Edmond About à l’École normale et à l’École d’Athènes/01

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Edmond About à l’École normale et à l’École d’Athènes
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 27 (p. 173-205).
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EDMOND ABOUT
Á L’ÉCOLE NORMALE ET Á L’ÉCOLE D’ATHÈNES
LETTRES ET DOCUMENS INÉDITS

I

Si l’année 1848 reste encore maintenant une date dans les annales de l’Ecole normale supérieure, c’est d’abord parce qu’Hippolyte Taine y entra alors, suivi d’une brillante douzaine de camarades. Le public a depuis longtemps été mis à même de vérifier le jugement du jury d’examen et il a reconnu la supériorité évidente du chef de file de la promotion, de ce « cacique, » comme on dit là-bas, dans l’argot de l’École, sur ceux de ses camarades qui le suivaient de plus près. Mais, il y a soixante-six ans, quand l’événement se produisit, l’élève le plus en vue de cette élite, le plus alerte, le plus connu, était sans conteste Edmond About. Dès son adolescence, il avait une sorte de célébrité scolaire et déjà il attirait les regards de ses condisciples, gagnés par un ensemble de qualités vives et attrayantes. C’est ce qui eut lieu encore, l’année suivante, pour Prévost-Paradol. Depuis lors, le temps, ce galant homme, au dire des Italiens, a mis les choses en place et rendu à chacun la justice qui lui est due. Il n’importe. Peut-être, quand on parle maintenant encore de la fameuse promotion de 1848, pense-t-on plus volontiers à Edmond About qu’à Hippolyte Taine, et si celui-ci en reste l’incarnation la plus robuste l’autre en est toujours la malice et la gaieté.

Né à Dieuze en Lorraine, ses ennemis, — il en eut de bonne heure et ne fit rien pour les calmer, — disaient qu’Edmond About avait débuté par le petit séminaire de Pont-à-Mousson, voulant marquer par-là sans doute que celui qu’on appela si souvent un petit-fils de Voltaire avait, comme son aïeul, reçu sa première éducation du clergé. En tout cas, ce ne fut pas long. En 1840, dès l’âge de onze ans, on trouve Edmond About en septième au lycée Charlemagne, dont il suivait les classes en compagnie des rares élèves d’une pension du quartier, la pension Morin. C’était un établissement comme il y en avait beaucoup alors, vivant des écoliers qu’ils menaient dans les lycées et spéculant sur leurs succès scolaires. La pension Morin en vivait mal d’ailleurs, car son chef dut la fermer à la veille de la faillite, au moment où les triomphes assurés d’Edmond About, qu’il escomptait, allaient donner à l’établissement un avantage certain. Dès la classe de sixième, About pouvait prendre part à la lutte du Concours général, et son début devait être une victoire suivie de beaucoup d’autres, qui auraient amené la prospérité chez Morin. Mais la situation financière de celui-ci était trop obérée et ne dura pas jusque-là.

Libéré de la sorte, Edmond About n’attendit pas longtemps d’être revendiqué par un autre établissement d’instruction. On conte qu’à peine rendu à sa famille, l’enfant était réclamé par un représentant de la grande institution Favart, qui faisait des offres excellentes et réussissait à emmener le jeune prodige rue Saint-Antoine, dans l’ancien hôtel de Guise-Mayenne, abritant alors cette institution. Peu après, nouvelle ambassade, venant celle-ci d’une pension rivale, la pension Jauffret, dont les propositions étaient meilleures encore, et qui parvenait à enlever à l’autre établissement l’écolier dont la possession était si convoitée. De la rue Saint-Antoine, Edmond About passait aussitôt, rue Culture-Sainte-Catherine, — aujourd’hui rue de Sévigné, — dans l’hôtel Saint-Fargeau, où se trouvait son nouveau gîte, définitif. Toutes ces négociations, ces marchandages, ouvrent un jour significatif sur la manière dont on pratiquait alors l’éducation de la jeunesse dans certains établissemens d’instruction, qui voyaient surtout dans leurs lauréats des sujets propres à faire marcher l’établissement et les traitaient en conséquence. Quelques victimes de cet état de choses en ont dit les inconvéniens, en particulier Francisque Sarcey et M. Ernest Lavisse, tous deux élèves de la pension Massin, rue des Minimes, toujours au Marais, qui ont marqué, l’un avec une bonhomie caustique, l’autre avec une ironie plus acérée, les vices de ces procédés. Mais cette manière de voir n’était pas spéciale aux institutions qui rayonnaient autour des lycées de Paris, surtout du lycée Charlemagne. On procédait de même dans les établissemens ecclésiastiques, et l’abbé Dupanloup, alors directeur du petit séminaire de Saint-Nicolas-du-Chardonnet, ne faisait pas autre chose quand il appelait le jeune Ernest Renan de sa Bretagne natale pour le transformer en un champion de concours. À cet égard, la mesure n’eut pas grand inconvénient pour le Celte, que ses succès scolaires laissèrent rêveur et modeste. On n’en saurait dire autant d’Edmond About. Le marchandage dont il fit l’objet ne pouvait que l’enorgueillir et accroître cette juste confiance en soi dont il ne semble pas qu’il ait jamais été dépourvu.

L’existence d’About collégien se ressentit donc des conditions particulières qui lui étaient faites. Cet écolier était un personnage : il le savait, et il en usait. Tandis que d’autres bons élèves, dont on escomptait aussi les chances, mais dont l’étoile pâlissait parfois, voyaient du même coup la bienveillance des maîtres se voiler à leur endroit, About, lui, ne connut pas ces éclipses. À peu près assuré du succès, il ne recueillait qu’indulgence et sourire, en prenait à son aise avec la contrainte des devoirs et des classes et se défendait, à l’occasion, d’une saillie ou d’un trait malicieux que plus d’un redoutait. Tandis que ses camarades éprouvaient la gêne du règlement, il l’évitait et passait, d’un air dégagé, à travers toutes les mailles de ce réseau d’obligations quotidiennes. Il ne s’inquiétait pas de ses sorties, certain qu’on ne le retiendrait pas à la pension, et courait volontiers dehors, à la salle d’armes, au manège, chez le tailleur, parce que le chef d’institution offrait tout ce luxe à son élève, qu’il ne voulait pas seulement vainqueur, mais élégant. Ne dit-on même pas qu’on allait jusqu’à feindre d’ignorer ses malices les moins excusables ? Un jour, un mauvais drôle avait convoqué des charrettes de foin et des bains à domicile qui arrivèrent à la même heure dans les diverses pensions du quartier et même dans le vieux lycée. Grande émotion. C’est About qui s’est abandonné à son humeur de plaisanterie, et, pour une fois, fait une farce dont le sel est trop gros. On dépiste le délinquant, et l’affaire s’apaise aussitôt. Un malheureux surveillant, coupable d’avoir deviné trop juste, fut même, dit-on, puni de sa clairvoyance, tandis que le châtiment épargnait celui qui l’avait mérité.

Ces faveurs, si manifestement excessives, auraient pu rendre tout à fait insupportable un adolescent qui connaissait ses moyens et n’était pas tenté de les négliger. Il n’en fut rien, mais il s’en fallut de peu. Ne dit-on pas encore qu’Edmond About, un jour, s’élança, le canif ouvert, contre un de ses camarades qui le plaisantait, lui et la situation privilégiée qui lui était faite ? Mais si le sang était impétueux et l’humeur combative, le caractère ne manquait ni de bon sens, ni de bonté, une bonté spontanée et sincère, sinon très soutenue et durable. Ce petit potentat scolaire demeurait un aimable compagnon, un peu fat, un peu protecteur, mais sympathique et dévoué, et ceux qui le connurent alors sont unanimes sur ce point. Ils s’étonnent, en somme, que toutes ces circonstances n’aient pas gâté Edmond About, ce qui se fût produit avec un collégien moins judicieux. Car il n’avait pas la candeur de son âge et dans le présent et ses devoirs il voyait surtout le temps à venir, tel qu’il se le promettait. C’était déjà le travers de son esprit, instable, impatient, capricieux. Dans son amour de l’étude et des lettres entrait, semble-t-il, le sentiment de l’avantage qu’il en pouvait tirer, et c’est là sans doute ce qui distinguait le plus Edmond About de ses jeunes camarades, assez naïfs pour se contenter de leurs triomphes scolaires et pour y voir un gage assuré de succès dans la vie.

Sans illusion comme sans faiblesse, le jeune lauréat travaillait donc avec une énergie, non pas égale, ni sans à-coups, mais sûre d’elle-même, de ses efforts, de son but. Et la victoire, qui aime les volontaires, couronna régulièrement le labeur de celui-ci jusqu’en 1848. Edmond About terminait alors ses études secondaires, et, pour les bien finir, remportait le prix d’honneur de philosophie au concours général, avec Taine comme second, et, parmi les accessits, Francisque Sarcey, François-Victor Hugo, Ernest Hello. Ces concurrens n’étaient pas négligeables et le succès n’en valait que mieux. Il était escompté, malgré la présence de Taine, car celui-ci n’avait pas encore affirmé sa supériorité. Sarcey, déjà dévoué, commençait à marcher dans ! es traces de celui qu’il ne devait jamais abandonner, et il n’était pas le seul, dans cette élite juvénile, qui portât à Edmond About une amitié franche et cordiale. Car c’est un des traits caractéristiques d’About d’avoir su inspirer de bonne heure de sincères sympathies et de les avoir gardées ensuite à travers la vie, par une très réelle bienveillance, qui faisait pardonner les boutades de son esprit trop prime-sautier pour résister à ses impulsions. Dans l’intimité des classes de Charlemagne, About avait noué d’amicales relations avec plusieurs de ses camarades, qu’il aimait et qui le lui rendaient. La plupart se destinaient comme lui à l’École normale supérieure, car c’est là que ses succès scolaires le poussaient, et c’est avec ceux-ci qu’il se lia particulièrement : Sarcey d’abord, puis Paul Albert, Alfred Quinot, Arthur Bary et d’autres encore. Ce dernier était fils d’un professeur, Emile Bary, qui enseignait au même lycée la physique et la chimie et qui logeait dans le vieux bâtiment de Charlemagne, formé, comme on le sait, des locaux de l’ancienne maison professe des Jésuites de Paris.

