.

Emmerich lui tint l’étrier. Elle lui donna une tape sur la joue et s’élança gracieusement en selle.

En magistrales enjambées, le coursier la porta par-dessus le pont-levis, le long de la côte, jusqu’à la plaine bordée au loin par la frondaison verte des forêts.

Ses gens la suivaient de près. Au pied de la colline, un groupe de gardes-chasse et de piqueurs attendaient. Au milieu d’eux, Emmerich aperçut un cerf sur le dos duquel était attachée une forme humaine.

— Que signifie cela ? balbutia-t-il, atterré.

— Cela signifie une chasse comme tu n’en as jamais vue, lui répondit la comtesse. Le braconnier qu’on a capturé hier est attaché sur le cerf, nous allons le poursuivre avec nos chiens jusqu’à ce qu’il rende l’âme.

— Pardonnez-moi, Madame, dit Emmerich, de ne pas prendre part à ce cruel plaisir. Si le coupable mérite la mort, tuez-le sans le torturer.

— Enfant ! La chasse à l’homme est un plaisir si rare, si excitant, que tous mes nerfs se tendent dans l’impatience d’en jouir.

— Faites comme il vous plaira, repartit Emmerich, mais donnez-moi congé.

— Et à moi aussi, ajouta Koloman avec empressement.

La Comtesse haussa les épaules d’un air de mépris. Sur un signe d’elle, le cerf fut mis en liberté. En bonds gracieux, il traversa la plaine en se dirigeant vers la forêt. Les chiens furent bientôt à ses trousses, avec des aboiements joyeux. Elisabeth, d’un geste élégant, déroula son long fouet de chasse, le fit gaîment claquer en l’air et suivit la meute, accompagnée de ses piqueurs, en un galop à fond de train.

Emmerich et son nouvel ami retournèrent au château lentement, sans échanger une parole. Le lendemain, Koloman avait quitté Effeith avec ses gens.

Emmerich ne s’était que trop vite habitué aux étrangetés de son hôtesse. Bientôt, il lui sembla qu’elle était née pour commander qu’elle n’usait que de son droit, en infligeant à ceux que leur mauvais destin mettait en son pouvoir, des tourments horribles et en prenant plaisir à leurs souffrances. Elle exerçait ces sinistres cruautés avec une gaîté sauvage, une grâce infernale, et cela prêtait à ces actes, qui eussent rendu toute autre odieuse, un charme diabolique et attirant. Le bel adolescent se sentait retenu par une douce et voluptueuse angoisse aux pieds de la hautaine créature, se refusant à voir les lacets dont, graduellement, elle l’entourait afin d’en faire, au moment opportun, le jouet de son caprice.

Giselle voyait le confiant enfant glisser dans l’abîme. C’est pourquoi, profitant d’une absence de la Comtesse occupée à se délecter aux souffrances d’un malheureux voleur de chevaux, elle s’approcha de son ami lequel, assis sur la terrasse, un luth à la main, laissait errer sa vue sur le merveilleux paysage qui se déroulait à ses pieds.

— Nous n’avons que peu d’instants, lui glissa-t-elle avec une hâte fiévreuse. Emmerich Kemen, écoutez-moi, je viens vous avertir au péril de ma vie. Fuyez aujourd’hui même ce château. Vous ne soupçonnez pas au pouvoir de qui vous êtes. Ne comptez, chez la femme qui vous tient dans ses griffes, ni sur de l’amour, ni sur de la pitié. Fuyez aussitôt que vous pourrez.

— La Comtesse est orgueilleuse et même cruelle, repartit Emmerich, mais quel malheur me menacerait de sa part, moi qui ne suis point à son service et coupable d’aucun crime ?

— Vous aimez la Comtesse, reprit la jeune fille avec angoisse, mais je me flatte que vous me voulez quelque bien.

— Plus que cela, Giselle, murmura Emmerich en l’attirant, malgré sa résistance, contre sa poitrine.

— Si cela est vrai, fuyez, fuyez avec moi ! Je vous aime, elle ne vous aime pas. J’ignore quelles sont ses intentions avec vous. Ce ne peut être que quelque chose d’affreux. Arrachez-vous d’elle, elle n’a point de cœur.

— Elle m’aime, affirma Emmerich.

— Elle ? Giselle partit en un sauvage éclat de rire. Elle appartient à un autre, à un monstre comme elle. Gardez-vous de lui !

