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En présentant aujourd’hui, dans son intégrité, au public français, le dernier écrit de Frédéric Nietzsche nous obéissons surtout à un devoir de piété. Durant les semaines qui précédèrent sa maladie une des préoccupations dominantes du philosophe fut, en effet, de voir Ecce Homo traduit dans notre langue. Il était las d’être méconnu dans sa propre patrie, las de prêcher sans cesse dans le désert. « J’ai mes lecteurs partout, écrivait-il alors, à Vienne, à Copenhague et à Stockholm, à Paris et à Saint-Pétersbourg, je n’en ai pas dans le pays plat de l’Europe, en Allemagne… » Il voulait faire appel à l’opinion du monde civilisé pour qu’elle décidât de son génie.
Vingt ans se sont écoulés, presque jour pour jour, depuis que Nietzsche écrivit ce plaidoyer autobiographique qui devait faire connaître son nom à l’Europe. Commencé le 15 octobre 1888, quarante-quatrième anniversaire de sa naissance, Ecce Homo fut achevé, à peine trois semaines plus tard, le 4 novembre. Écrit immédiatement après le Cas Wagner, le Crépuscule des idoles, les Dithyrambes à Dionysos et l’Antéchrist, labeur formidable de quelques mois à peine, cet ouvrage reflète, à ses débuts, le sentiment de calme et de sérénité qui s’était emparé du philosophe à son arrivée à Turin. Divisé en quatre parties : Pourquoi je suis si sage — Pourquoi je suis si malin — Pourquoi j’écris de si bons livres — Pourquoi je suis une fatalité, il constitue, pour l’étude de Nietzsche, un document inappréciable. On y trouvera aussi bien l’analyse psychologique de son caractère qu’une interprétation des plus originales de son oeuvre.
« Il provoquera un étonnement sans pareil », disait-il dans une lettre à son éditeur, et, durant que l’on imprimait — car deux feuilles ont alors été composées — il se préoccupait déjà de trouver des traducteurs. « Je suis de votre avis que, pour le tirage d’Ecce Homo, nous ne dépassions pas 1000 exemplaires. En Allemagne le nombre de 1000, pour un ouvrage de style élevé, apparaîtra peut-être un peu hasardé. En France, je compte très sérieusement sur 80.000 à 40.000 exemplaires ». Hippolyte Taine lui avait recommandé M. Jean Bourdeau, mais celui-ci, après avoir pris connaissance des ouvrages que lui adressait Nietzsche, déclara qu’il n’avait pas le temps. Nietzsche conçut alors l’idée singulière de confier à l’écrivain suédois Auguste Strindberg le soin de traduire Ecce Homo en français.
Avec la plus parfaite lucidité d’esprit il multipliait les démarches pour procurer à son œuvre la publicité qu’il croyait nécessaire et lui assurer le plus grand retentissement. En même temps il s’agissait de répandre ses autres ouvrages. Comme l’apparition du Cas Wagner venait de le brouiller avec son principal éditeur, il songeait à s’aventurer dans une entreprise commerciale pour lancer lui-même ses publications. Le succès des dernières années a montré qu’il n’avait pas fait un si mauvais calcul. Faut-il autre chose que ce détail, d’apparence insignifiante, pour montrer que jusqu’à la catastrophe finale Nietzsche avait conservé toute sa lucidité d’esprit ?
Sans conteste, Ecce homo porte, en certains endroits, les traces d’une nervosité excessive. Mais il faut se rappeler ce que cet homme avait souffert, ce que cet homme avait pensé, ce que cet homme avait écrit, pour comprendre cette exaltation. N’oublions pas un seul instant que c’est l’auteur de Zarathoustra qui parle. L’un des plus beaux livres de la littérature s’était perdu dans le silence…
« Depuis l’époque où j’ai mon Zarathoustra sur la conscience, écrivait Nietzsche à son ami Overbeck, je suis comme une bête perpétuellement blessée, ma blessure consiste en ceci que je n’ai pas entendu une seule réponse, pas même un souffle de réponse… Ce livre est tellement à l’écart, je veux dire tellement au-delà de tous les livres, que c’est pour moi une torture de l’avoir créé… »
Et plus loin il ajoutait :
« La difficulté de trouver une distraction qui soit assez forte devient de plus en plus grande. Je me défends, comme bien tu penses, avec beaucoup d’ingéniosité, contre cet excès de sentiments. Mes derniers livres font partie de ces moyens de défense. Ils sont plus passionnés que tout ce que j’ai écrit d’autre. La passion engourdit. Elle me fait du bien. Elle me fait oublier un peu… »
Nous n’avons pas à examiner ici pourquoi Ecce homo, dont l’impression était commencée en 1888, attendit vingt ans pour voir le jour. Le tirage restreint (déjà épuisé du reste) qui vient d’en être fait en Allemagne peut, à la rigueur, correspondre aux dernières volontés exprimées par Nietzsche.
Quant à nous, nous ne croyons pas devoir nous en tenir aux mêmes réserves. Nous offrons cet ouvrage au public français, c’est-à-dire à ce public européen que le philosophe voulait appeler à témoigner en sa faveur, et nous avons confiance en son jugement.