Edmond Rostand (Haugmard)/Biographie
EDMOND ROSTAND
l a eu les plus invraisemblables succès, la gloire, monnayée sous toutes ses formes ; sa renommée est mondiale. La Fortune lui a prodigué tous ses sourires, et il habite, là-bas, près de Bayonne, une colline qu’il a miraculeusement métamorphosée, un chalet somptueux et raffiné, un parc
élégant et délicieux, où il travaille, où il rêve, dans un paysage de montagnes douces, sous une
lumière amollie, tendre, apaisée, et d’une mélancolie qui consolerait, à côté d’un autre dieu des
lettres, le divin Loti, de Hendaye, là-bas, à Arnaga, où il laisse peu pénétrer jusqu’à lui les rumeurs malséantes et toute notre modernité de reportage et d’américanisme, qui lui ont attiré quelques aigreurs, quelques sévérités de l’opinion. En est-il responsable ?
I
Edmond Rostand est né le 1er avril — date facétieuse pour le populaire — 1868, rue Montaux, à Marseille. C’est un Méridional. Son père, Eugène Rostand, après avoir été un journaliste et le traducteur, en vers, de Catulle, et le poète des Sentiers unis et des Poésies simples, s’est affirmé un sociologue et un philanthrope éminents, apôtre d’action sociale et d’économie rustique bien entendues, et il est aujourd’hui membre de l’Académie des Sciences morales et politiques. Son oncle, Alexis Rostand, directeur d’un grand établissement financier, est un musicien, et nous avons entendu récemment un cycle de ses mélodies.
Il fit d’excellentes études au lycée de Marseille, où il resta jusqu’à la Seconde, puis il vint à Paris, au Collège Stanislas. Il y fut l’élève de M. Lorber, professeur d’allemand, qui devint l’un de ses plus chauds amis — une nouvelle, écrite à 17 ans, Mon La Bruyère, lui était dédiée — et de M. René Doumic, qu’il devancera, plus tard, à l’Académie.
Armé déjà d’un élégant râteau,
Doumic peignait la pelouse verbale,
C’était du temps que j’étais en Rhéto…[1]
L’auteur illustre a gardé de l’amitié pour le collège qui, d’ailleurs, le fêta. Après Cyrano, après Chantecler, Rostand reprit contact avec les élèves. Le jeudi 3 mars 1898, une matinée de Cyrano de Bergerac leur fut réservée ; un bronze de Barye, un hommage d’Émile Trolliet furent offerts au poète, qui y répondit par des vers piaffants, lesquels invitaient à l’énergie et au panache.
« Rappelez vers la plage sombre
Le flot chantant de l’Idéal. »
Somme toute, il leur conseillait d’être de « petits Cyranos ».
Après le collège, l’École de Droit. C’est, jusqu’ici, la destinée d’un fils de bourgeoisie. Fut-il un étudiant appliqué ? Il obtint le grade de licencié et s’en contenta. Et, en 1890, après un Éloge d’Honoré d’Urfé, couronné à l’Académie de Marseille, un Essai sur le Roman sentimental et le Roman naturaliste, où le premier était préféré au second, parurent, chez Lemerre, les Musardises. Le livre fut signalé, mais rien, sans doute, ne laissait prévoir l’auteur dramatique tant admiré du surlendemain. La même année, le 8 avril, il épousa Rosemonde Gérard, petite-fille du Maréchal Gérard, poète elle aussi, la compagne introuvable, séduisante, dévouée, intelligente et fine, pour un poète. Ses Pipeaux, que dota le prix Archon-Despérouses sont un livre de jeunesse et de grâce. Tout le monde connaît son Éternelle Chanson. L’Illustration publiait récemment des vers à son fils, et un nouveau volume est annoncé. Ses vers ont de l’élégance, de la fraîcheur, du métier, que féminise une certaine afféterie. Certes, ils ne sont point quelconques.