— Tu te trompes, Giselle, l’amour te rend injuste.

— Si tu ne viens pas à mon secours, Emmerich, je paraîtrai bientôt devant mon juge éternel. Aussi vrai que j’espère mon salut, je ne mens pas.

Giselle leva la main comme pour un serment.

— Tu parles de mourir, que veux-tu dire ?

— Bientôt, ce sera pleine lune, murmura la jeune fille, tandis que de grosses larmes roulaient le long de ses joues. Chaque mois, à cette époque, l’une de celles qui sont au service de la Comtesse, disparaît.

— Comment cela ?

— Et toujours celle à qui c’est le tour de servir la maîtresse au bain, poursuivit Giselle d’une voix brisée. Cette fois, ce sera moi.

— Qui t’a mis ces lubies en tête ? dit Emmerich en souriant à l’enfant et en séchant ses larmes avec des baisers.

Au même moment, la Comtesse surgit.

Un éclair de haine et de joie sanguinaire passa dans ses yeux. Mais elle se contint, congédia Giselle d’un geste digne, et s’entretint avec Emmerich, comme si rien ne s’était passé.

Les jours suivants, le gentilhomme ne put apercevoir Giselle que de loin. Tous ses efforts pour se rapprocher d’elle demeurèrent infructueux. La Comtesse ne le quittait pas un instant. Enfin arriva la nuit de pleine lune dont les habitants du château ne parlaient qu’avec une sorte de terreur.

Emmerich ne trouvait point de repos sur sa couche, l’image de Giselle se dressait devant son âme, implorant son secours. Alors il se précipita au dehors, escalada la muraille d’enceinte et en fit le tour. Il approchait graduellement d’un vieux corps de bâtiment à moitié effondré. Soudain, un cri perçant déchira le silence spectral du clair de lune.

Emmerich se dirigea du côté d’où l’appel semblait venir, mais ne découvrit rien. Une mortelle angoisse s’empara de lui. Giselle aurait-elle dit vrai ?

Il ne ferma pas les yeux de la nuit. Le lendemain, en se présentant dans la salle ou se réunissaient tous les convives du château, il avait le visage défait.

La Comtesse, enveloppée d’un peignoir léger qui faisait ressortir tous ses charmes, lui sembla de beaucoup plus belle encore que la veille, et comme rajeunie. Parmi les jeunes filles, Giselle manquait.

S’armant de courage, Emmerich s’enquit après elle.

— La misérable s’est enfuie en emportant une partie de mes bijoux, répondit la Comtesse d’un ton froid.

Quelques jours après, Emmerich rencontra Isabelle dans un couloir. Celle-ci l’arrêta et lui prit les deux mains :

— Nous sommes dans l’antre d’une tigresse, chuchota-t-elle. Giselle n’est pas une voleuse, Giselle ne s’est pas enfuie…

Une porte s’ouvrit. Isabelle quitta le jeune homme sans achever sa pensée.

Des mois s’étaient écoulés depuis l’énigmatique disparition de Giselle, les rangs des jeunes filles qui servaient la comtesse Nadasdy, s’étaient sensiblement éclaircis.

Emmerich le remarquait avec un frisson d’horreur. Mais son amour était devenu du délire. Il ne pouvait plus concevoir l’idée de vivre loin d’Elisabeth. Il lui était asservi corps et âme, pour le mal comme pour le bien.

La belle et impitoyable femme se servait de la jalousie, pour exciter encore sa passion maladive. C’est alors que celui à qui Giselle avait fait allusion, fit son apparition au château. Il se nommait Ipolkar. Son corps et son visage étaient doués de la sombre et troublante beauté d’un ange déchu. Personne ne pouvait soutenir son regard. Quand il le posait, avec une ironique complaisance, sur Emmerich, celui-ci se sentait trembler comme une feuille.

Un jour, Emmerich surprit Ipolkar et la Comtesse, qui revenaient d’une promenade à cheval, échangeant quelques paroles dans la cour. Elisabeth disait :

— Il me faut à tout prix des jeunes filles. Les dernières se sont enfuies. Qui donc me servira ?

— Tu sais que j’ai inutilement parcouru toute la Hongrie pour te fournir ce que tu demandes, répondit Ipolkar, ici, dans les environs, tu n’en trouverais pas davantage. Pour le peuple, entrer à ton service équivaut à mourir. Mais n’as-tu pas le jeune homme ?

