Eaux printanières/Chapitre 14

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Traduction par Michel Delines.
Ernest Flammarion (p. 70-74).

XIV

Sanine était un fort beau garçon, de taille haute et svelte ; il avait des traits agréables, un peu flous, de petits yeux teintés de bleu exprimant une grande bonté, des cheveux dorés et une peau blanche et rose. Ce qui le distinguait de prime abord, c’était cette expression de gaieté sincère, un peu naïve, ce rire confiant, ouvert, auquel on reconnaissait autrefois à première vue les fils de la petite noblesse rurale russe. Ces fils de famille étaient d’excellents jeunes gentilshommes, nés et librement élevés dans les vastes domaines des pays de demi-steppes.

Sanine avait une démarche indécise, une voix légèrement sifflante, et dès qu’on le regardait il répondait par un sourire d’enfant. Enfin il avait la fraîcheur et la santé ; mais le trait caractéristique de sa physionomie était la douceur, par dessus tout la douceur !

Il ne manquait pas d’intelligence et avait appris pas mal de choses. Malgré son voyage à l’étranger, il avait conservé toute sa fraîcheur d’esprit et les sentiments qui à cette époque troublaient l’élite de la jeunesse russe, lui étaient totalement inconnus.

Dans ces derniers temps, après s’être mis en quête d’hommes nouveaux, les romanciers russes ont commencé à représenter des jeunes gens qui se piquent avant tout de fraîcheur, mais ils sont frais à la façon des huîtres de Flensbourg, qu’on apporte à Saint-Pétersbourg.

Sanine n’avait rien de commun avec ces jeunes gens.

Puisque je me laisse aller à des comparaisons, je dirai que Sanine ressemblait à un jeune pommier touffu, récemment planté dans un jardin russe de terre arable, ou plutôt à un jeune cheval de trois ans, bien nourri, au poil lisse, aux pieds forts, et qui n’est pas encore dressé.

Ceux qui ont rencontré Sanine plus tard, quand la vie l’a brisé, quand il a perdu le velouté de la première jeunesse, ont trouvé en lui un tout autre homme.

Le lendemain matin, Sanine était encore au lit, lorsque Emilio, endimanché, une canne à la main, et très pommadé, entra vivement dans la chambre de son ami pour lui annoncer que Herr Kluber serait tout de suite là avec la voiture, que le temps promettait d’être très beau, que tout était prêt, mais que sa mère ne serait pas de la partie parce que sa migraine l’avait reprise.

Emilio engagea Sanine à s’habiller au plus vite en lui disant qu’il n’avait pas un instant à perdre.

En effet, M. Kluber surprit le jeune Russe au milieu de sa toilette. Il frappa à la porte, entra, salua en se courbant en deux, et se déclara prêt à attendre aussi longtemps qu’on voudrait, puis il s’assit en posant avec grâce son chapeau sur son genou.

Le premier commis était tiré à quatre épingles et avait versé sur sa personne tout un flacon de parfum ; chacun de ses mouvements était suivi d’un effluve d’arôme subtil.

Il était arrivé dans un landau découvert attelé de deux chevaux grands et vigoureux, mais dépourvus d’élégance.

Un quart d’heure plus tard, Sanine, Kluber et Emilio arrivèrent triomphalement devant le perron de la confiserie. Madame Roselli refusa catégoriquement de se joindre à la promenade.

Gemma voulut rester pour tenir compagnie à sa mère, mais Frau Lénore la mit pour ainsi dire dehors de vive force.

— Je n’ai besoin de personne pour me tenir compagnie, dit-elle, je veux dormir. J’aurais envoyé Pantaleone avec vous, mais il faut que quelqu’un reste au magasin.

— Pouvons-nous prendre Tartaglia avec nous ?

— Je crois bien, mon fils.

Tartaglia sauta immédiatement avec des bonds de joie sur le siège à côté du cocher et s’assit en se pourléchant les babines. Évidemment il était habitué à ces promenades.

Gemma mit un grand chapeau de paille orné de rubans couleur de cannelle dont l’aile repliée sur le front abritait tout le visage. L’ombre s’arrêtait aux lèvres qui rougissaient virginalement et tendrement, comme les pétales d’une rose à cent feuilles, tandis que les dents brillaient discrètement, avec la même innocence que chez un enfant.

Gemma prit place au fond de la voiture avec Sanine. Kluber et Emilio s’assirent en face.

Le pâle visage de Frau Lénore apparut à la fenêtre. Gemma agita son mouchoir, et les chevaux se mirent en marche.