Mais le théâtre était la vocation d’Edmond Rostand. Un acte en vers, les Deux Pierrots, est remis par M. de Féraudy à l’Administrateur de la Comédie-Française. Celui-ci a reçu la pièce. Mais le jour de la lecture devant le Comité, Banville mourut. Et l’acte banvillesque ne fut pas accueilli. Le poète prit tôt sa revanche. Les Romanesques fut reçu à l’unanimité, et, le 21 mai 1894, après deux actes en vers, le Bandeau de Psyché, de M. L. Marsolleau, et le Voile, de Rodenbach, la comédie, gaie, ironique et pimpante, enchanta les spectateurs qui avaient mal goûté la subtilité et la mélancolie précieuses du chantre des béguines et parlaient dans les couloirs de « cloches de Morneville ». L’œuvre obtint ensuite le prix Toirac, et est restée au répertoire.
Le 5 avril 1895, Sarah Bernhardt incarne la Mélissinde de la Princesse Lointaine, pièce qui resta la préférée de ceux qui cherchent au théâtre des « prolongements », des « dessous », de l’« au-delà », et, le mercredi saint de 1897, la Photine de la Samaritaine. Et, la même année, au lendemain de Noël, ce fut le triomphe de Cyrano de Bergerac, qui est resté le plus grand succès de théâtre, de tous les temps. Francisque Sarcey manifesta naïvement sa joie, et M. Émile Faguet, dans son feuilleton des Débats, se livra à « un véritable accès de délire prophétique ». Il terminait : « Voilà des reprises magnifiques jusqu’en 1930 et au-delà, si nos fils ne sont pas de petits gâteux. Voilà des dissertations pour les écoliers, soit qu’on leur fasse étudier le théâtre du dix-neuvième siècle, ou qu’on les prie de se donner l’intelligence du siècle de Louis XIII. Voilà un grand espoir de hautes, brillantes et touchantes productions dramatiques. Que M. Rostand use, sans se hâter, de ses dons merveilleux. Qu’il se garde de « une pièce par an », ce qui est désastreux. Qu’il nous donne, avec un peu plus de rigueur de goût, les choses fortes et exquises qu’une pareille œuvre promet. Qu’il soit décoré demain (c’est fait). Qu’il entre à trente-cinq ans, au plus tard, à l’Académie, comme c’est le vieil usage des grands poètes de France et comme c’est leur droit. Surtout qu’il nous donne une de ces gloires dramatiques pures et hautes qui affirment périodiquement, depuis trois siècles, la supériorité littéraire de la France. Il est hors de doute qu’ores et déjà tout cela dépend de lui. Mon Dieu ! Monsieur Rostand, que je vous suis reconnaissant de ce que vous existez ». En effet, le poète avait été décoré, le soir même de Cyrano ; deux ans et demi plus tard, le 14 juillet 1900, il était officier de la Légion d’Honneur.
Tout en se gardant de « une pièce par an », il travailla. Le 15 mars 1900, Sarah Bernhardt joue l’Aiglon. Ce fut un nouveau grand succès, moins éclatant, moins jeune peut-être que le précédent. L’œuvre témoignait d’un effort vers plus d’ampleur, plus de noblesse ; pourtant quelques critiques firent des réserves, et, cette fois, M. Faguet fut sévère. Et Coquelin, Sarah firent des tournées glorieuses en Europe, en Amérique.
Avant trente-cinq ans, — élu le 30 mai 1901, au sixième tour, par 17 voix contre 14 données à M. Masson ; co-candidat Stephen Liégeard, — l’Académie accueillit le poète. L’éloge, un peu moqueur mais plein de grâce, du vicomte de Bornier, révéla un prosateur clair et même simple, avec ce quelque chose d’« ailé » qui doit marquer le poète. Il eut des couplets, qui « sortirent » et « portèrent », ainsi que doivent faire les bonnes tirades : couplet des pêcheurs de lune, couplet sur le cor de Roland, couplet sur le panache, couplet sur le théâtre, qu’il eut raison de magnifier, puisqu’il n’est point seulement, en vérité, un « plateau » où se meuvent d’affriolantes petites femmes. « Le théâtre est un grand mystère ». Ce discours long, mais varié, parut bref ; et, par son tour aisé et joli, étincelant et limpide, il nous rappela celui de M. Henri Lavedan, célébrant Meilhac.