Le logis était fort incommode, mal distribué, trop chaud l’été, trop froid l’hiver, mais engageant par la bonne grâce de ceux qui l’habitaient : le professeur, aussi modeste qu’indulgent, tout à ses devoirs professionnels et à sa famille, nourri de l’antiquité classique qu’il ne cessait de fréquenter ; Mme Bary, femme d’une instruction très solide et très variée, pratiquant les mêmes vertus domestiques que son mari, agrémentées d’une gravité douce et souriante, pleine de charme et de gaieté ; les enfans, formés sur le modèle de ce ménage et cherchant à l’imiter : Arthur, un garçon modeste et résolu ; un fils plus jeune, Gustave, et une jeune fille, presque une enfant, Mlle Louise Bary, qui devait plus tard épouser Charles Garnier, l’architecte de l’Opéra, un mariage auquel About ne fut pas étranger. C’est dans ce milieu si honorable, où s’épanouissaient les qualités naturelles à la petite bourgeoisie d’autrefois, que venaient souvent About, Sarcey et les autres collégiens de Charlemagne qui songeaient à entrer eux-mêmes dans l’Université. C’est là qu’ils venaient prendre l’habitude, je ne dirai pas du monde, mais de la vie sociale, le sentiment de la douceur d’un foyer ami, l’agrément d’une vie vouée aux devoirs quotidiens délibérément choisis et accomplis avec scrupule. Ils furent sensibles à cet exemple et eux-mêmes reconnaissaient combien il leur avait été salutaire.

On le verra d’ailleurs, dans les lettres qui vont suivre, dont les premières sont adressées à Arthur Bary. Pour se remettre de la fatigue du concours d’admission à l’Ecole normale, celui-ci a gagné, avec sa famille, la forêt de Fontainebleau, et About, resté aux écoutes, lui transmet l’écho des bruits qui courent. Quelques-uns sont faux, — par exemple, si Hermile Reynald ne réussit pas à entrer alors à l’Ecole normale et n’y pénétra que l’année suivante, il n’en est pas de même pour Paul Albert qui fut admis, et brillamment. — Le reste est plus intime : About entrevoit, lui aussi, le repos champêtre après le labeur de l’esprit et dit comment il espère avoir ce délassement. Sa mère, veuve, était dame de compagnie d’une Russe, la générale comtesse Pankratieff, et il avait fallu décider celle-ci à une villégiature proche de Fontainebleau.

« Mon cher ami, écrit About à Bary, tu n’avais pas besoin de me rappeler par l’entremise de Lefèvre les engagemens que j’ai pris envers toi ; mais je lui suis reconnaissant de m’avoir donné ton adresse.

« Je vais au plus pressé : tu es admissible, Quinet aussi, moi aussi. Dans quel rang ? Je n’en sais rien. L’Ecole fait la bête et ne veut rien en dire. Dieu sait combien je trime depuis deux jours pour savoir ces malheureux rangs ! Les professeurs l’ont fixé hier soir : à huit heures tout était fini. Je suis allé à l’Ecole, mais je n’ai pu rien apprendre. On m’a renvoyé à ce matin, et, ce matin, on a refusé de me dire nos numéros. J’ai vu le mien par surprise : il n’est pas brillant. Libert est le premier, Taine le second, et moi le troisième. J’ai fait tous mes efforts pour voir les vôtres : impossible. Je pense qu’on les verra bientôt dans les journaux.

« Une bonne charge : Reynald n’est pas admissible, et encore devine qui ? un des plus fendans, Albert ! Je me le suis fait répéter deux fois. Piocheras-tu un peu ton grec, ton latin et ton français pour l’oral ? Pour moi, je me promets d’y jeter de temps en temps les yeux à Fontainebleau, si j’ai ce loisir.

« Car je vais à Fontainebleau, et bientôt, et avec tout mon monde. La petite Olga, — fille de Mme Pankratieff, — soupirait après la campagne ; de mon côté, j’étais bien aise de ne pas quitter ma mère, tout en prenant des vacances ; et enfin la générale aime beaucoup le raisin. Tu devines le reste : j’ai parlé d’abord en l’air d’aller visiter la, forêt, mais j’ai dit qu’il fallait pour cela plusieurs jours ; mais les hôtels de Fontainebleau sont très chers ; il faudrait louer un petit appartement dans un village. Ah ! si M. Benoît voulait nous donner l’hospitalité pour quelques jours ! J’ai écrit à mon ami Benoît : son père était justement à Paris ; nous nous sommes entendus, et, moyennant la bagatelle de 360 francs, ces trois dames vont trouver aux Sablons, pour un mois, la table, le couvert, une société agréable et énormément de raisin. Pour moi, j’y serais allé quand même, mais j’aime mieux y aller ainsi.

« Nous voilà voisins, et j’espère que nous nous verrons quelquefois, par exemple à la vallée de la Solle, ou à quelque autre promenade à moitié chemin de Fontainebleau et des Sablons ; enfin, nous irons vous voir à Fontainebleau et vous nous montrerez le château.

« Nous partons d’ici le samedi 2 septembre, à 1 heures, par le bateau à vapeur ; nous serons vers 2 heures à Valvay ou Valvet ou Velvet (Valvins), à la hauteur de Fontainebleau. Là une voiture vient nous prendre au débarcadère ; nous ne nous verrons donc pas ce jour-là ; mais cela ne pourra tarder. Tu dois connaître Vacquier ; nous rirons.

« C’est dans cet espoir, mon cher ami, que je te serre la main pour écrire à Quinot que nous sommes admissibles et qu’Albert et Reynald ne le sont pas. Présente mes devoirs à tes parens et embrasse pour moi ta sœur et ton frère. »

Ainsi fut fait. About et les Pankratieff vinrent aux Sablons, tandis que la famille Bary villégiaturait à Fontainebleau, et les amis se virent aussi souvent que le permettaient les trois lieues qui les séparaient. C’est dans ces conditions qu’Edmond About et Arthur Bary préparèrent leur examen oral, qu’ils passèrent tous deux avec succès. Et, le 20 octobre suivant, ils entraient à l’Ecole normale, dans une promotion de vingt-quatre élèves, que Taine guidait, et qui se composait, en outre des lycéens de Charlemagne déjà cités, d’Edouard de Suckau, de Jules Libert, de Gustave Merlet, de Charaux, d’Heinrich, de Dionys Ordinaire, de Rieder, qui tous devaient se faire plus tard un nom honorable dans les lettres et dans l’Université. De ce moment, la suprématie d’About, jusque-là si manifeste, cessa d’être incontestée. Hippolyte Taine, qui venait du lycée Bourbon-Bonaparte, — aujourd’hui Condorcet, — apportait avec lui une intelligence plus ample, une volonté de travail mieux équilibrée, un besoin de vues générales et philosophiques qui allaient s’imposer à cette jeunesse studieuse. Sans doute, Edmond About restait toujours sans rival pour la souplesse de l’esprit, la vivacité du trait, la finesse de l’ironie, qualités d’autant plus goûtées que tous ces normaliens nouveaux, pour la plupart issus de la province, venaient de passer par les divers collèges parisiens, s’y étaient polis et formés à ces manières si séduisantes pour la jeunesse. Si Taine devenait peu à peu le modèle et le guide de cette élite studieuse et lui enseignait par l’exemple la probité du travail et de la pensée, About restait le chef du chœur ironique et narquois qui domine les événemens et la vie, savait en tirer aussi un enseignement et montrer que l’esprit qui surmonte les faits et les explique, la malice qui les raille, la verve qui n’épargne ni les autres ni soi-même, sont encore parfois des leçons d’énergie et de réconfort. Et jamais, à coup sûr, les élèves de l’Ecole normale n’eurent plus besoin d’être soutenus et réconfortés qu’à l’heure où la promotion de Taine et d’Edmond About venait d’en franchir le seuil.

Précisément, dans les promotions qui avaient précédé immédiatement celle-ci, s’étaient faufilés bien des jeunes gens dont on pouvait croire qu’ils ne voudraient pas rester confinés dans les devoirs de l’enseignement public et songeraient sans doute à en élargir le cadre. Déjà, en 1845, Beulé, Caro ou M. Alfred Mézières ; en 1846, Challemel-Lacour ou Eugène Véron ; en 1847, Alfred Assollant, Jean-Jacques Weiss ou Eugène Yung n’étaient pas des modèles d’universitaires tels qu’on les rêvait trop volontiers alors, uniquement attachés à leur mission, ne voyant rien au-delà et écrasant leur curiosité d’esprit sous le poids de leurs obligations professionnelles. Ce devait être bien pis en 1848, alors que les émotions de la rue avaient fait vibrer les âmes des lycéens et qu’un souffle de liberté plus large enflait leurs poitrines. À cette génération qui arrivait alors à la vie active sous de si généreux auspices, les épreuves ne devaient, hélas 1 pas manquer. Si Taine fut le cerveau, la pensée de ses camarades dans l’épreuve prochaine, Edmond About en fut la gaieté, la joie, la vie, et, à de certaines heures déprimantes, le chant qui éclate dans le silence, la plaisanterie qui ranime les cœurs ne sont pas moins nécessaires que l’idée qui guide et qui éclaire.