La Comtesse allait répondre, lorsqu’elle aperçut Emmerich et se tut. Ipolkar descendit de cheval, la Comtesse prit son bras et l’accompagna au jardin, sans accorder à son jeune adorateur la moindre attention.

Vers le soir, Ipolkar quitta le château. La Comtesse était seule. Emmerich en profita pour aller vers elle.

— Qui t’a permis de me déranger ? lui dit Elisabeth, lorsqu’il s’agenouilla devant elle et couvrit ses mains de baisers.

— Il y eut un temps où ma société vous était agréable, remarqua Emmerich.

— Ce temps n’est plus, dit-elle avec un froid sourire. Si tu veux t’en retourner à Vienne, je ne te retiens pas.

— Elisabeth ! tu me bannis de ta présence ? tu me chasses, moi qui t’ai aimée comme aucun homme encore n’a aimé, moi qui ne puis pas vivre sans toi ? S’écria l’aveugle garçon. Attache-moi à un cerf, comme ce braconnier, et fais-moi traquer à mort, mais ne me renvoie pas. Si je dois mourir, laisse, en mourant, mes yeux se délecter de ta beauté, qui m’enivre et me rend fou.

— Tu voudrais mourir pour moi ? murmura la Comtesse en considérant Emmerich avec une expression étrange, dirais-tu vrai ?

— J’en fais serment. Si tu ne veux être à moi, je préfère mourir à tes pieds.

— Enfant ! reprit la Comtesse avec un sourire.

Elle lissa les boucles qui tombaient en désordre sur son front brûlant et l’attira contre son sein :

— C’est ici que tu mourras, d’un bonheur jamais entrevu.

— Elisabeth, tu veux être à moi ? s’exclama le jeune homme en jubilant.

— Oui.

— Ma femme ?

Elle inclina la tête.

— Quand cela ?

— Bientôt.

Hors de lui de bonheur, il se prosterna, le visage contre terre, comme devant une divinité, et lui baisa les pieds.

Sur le chemin menant à la chapelle, Isabelle de Perusicz rencontra, un matin, un vieux mendiant paralytique qu’une aumône ne semblait point satisfaire et qui, ostensiblement, tentait de l’approcher.

— Que veux-tu, vieillard ? demanda-t-elle, frappée.

— Vous parler, murmura-t-il en faisant étinceler au soleil un anneau qu’elle reconnut.

— Koloman ! s’écria-t-elle.

— Moi-même. Quand tout le monde aura quitté la chapelle, reste en arrière. Je t’attendrai.

Après la messe, la Comtesse et ses femmes étaient retournées au château, qu’Isabelle, agenouillée dans le confessionnal, priait encore.

Dès qu’il la vit, son frère courut à elle et la serra convulsivement dans ses bras.

— Eh bien, qu’as-tu remarqué depuis que nous ne nous sommes vus ? demanda-t-il enfin. Les choses se passent-elles comme le peuple le raconte ?

— J’ai peur que oui, répondit la jeune fille. À chaque pleine lune, l’une des jeunes personnes qui font le service de la Comtesse, disparaît. Les dernières se sont enfuies. Il n’y a plus que moi et je m’attends au pire. Sauve-moi de cet antre de l’enfer, si tu le peux.

— Cela ne suffit point. Je veux démasquer le monstre et le livrer au châtiment mérité. Toutes mes mesures sont prises. À la prochaine nuit de lune, tu laisseras ta fenêtre ouverte et attacheras ceci à la croisée.

Il avait tiré de sa poche une échelle de cordes, qu’il tendit à sa sœur.

— Maintenant adieu. Sois sans inquiétude. Nous sommes tous entre les mains de Dieu.

Après l’avoir embrassée une dernière fois très tendrement, Koloman s’éloigna en boitant.

La nuit de pleine lune arriva. La Comtesse fit appeler Isabelle.

Elisabeth était étendue sur des coussins de soie. Auprès d’elle, se tenaient deux vieilles femmes, affreuses à voir, et qu’Isabelle prit pour des sorcières.

— J’ai pensé à t’accorder une grande faveur, Isabelle, commença la Comtesse d’un ton amical. J’ai de l’affection pour toi et je veux t’initier aujourd’hui même dans le secret de ma jeunesse et de ma beauté. Je t’autorise à m’accompagner cette nuit à mon bain.