Mais la maladie était venue. M. Edmond Rostand avait dû gagner le Midi. Il se fixa près des Pyrénées, en pays basque. Après avoir habité Etchegorria, il fit construire le merveilleux Arnaga.
À partir de 1902, on parla de Chantecler. Des circonstances domestiques, l’état de santé du poète, puis la mort de Coquelin, en retardèrent l’apparition. On sait que la presse en fit un événement quasi national, rendant ainsi le plus mauvais service à l’œuvre et à l’auteur. On ne dira jamais trop les méfaits de la publicité. La première de Chantecler fut une soirée de splendeur et de faste mémorables, mais y retrouvait-on l’enthousiasme franc et ingénu de Cyrano ? Quelque déception se remarqua ensuite chez le public ordinaire, qui semblait plus curieux qu’ému et bouleversé d’admiration.
Et maintenant, que nous donnera le poète ? On avait parlé naguère d’un Polichinelle, d’un Don Quichotte ; il a deux comédies « en préparation », des projets… Et l’on annonce un Faust. Il travaillera, sans se soucier de nos chicanes ou de nos malveillances, près de sa femme, poétesse, avec son fils, poète — c’est le trust de la poésie —, dans le décor enchanteur de sa villa, luxueuse et familière, parmi des toiles évocatrices de songe, des livres et des fleurs. Et quand il flâne dans son jardin français, au long du miroir d’eau où « musent » les cygnes, près des roseraies ou des parterres de lys, dans le parfum des lauriers-roses ou des orangers, ou qu’il laisse son regard vagabonder sur la vallée de la Nive, sur la campagne douce, les maisons blanches des villages et sur les montagnes bleuies qui ferment l’horizon, n’a-t-il point raison de haïr le vain tapage de Paris et — quoi que disent les reporters imaginatifs — de cacher ses heures heureuses ? Ne vit-il pas en poète, entouré de tendresse et de beauté, lui qui chaque jour s’enivre intensément des délices de couleur et de charme que met dans le ciel le crépuscule du soir ? Vigne-vierge et cyprès, jasmins, ifs ou tilleuls, lire, créer, rêver dans votre voisinage, ne serait-ce pas le bonheur ?
Souhaitons aux trois bustes du parc d’Arnaga, de faire passer dans l’âme d’Edmond Rostand un peu de leur âme périmée, pour la réalisation de l’œuvre parfaite, à quoi il faut tendre toujours (sans qu’on puisse être sûr de la réaliser jamais), puisqu’ils sont Hugo, Cervantès, Shakespeare.
II
Avant de relever la qualité du poète dramatique, examinons, avec quelque détail, les différentes pièces, — et, tout d’abord, les poèmes.
M. Rostand n’écrit qu’en vers. C’est sa langue. Il avait à peine vingt-deux ans quand il publia les Musardises. Le volume contenait des poèmes à forme fixe, des sonnets, des ballades surtout, dont quelques-unes sont célèbres, des amusettes descriptives, descriptions de japonaiseries, des gentillesses et des sentimentalités, des fleurs, des papillons, une lune comparée à une face de Pierrot, et des pièces plus ou moins longues qui rappellent l’art de Coppée (Le vieux poète) (La forêt) (La Chambre) ; c’est de la poésie à sujets. Tout le talent de Rostand est déjà en indications dans ces poésies juvéniles : sa familiarité et son précieux, son extériorité saillante et qui chatoie, sa truculence (À un vieux pion) ou son prosaïsme dru, ses boutades et son symbolisme et, déjà, cette ingéniosité, mot qu’il faudrait toujours répéter à propos de chaque œuvre de Rostand, qu’il s’agît du style ou de l’action scénique. Ça et là, l’émotion semble ardente, mais courte, à fleur d’âme ou d’imagination. Le vers est franc, net, précis, et d’une allure crâne, parfois mal ou non coupé ou comme dénué de rythme. C’est le vers de théâtre. Le poète qui manifeste un grand amour de la poésie, du métier de versificateur, rime richement, en soulignant. La langue est claire et sonore et — déjà — ne dédaigne point les mots rares, techniques, les mots forgés, l’argot (« balocher », « biberonner », « arc-en-cielisée »).