Nous saurons plus tard, par Taine lui-même, le bienfait de l’exemple d’About. Pour le moment, celui-ci n’était qu’un élève assez fier de ses succès, un peu vain de ses moyens, tout à la camaraderie nouvelle, riant des farces traditionnelles du lieu et les inspirant peut-être. Dans la suite, il se déridait encore au souvenir des mauvais tours joués au Breton Rabaslé et au Lyonnais Vignon, avec une complaisance telle qu’on y pouvait soupçonner quelque amour-propre d’auteur. Mais si ces plaisanteries étaient parfois d’un goût discutable, jamais elles ne furent ni méchantes ni envenimées. Riant trop volontiers aux dépens des autres, About se montrait agressif, non cruel, si ce n’est pour les maîtres qui, sans savoir et sans autorité, prétendaient régenter ces jeunes turbulences. Tandis que Taine, un peu dépaysé d’abord, se contenait en lui-même, observant et méditant, causait surtout avec les plus sérieux de ses camarades, Barnave ou Gambier, qui devaient tous deux entrer dans les ordres, Suckau ou Vignon, About et la joyeuse petite bande qu’il groupait mettaient plus de fantaisie dans un travail qui n’était cependant pas négligé. L’examen de la licence ès lettres clôturait alors la première année de l’Ecole, et il fallait le subir avec succès pour être admis en seconde année. C’est à quoi tous nos jeunes gens s’employèrent d’abord. Ils y réussirent d’ailleurs, sauf Bary, qu’un échec força à affronter une seconde fois l’examen, — avec succès, cette fois, — au mois d’octobre suivant.

C’est dans ces conditions que les vacances arrivèrent, et les normaliens se disposèrent à en profiter de leur mieux. Ils se proposaient de faire une excursion dans l’Ouest de la France, en Normandie et en Bretagne, poussant leur curiosité le plus loin qu’ils le pourraient. Les dames Pankratieff et Mme About villégiaturaient à Fécamp ; la famille Bary s’était fixée à Sanvic, près du Havre. Ce fut la double raison qui amena les voyageurs dans ces parages. About aimait la marche ; déjà, l’année précédente, il avait fait une longue course pédestre à travers les Vosges. Cette fois, About et Sarcey partirent ensemble de Paris, par le chemin de fer de l’Ouest, sac au dos et bâton à la main, pour aller joindre Bary et l’emmener quelque temps avec eux. Les préparatifs de cette odyssée, qui devait se poursuivre à pied pour la plus grande partie, avaient été difficiles : il avait fallu trouver l’argent d’abord, car la tournée, même dans ce simple appareil, devait coûter cher à des bourses mal garnies, s’équiper ensuite en chaussures et en vêtemens. Sarcey a dit ces ennuis dans des lettres pleines de bonne humeur, dont on a publié des fragmens. La liberté et la joie sont au bout de l’aventure. On s’embarque et il ne s’agit plus que de retrouver Bary. About se charge de lui donner un rendez-vous et lui envoie toutes les indications utiles.

« Mon cher ami, lui écrivait-il de Fécamp, le 5 septembre 1849, tu te souviens de nous avoir tous laissés à Étretat dans une situation d’esprit plus folâtre que raisonnable, sans excepter ni le sage des sages, Francisque, ni même ma jeune élève. J’ai ramené tout ce monde en assez bon état à Fécamp. Depuis, nous nous sommes assez modérément amusés ; nous avons pris deux bains de mer, nous avons fait une grande promenade sous une grande pluie ; hier, nous avons péché la salicoque, en entrant dans l’eau jusqu’au ventre. Nous avons pris plus de rhumes que de crustacés. Francisque a la plus énorme fluxion que tu puisses imaginer ; sa figure ne ressemble plus à rien.

« Nous partons d’ici le 12. On nous a conseillé un charmant voyage sur les bords de la Seine et qui ne serait pas cher. Le premier jour nous irons d’ici à Lillebonne, où tu pourrais venir en chemin de fer nous retrouver, si cela te souriait.

« De Lillebonne, avec des lettres de recommandation, nous visiterions Caudebec, Saint-Wandrille, La Meilleraie, Jumièges, Norville, Tancarville, Saint-Maurice-d’Etelan ; et nous serions au Havre pour le 14 ou le 15. Notre centre d’opérations serait Lillebonne. La personne qui nous a donné notre itinéraire est le rédacteur du journal de Fécamp, le Progressif cauchois. S’il peut venir, il nous accompagnera ; sinon, il nous donnera des lettres de recommandation pour tout visiter, même les fabriques.

« Le 15, nous retrouverons au Havre Mme de Pankratiefî, sa fille et ma mère, qui iront faire une visite à tes parens. Eugène Benoît vient avec nous.

« Si ce voyage te sourit, écris-moi un mot rue Sainte-Croix, 30, chez M. Benoît. Nous te donnerons plus de détails.

« Tu vois que j’ai désappris à écrire. Adieu, mon vieux. Le voyage en question doit nous coûter à chacun environ quinze francs, y compris le voyage de Fécamp à Lillebonne. C’est moins cher pour toi qui es plus près. »

C’était là, comme on le voit, une simple excursion d’essai pour mesurer les forces des voyageurs. Elle se fit, et, après elle, commença aussitôt la randonnée en Bretagne, dont Bary ne fut pas. En ce temps-là, on ne voyageait guère, car les moyens de communication dont on disposait n’engageaient pas à sortir de chez soi, si ce n’est pour des raisons utiles. Il fallait la témérité de la jeunesse et son entrain pour entreprendre et mener à bien une si longue et si fatigante prouesse. Encore, nos apprentis étaient-ils moins rassurés qu’ils voulaient le paraître, et avant de se mettre en chemin, ils avaient demandé des conseils à une personne d’expérience, M. Callot, ancien préparateur de physique à Charlemagne, qui exerça plus de quarante ans en cette qualité à l’Ecole normale. Puis, le sac au des et le cœur en joie, About et Sarcey s’élançaient à travers la Bretagne, avides de plein air et de liberté. Ce que fut cette équipée, About va nous le dire d’une plume familière et abondante. Il aimait à écrire des lettres vives, pittoresques, qu’il faisait volontiers longues et qui, par une singulière malice du sort, se sont presque toutes perdues. Une main prévoyante a gardé cette fois-ci ces souvenirs d’un temps matinal. Le jeune voyageur instruit Arthur Bary, qui n’a pu aller jusqu’au bout et que la préparation de son examen a ramené à Paris avant la fin des vacances. Voici le début de ce récit improvisé. Il est daté de Crozon, le 29 septembre 1849.

« Mon cher Arthur, il y a un mois, à pareille heure, Rinn finissait son examen, et nous commencions à croire que nous irions en vacances. Il y a un mois que nous sommes montés ensemble dans le chemin de fer de Rouen. Alors notre grand voyage devenait chose possible, mais à peine encore vraisemblable, et quelques incrédules doutaient un peu que nous pussions aller jusqu’à Brest. Nous y étions hier, mon bon vieux ; aujourd’hui, nous voici à Crozon ; je t’écris dans la chambre d’Edouard (de Suckau), sur son papier, avec ses plumes ; Francisque, bien entendu, est fidèlement en face de moi ; quand nous écrivons, nous ressemblons toujours à deux chiens de faïence.

« Veux-tu entendre le récit de notre odyssée ? A peine nous sortions des portes de Sanvic, nous étions embarqués comme tu l’as vu, sur un joli bâtiment qui promettait de bien filer. Il tint ses promesses ; la traversée fut belle au possible ; nous avions une mer tout à fait calme, un beau ciel bleu et un soleil magnifique. Le bateau marchait grand train ; des deux côtés, nous voyions ces affreux mollusques que tu sais, les satrous[1], nager comme des poches bleuâtres à un pied sous l’eau. Pas le moindre mal de mer, même autour de nous : une dame de bonne volonté se força un peu, pour nous montrer ce que c’est ; mais c’est tout au plus si elle réussit à rendre son dîner.

« Au bout de quelques heures de navigation, l’ennui nous prit : il ne nous quitta guère qu’à Cherbourg. Un élève du Val-de-Grâce de Lille vint encore y ajouter quelque chose par sa conversation, et nous eûmes le temps de prendre en grande pitié les marins qui restent six mois sur mer. Au bout de huit heures, nous tombions d’ennui. Mais Cherbourg ne se fit pas attendre longtemps ; nous y étions à quatre heures du soir. Nous nous sommes payés en arrivant le spectacle de tout le beau monde de la ville qui se promenait en écoutant une musique de régiment. Mais le beau monde est peu de chose à Cherbourg ; comme ville, c’est une espèce de Fontainebleau maritime, un vrai nid à garnison. On ne rencontre que soldats et officiers, soit de terre, soit de mer. Un petit aspirant, dont nous avons fait la connaissance à table d’hôte, nous a fait visiter le port militaire. C’est à cent lieues au-dessous du Havre ; tout y est mort : un cadavre de port, et des cadavres de vaisseaux. De port commerçant, il n’y en a point, ou c’est tout comme. La campagne environnante est à l’avenant ; nous avons pu bien voir la ville du haut d’un fort qui domine tout le paysage, et qui a pour garnison quatre moutons, pour capitaine une vieille femme.

« Tout le département de la Manche est d’une insigne platitude : lande pure, et pas même de montagnes sérieuses. Nous n’y avons fait que de belles marches et de bons diners. Nous avons tout à fait renoncé à l’omelette et reconnu que le morceau de pain et de fromage était un abus. Nous dirions dans les bons hôtels et déjeunons de même. Depuis qu’un gargotier nous a fait payer cinquante sous une tasse de lait et un peu de beurre salé, nous avons juré de fuir les gargotes. Je suis aussi très heureux de t’annoncer que nous avons fini avec le cidre, juste au moment où nous commencions à pouvoir en boire sans nous faire tenir. Depuis Morlaix, on nous donne une bouteille pour deux à table d’hôte. Quand nous approcherons de Nantes, le vin sera à discrétion ; mais à ce moment-là, il faudra que je bouche Francisque : c’est un véritable gouffre ; il n’est aucun vin qui n’y passe, bon, mauvais, il boit tout sans sourciller. Adieu donc à ce malheureux quart de bouteille qu’il nous donnait autrefois. Nous aurons même à combattre pour qu’il ne boive pas la bouteille entière.

« Le Sud du département de la Manche nous a consolés du Nord. Granville est une ville féerique, bizarre et, par-dessus le marché, élégante. La plage y est belle, toute semée de rochers ; la ville est moitié sur un roc, moitié sur un autre, avec un pont de bois entre les deux. C’est immodérément joli. Avec cela, il est bon de te dire que, depuis que nous t’avons dit adieu, nous avons eu constamment beau temps. J’ai peur que cela ne dure pas : le ciel se barbouille depuis trois jours.