— Je vous remercie, très haute et gracieuse dame, répondit Isabelle d’une voix que l’angoisse étouffait, je vous rends grâce de la faveur, mais je n’en puis profiter. Ma conscience s’y oppose.

— Ta conscience ?

— Chrétiennes, nous n’avons point le droit d’intervenir dans la marche du temps, poursuivit la jeune fille et, si nous le faisons, ce ne peut être sans péché ni sacrilège.

La Comtesse lui jeta un regard foudroyant.

— Tu crois ? murmura-t-elle. Eh bien, je t’ordonne…

— Votre pouvoir s’arrête ici, interrompit la jeune fille prise d’une soudaine audace. Je ne vous obéirai point, et si vous recourez à la force, mon frère me vengera plus tôt que vous ne le pensez.

— Des menaces ? s’écria la Comtesse en bondissant.

— Un avertissement, corrigea la jeune fille, sans baisser les yeux.

— Hors de ma vue, misérable, cria la Comtesse. Demain, de grand matin, tu quitteras ce château.

Isabelle s’inclina en silence et alla s’enfermer dans sa chambre. Elle attendit la nuit dans la prière et l’angoisse.

Quand tout bruit se fut éteint au château et que l’on n’entendit plus que le cri intermittent du hibou, sur la vieille tour en ruine, Isabelle ouvrit sa fenêtre, qui prenait vue sur la campagne, y plaça une lumière et y fixa l’échelle de corde qu’elle laissa glisser jusqu’à terre.

Une heure d’anxiété s’écoula. La jeune fille interrogeait du regard le paysage éclairé par la lune, et ne découvrait rien, ni de loin ni de près.

Les douze coups de minuit retentirent dans le silence. Isabelle retint son souffle… Quelque chose parut se mouvoir sur la route : elle se pencha. Non, elle s’était trompée, son frère ne venait pas. Elle se sentit perdue et, au dernier coup de minuit, tomba sans connaissance sur le plancher.

Au même moment, Emmerich était réveillé par l’une des deux sorcières au service de la Comtesse.

— Qu’y-a-t-il ? demanda-t-il, encore tout endormi.

— Le bonheur vient en dormant, gloussa la vieille en montrant ses dents. Debout, ma belle, je suis chargée de te mener chez la Comtesse.

— Chez la Comtesse ?

— Ne perdons pas notre temps. Lève-toi.

Emmerich s’habilla en hâte. La vieille le prit par la main et le conduisit à travers des couloirs obscurs, puis le long d’un escalier plongé dans de profondes ténèbres. Enfin elle s’arrêta. Un rai de lumière glissa sur les pieds d’Emmerich. Une porte s’ouvrit. Le jeune homme se trouva soudain dans une salle éblouissante, meublée avec un luxe asiatique, et dont le centre était occupé par un bassin de marbre noir. La vieille avait refermé la porte derrière elle et s’avança vers une tenture qu’elle rejeta, en faisant briller ses dents d’un rire silencieux.

Emmerich poussa un cri. Sur un divan oriental, la Comtesse était étendue, belle comme nulle autre, les cheveux dénoués, et enveloppée d’une sombre fourrure. Elle accueillit son adorateur avec un sourire annonçant les félicités prochaines. Il se laissa choir à ses pieds et elle l’entoura doucement de son bras.

— Aujourd’hui même, tu fêteras tes noces, commença-t-elle, rayonnante de bonté et d’amour. Mais, auparavant, je veux soulever pour toi le voile de mystère qui m’entoure. Mon bien-aimé, j’ai le double d’années que toi, et pourtant je suis aussi jeune.

— Explique-moi l’énigme.

— Tu sais le plaisir que j’éprouve à être cruelle.

» Cela date du temps où je commençais à perdre ma jeunesse. Avec elle, ma beauté commençait à s’évanouir. Un jour que je faisais décapiter un paysan révolté, je me tenais près de lui pendant qu’on lui tranchait le cou et son sang jaillit sur mes mains. Au bout de quelque temps, je fis la surprenante découverte que les rides en avaient totalement disparu. Arva, ma vieille nourrice, attribuant le phénomène au sang du décapité, lorsqu’un autre criminel fut condamné à mort, je fis couler son sang dans ce bassin et je m’y plongeai. Un mois plus tard, j’étais complètement rajeunie. Depuis lors, je me baigne chaque nuit de pleine lune dans du sang humain.

