Eaux printanières/Chapitre 28

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Traduction par Michel Delines.
Ernest Flammarion (p. 181-189).

XXVIII

Sanine marchait tantôt à côté de Gemma, tantôt un peu en arrière. Il ne la quittait pas des yeux et souriait sans cesse. Elle semblait quelquefois presser le pas et à d’autres moments ralentir sa marche. Et l’un et l’autre, lui tout pâle, et elle toute rose d’émotion, ils avançaient comme dans un rêve.

Ce qui venait de se passer entre eux quelques instants auparavant, cette union mutuelle de leur âme était si soudaine, si nouvelle et si oppressive ; leur vie venait de subir un changement, un déplacement si imprévu, qu’ils ne pouvaient se rendre compte de ce qui leur arrivait, et se sentaient emportés par un tourbillon, comme celui qui les avait un soir presque jetés dans les bras l’un de l’autre.

Sanine, tout en marchant, se disait qu’il voyait Gemma sous un nouvel aspect : il remarquait certaines particularités dans sa démarche et dans ses mouvements, et que tous ces riens lui devenaient chers, qu’il les trouvait exquis !

Et Gemma avait conscience de l’impression qu’elle faisait sur lui.

Ces jeunes gens aimaient pour la première fois ; tous les miracles du premier amour s’accomplissaient en eux.

Le premier amour, c’est une révolution ! Le va-et-vient monotone de l’existence est rompu en un instant ; la jeunesse monte sur la barricade, son drapeau éclatant flotte très haut, et quel que soit le sort qui lui est réservé — la mort ou une vie nouvelle — elle envoie à l’avenir ses vœux extatiques.

— Tiens ! on dirait que c’est notre vieux, s’écria Sanine en indiquant du doigt une forme drapée qui côtoyait rapidement le mur et avait l’air de vouloir passer inaperçue.

Au milieu de cet océan de bonheur, Sanine éprouvait le besoin de parler à Gemma, non pas d’amour, — cet amour était chose entendue, sacrée, — mais de sujets indifférents.

— Oui, c’est Pantaleone, dit Gemma heureuse et gaie. Il m’aura sans doute suivie… déjà hier il était toute la journée sur mes talons… Il a deviné…

— Il a deviné !

Sanine répétait avec ivresse les paroles de Gemma.

D’ailleurs qu’aurait pu dire Gemma qui ne l’eût pas jeté en extase ?

Le jeune homme pria Gemma de lui raconter en détail tout ce qui s’était passé la veille.

Gemma commença son récit avec précipitation, s’embrouillant, s’interrompant pour sourire et pousser de légers soupirs, en échangeant avec son interlocuteur de rapides regards lumineux.

Elle lui raconta qu’après la discussion qu’elle avait eue avec sa mère deux jours auparavant, madame Roselli avait voulu lui arracher une réponse définitive, mais elle était parvenue à lui faire prendre patience jusqu’au lendemain dans la journée. Ce sursis n’avait pas été facile à obtenir, mais enfin elle avait fini par l’emporter.

Là-dessus survint la visite inopinée de M. Kluber. Plus empesé, plus raide que jamais, le premier commis se mit à déverser toute son indignation sur l’impardonnable gaminerie du Russe, si profondément blessante pour l’honneur de M. Kluber !

— La gaminerie, expliqua Gemma, c’était ton duel… et il voulait exiger de maman qu’elle te ferme notre porte, parce que — Gemma imita l’intonation et les gestes de Kluber — « la conduite de ce Russe jette une ombre sur mon honneur ! Comme si je n’aurais pas su prendre moi-même la défense de ma fiancée, si je l’avais jugé utile ou nécessaire ? Tout Francfort saura demain qu’un étranger s’est battu avec un officier à cause de ma fiancée… À quoi cela ressemble-t-il ? Cela jette une tache sur mon honneur… »

— Peux-tu te figurer que maman était de son avis ?… Alors tout à coup je lui ai déclaré qu’il avait tort de s’inquiéter pour son honneur et sa personne, et qu’il ne devait pas prendre ombrage au sujet des commérages qui pouvaient circuler sur le compte de sa fiancée, parce que je n’étais plus sa fiancée, et je ne serais jamais sa femme…

— Le fait est que j’avais l’intention de te parler avant de rompre définitivement avec lui… mais il était là… et c’était plus fort que moi… Maman a poussé un cri d’horreur, pendant que je sortais de la chambre. Ensuite je suis rentrée pour rendre à M. Kluber l’anneau des fiançailles… Il était profondément blessé, mais comme il est très égoïste et très vaniteux, il n’a pas fait de longs commentaires, et il est parti…

» Tu comprends tout ce que j’ai souffert à cause de maman… cela m’a fait beaucoup de peine de voir son chagrin… Je me disais déjà que j’avais été peut-être un peu trop pressée… mais j’avais ta lettre… Puis sans cette lettre, je savais…

— Que je t’aime ? dit Sanine.

