Ecrit sur les Monts Ombriens (Abel Bonnard)

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Aujourd’hui, dans ce vent, debout sur cette crête,
Ivre et seul au milieu des cris aériens,
Bataillant par ta voix contre l’air qui t’arrête,
Chante sur les monts ombriens !

Vois ! La terre, partout, de lumière frappée,
Elève autour de toi ses aspects singuliers,
Et ton regard se heurte aux monts, comme une épée
Qui rencontre des boucliers.

Ainsi qu’on reconnaît un fauve à sa morsure,
Reconnais chaque ville à sa ligne, là-haut
Cortone, et Gubbio toujours fidèle et sûre
Où le rocher devient créneau.

L’espace illustre est plein de clameurs éperdues ;
Tous les drapeaux de l’air battent sur un couvent
Et là-bas, au-dessus des plaines épandues,
Pérouse est le trône du vent.

Et chaque mont s’inscrit et chaque roc insigne
Implante dans l’azur son profil irrité,
Et les fleuves étroits brillent, et chaque ligne
Pousse son long cri de beauté.

Le hameau qui semblait, assoupi par la brume,
Ainsi qu’un paysan vers le sol se plier,
Se dresse et tous ses toits dont l’éclat se rallume
L’équipent comme un chevalier.

On croit ouïr partout des querelles célestes,
La pierre même vibre et, seuls sur les hauteurs,
Bruyans et remuans, les arbres pleins de gestes
Sont comme un peuple d’orateurs.

Le chêne fait le bruit d’une belle sentence
Et debout, mâle et fort, sur ses rochers hautains.
Interprétant les vents dans son feuillage dense,
Il semble plein de mots latins.

Les oliviers ténus, si sages d’habitude,
Écument follement sur le mur de l’enclos
Qui, presque submergé sous leur inquiétude,
A l’air d’un môle dans les flots.

Seul l’arbre monacal que nul vent ne peut tordre,
Le cyprès, reste calme en ce ciel agité,
Et ne renonce point, malgré tout ce désordre,
A son vœu d’immobilité.

Une rumeur épique emporte les haleines
Des jardins, des buissons, des vergers délicats,
Et les monts dilatés semblent au fond des plaines
Les orgues de tout ce fracas.

Je vous salue, ô vents, libérateurs du monde,
Vous qui, hors de l’ornière épaisse du brouillard,
Vers des plateaux d’azur où le soleil abonde,
Tirez la terre comme un char,

Vous qui, penchant sur nous vos figures outrées,
Soufflant votre délire aux arbres envahis,
Faites rire aux éclats dans les forêts lustrées
La face folle des pays,

Saints Georges qui tuez des dragons de fumées
Sur les villes, vous qui, dans l’espace exalté,
Mêlez si bien, parmi vos tumultes d’armées,
La fureur à la pureté,

Vous dont les cris aigus, jetés sur la chaumière,
Criblent comme des traits son toit couleur de miel,
O vous qui, violens amans de la lumière,
La déshabillez en plein ciel,

O vous qui secouez la grenade et la pomme
Et qui froissez la ronce en rasant le terreau,
Et qui jouez autour de la montagne, comme
Des enfans autour d’un taureau,

O vous qui déchirez partout de la musique
Et faites un concert de votre désaccord,
Je veux jeter ma voix dans votre bruit magique,
Ainsi qu’un sou dans un trésor !

J’entends partout un bruit de chute, je regarde,
Je cherche quel palais laisse crouler son mur,
Mais j’ai beau te scruter, tu n’as pas de lézarde,
O voûte immense de l’azur !

J’ai trop peu de mes yeux pour voir tout ce qui bouge,
Que tout, comme une mer, est tumulte et fraîcheur,
Et qu’une vigne vierge est là-bas chaude et rouge
Comme la voile d’un pêcheur.

Là-bas, l’air étincelle et souligne une ville.
Le pays éclatant perd ses derniers rideaux,
Et l’on voit, supposant au vent qui les effile,
Les petits faucons féodaux.

Avec le même orgueil tout se révèle et, fière,
Ainsi qu’une Vertu siège chaque cité.
Courage, dit Pérouse inquiète et guerrière ;
Assise chante : O Pauvreté !

Et les petits hameaux que jamais on ne nomme
Et qui n’ont pas produit de héros ni de saints,
Humbles, ne sachant pas comment on fait un homme,
Montrent seulement leurs raisins.

O vents, courez partout et sonnez chaque cloche,
Mêlez à votre émeute un fabuleux espoir,
Vous annoncez l’hiver et, tandis qu’il approche,
Vous vous retournez pour le voir.

C’est l’hiver âpre et gai, c’est le vieillard alerte,
C’est l’artiste au goût fier qui figera les eaux
Et creuse d’un trait noir dans la lumière ouverte
Les arbres comme des rinceaux.

C’est lui qui met des soirs sans tache et sans limites
Au lieu des soirs d’été troubles, lourds et fumans,
Et qui serre le froid sur les reins des ermites
Comme un cilice en diamans.

Il chasse les passans comme des feuilles mortes,
Il étreint les clochers qui semblent se raidir
Et voit, lorsqu’il a fait clore toutes les portes,
La solitude resplendir.

— Mais le soir, maintenant, aigrit l’immense espace,
L’air est strident et pur sur le monde inquiet,
Et juché sur son roc un village rapace
Semble un aigle qui fait le guet.

La musique du vent devient ténue et vaine ;
Lourdement, vers la vigne et les lointains sillons,
Dans un ciel susceptible aux couleurs de verveine,
Descend le soleil sans rayons.

Mais ronde et froide, en face, au-dessus des monts pâles,
La lune est apparue et monte en s’allégeant ;
Et le soir tout à coup saisit ces deux cymbales,
L’une d’or et l’autre d’argent ;

Et tandis que vers lui tout le pays s’exhausse.
Il les oppose, brusque, en des cieux presque verts,
Et tirant de ce heurt sa note à peine fausse,
Jette en extase l’univers !


ABEL BONNARD.