« Après Granville, où nous avons fait un court, charmant et ruineux séjour, nous avons vu Avranches, admirablement situé sur une montagne escarpée, d’où l’on a vue sur une foule de paysages de terre et de mer. D’Avranches, nous avons marché à travers quatre lieues de sables prétendus mouvans, jusqu’au mont Saint-Michel. C’est un rocher vêtu d’un village, et coiffé d’un donjon, où pourrissent six cents détenus. On ne peut y aller qu’à la marée basse ; dans ce pays-là, la plage est si plate que la mer parcourt cinq lieues en montant chaque marée ; c’est là qu’elle marche, en certains momens, plus vite qu’un cheval au galop. Elle a eu le bon esprit de nous laisser passer tranquillement notre chemin.

« Les sables, dont les guides disent pis que pendre, n’ont pas paru affamés de notre peau ; nous sommes allés tout seuls, à vol d’oiseau et sans encombre. Il est vrai que le voyage a été un bain de pied continu. De là, nous avons gagné Saint-Malo, si gagner est le mot propre. Je ne trouve pas que cela vaille sa réputation. La ville est une espèce de tache d’encre sur un rocher, tant elle est sombre et noire. Tout à l’entour, la mer est belle et semée de rochers.

« Nous avons été sur le point de passer à Jersey, sur les terres de la bonne reine Victoria. Mais il nous fallait ou y passer quatre jours, ou n’y rester qu’un dimanche. Dans un cas, nous aurions trop vu ; dans l’autre, nous n’aurions rien vu du tout, puisque tout chôme le dimanche, jusqu’aux promenades. Donc nous en avons fait notre deuil, et nous avons poussé plus avant.

« Nous avons vu à Jugon le jeune Rωbωté, comme on dit dans le pays. Il n’y était pas au moment de notre arrivée ; on l’a envoyé chercher, et il s’est mis en petite tenue pour venir nous voir. Il est en grande odeur de sainteté dans le pays quand on l’a vu en uniforme, on a cru qu’il était devenu général, et on s’étonnait de cette fortune rapide, et telle qu’on n’en voit que dans les révolutions. Au reste, il nous a faussé compagnie, et il n’a pas fait avec nous le petit voyage qu’il projetait. Nous avons causé quelques heures ensemble, beaucoup ri, et nous nous sommes dit adieu.

« Depuis, nous courons la poste. Nous avons fait pendant trois jours de suite treize lieues par jour, toujours à pied. En Normandie, on trouvait parfois une voiture complaisante ; ici, le Breton écorche le Français, mais ne le conduit pas. Les rues sont pavées de mendians ; les routes mêmes en sont macadamisées. Tout ce sale peuple comprend très bien le français quand il y a intérêt, et fait la sourde oreille quand vous avez besoin de lui. Hier, nous avons visité le port et le bagne de Brest ; c’est une belle journée ; nous avons beaucoup vu et des choses curieuses. Mais, une fois la rade passée, nous sommes tombés en Basse-Bretagne, et nous avons failli coucher au grand air.

« Crozon, où habite notre ami Edouard, n’est sur aucune route ; il y a mille chemins de traverse pour y arriver ; le meilleur est impraticable. Or hier, dans l’espoir d’aller coucher à Crozon, nous étions venus à Quelern, qui est a trois lieues de Crozon. Arrivés, on nous dit unanimement qu’il est impossible d’aller à Crozon sans se perdre ; qu’il est impossible de coucher à Quelern ; que le plus prochain village est à une lieue, et qu’il est également impossible d’y trouver un lit. Conséquence nette : il faut coucher à la belle étoile. Nous avons dû nous installer de force chez une femme, et lui dire que, de deux choses l’une : ou bien nous coucherions chez elle, ou bien elle nous trouverait un guide. Elle nous en trouva deux.

« A Crozon, portes closes partout. L’hôtel où habite M. de Suckau nous ferma sa porte au nez, et aujourd’hui il en verse des larmes amères ; ailleurs, nous avons frappé une heure durant à la porte d’un aubergiste : le chien, pendant une heure, a aboyé sans interruption ; mais le Breton s’était mis dans la tête qu’il ne bougerait pas, et il n’a pas bougé. Par bonheur, un brave homme nous a donné un lit pour deux, dans une chambre où couchaient déjà son fils et un douanier en retraite. Là, du moins, nous avons un peu dormi. Nous prenons nos repas chez l’hôtelier d’Edouard ; ce brave homme a la bonté de ne pas nous prendre plus cher que dans le premier hôtel de Cherbourg, quoique nous soyons infiniment moins bien chez lui. Mais peu importe ; nous sommes avec des amis. Demain Edouard nous montrera les grottes qui sont aux environs ; il nous tracera un itinéraire dans le Morbihan. Mme de Suckau parait à l’unisson de son fils et de son mari, une femme charmante et toute bonne.

« Notre voyage n’a plus guère que quinze jours à durer ; il faut que Francisque donne une quinzaine à ses parens ; nous serons le 15 octobre à Paris pour chercher des habits ; de la sorte, nous vous bénirons avant votre licence.

« Je n’ai pas reçu une lettre depuis mon départ, Francisque pas davantage ; la poste est aussi bête qu’un simple Breton, dans tout ce pays-ci. Nous avons écrit à Rabasté pour lui annoncer notre arrivée ; nous sommes arrivés à pied avant la poste. Notre lettre à Edouard n’est arrivée qu’un jour avant nous. Si tu m’écris, écris-moi à Nantes ; c’est un pays civilisé.

« Adieu, mon cher ami ; je ne te souhaite pas du plaisir ; tu as mieux que cela à Paris ; je te souhaite le courage de travailler un peu. Rappelle-moi au bon souvenir de tes parens quand ils seront de retour, et d’ici là, dis bien des choses aimables de ma part à M. Callot ; j’ai profité de mon mieux des instructions qu’il m’avait données ; mais il n’y a que l’expérience personnelle qui soit bien instructive. »

Tel est le récit qu’About envoie à son ami. Ne croirait-on pas lire une page préliminaire de la Grèce contemporaine, écrite avec plus de laisser aller, sans doute, et plus d’abandon, mais avec la même verve, le même entrain et les mêmes moyens d’observation et de style ? La formation de cet esprit si prompt fut, en effet, très rapide, et l’expression lui arrivait aussi aisément que l’idée. Parler avec une certaine désinvolture des hommes et des choses, ne s’en laisser imposer ni par les idées reçues ni par les jugemens tout faits, jauger tout à la mesure véritable et dire son opinion avec une gaminerie détachée, voilà les traits saillans de cette lettre et ceux qu’on trouvera encore, plus ou moins adoucis, dans les œuvres que l’écrivain livrera par la suite au public. Pour le moment, il est surtout un Normalien en vacances, et il y parait à son langage plus débridé que jamais. C’est pour cela qu’il avise, au passage, son camarade Rabasté, qui vient visiter nos voyageurs sous l’habit dont la République avait orné les Normaliens : tunique de drap noir à col de velours vert avec palmes d’or, poignets aussi en velours vert, passepoils verts, boutons d’or, pantalon à bandes vertes, bicorne à plumes noires et épée au côté ! Comment s’étonner que les compatriotes de Rabasté l’aient pris, en le voyant ainsi, pour un général fait par la Révolution ! C’est un autre Normalien qu’About et Sarcey allaient trouver plus loin, le philosophe Edouard de Suckau, qui villégiaturait à Crozon dans sa famille. On a vu comment tous trois réussirent à se joindre. La mésaventure déplut si fort à About qu’il la raconte encore, sans y prendre garde, au début de sa nouvelle lettre à Bary, lettre qui contient le détail des derniers temps de cette excursion mouvementée. Elle est datée d’Auray, le 8 octobre 1849.

« Mon cher ami, tout plaisir à son terme : nous serons le 15 à Paris. Depuis ma dernière lettre, datée je ne sais d’où, nous avons fait beaucoup de chemin, et nous avons eu encore plus de plaisir. Nous avons vu Brest, une ville charmante, où tout le monde, depuis le sergent de ville qui nous a demandé nos passeports jusqu’au major qui nous a signé un permis de visiter le port, a été charmant pour nous. Les forçats mêmes sont d’une grâce à ravir, et rivalisent d’amabilité avec les gardes-chiourmes. Nous avons décerné à Brest le titre de la ville la plus polie de France. Je n’ajouterai pas à tous ses mérites celui de nous avoir donné un excellent déjeuner : on vit admirablement dans toutes les villes de Bretagne. Il est vrai que dans les villages on ne trouve absolument rien, pas même de pain ; à plus forte raison pas de vin, de viande, ni des autres vanités de la civilisation.

« De Brest, nous sommes allés, par un chemin héroïque, et en un voyage qui ferait une Odyssée, à Crozon, où nous avons trouvé Edouard. Mais ne crois pas que nous l’ayons trouvé là tout naturellement, comme on trouve un enfant sous un chou. Nous nous étions fait transporter de l’autre côté de la rade de Brest dans la presqu’île qui recèle Crozon : c’est une traversée de trois lieues. On nous débarque à la nuit. Nous demandons le chemin de Crozon ; on nous l’indique en ajoutant : « Mais vous êtes sûrs de vous perdre. » En effet, trois lieues de pays à travers les landes, les rochers et les sables du bord de la mer. « Bon, disons-nous, nous irons demain. En attendant, couchons ici. — Mais, nous dit-on, ici ce n’est pas un village ; c’est un fort en construction, et le peu d’auberges qui existent sont littéralement remplies par les ouvriers. » En effet, nous courons toutes les maisons : pas un lit. Enfin, de guerre lasse, nous nous installons dans une maison, et nous déclarons positivement à la propriétaire que, de deux choses l’une, ou nous coucherons chez elle, ou elle nous trouvera un guide pour Crozon. Elle nous en trouva deux. Nous voilà courant à la suite de nos guides à travers le plus chien de pays qui salisse la surface de la terre ; à chaque pas nous prenions un bain de pieds quand nous ne buttions pas dans une pierre ou dans une racine. Enfin nous voici à Crozon : nous courons droit à l’hôtel qu’habite la famille de Suckau, le maître de l’hôtel vient en chemise nous ouvrir sa porte ; et, jugeant à notre mine que nous pourrions bien être des voleurs, il nous répond qu’il n’a pas un lit vacant.