Edmond Rostand se soucie de la gloire et dédie — singulièrement — son livre aux poètes, aux artistes qui n’« arrivent » pas. Ce mondain, que favoriseront tous les présents de la Fortune, exalte les songe-creux, les ratés. Mais prenons garde : Cyrano ne sera-t-il pas une manière de « raté » sublime ? Et l’Aiglon ?
Et il arrivera ceci que beaucoup en voudront plus tard au poète de ce que le vers des Musardises :
« Le métier de poète est un métier de dupe »
n’aura pas été pour lui la réalité amère, et de ce
qu’il aura été probablement exempté
« Du Calvaire qu’il faut gravir pour être artiste ».
Les « ratés » ne seront pas reconnaissants.
Il y a sans doute beaucoup d’adoration dans le Livre de l’Aimée, mémorial de longues fiançailles, une tendresse sans mièvrerie ni langueur, et une confiance dans la vie qui touche. Oui, l’artiste devrait se marier ainsi, très jeune, à la condition de rencontrer celle qui sera l’associée et l’amie, et un peu la mère. Mme Rostand ne sait-elle pas tous les vers de son poète ? N’a-t-elle pas su jouer Roxane, à l’avant-dernière répétition de Cyrano ?
« Il n’est rien que de bien s’aimer ».
L’originalité du poète des Musardises, c’est de ne faire partie d’aucune coterie, d’aucun cénacle, c’est de n’être point, comme tant d’autres, un élégiaque (il se compare à un tambourineur, « jouant du triste et du gai tout ensemble »), c’est de tendre, de toute sa nature, au théâtre. Edmond Rostand était né pour le théâtre : il y faut du « dégagé » et des émotions « en dehors », maîtrisées et utilisées par l’imagination qui construit et s’amuse.
Dans ses autres poèmes, l’habileté de l’ouvrier ne fera que s’accroître, et la fantaisie de l’inspiration, de l’ode Pour la Grèce au Bois sacré. Telle pièce, l’Heure charmante, sorte de Fête Chez Thérèse refaite, est délicieuse par son évocation de tous les raffinements et de tous les affinements civilisés : on pense à une fête de La Touche. La description, ici, fait corps avec la scène ; il y a unisson de l’art et du « sujet ». C’est du meilleur Rostand. Au contraire, elle est par trop luxuriante et débordante dans le poème à l’Impératrice de Russie. Ces laisses d’octosyllabes, pressés, où s’entassent les allusions et les verroteries, sont monotones et confuses. C’est de la poésie à facettes, dont ne jaillit point l’émotion.
Par contre, Un soir à Hernani nous présente dans son vrai jour le talent poétique d’Edmond Rostand. C’est avec justice qu’il consacra ce poème à Hugo, lors de son centenaire, si Hugo fut bien son maître. Il déclare que l’auteur d’Hernani fut « plus Espagnol que toutes les Espagnes » ; et lui, Rostand, avec son pittoresque, son chevaleresque, et la jactance ou l’« honneur » de Cyrano ou de Chantecler ? Telle suite de vers est tout-à-fait du Hugo, mais du Hugo plus nerveux haché, et saccadé, et disloqué, avec des arrêts et des sursauts, et moins de sérénité : du Hugo revu par Banville. Ce Soir à Hernani suffirait presque à nous éclairer sur les ressources prodigieuses du poète, mais aussi sur ses « manques », pour ce qui est de la profondeur de la sensibilité et de la plénitude large et simple du vers. Tout cela caracole et cabriole, avec fougue et adresse, mais l’ensemble manquerait souvent de la belle simplicité pure et classique. Exempt d’emphase déclamatoire, Rostand nous y semble un romantique trop spirituel.
