Eaux printanières/Chapitre 40

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Traduction par Michel Delines.
Ernest Flammarion (p. 294-301).

XL

Le drame dura encore toute une heure, mais Maria Nicolaevna et Sanine au bout d’un moment cessèrent de regarder la scène. Ils recommencèrent à parler et toujours dans le même sens ; seulement, cette fois, Sanine se montra beaucoup moins taciturne.

Il était mécontent de lui-même et de Maria Nicolaevna ; il s’efforça de lui prouver que « ses théories » ne valaient rien, comme si Maria Nicolaevna tenait à des « théories ».

Sanine fit grand plaisir à madame Polosov en réfutant les arguments de la jeune femme : « S’il discute, se dit-elle, c’est qu’il capitule ou capitulera. Il a mordu à l’hameçon, il s’assouplit, il perd de sa sauvagerie !… »

Elle répliquait, riait, convenait avec lui qu’il avait raison, restait absorbée, et tout à coup reprenait l’offensive… Et pendant ce temps leurs visages se rapprochèrent, et les yeux du jeune homme ne se détournaient plus des yeux de la jeune femme, qui erraient, se promenaient sur ses traits, et Sanine souriait en réponse, poliment, il est vrai, mais il souriait…

Elle était ravie de le voir discuter les questions abstraites, discourir de l’honneur dans les relations intimes, du devoir, de la sainteté de l’amour et du mariage… C’est un lieu commun : toutes ces abstractions sont bonnes et très bonnes pour le début, comme point de départ.

Les hommes de l’intimité de Maria Nicolaevna assuraient que lorsque dans cet être vigoureux et fort pointaient la modestie, la tendresse et la pudeur virginale, — Dieu sait d’où ces vertus lui venaient — alors, oui alors seulement, les choses prenaient une tournure dangereuse.

L’entretien de Sanine et de Maria Nicolaevna prenait cette tournure fâcheuse.

Il aurait ressenti un grand mépris de soi, s’il avait pu un moment se concentrer en lui-même, mais il n’eut le loisir ni de se concentrer, ni de se juger.

Maria Nicolaevna ne perdait pas non plus son temps.

Et tout cela, parce qu’elle trouvait Sanine très bien ! Involontairement on se dit : « comment savoir de quoi peut dépendre notre perte ou notre salut. »

Enfin, la pièce finit ! Maria Nicolaevna pria Sanine de lui mettre son châle, et resta immobile pendant qu’il enveloppait dans les plis moelleux du cachemire des épaules vraiment royales. Elle prit le bras du jeune homme et laissa presque échapper un cri : derrière la porte de la loge se tenait, avec un air de revenant, Daenhoff, et par-dessus son dos le vilain museau du critique de Wiesbaden guettait la sortie de Maria Nicolaevna. Le visage huileux de « l’homme de lettres » rayonna de malice.

— Me permettez-vous, madame, de faire avancer votre voiture ? demanda le jeune officier à madame Polosov, avec un tremblement de colère mal dissimulée dans la voix.

— Non, merci ; répondit-elle, mon laquais s’en occupe… Restez ! ajouta-t-elle d’une voix impérative.

Et elle sortit vivement en entraînant Sanine.

— Allez-vous-en au diable ! Qu’avez-vous besoin d’être toujours sur mes talons ! cria Daenhoff au critique.

Il avait besoin de déverser sur quelqu’un sa colère.

Sehr gut, sehr gut, murmura le critique, et il disparut.

Le valet de Maria Nicolaevna, qui l’attendait dans le vestibule, en un clin d’œil trouva la voiture. Elle s’y blottit lestement ; Sanine sauta après elle. La portière était à peine refermée que madame Polosov partit d’un éclat de rire.

— De quoi riez-vous ? demanda Sanine.

— Oh ! excusez-moi, je vous en prie… mais il m’est venu à l’esprit que Daenhoff pourrait vous provoquer encore une fois à cause de moi ?… N’est-ce pas drôle ?

— Vous le connaissez intimement ? demanda Sanine.

— Ce gamin ? Il sert à faire mes commissions ! Ne vous en inquiétez pas.

— Je ne m’en inquiète nullement.

Maria Nicolaevna soupira.

— Ah ! je sais bien que cela ne vous inquiète pas !… Écoutez pourtant… Vous êtes si gentil que vous ne refuserez pas ma dernière prière ?… N’oubliez pas que dans trois jours je pars pour Paris et vous retournez à Francfort… Nous reverrons-nous jamais ?

— En quoi puis-je vous être agréable ?

— Vous savez sans doute monter à cheval ?

— Oui, madame.

— Eh bien ! voici de quoi il s’agit. Demain matin nous ferons une promenade à cheval, et nous irons hors la ville. Nous aurons d’admirables chevaux… À notre retour nous terminerons notre affaire… et amen !… Ne me répondez pas que c’est un caprice et que je suis folle — c’est peut-être la vérité ! — mais dites-moi tout de suite : J’accepte !

Elle tourna vers Sanine son visage. Il faisait obscur dans la voiture, mais les yeux de Maria Nicolaevna brillèrent dans la nuit.

— Bien, j’accepte ! dit Sanine avec un soupir.

— Ah ! vous avez soupiré ! s’écria Maria Nicolaevna en contrefaisant Sanine… Voilà ce que c’est : le bouchon est tiré, il faut boire le vin… Mais non, non… Vous êtes charmant ! Vous êtes un brave garçon ! Et ma promesse je la tiendrai ! Voici ma main, sans gant, ma main droite, celle qui conclut les affaires… Prenez-la et croyez à ce serrement de main. Je ne sais pas trop quelle sorte de femme je suis… mais je suis un honnête homme, et l’on peut traiter des affaires avec moi.

Sans bien se rendre compte de ce qu’il faisait, Sanine porta cette main à ses lèvres.

Maria Nicolaevna retira lentement sa main et se tut, elle resta silencieuse jusqu’à ce que la voiture stoppât devant l’hôtel.

Elle se disposa à descendre… Sanine sentit sur sa joue un attouchement rapide et brûlant ; l’avait-il rêvé ?

— À demain ! murmura madame Polosov dans l’escalier, éclairée par les quatre bougies du candélabre que le portier tout chamarré d’or avait saisi entre ses mains, dès qu’il l’avait aperçue.

Elle tenait les yeux baissés : « À demain ! »

En rentrant dans sa chambre Sanine trouva sur sa table une lettre de Gemma… Il eut un mouvement d’effroi, mais il sourit aussitôt pour se dissimuler à lui-même cette impression.

La lettre de Gemma ne contenait que quelques lignes.

Elle était heureuse d’apprendre que « l’affaire avait si bien commencé », elle exhortait Sanine à la patience, l’assurait que tout irait bien et d’avance se réjouissait de son retour.

Sanine trouva cette lettre un peu sèche, mais il prit quand même une feuille de papier et une plume… puis il les jeta de côté.

— À quoi bon écrire… je retournerai demain… Il en est temps ! Il en est grand temps !

Il se coucha aussitôt et s’efforça de s’endormir tout de suite.

S’il avait essayé de veiller, il aurait sans doute pensé à Gemma, mais, sans savoir pourquoi, il avait honte de penser à elle. Sa conscience n’était pas tranquille… Mais il la calmait en se disant que le lendemain tout serait fini pour toujours, qu’il se délivrerait pour toujours de cette folle — et qu’il oublierait toutes ces intrigues.

Les hommes faibles, quand ils se parlent à eux-mêmes, emploient volontiers des mots énergiques !

Et puis… cela ne tire pas à conséquence !