« Autre embarras ! Nous allons frapper à une auberge. Le maître de la maison se dit intérieurement qu’il n’ouvrira pas ; et, comme c’est un Breton, nous avons beau frapper. Le chien du logis aboyait comme un beau diable ; le maître ne soufflait pas mot : cela dura bien un quart d’heure. Enfin, un brave homme de cabaretier, malgré l’opposition de sa femme, consent à nous coucher, dans un seul lit, et dans une chambre où couchaient déjà deux personnes. Faute de mieux, nous acceptons avec reconnaissance ; et au préalable nous nous mettons sur la conscience une immense omelette avec une tasse du plus infernal thé que paysan breton ait moissonné dans son champ.

« Le lendemain, Edouard vint nous surprendre au matin dans ce dortoir où nous n’avions pas dormi. Je n’ai pas besoin de te dire combien l’hôtelier qui nous avait mis à la porte nous fit d’excuses le lendemain ; notre émigration ne fut pas longue à faire ; pendant les trois jours que nous avons passés à Crozon, nous avons pris tous nos repas avec la famille d’Edouard, qui a été charmante pour nous. L’hôtelier lui-même, pour regagner tout à fait nos bonnes grâces, nous a très modérément écorchés, après nous avoir bien traités.

« Edouard nous a offert une partie de cheval sur les rochers de la presqu’île. Tu sais quel pauvre écuyer est notre ami Francisque : cependant il a fait comme nous, il a enfourché son bidet breton, il a gravi dans les rochers, il a trotté et galopé sur les routes, il a passé avec nous toute sa journée à cheval, et, contre son attente, il n’est pas tombé ! Aussi je te laisse à penser combien il était content de lui. Ces petits chevaux bretons sont infatigables ; et ils ont le pied aussi sûr que des mulets. Edouard nous a conduits déjeuner à Camaret, dans un petit village où l’on pêche épouvantablement de sardines. Il y a plus de sept cents bateaux qui pèchent tous les jours ; et quelquefois un seul en prend 20 000 dans sa journée.

« Le lendemain, nous sommes allés avec toute la famille visiter en bateau les grottes de Crozon ; c’est de toute beauté : des cavernes très profondément creusées dans le roc ; la lumière s’y décompose de mille façons sur les cristaux. Ensuite, nous avons fait une partie de pêche, où Mme de Suckau s’est distinguée par un bonheur et une adresse incroyables. Elle est presque la seule qui ait pris du poisson, et elle en a fait un carnage.

« Le lendemain, toute la famille d’Edouard quittait Crozon pour aller à Châteaulin habiter chez une amie de Mme de Suckau. C’était notre chemin pour gagner le Morbihan ; Edouard vint à pied avec nous : c’était une affaire de neuf lieues, une plaisanterie pour nous qui en faisons maintenant jusqu’à douze sans nous fatiguer, mais pour lui, c’était plus grave. D’autant plus que nous nous sommes perdus dans le brouillard en traversant une montagne. Arrivés à Châteaulin, nous devions nous mettre en route pour visiter des mines de plomb et d’argent qui sont à une douzaine de lieues de là. Edouard devait donc dîner à l’hôtel avec nous et partir ensuite, pour nous avancer de quelques lieues sur la route des mines. Mais notre guignon nous fit rencontrer la dame chez qui la famille d’Edouard devait venir s’installer une heure après ; il nous tomba sur la tête une invitation à dîner : il fallut envoyer ou plutôt pousser Edouard en ambassade pour nous excuser sur ce que nous parlions le soir. Ce fut dur à arracher ; mais enfin, nous pûmes dîner ensemble à peu près tranquilles. Le dîner terminé, autre histoire : il fallut qu’Edouard allât prendre congé de ses parens ; il eut beau dire que nous avions une voiture, et que nous n’allions qu’à deux lieues et demie de Châteaulin pour coucher, comme il pleuvait à verse, ses parens avaient toutes les peines du monde à le lâcher. Il vint enfin, et à pied, par une pluie battante, nous fîmes deux lieues et demie en causant et en riant le plus gaiement du monde.

« Le lendemain est une de nos dures journées. Nous avons fait connaissance avec les chemins bretons que Francisque appelle des rivières de grande communication. Quelquefois, nous faisions un quart de lieue le long d’une berge en nous tenant aux branches. Jusqu’à six heures du soir, nous ne primes qu’un peu de lait, de pain et de beurre salé. Il ne nous manquait plus que de nous perdre, ce qui ne tarda pas à arriver. Retrouve-toi donc dans des chemins affreux, sans indications d’aucune sorte, sans rencontrer personne, si ce n’est de temps en temps une espèce de brute de Breton qui ne vous comprend pas et qui se moque de vous parce que vous parlez français ! Enfin, un mauvais petit chien de guide nous conduisit où nous voulions d’abord aller. C’est une cascade de cent dix mètres de haut, toute en écume, au milieu d’énormes rochers de granit. Figure-toi la Gorge-au-Loup changée en rivière : c’était une vue de Fontainebleau, plus l’eau, que Fontainebleau n’a pas. Là, par bonheur, nous fîmes rencontre d’un jeune garde-chasse qui nous guida avec la plus grande complaisance, et fit une demi-lieue pour nous mettre dans notre chemin. Il est vrai qu’il parlait français.

« Aux mines de Poullaouen, nous trouvons un directeur, ancien élève de l’Ecole polytechnique, renvoyé au bout de quelques mois pour manque de respect, on nous dit, à la personne de Louis-Philippe. Nous avions une lettre pour lui : il nous reçoit poliment, nous refuse poliment l’entrée de la mine, nous conduit poliment à la fonderie où il nous expose toutes les opérations de la coupellation, que nous savions aussi bien que lui. Là-dessus, il nous indique un village où nous trouverons à souper et à coucher. Or, il y a à Poullaouen un château où les propriétaires de la mine entendent qu’on héberge les étrangers qui en ont une bonne.

« Francisque m’interrompt pour me charger d’écrire qu’il a bien dîné, et qu’il a bu une bouteille de vin à lui tout seul, et une bonne, encore ! (Je l’ai laissé dîner seul, parce que je suis imperceptiblement malade.)

« Je reviens aux mines. Le sous-directeur, qui demeure au Huelgoat, nous a mieux reçus que son chef. C’est aussi un ancien élève de l’Ecole, il se nomme Ladame ; ton père doit l’avoir connu. Il nous a tout expliqué avec le plus grand détail, et il est descendu avec nous jusqu’au fond de la mine, c’est-à-dire à plus de trois cents mètres sous terre. Le pauvre Edouard peinait à faire pleurer : il était abîmé de fatigue, et chacun des neuf cents échelons lui coûtait un énorme soupir ; toutes les fois qu’il enfonçait sa jambe dans une flaque d’eau, le pauvre garçon poussait des cris de paon. Pour Francisque, fidèle à sa maxime de faire tout ce que font les autres, et sans murmurer, il allait partout, suait sang et eau, et ne se plaignait pas. On ne l’entendait que quand sa lampe venait à s’éteindre.

« A la sortie de la mine, M. Ladame nous conduisit devant un bon feu pour réchauffer nos dehors, et il déboucha deux bouteilles de vin vieux pour nous rétablir le dedans. Quand il nous vit bien débarbouillés, bien reposés et bien ragaillardis, il nous mit sur notre chemin et nous dit adieu comme à des amis. Tu vois qu’on trouve de bonnes gens, même en Bretagne, mais ils y sont rares.

« Ce soir-là, Edouard fit encore trois lieues avec nous, mais, à la fin, il avait besoin de l’aide de nos bras. Le soir, après dîner, il nous montra une ampoule grosse comme un œuf de pigeon. C’est à Carhaix que nous lui avons dit adieu. Il a pris le courrier pour Châteaulin, où il va trouver des dames et des demoiselles en masse, et danser. Les quelques jours que nous avons passés avec ce bon et excellent garçon compteront parmi les bons jours de notre voyage. Après l’avoir quitté, nous avons couru en deux jours à Lorient ; c’est vingt lieues. Hier, nous sommes venus de Lorient ici par une pluie battante. Les gens du pays sont étonnés que cela nous étonne : ils prétendent qu’il pleut toujours dans le Morbihan. Heureux pays ! Nous sommes ici fort bien installés pour quelques jours dans le premier hôtel d’Auray ; notre dîner ne nous coûte que trente sous et notre lit dix sous. Or, les lits sont délicieux, et les dîners… J’ai appris à marchander dans les hôtels ; nous avons gagné comme cela beaucoup d’argent ; mais il faut faire ses prix avant d’entrer. Au moment de payer, l’aubergiste ne vous rabattrait pas un sou.

« Nous sommes au centre des antiquités celtiques du Morbihan, et même de toutes les antiquités quelconques. Aujourd’hui, nous sommes allés visiter une pierre branlante, que les Druides ont placée dans un équilibre si instable que la main d’un enfant suffit, dit-on, pour la mouvoir. Quant à nous, nous n’avons pu l’ébranler. Sans doute, c’est parce que nous ne sommes plus assez enfans. Nous avons fait encore aujourd’hui le pèlerinage que tout Dreton fait une fois l’an, à Sainte-Anne d’Auray. C’est là qu’il y a des ex-voto, et de bien amusans, les tableaux surtout. Les murs en sont couverts. Enfin, nous sommes allés voir le monument élevé par le Duc d’Angoulême aux morts de Quiberon, et la place où on les a tués. Une seule chose nous désole : nos sacs sont à Châteaulin, notre linge est horriblement sale, et Francisque marche nu-pieds. Edouard devait nous envoyer nos sacs, et rien n’arrive. A part cela, nous serions les plus heureux voyageurs du monde.