« Il faut à chacun donner son joujou »,
disait la Ballade de la nouvelle année. Le joujou de
M. Rostand aura été le théâtre. Joujou qu’il transforma,
dont il tira des effets divers et multiples.
Les Romanesques ont un air de comédie italienne qui serait française. Comédie pleine de littérature, si l’on veut, et de toutes sortes de souvenirs, mais qui n’est point livresque, ni d’un écolier. Personnages d’éventail, musqués et chimériques, mais personnages de l’ancienne comédie, des pères, qui sont malins et bourgeois, puis l’ingénu et l’ingénue, et l’on ne voit pas les mères : le tout gai et d’une fraîcheur jeune, mêlant l’esprit et une ironie superficielle, la finesse, la poésie et la blague. Une Fête galante pour Bibliothèque rose. Cette méprise sentimentale de très jeunes gens infatués et neufs, avec un peu de drame, si peu ! et une petite leçon de vie réelle pour Percinet, dont le « panache » est défrisé, si l’on peut dire, comme le sera plus tard celui de Chantecler, et pour Sylvette, que Bergamin désillusionne, est rehaussée, dans sa généralité un peu abstraite, par le personnage, original, du spadassin Straforel (sa tirade sur les enlèvements est savoureuse), par des strophes lyriques, et se termine par un rondeau. Le côté profond, c’est peut-être de montrer les prétentions de l’innocence, et, avec les méfaits de la vie en commun, cette « grande oculiste », qui « désaveugle », le bienfait du romanesque, et que « la poésie est au cœur des amants ». Peu ou point de psychologie, sinon par intuition, ou, dérivant des métaphores, par l’imagination ; de même que l’esprit est souvent dans les mots, dans la rime, qui ne répugne point au calembour. On parla, à propos des Romanesques, d’À quoi rêvent les jeunes filles et l’on dit de M. Edmond Rostand qu’il était un second Musset. Grand Dieu ! qu’y a-t-il de commun aux deux poètes ? La sensibilité ? Celle de M. Rostand est cérébrale, celle du poète des Nuits est au cœur. L’imagination ? Celle de l’auteur de l’Aiglon est riche et se suffit à elle-même ; celle de Musset est, relativement, pauvre, et à la remorque de la sensibilité ; Alfred de Musset n’est inspiré que quand il est profondément ému. La fringance, cavalière et Louis XIII, de M. Rostand, n’est pas celle de Musset, libertine, impertinente, xviiie siècle. Mais nous songions, me dira-t-on, au Musset débutant, à celui des Contes d’Espagne et d’Italie. Or, en 1830, le jeune homme écrit à son oncle Desherbiers, en lui envoyant des vers : « Tu verras des rimes faibles ; j’ai eu un but en les faisant, et sais à quoi m’en tenir sur leur compte ; mais il était important de se distinguer de cette école rimeuse, qui a voulu reconstruire et ne s’est adressée qu’à la forme, croyant rebâtir en replâtrant ». Plus tard, en 1838, il écrira, dans le même sentiment, à sa « marraine », à propos d’une pièce projetée sur Pauline Garcia : « Il faut que ce soit senti à fond. Vous savez d’ailleurs que j’ai et aurai toujours la bêtise d’être consciencieux là-dessus… J’aime mieux faire une page simple, mais honnête, quu’un poème en fausse monnaie dorée ». Rapprocher le Rostand des Romanesques de l’auteur d’On ne badine pas avec l’amour est un leurre énorme. Considérez un instant l’âme de Camille ou celle de Perdican ; examinez le vécu qu’elles enferment, suivez la logique intérieure qui joue dans le drame, spontanée et nécessaire ; et regardez ensuite Percinet et Sylvette. Cette pensionnaire et son petit fiancé ce sont des marionnettes bien gentilles.