— Les jeunes filles qui te servaient ont donc vraiment été tuées ?

— Oui, pour me procurer l’éternelle jeunesse, fit la Comtesse froidement.

— Et tu veux, aujourd’hui encore…

— Me baigner dans du sang humain, certainement.

— Et quelle est la victime ?…

— Le sang où je me plongerai reprit le démon, avec un sourire qui fit se glacer le bel amoureux à ses pieds, ce sang coule dans tes veines.

— As-tu perdu l’esprit ?

— C’est toi qui l’as perdu en te livrant à moi, dit-elle en se redressant. Je ne connais point de pitié, tu le sais. Maintenant, tu m’appartiens, et rien ne te sauvera. Tu préférais mourir plutôt que de vivre sans moi, ton désir va s’accomplir et cela sur-le-champ.

Elle fit un signe. Des hommes masqués surgirent par une porte secrète. Ils s’emparèrent du pauvre enfant, qui se débattit en vain, et lui lièrent les mains et les pieds.

Ipolkar, le cruel favori de la cruelle femme, parut également et considéra son rival voué à la mort, avec une expression de sanguinaire dérision. Puis il fit jouer un ressort. Avec un bruit de ferraille, le mur s’entr’ouvrit, et une superbe femme, construite en acier et brillante comme un clair miroir, s’avança dans la chambre.

— Voici la fiancée que je t’ai destinée, dit la Comtesse avec un rire de démon.

— Pitié ! supplia Emmerich saisi d’une terreur mortelle. Pitié !

— Je veux mon bain, Ipolkar, commanda la Comtesse, sans prêter la moindre attention à l’angoisse de son ami. Dépêche-toi.

Ipolkar empoigna le malheureux avec une force surhumaine. Il le souleva et le plaça entre les bras de la femme de fer, laquelle saisit et retint le fardeau.

Puis il posa le pied sur un bouton du plancher, et la belle, inanimée commença son œuvre : des centaines de lames d’acier sortirent de sa poitrine, de ses bras, de ses jambes et de ses pieds, déchiquetant les membres du pauvre Emmerich, qui voyait son sang s’écouler lentement en ruisseaux de pourpre, au milieu des éclats de rires moqueurs d’Elisabeth et d’Ipolkar. Gémissant et pleurant en proie à des tortures indicibles, il rendit l’âme.

Le bassin se remplissait à vue d’œil et déjà, la Comtesse y trempait avec complaisance ses pieds nus, s’apprêtant à rejeter sa pelisse pour descendre dans les flots fumants, lorsqu’on heurta violemment à la porte.

— Qui est là ? demanda Ipolkar interdit.

— Au nom du roi, ouvrez !

— Trahison ! fuyez ! cria Ipolkar.

La Comtesse voulut s’échapper par l’issue secrète, mais elle y trouva Koloman escorté de ses gens, tandis que l’autre porte s’effondrait sous les coups de haches des Pandours et que le Palatin, accompagné de ses soldats, pénétrait dans la salle.

Chargés de chaînes, la Comtesse, Ipolkar et leurs complices Sarah et Arva, attendaient dans les cachots du château, le châtiment de leurs horribles forfaits.

Quatorze juges de la noblesse, présidés par le Palatin, prononcèrent la sentence d’après laquelle les beaux membres de la comtesse Nadasdy devaient être soumis aux tortures dont elle avait si souvent fait ses délices.

On dut les tordre plus d’une fois avant de lui arracher des aveux complets. Puis, ce fut la prison perpétuelle dans le cachot souterrain du château d’Effeith, où aucun rayon de lumière ne pénétrait, ni aucun son de voix humaine.

Le séjour dans cette solitude froide et humide, animée seulement par les vers et les rats, fut, pour la joyeuse femme accoutumée à l’opulence et au confort, mille fois plus terrible que la mort.

Ipolkar eut la tête tranchée dans la cour du château, les deux sorcières, comme les désignait le peuple, périrent sur le bûcher.

La comtesse Nadasdy, après avoir été la femme la plus belle et la plus fêtée de la Hongrie, passa trois ans dans l’épouvantable réduit, où la mort vint la délivrer le 21 août 1614.