« J’espère que nous serons là le 15 pour te souhaiter bonne chance : en attendant, nous te souhaitons bon travail. Rappelle-moi au bon souvenir de tes parens ; tu dois les avoir maintenant auprès de toi. Francisque te dit tout ce que je te dis. Si tu pouvais, à l’École, mettre ton nom, celui d’Alfred, d’Édouard, les nôtres et celui du Cacique sur tous les lits du petit dortoir, nous serions là chez nous, et ce serait bien agréable. Présente mes amitiés respectueuses à M. Callot. Adieu, mon bon vieux, je me couche ; nous verrons demain les champs de Carnac. »

Ainsi s’achevait cette longue équipée de plus d’un mois. Il était temps qu’elle prit fin, car, sans parler de l’argent qui s’épuisait vile dans la maigre escarcelle des voyageurs, en dépit de leur économie, About n’a plus de vareuse, Sarcey plus de souliers, tous deux plus de chapeaux. Ils rentrent donc, joyeux du plaisir réconfortant des marches en plein air et de l’apprentissage de la vie. Ils réintègrent l’Ecole, où va s’écouler leur seconde année de séjour, année relativement tranquille, car aucun examen n’en marque le terme, et il est loisible de s’abandonner au travail personnel. On y étudie gaiement, on y discute avec plus d’ardeur, car les élèves sont maintenant plus divisés. Tout en demeurant d’excellens camarades, quelques-uns affichent un catholicisme intransigeant, qui se manifeste à chaque occasion, pour les motifs les plus divers. Les autres, en plus grand nombre, non moins convaincus et non moins tenaces, plus malicieux encore et plus fertiles en ruses, loin de refuser le combat, le provoquent et se défendent avec une habileté consommée. About est le chef du clan des incrédules ; il fait ses premières armes de polémiste contre ses condisciples, en attendant qu’il se mesure avec des adversaires plus redoutables. Et Taine, toujours logicien, toujours réfléchi, penche manifestement vers ceux qui montrent le plus de largeur d’esprit et laissent un jeu plus libre à la raison de l’homme.

Sur ces années de fermentation intellectuelle à l’École normale, nous possédons maintenant le témoignage direct de quelques-uns de ceux qui les vécurent. La correspondance de Taine, si philosophique, si méditative, donne bien l’idée, encore qu’un peu trop haute, des aspirations généreuses qui guidaient les meilleures de ces intelligences si vibrantes. Les lettres de Sarcey, publiées plus récemment par fragmens, décrivent mieux le cours ordinaire de cette existence assez surchauffée, enivrée de son savoir et fière d’en user, les acteurs, — maîtres ou élèves, — et les incidens quotidiens d’une vie assez recluse qui se répand surtout en lectures et en discussions. Moins abstrait, moins dogmatique que Taine, Sarcey voit plus judicieusement leurs camarades et les marque d’un trait qui, pour être moins profond, n’en est pas moins juste et moins frappant. Les passions de ce petit monde y revivent au vrai, et Edmond About, comme il convient, s’y montre le plus agissant, le plus envahissant. La mobilité de son esprit, la fertilité de ses ressources, en font un adversaire redoutable dans la discussion, plus redoutable encore dans les examens, où le sentiment du danger proche affine ses qualités et transforme ses défauts en élémens de succès. Moins travailleur que les autres, quoiqu’il aime le travail et soit capable de s’y livrer avec une attention soutenue, il assimile les textes et les lectures avec une aisance telle qu’il semble avoir forgé lui-même tous les matériaux qu’il emploie et dont son esprit sait si bien tirer parti qu’ils lui paraissent familiers.

Ce ne sont pas là les habitudes de Taine, qui en souffre parfois, mais qui rend justice à un rival trop heureux dont il dit : « Il a des sens trop vifs, un esprit trop brillant, un trop grand besoin de jouir et de paraître ; mais quel être fort, s’il voulait ! » Il le devint, et Taine plus encore, mais non dans le sens où leurs facultés pensaient alors s’exercer. Sous la direction de Dubois (de la Loire-Inférieure), l’École normale avait trop attiré l’attention sur elle-même, sur les doctrines qu’on y professait, sur les élèves qu’on y formait. Il convenait de la réformer et, pour cela, on commença par en changer la direction, qui, des mains de Dubois, passa dans celles d’un honnête administrateur, Michelle, tout à fait étranger jusque-là aux traditions de l’établissement confié à ses soins. Le philosophe Vacherot, directeur des études littéraires, fut évincé lui aussi, et toutes ces modifications, qui firent grand bruit dans le temps et dont le souvenir n’est pas effacé, troublèrent profondément l’esprit de l’École et les conditions de son enseignement. Il était fatal que les élèves s’en ressentissent. La fin de la seconde année de la promotion de 1848 et sa troisième année tout entière se trouvèrent, de ce fait, fort assombries. Si le travail ne fut pas diminué, la gaieté fut atteinte à ses sources : on sentait que les difficultés allaient surgir et, malgré l’optimisme de l’âge, on s’en montrait vaguement inquiet. Détail caractéristique, le brillant uniforme de l’École était supprimé et remplacé par l’habit noir, à queue de morue, orné d’une large palme violette au-dessus de la boutonnière : désormais les Normaliens devaient se promener ainsi, se rendre aux cours de la Sorbonne et du Collège de France, venir écouter Jules Simon ou applaudir Michelet. C’étaient là les délassemens de cette jeunesse, qui n’interrompait ses propres travaux que pour entendre la voix des maîtres qui savaient l’émouvoir. Pourtant, au milieu des épreuves de l’agrégation, About eut une fantaisie à laquelle il s’abandonna. Après l’examen écrit, il partit pour Londres, où se tenait une exposition universelle dont on parlait beaucoup. Dans quelles conditions s’effectua cette visite, la lettre suivante à Arthur Bary, datée du 31 août 1851, va nous l’apprendre, avec les impressions qu’About rapportait de cette escapade.

« Mon cher ami, la date de cette lettre t’explique d’avance comment et pourquoi je ne pourrai pas profiter dimanche de l’aimable invitation de ta mère. Jeudi dernier, comme je m’en allais, clopin-clopant, donner ma leçon rue d’Hauteville, j’ai rencontré mon élève, qui s’en venait à l’École me demander timidement si je consentais à le mener voir l’exposition. J’ai accepté sans timidité, et vendredi matin nous partions à six heures, avec mille francs en poche, et la résolution de nous amuser. Après un voyage assez agréablement varié par le mal de mer d’autrui, et le spectacle des bons Anglais qui, au lieu de tenir la tête de leurs femmes, s’occupaient uniquement à leur tenir les jupons que le vent emportait, nous avons touché le sol de la verte Angleterre, et je me suis écrié pieusement : « Witcomb ! Witcomb ! »

« Les Anglais ont fait tapisser de craie les côtes de leur pays ; cela fait un assez bon effet de loin. Le chemin de Douvres à Londres suit la mer pendant quelque temps, et c’est fort beau à voir. Mais la plupart du temps on voyage sous terre : ils abusent de leur facilité à bâtir des tunnels. Quant à leurs wagons, je le dirai, au risque de blesser votre jeune pensionnaire, un chien n’en voudrait pas. Je parle des secondes ; quant aux troisièmes, un Anglais n’y mettrait pas ses cochons : c’est trop sale.

« Nous avons déjà passé un jour à Londres ; mais nous n’avons rien vu de la ville. La Tamise est encore un mythe pour nous. Notre journée d’hier s’est passée à chercher l’exposition et à la visiter. Je pense que nous y retournerons tous les jours, mais je doute que nous arrivions à la connaître un peu ; c’est d’une grandeur telle, et si plein de recoins imprévus, que les gardiens eux-mêmes doivent en ignorer bien des choses.

« Je n’ai guère vu hier que les machines et les sculptures anglaises. J’aime mieux les machines. C’est non seulement beaucoup plus utile, mais encore et surtout beaucoup plus beau. C’est là qu’ils mettent leur imagination. Il y en a qui sont de génie ; toutes leurs statues ne sont que de fabrique. Pour t’en donner une idée, figure-toi de la sculpture au daguerréotype. Une copie plate des formes, une sorte de moulage, fait à vue de’ nez ; pas l’ombre d’idéal. Ce n’est pas peut-être là leur plus grand défaut : mais dans leurs statues, les hommes ne sont pas des hommes, ni les femmes des femmes ; les hommes sont des Anglais, et les femmes des Anglaises. Figure-toi un Satan, orné d’une figure tragico-grassotique, assis sur un gros serpent enroulé comme cela, en forme de câble, ou de tabac à chiquer ; un mousse naufragé, orné de légendes telles que ceci : « Dieu tout puissant ! Protège ma malheureuse mère veuve ! » Veuve est un trait auquel Phidias n’aurait jamais songé. Mais le pantalon du mousse est d’un raide admirable, et le plus sceptique ne pourrait contester qu’il soit en cuir. Horrible ! o most horrible ! Mais le plus intolérable, c’est cette physionomie anglaise, et l’on y revient toujours. Quelle impression cela te ferait-il de voir Prométhée enchaîné auprès de son vautour, et de l’entendre crier : Goddem ! Eh bien ! ils ont un Prométhée que l’on croit entendre.

« Je ne te parle pas de la reine Victoria, qu’ils ont mise à toutes les sauces, et les sculpteurs aussi bien que les autres. On la voit en plâtre, en marbre et en bronze ; ils ont embelli de tous leurs moyens cette bonne courtaude, mais quelquefois les bonnes caricatures ! Il y en a une que je n’oublierai jamais : la reine Victoria, dans sa taille ramassée, se penche en avant, d’un air paterne, comme si elle volait sur le monde, et elle tient un globe dans sa main. C’est en bois, demi-grandeur : je donnerais beaucoup pour pouvoir te peindre la physionomie. Tout le reste est à la Victoria ou à l’Albert. Ce n’est pas étonnant à l’exposition, quand on voit le portrait de la Reine sur les enseignes des boutiques et des cabarets.