M. Rostand n’est pas dans la lignée de Musset : il est dans celle de Scarron, de Regnard, de Hugo (le comique), et son père est Banville. C’est un précieux, et c’est un burlesque, successivement ou simultanément.
Les délicats et les songeurs ont adopté la Princesse lointaine, contents d’opposer leur choix à ceux, plus bruyants et vulgaires, de la foule. C’est, en effet, une princesse de rêve, éprise du sentiment et de la rêverie pour eux-mêmes, et qui exalte le bienfait de la poésie ; elle est femme, mais elle est aussi un être irréel ; c’est une Circé étrange, pure et quelque peu perverse. Cette Mélissinde, aux cheveux, aux lèvres et au nom de miel, a un « amant incorporel » ; elle habite un palais pour esthètes, se meut sous une lumière de vitrail, parmi les lys ou les roses rouges, dans la joaillerie et les parfums. Nous sommes dans la poésie de légende, pénétrée d’âme. Le navire, la voile blanche ou noire nous reportent à Tristan, et Mélissinde défaisant ses cheveux sur Joffroy mourant nous ramène à l’adorable Mélisande. Les symbolistes pouvaient se réjouir, car tout, dans cette œuvre, est symbole. L’union ou l’opposition du rêve et du réel ; l’état du ciel, aube ou couchant ; les malheureux de la nef, « ces dévouements actifs qui portaient le rêveur » ; le marchand, tueur d’espoir, démolisseur d’idole, avilisseur de l’idée, qu’il rend utile ; l’attente, le regard fixe et croyant de Joffroy suffisant à attirer la Princesse ; les fleurs, et jusqu’à la fenêtre : tout est symbole. Rude, c’est le poète, c’est l’âme, et Bertrand, c’est le corps, c’est la vie.
L’émotion que nous éprouvons est haute et noble. Cette œuvre, où l’on discerne l’influence de l’époque et de l’école poétique qui avait précédé, cette œuvre où il y a de la volupté et de la foi divinise presque le poète, glorifie l’enthousiasme, l’élan qui fait sortir de soi, « ce grand printemps qu’est l’oubli de soi-même » et, tout bonnement, le véritable amour. Frère Trophime nous dit :
«… L’amour est saint. Dieu le voulut.
Celui qui meurt d’amour est sûr de son salut »
et — dernier vers de la pièce —
« Oui, les grandes amours travaillent pour le Ciel ».
L’agencement scénique est toujours adroit, avec sa symétrie du lieu des actes et l’extériorité indispensable, les oppositions nécessaires de personnages, Sorismonde, la réaliste, près de la Princesse, — et Squarciafico, les revirements, et la couleur de cette Tripolitaine singulièrement civilisée, qui nous enchante. Et le virtuose du vers n’oublie pas d’insérer quelques chansons.
La pièce se trouva célébrer, idéaliser Sarah Bernhardt. Celle-ci, outre ses autres prestiges, put s’y montrer
« Reine de l’Attitude et Princesse des Gestes »
et, avec justice, la pièce lui fut dédiée.
Cet amour humain, qui mène à l’amour idéal, nous le retrouvons dans la Samaritaine.
« Tous les amours sont beaux sauf celui de soi-même ! »
proclame Photine, rapportant la parole de Jésus, lequel nous dit lui-même :
« Je suis toujours un peu dans tous les mots d’amour »
et
« … l’amour de moi vient habiter toujours »
« Les cœurs qu’ont préparés de terrestres amours ».
« Cet « évangile » féminin et samaritain, disait
Jules Lemaître, a quelque chose aussi de provençal
et même de napolitain… C’est l’Évangile mis
en vers par un poète de cours d’amour, par un
troubadour du temps de la reine Jeanne… ».
