Eaux printanières/Chapitre 12

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Traduction par Michel Delines.
Ernest Flammarion (p. 63-65).

XII

Gemma ne goûtait pas beaucoup Hoffmann et même elle le trouvait ennuyeux !

Sa nature claire de méridionale restait réfractaire au côté brumeux et fantastique du conteur.

— Tous ces contes sont bons pour les enfants ! disait-elle non sans dédain.

Elle se plaignait aussi du manque de poésie d’Hoffmann. Pourtant une de ses nouvelles lui plaisait beaucoup, tout au moins le commencement, car elle en avait oublié la fin, si même elle l’avait lue.

C’était l’histoire d’un jeune homme qui rencontre par hasard, peut-être dans une confiserie — une jeune fille d’une grande beauté, une Grecque. Elle est accompagnée d’un vieillard mystérieux et bizarre.

Le jeune homme tombe amoureux à première vue de la jeune fille, et elle le regarde d’un air suppliant, comme pour lui demander de la délivrer…

Le jeune homme s’absente pour quelques instants, et lorsqu’il rentre dans la confiserie, la jeune fille et le vieillard ont disparu ; il s’élance à leur poursuite, mais tous ses efforts pour les atteindre restent vains.

La belle jeune fille est pour jamais perdue pour lui ; et pourtant il lui est impossible d’oublier le regard suppliant qu’elle attacha sur lui, et il est rongé par la pensée que peut-être le bonheur de sa vie a glissé entre ses doigts.

Ce n’est pas ainsi que finit le conte d’Hoffmann, mais tel est le dénouement qui était resté gravé dans la mémoire de Gemma.

— Il me semble, ajouta-t-elle, que des rencontres et des séparations semblables arrivent plus souvent que nous ne le pensons.

Sanine ne répondit pas à cette remarque, mais au bout de quelques instants il amena la conversation sur M. Kluber…

C’était la première fois qu’il le mentionnait, il ne lui était pas encore arrivé de penser au fiancé de Gemma.

À son tour la jeune fille ne répondit pas et resta pensive, mordillant légèrement l’ongle de l’index et regardant de côté. Enfin elle fit l’éloge de son fiancé, parla de la partie de plaisir qu’il avait projetée pour le lendemain, et jetant un regard plein de vivacité sur Sanine se tut de nouveau.

Cette fois le jeune Russe ne trouva plus rien à dire.

Emilio entra dans la chambre en courant si bruyamment, qu’il réveilla Frau Lénore.

Sanine fut enchanté de l’arrivée de son jeune ami.

Frau Lénore se leva de son fauteuil, et Pantaleone entra pour annoncer que le dîner était servi.

L’ami de la maison, l’ex-chanteur et le domestique remplissait encore le rôle de cuisinier.