« Aujourd’hui, je crois que nous allons a la campagne, s’il y a de la campagne en ce pays-ci. Nous nous paierons un de ces jours Oxford ou Liverpool ; à Oxford, j’aurais l’avantage de préparer mon agrégation. Et toi, travailles-tu ? Adieu, mon papier est trop court. Rappelle-moi au gracieux souvenir de tes parens, et fais compliment à ta petite Anglaise de son noble pays. »

Comme on le voit, le souci de l’examen prochain n’a rien enlevé à Edmond About de la netteté de son coup d’œil et de sa verve railleuse. Avant la fin du mois de septembre, il était agrégé des lettres, le premier d’une promotion de huit, où ne figuraient ni Sarcey ni Bary. Moins heureux que son rival, Taine avait été évincé de l’agrégation de philosophie par un déni de justice sans exemple, qui mettait au premier rang le doux, l’honnête, le délicat Edouard de Suckau, plus embarrassé que quiconque d’un honneur qu’il sait ne pas mériter. Et toutes ces avanies ne sont que le prélude de tracasseries qui vont assaillir tous ces jeunes universitaires libéraux. On exile Taine à Nevers, Sarcey à Chaumont, Bary à Saint-Omer, tandis que les plus favorisés débutent à Douai, à Clermont ou à Lyon. About, désemparé malgré son assurance, s’interroge et cherche le vent. On assure que, jusque-là, il n’avait pas envisagé nettement l’éventualité de quitter l’Université, dont il se préparait à remplir les devoirs. Il songe pourtant à en sortir, et Taine, qui connaît ces dispositions, écrit à Prévost-Paradol de les enrayer. « Son caractère n’est pas un sensuel égoïsme, dit-il d’About. C’est une force capable de se porter de tous côtés, qui va maintenant de celui-là. Mais il est capable d’aller de l’autre. Je l’ai vu étudier Platon et Aristote pendant un mois de suite ; le plaisir de battre les catholiques en ferait pour six mois un bénédictin. Il est surtout agissant et militant. C’est de ce côté qu’il faut lui représenter les choses. D’ailleurs il a trop d’orgueil pour se résoudre à n’être qu’un homme d’esprit. » Là est bien, en effet, le nœud du caractère d’About : un peu lassé de sa réputation de facilité spirituelle, il veut faire autre chose, agir et étudier en vue de l’action. L’École d’Athènes semble offrir une voie à ce désir d’activité et il s’y lance, un peu étourdiment sans doute, mais le temps n’est pas aux longues réflexions.

On était aux derniers mois de 1851. L’année précédente, l’École d’Athènes, fondée depuis quatre ans, venait d’être réorganisée dans un sens où la littérature devait avoir sa part à côté de l’érudition. Un examen en ouvrait maintenant la porte : ce fut Edmond About qui le passa le premier, le 21 novembre 1851, et la commission d’examen estima qu’il ne pouvait « manquer de faire honneur à l’Ecole française d’Athènes. » Elle ne prévoyait pas la manière. Le 1er décembre suivant, c’est-à-dire la veille même du coup d’État, on signait la nomination d’About. C’était le moment de s’éloigner de France et de laisser les camarades professer dans quelque ville de province, en face des mesquineries d’un pouvoir de plus en plus tracassier. About quitte Paris à la fin de janvier 1852 et, le 9 février suivant, il arrive à Athènes. Ce que fut le voyage et la désillusion du premier contact avec cette terre promise de la beauté, une lettre va nous le dire, écrite au débotté, et adressée par About au jeune homme en la compagnie de qui il visitait Londres six moi » auparavant. Les rapprochemens entre les deux voyages viennent donc naturellement sous la plume de l’écrivain, qui s’en sert, comme toujours, pour donner à sa pensée un piquant de plus.

« Monsieur et cher élève, j’arrive et je vous écris. Vous aurez l’étrenne de ma plume. Il est bien juste qu’après un si long et si lointain voyage, je donne d’abord de mes nouvelles aux personnes qui me l’ont rendu facile et agréable. Grâce à la recommandation de M. Revenaz, j’ai trouvé dans M. Rostand, dans le capitaine du Lycurgue et dans tous les employés de l’administration, une complaisance et une prévenance qui ressemblaient presque à de l’amitié. J’ai pris les premières places en payant le prix des secondes ; et le confortable du bateau joint à la politesse des officiers m’a fait endurer une traversée de huit jours. Je soupçonne même M. Revenaz d’avoir écrit là-haut un petit mot en ma faveur, car le ciel s’est montré d’une clémence admirable ; la mer, très violente quelques jours auparavant, s’est radoucie tout exprès pour nous. Ce n’est pas à dire que la houle nous ait entièrement laissés tranquilles. Vous souvenez-vous de ce joli petit mal de mer, qui nous a pris dans la dernière heure de notre traversée de Douvres à Calais ? Eh bien ! j’ai goûté un plaisir très semblable à celui-là, mais infiniment plus prolongé. Cela a duré quelque chose comme quatre jours, quoique tout l’équipage jurât que nous avions un temps magnifique. Mais enfin me voici à peu près amariné, et, si ma bonne étoile veut que je fasse un grand voyage ce printemps, je ne donnerai pas à M. Revenaz le triste spectacle de mes nausées. Je suis arrivé ici à peu près dans le même étal que vous à votre retour de Londres, c’est-à-dire peu brillant, si vous vous souvenez. Mais je ne regrette pas plus ma fatigue d’hier que vous ne devez regretter vos fatigues de septembre : un malaise passe vite, et le souvenir de ce qu’on a vu demeure longtemps. J’ai bien des fois regretté que vous ne fussiez pas avec moi : après le spectacle de l’activité anglaise et des beaux résultats qu’elle a produits, vous auriez vu ici le triste tableau des effets de la paresse. Athènes est un horrible village, en comparaison de la plus petite ville d’Angleterre. Point de pavé, point d’éclairage ; des maisons bâties à la hâte avec de la terre, ou, ce qui est pis, avec des chefs-d’œuvre en débris ; une campagne ou inculte ou mal cultivée : les paysans croient avoir assez fait quand ils ont gratté l’épiderme de la terre, et les Athéniens de la ville se croiraient déshonorés de porter un fardeau. Ils vont faire les beaux dans la ville et s’étaler au soleil dans leur brillant costume : voilà la seule occupation qui leur semble digne d’eux. Il y a plus d’honorabilité (barbarisme anglais) dans un ouvrier de Liverpool, noir de charbon, que dans cinquante de ces gens d’opéra-comique qui pavent les rues ici. Mais je ne veux pas en dire trop de mal avant d’avoir fait plus ample connaissance : je ne suis ici que de ce matin. Et s’il faut se garder de juger un homme à première vue, à plus forte raison quand il s’agit d’un peuple. Cependant, quand vous voyez un homme qui sort en savates, vous avez quelque droit de penser mal de lui ; de même pour une nation : et ici, la ville et la campagne sont en savates.

« Avant de rencontrer le peuple grec et ses pompeux haillons, j’ai vu en passant un peuple bien curieux, les Maltais. Malte est une île italienne au pouvoir des Anglais : c’est assez vous dire qu’elle est propre, quoique italienne. L’île est un rendez-vous de tous les navires qui passent dans la Méditerranée ; c’est un point central où l’Orient et l’Occident se donnent la main. Il est vraiment curieux d’y voir l’Occident en habit anglais, raide, actif, réglé dans tous ses mouvemens ; et l’Orient vêtu de ses amples étoffes, indolent, au moins en apparence, et vautré partout au soleil. Ces Maltais sont encore bien plus Arabes qu’Italiens ; leur italien leur sort de la gorge ; on le reconnaît à peine. Les figures ont le type arabe fortement marqué ; on croit rencontrer Abd-el-Kader dans tous les bateliers : des têtes superbes. Je parle des hommes : les femmes se cachent dans une mante noire et elles font bien. Tout ce peuple est fort et robuste ; les Maltais sont les portefaix de tout l’Orient. Mais l’intelligence et la véritable activité leur manquent. Ils ne travaillent que forcés par la faim ; et, la tâche finie, ils se couchent au soleil. Ce ne sont pas encore là les modèles que je vous proposerais, si j’étais en droit de vous proposer des modèles. Mais j’oublie toujours que le temps n’est plus où j’avais le plaisir de vous donner des leçons ; et que je me suis remplacé moi-même par des maîtres qui valent mieux que moi. Je tiens beaucoup à ce que vous me rendiez cette justice, que je ne cherche pas à me faire valoir par les contrastes, et que je travaille plus à me faire oublier qu’à me faire regretter. J’espère, à mon retour en France, vous voir non seulement bachelier (c’est un jeu d’enfant), mais véritablement instruit et solide sur toutes choses. Vous devez être bien près du quatrième livre de la géométrie : et mon ami Bonnefont[2], en sa qualité d’historien, doit vous avoir conduit aux portes de l’histoire romaine. Apprenez ; apprenez. Si vous devez voyager un jour, vous ne profiterez de vos voyages qu’à condition de savoir beaucoup. Je regrette tous les jours de ne pas savoir assez. Vous aurez en vous et autour de vous tout ce qu’il faut pour plaire aux gens superficiels ; acquérez ce qui est nécessaire pour mériter l’estime et la considération des hommes sérieux. Ne croyez pas toutefois que je vous désire savant en us ; restez homme du monde, et si vous ne l’êtes pas assez, devenez-le. Profitez des leçons de ma jolie collègue, aussi bien que de celles de Debray[3] et de Bonnefont.