Pourtant, il faut reconnaître que c’est l’œuvre de
Rostand qui présente le plus de simplicité. Le sujet,
vraisemblablement, a porté et dominé l’auteur,
sujet originalement choisi, car nous n’avions vu
que trop de Madeleines au théâtre. Jésus, ici,
sembla à quelques-uns un peu trop artiste et
poète, à preuve l’esquisse qu’il trace de Photine
portant l’urne ; à d’autres, il parut douceâtre et
renanien, du moins dans l’interprétation de la
pécheresse repentante :
« Soyez doux. Comprenez. Admettez. Souriez »,
et même protestant, par sa prédication du culte intérieur, ou suave et compatissant comme François d’Assise. Bref, il s’occupait trop d’amour.
M. Rostand interviewé déclara : « Je m’appliquai à me mettre dans l’état de passion de cette femme qui, étant allée en chantant puiser une cruche d’eau pure au puits de Jacob, rentrait à la ville éperdue, affolée de communiquer au peuple la foi que lui avaient donnée la connaissance et la parole du Christ. N’est-ce pas le plus extraordinaire des drames de conscience ? Imaginez-vous Liane de Pougy allant au Bois, rencontrant le Christ et revenant à Paris subitement, n’ayant plus qu’un désir, qu’une folie, évangéliser ses compatriotes ! »
C’est la méthode de l’artiste ; et c’est, possible, la seule bonne, quand il faut créer des personnages qui vivent.
On ne peut nier que la Samaritaine, au théâtre, émeuve, et d’une émotion religieuse, et que le poète y intervienne de façon moins apparente qu’ailleurs. Construit avec ses trois tableaux, comme un triptyque, cet « Évangile », où il y a, sans parler du lyrisme, de l’onction et de la vie, utilise habilement le Livre Sacré, décrit une harmonieuse courbe, scéniquement traduite, vers l’humiliation, l’enthousiasme et l’agenouillement final. La foule s’y agite pittoresquement ; les principaux disciples y ont leur caractère, Jean tendre, Pierre grincheux ; la Photine du sixième amant y apporte un accent du Cantique des Cantiques, et les Ombres du début y ajoutent leur mystère et relient à la Loi nouvelle l’Ancien Testament que rappellent, au surplus, les textes de prophètes récités par Photine, — et il y a la note romaine du centurion.
La couleur, dans le style, est indiquée, sans excès, par quelques touches rares, des mots enchâssés çà et là avec une discrétion heureuse (éphod, Rabbi, rékikim, copher, nebel, kinnor), et, à tout instant, les personnages, — qu’il s’agisse du marché ou des scènes « pieuses » — font tableau.
Et ceux qui abhorrent le pharisaïsme pourront retenir ce précepte :
« Priez dans le secret. Ne priez pas longtemps.
« C’est être des grossiers qu’être des insistants.
« La meilleure prière est la plus clandestine ».
Cyrano, c’est « la merveille » ; non pas que l’Aiglon ou Chantecler n’aient atteint à plus d’ampleur, ou de noblesse, ou de profondeur, mais c’est que, dans Cyrano, vu le choix du sujet, l’époque, les milieux, le style exigé, toutes les faces du talent de M. Rostand, même celles qu’on dénomme défauts, ont leur emploi nécessaire, leur rôle indispensable, concordent pour un effet opportun et de souveraine joie théâtrale. Bref, il y a harmonie, équilibre.
Une action dramatique, et, pivot de l’action, un « caractère », qui est celui d’un héros, restant tel jusqu’à la fin, héros à la française, et quel héros ! Il était pour l’auteur une incarnation nécessaire de son rêve, puisque sa silhouette, nous dit-on, l’obsédait depuis le collège.
