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Eaux printanières/Chapitre 19

La bibliothèque libre.
Traduction par Michel Delines.
Ernest Flammarion (p. 106-111).

XIX

Emilio guettait depuis plus d’une heure l’arrivée de Sanine, il courut au-devant du jeune Russe et lui dit furtivement à l’oreille que sa mère ignorait tout ce qui s’était passé la veille, et qu’il ne fallait faire aucune allusion. Emilio avait reçu comme de coutume l’ordre d’aller travailler sous la direction de M. Kluber, mais il était bien décidé à n’en rien faire… Il ferait semblant d’y aller.

Après avoir dit tout cela d’une haleine en quelques secondes, le jeune garçon pencha la tête sur l’épaule de Sanine, l’embrassa avec effusion puis s’élança dans la rue.

Dans la confiserie, Gemma vint au-devant de Sanine ; elle voulut lui parler, mais les paroles ne vinrent pas, ses lèvres tremblaient et ses yeux allaient de droite et de gauche sous les paupières à demi-baissées. Sanine se hâta de rassurer la jeune fille en lui disant que l’affaire était arrangée… et qu’il ne fallait plus y penser.

— Personne ne s’est présenté chez vous aujourd’hui ? demanda Gemma.

— Si, un monsieur est venu me voir… nous nous sommes expliqués… et nous avons clos l’incident à la satisfaction de tout le monde…

Gemma reprit sa place derrière le comptoir.

« Elle ne me croit pas », pensa Sanine…

Il entra dans la chambre de Frau Lénore.

La migraine de madame Roselli avait passé, mais la malade restait très abattue. La mère de Gemma accueillit très gracieusement Sanine tout en le prévenant que ce jour-là il s’ennuierait auprès d’elle, parce qu’elle ne se sentait pas capable de le distraire.

Sanine s’assit à côté de Frau Lénore et remarqua qu’elle avait les paupières rouges et enflées.

— Qu’avez-vous, Frau Lénore ? Vous avez pleuré ?

— Chut !… dit-elle en indiquant d’un mouvement de tête le magasin où se trouvait sa fille… Ne parlez pas si haut…

— Mais pourquoi avez-vous pleuré ?

— Ah ! monsieur Sanine, je ne sais pas pourquoi !

— Personne ne vous a fait du chagrin ?

— Oh non ! Je me suis sentie tout à coup très accablée… J’ai pensé à Giovanna Battista… à ma jeunesse… Comme tout cela a vite passé !… Je deviens vieille, mon ami, et je ne peux pas en prendre mon parti… Je me sens toujours la même qu’autrefois… mais la vieillesse est là… elle est là…

Sanine vit poindre des larmes dans les yeux de Frau Lénore.

— Cet aveu vous surprend ?… Mais vous aussi vous deviendrez vieux, mon ami, et vous apprendrez combien c’est amer.

Sanine voulut consoler madame Roselli en lui parlant de ses deux enfants dans lesquels renaissait sa jeunesse ; il essaya même de tourner la chose en plaisanterie, en prétendant que c’était une manière de demander des compliments… mais elle le pria très sérieusement de ne pas badiner sur ce sujet, et pour la première fois de sa vie Sanine découvrit qu’il existe une tristesse qu’il n’est pas possible de consoler ni de dissiper, la tristesse de la vieillesse qui a conscience d’elle-même. Il faut laisser cette impression s’effacer peu à peu.

Sanine proposa à Frau Lénore une partie de « tressette » et c’était tout ce qu’il pouvait trouver de mieux. Madame Roselli accepta cette offre et parut se rasséréner.

La partie dura jusqu’au dîner, et après le repas recommença avec Pantaleone pour troisième partenaire. Jamais le toupet de l’ex-baryton n’était tombé si bas sur le front, jamais son menton ne s’était enfoncé si profondément dans sa cravate ! Chacun de ses mouvements respirait une noble gravité concentrée, et il était impossible de le regarder sans se demander aussitôt : mais quel secret cet homme garde-t-il avec tant de résolution ?

Segredezza ! Segredezza !

Durant toute la journée il multiplia les occasions de témoigner à Sanine l’estime particulière dans laquelle il le tenait. À table il lui passait les plats avant d’avoir servi les dames ; pendant les parties de cartes il lui cédait l’achat, ne se permettait pas de le remiser et à tout propos déclarait que les Russes sont de tous les peuples le plus brave, le plus magnanime, le plus héroïque.

— Vieux comédien, va ! pensait Sanine.

Le jeune homme fut surtout frappé par l’attitude que Gemma garda toute la journée avec lui. Elle ne l’évitait pas… loin de là, elle venait à tout instant s’asseoir à une petite distance de lui, écoutant ce qu’il disait, le regardant mais évitant d’entrer en conversation avec lui. Dès qu’il lui adressait la parole, elle se levait et entrait pour quelques instants dans la pièce voisine. Elle revenait peu de temps après, s’asseyait dans un coin et restait immobile, préoccupée et surtout perplexe, très perplexe.

Frau Lénore finit par remarquer la manière d’être inusitée de sa fille, et deux fois lui demanda ce qu’elle avait.

— Je n’ai rien, répondit Gemma ; tu sais que je suis quelquefois ainsi.

— C’est vrai ! approuva la mère.

Ainsi passa cette journée, longue sans être animée ni languissante, gaie ni ennuyeuse.

Si Gemma s’était conduite autrement, qui sait si Sanine aurait pu résister à la tentation de poser pour le héros ? — Ou encore il se serait laissé aller à la tristesse à la veille d’une séparation peut-être éternelle ? N’ayant pas une seule fois l’occasion de parler avec Gemma, il dut se contenter de jouer au piano, avant le café du soir, des accords en mineur, pendant un quart d’heure.

Emilio rentra tard, et pour échapper à toute question au sujet de M. Kluber, se retira de très bonne heure.

Enfin le moment vint pour Sanine de prendre congé de ses hôtesses. Lorsqu’il dit adieu à Gemma, il songea à la séparation de Lenski et d’Olga dans l’Onéguine de Pouchkine. Il pressa fortement la main de la jeune fille et voulut la regarder en face, mais elle détourna légèrement la tête et retira ses doigts.