« Aurez-vous la bonté de me rappeler au souvenir de ces trois honorables professeurs, qui ont, à des degrés différens, une grande place dans la mémoire de mon cœur ? Faites que la famille de Sales, et le bon M. Reichenbach se souviennent de temps en temps qu’ils ont à Athènes un ami très dévoué ; mais, avant toutes choses, je vous prie de dire à madame votre mère que je n’oublierai jamais tout ce que j’ai trouvé en elle de gracieuse bienveillance et d’inépuisable bonté. M. Revenaz sait, que je l’aime autant que je l’estime ; et ce n’est pas peu dire. Pour vous, mon cher ami, je suis tout à vous, comme la jolie montre que vous m’avez donnée est à moi. Toutes les fois que je la regarde, je suis sûr d’y trouver l’heure ; toutes les fois que vous jetterez les yeux de mon côté, soyez sûr d’y trouver amitié solide et dévouement à toute épreuve. »

Telle est la première impression d’About. Doit-on ajouter que c’est la bonne ? Comme en Bretagne, comme en Angleterre, le voyageur saisit vite l’aspect des choses et des gens, les juge non moins vite, en un style que sa précision fixe dans l’esprit comme un trait de clarté. Au fond, c’est bien là ce qu’il développera plus tard, quand il composera tout un livre sur la Grèce, en y mettant cependant plus de retenue et d’esprit d’équité. Mais le temps n’a adouci ni l’humeur ni la verve, qui restent caustiques et portées à railler. Jamais About ne savoura, suivant l’expression de Daveluy, les austères douceurs de l’existence des membres de l’École d’Athènes. Trop hanté du souvenir de Paris, il sentait trop ce qui lui manquait pour bien apprécier ce qu’il possédait ; et c’est pour cela que sa vie est ennuyée, sans passion et sans but. Installée alors dans un immeuble spacieux et bien aéré, en face de l’Acropole, au pied du Lycabette, l’Ecole d’Athènes avait cependant de quoi plaire même à un jeune homme que la science archéologique séduisait médiocrement. Là, sous l’autorité assez ferme, dominatrice, mais non sans esprit, d’Amédée Daveluy qui présida plus de vingt ans aux destinées de l’établissement, de studieux élèves vivaient, assez différens d’intelligence et de goûts, mais tous animés du désir de faire mieux connaître l’antiquité et d’en pratiquer le culte avec zèle. Une douzaine de jeunes gens y avaient habité avant About ; trois s’y trouvaient encore lorsqu’il arriva : Ernest Beulé, Alexandre Bertrand, et M. Alfred Mézières, aujourd’hui seul survivant de ces âges héroïques. C’est parmi eux qu’About allait vivre, du moins tant qu’il séjournait à Athènes, et la diversité de leurs aptitudes dit assez que leur commerce n’était ni monotone, ni fastidieux.

Exactement un mois plus tard, le 8 mars 1852, arrivait de Rome à Athènes un grand prix d’architecture, Charles Garnier, venu en Grèce pour tenter la restauration de quelque monument antique. C’était un aimable compagnon, brun et nerveux, facile à vivre, et dont l’ingéniosité d’esprit allait augmenter encore l’agrément de cette vie en commun. Par ses qualités, par ses boutades même, le nouveau venu devait beaucoup plaire à Edmond About, qui, de fait, s’attacha vite à lui. Mais artiste avant tout, doué d’une sensibilité extrême et du sens aigu de la beauté, Charles Garnier était ébloui des spectacles qui retenaient moins About. Pour Garnier, l’arrivée à Athènes avait été un enchantement. Il a laissé le début d’un journal de son séjour en Grèce, qui nous permet de suivre les mouvemens divers de son âme d’artiste dans de telles circonstances, et qui, de plus, fournit le moyen de contrôler les faits et gestes de ceux qui vivent alors auprès de lui.

« J’ai tout oublié, écrit-il en arrivant à Athènes, le 8 mars 1852, j’ai tout oublié, fatigues, ennuis, malaises, tout ! Je suis à Athènes, j’ai vu l’Acropole ! ! ! A beau mentir qui vient de loin, dit le proverbe ; je défie bien de mentir sur ce que j’ai vu. Toutes les paroles enchantées, toutes les descriptions louangeuses sont et seront impuissantes pour dire la magnificence du spectacle ; la réunion du beau dans la nature, du beau dans l’art, ces deux sources si vives de joies si pures, tout cela se trouve ici. L’impression ressentie aujourd’hui sera toujours grande et ineffaçable…

« Quel est donc le secret de la nature ? La dernière impression qu’elle vous donne vous paraît toujours la plus forte. J’avais vu déjà de splendides choses avant de venir en Grèce ; puis, arrivé à Patras, je me dis : « Je n’ai rien vu encore de si beau. » Je m’en dis autant à l’isthme de Corinthe et voilà que j’en redis encore autant à présent. Eh bien ! disons-le bien franchement : non, je n’ai rien vu de plus beau que le golfe de Salamine. Il me parait tout naturel que les hommes qui habitaient cette merveille de Dieu fussent les premiers artistes : ils n’avaient qu’à se laisser aller. La forme et la couleur, ces deux grands maîtres de l’art, n’étaient-ils pas toujours présens à leurs yeux ? « Nous passons devant Mégare, devant l’île de Salamine, les noms de Xerxès, de Thémistocle bourdonnent autour de moi, je me sens belliqueux, et moi aussi j’aurais défait les Perses.

« Puis le ciel se découvre peu à peu, les montagnes du fond encore teintées par l’éloignement forment un rideau magnifique ; un rayon de soleil traverse les nuages, et, au détour de Salamine, vient éclairer et dorer le Parthénon, en mouchetant de lumière les roches de l’Acropole.

« Eh bien ! oui, j’ai pleuré de bonheur, d’émotion ; c’était ma chère Acropole si ardemment désirée, si souvent et si longtemps rêvée. Combien elle me parut encore plus belle que mes rêves ! Quelle exquise finesse de lignes, quelle fière tournure ! Gloire à Dieu, j’ai vu l’Acropole !

« Nous avions été attendus à Kalamaki, dans le nouveau paquebot, par un Grec envoyé par Beulé, et qui devait nous éviter les ennuis du débarquement. Grâce à lui en effet, nous’ évitons toutes les visites de la douane, les offres des cochers ou des bateliers, et nous débarquons au Pirée comme on débarque à Saint-Cloud.

« Le Pirée, qui s’agrandit de jour en jour, n’a à peu près aucun caractère ; c’est une ville qui se fait et se défait en partie. Nous prenons la grande route blanche qui va à Athènes, nous passons le Céphise, tout desséché, nous traversons de grands bois d’oliviers, nous côtoyons l’Acropole, que nous ne quittons pas du regard, et puis, hébétés par l’étonnement, l’émotion, le cœur tout remué par les beaux noms, les grandes choses, les vieux souvenirs, nous arrivons enfin à l’Ecole de France, où Beulé et About nous reçoivent. Nous arrivons alors à des choses plus terre à terre, nous pensons au diner, nous causons entre nous, toute la soirée, des vieilles connaissances, on prend le thé, on fume beaucoup, et les uns et les autres, excités par une conversation intéressante pour tous, nous nous quittons enfin pour aller nous coucher. Je rentre cependant dans ma chambre, j’écris au courant de la pensée mes impressions du jour, et je me dis encore : « Quelle merveille que ce pays ! Il n’y a pas à choisir dans les arts : il faut être le bon Dieu ou architecte ! »

On sent dans le tumulte de ces pensées la sincérité de l’enthousiasme. Le lendemain, quand Charles Garnier fut visiter l’Acropole, il ne fit pas, comme Renan devait le faire plus tard, une prière savante et délicate à ce modèle de perfection dans l’art. Son admiration se traduisit autrement, sous une forme qui, pour être plus familière, n’en est pas moins cordiale et profonde. Écoutons-le encore nous dire ce qu’il éprouva dans ce premier contact avec Je génie grec, en compagnie de Beulé et d’About.

« Après déjeuner, visite à l’Acropole. Il m’est impossible de dire tout ce que j’ai ressenti dans cette belle et longue visite. J’ai ressenti pourtant une espèce de velléité d’orgueil en voyant tout cela : « et moi aussi j’étais architecte, » je pratiquais le grand art, celui qui touche et impressionne si vivement et je regardais avec admiration les Propylées, et le Parthénon, et le temple de Minerve Poliade, et la Victoire aptère, et ceci, et cela, et puis je recommençais à regarder, et je fumais force pipes, l’une en l’honneur de Phidias, l’autre pour Ictinus, l’autre encore pour Mnésiclès, de sorte que, de pipe en pipe, d’admiration en admiration, quatre heures se passèrent ainsi qui nous parurent quatre minutes. Enfin nous partons émerveillés, un peu abrutis et pas mal fatigués, nous disons en retournant à l’École un petit bonjour au monument chorégique de Lysicrate, avec son charmant fleuron et ses vilaines colonnes, puis côtoyons la tour des Vents, qui laisse un peu à désirer, et rentrons enfin faire un costume. Nous le faisons tant bien que mal, car le moutard qui posait remuait à tout instant. Ça ne fait rien, c’est déjà un commencement de travail. »

A quelques-uns de ces traits, on sent la joie du véritable artiste, que le passé intéresse plus que le présent, et qui est venu pour goûter le charme de ces grands souvenirs, et aussi celui du pays qui les encadre. Sans doute, Charles Garnier se mêle à la vie quotidienne, en note, comme About, les disparates et les singularités, et l’on retrouve sous sa plume bien des incidens qui font l’agrément de la Grèce contemporaine. Ces constatations d’un témoin oculaire servent même à marquer combien était juste, à son heure, la critique d’About, que d’aucuns voulurent croire seulement fantaisiste et malveillante. On pourrait s’attarder à rapprocher l’opinion des deux jeunes gens et montrer que la sincérité de leur jugement est modifiée uniquement par la variété de leur tournure d’esprit. Ce serait à coup sûr un rapprochement attrayant, où Garnier se montrerait à son avantage sous bien des égards, plus sensible que son compagnon, et non moins vif ou non moins pittoresque. Nous préférons recueillir ici, de la plume de Garnier, quelques détails nouveaux sur son excursion à Egine avec About et sur la manière dont elle se poursuivit. Partis pour Egine le 2 avril 1852, sur un petit bateau ponté, les deux amis y débarquaient le soir du même jour, après une traversée de plusieurs heures, mouvementée et glaciale.


PAUL BONNEFON.

  1. Nom populaire des pieuvres, à Fécamp.
  2. Professeur d’histoire au lycée Bonaparte (Condorcet).
  3. Chimiste, professeur à la Sorbonne et membre de l’Institut.