— Oui, que tu commençais à m’aimer.

Gemma raconta tout cela en bredouillant un peu, avec le même sourire, et baissant la voix ou se taisant tout à fait chaque fois qu’un passant venait à sa rencontre ou s’approchait d’elle.

Sanine écoutait Gemma avec ravissement, buvant le son de sa voix comme la veille il s’était émerveillé de son écriture.

— Maman est très contrariée, reprit Gemma avec volubilité, — elle ne comprend pas comment il se fait que M. Kluber m’est devenu insupportable, elle ne comprend pas que je l’ai accepté non par amour, mais parce que j’ai cédé à ses instances… Elle vous soupçonne… c’est-à-dire toi… elle est persuadée que je t’aime… et ce qui l’afflige le plus, c’est de penser qu’elle ne s’en est pas doutée et que la veille elle est allée te prier de m’influencer… C’était une étrange mission, n’est-ce pas ? Maintenant elle prétend que vous êtes un sournois, que vous avez abusé de sa confiance… et elle me prédit que vous me tromperez…

— Comment, Gemma, s’écria Sanine, tu ne lui as pas dit ?…

— Je ne lui ai rien dit ! De quel droit lui aurais-je dit, avant d’avoir parlé avec vous ?

Sanine battit des mains.

— Gemma ! J’espère que maintenant tu vas lui dire tout… Tu vas me conduire près d’elle… Je veux prouver à ta mère que je ne suis pas un trompeur…

La poitrine de Sanine se soulevait sous un flot de sentiments généreux et enthousiastes.

Gemma le regardait avec scrutivité.

— Est-ce vrai ? Vous voulez tout de suite venir avec moi près de maman ?… Devant maman qui déclare que tout cela est impossible… que cela ne se réalisera jamais ?

Il y avait un mot que Gemma ne pouvait pas se décider à prononcer, bien qu’il lui brûlât les lèvres. Sanine fut d’autant plus heureux de le prononcer lui-même.

— Mais devenir ton mari, Gemma, je ne connais pas de bonheur comparable !

Il n’y avait plus de bornes à son amour, à sa grandeur d’âme ni à ses résolutions.

Gemma, qui avait fait une pause, après ces paroles pressa le pas.

On eût dit qu’elle voulait fuir ce bonheur trop grand, trop soudain.

Mais tout à coup ses jambes vacillèrent. Du coin d’une ruelle, à quelques pas d’eux, M. Kluber surgit, coiffé d’un chapeau neuf, droit comme une flèche et frisé comme un caniche.

Il vit Gemma et reconnut Sanine ; avec un ricanement intérieur, il cambra sa taille svelte et marcha au-devant du couple.

Le premier mouvement de Sanine fut du dédain, mais quand il regarda le visage de Kluber, qui s’efforçait de revêtir une expression d’étonnement, de mépris et de compassion, la vue de ce visage vermeil, banal, fit bouillonner la colère de Sanine, et le jeune homme fit quelques pas en avant.

Gemma saisit la main de Sanine et la serrant avec une dignité résolue elle regarda en face son ancien fiancé.

M. Kluber cligna des yeux, se fit petit, et passa vite à côté des jeunes gens en murmurant entre ses dents : « C’est ainsi que finit la chanson », et s’éloigna de son allure sautillante de dandy.

— Qu’a-t-il dit, l’insolent ? demanda Sanine.

Il voulut courir après Kluber, mais Gemma le retint et l’entraînant avec elle, garda son bras posé sous celui du jeune homme.

Peu après ils aperçurent la confiserie. Gemma fit de nouveau une pause.

— Dmitri, Monsieur Dmitri, dit-elle, nous ne sommes pas encore entrés, nous n’avons pas encore parlé à maman… Si vous voulez prendre le temps de réfléchir… vous êtes encore libre, Dmitri.

Pour toute réponse Sanine pressa fortement le bras de Gemma contre sa poitrine et l’entraîna dans la maison.

— Maman, dit Gemma en entrant dans la chambre où était assise Frau Lénore, je vous amène mon véritable…