Toute une époque revit, déjà popularisée par Dumas père et les dramaturges de mélodrame, avec de la poésie et de l’esprit ; c’est du roman dans de l’histoire, et un tas de souvenirs littéraires rappelés, du Cid à Molière. Des grands seigneurs et des bourgeois, des poètes et des mousquetaires, des comédiens et des religieuses, une précieuse qui sait l’héroïsme, des violons et des tambours, des billets galants et des coups de feu, un théâtre, une pâtisserie, le vieux balcon des amoureux et, après la bataille, ce parc de couvent, à l’automne, paisible et mélancolique, avec ce rien de religiosité qui ajoute à l’œuvre quelque chose de plus intime ; le jeu de la vie, puis la mort : quelle infinie variété ! Et le grouillement de multiples personnages n’étouffe pas les protagonistes. Et dans le dosage du brillant ou du tendre, du familier ou du truculent, de jactance espagnole ou de verve française, quelle habileté étourdissante ! Quelle diversité savoureuse dans le décor, dans l’accent de chaque acte, et quel sens de son tableau final, quelle experte malice dans les combinaisons scéniques, dans les revirements, et quelle nouveauté dans la rhétorique ou la fantaisie des morceaux, et quelle abondance intarissable d’images ! N’est-il pas jusqu’au titre lui-même, au nom de notre Cadet gascon, qui sonne bien, qui a du hâbleur et du moustachu ! Et l’amusement pour les yeux, du vieux Paris entrevu sous la lune au carrosse de conte de fée, flanqué et bourré de victuailles !
C’était, en somme, le drame de cape et d’épée, renouvelé, rajeuni, fait pour une époque plus sceptique, quoiqu’il contienne de l’enthousiasme et du cornélien, et enrichi d’une biographie pittoresque et morale de bretteur poète et amoureux, pleine d’emphase allègre, de bravoure et de braverie.
La Princesse lointaine retenait un peu du mouvement littéraire contemporain ; Cyrano, point du tout, et, au contraire, il s’y opposait ; et l’on a dit toutes les raisons extrinsèques qui ont aidé, sans le déterminer, au succès colossal de la pièce. Car Cyrano de Bergerac sera plus populaire que le Cid, plus jeune et moins « toc » qu’Hernani ; il a déjà fait école, nous avons eu Scarron, les Bouffons, et quoi encore ? et il contient le rôle le plus captivant pour un acteur ; et Lucien Mühlfeld n’alla-t-il pas jusqu’à écrire : « Cent vers pris, çà et là, dans ce drame, feraient les versets d’un évangile de beauté » !
Qu’importe que, dans Cyrano ou dans l’Aiglon, — comme on le lui a reproché, — M. Rostand ait pris des libertés avec l’histoire ! Les droits du poète dramatique, à cet égard, sont souverains.créera la légende de l’Aiglon, et cela non point par fanatisme politique, mais en artiste. Car c’est à l’épopée que tend maintenant le poète de Cyrano. Les titres même des actes ne sont qu’une seule image épique, modifiée, concernant l’oiseau symbolique. La tendance au long récit s’accentue, aux scènes grandioses et comme ayant leur fin en soi, telles, celle du chapeau, celle du miroir, et surtout l’évocation du 4e acte, où Rostand fait parler la terre, la plaine, les broussailles, l’ombre et le vent. Le fil dramatique a de l’inconsistance, le sens du réel, du vraisemblable s’amoindrit, mais le rôle du poète est prépondérant et il semble que l’émotion soit plus large, vraiment, et plus humaine que dans Cyrano, bien que l’histoire y soit souvent un peu trop bibelotière. Certes, les adresses scéniques et la variété dans les tableaux ne sont point négligées, et, à l’animation un peu confuse du très grand nombre des personnages, au papillotement des conversations mondaines, à l’apparat de Schœnbrünn, s’oppose, bien en relief, la figure de Flambeau, personnage nécessaire pour détendre, pour amuser la foule, personnage peuple parmi la cohue des gens de cour. Si la pièce est longuette, l’intrigue mélodramatique et les tirades passablement excessives, révocation du champ de bataille est susceptible de faire frissonner le spectateur le plus apathique.
C’était la première fois qu’un poète romantique fût si expert dramaturge. Et son romantisme ne s’accentuait pas seulement dans l’époque choisie et dans le couplet de Jeune-France du tailleur, il était partout dans l’œuvre. Ajoutons que le sujet était le moins dramatique qu’on pût découvrir. Que faire de ce blond jeune homme, « faible, attendri, nerveux, flottant », de ce je ne sais quel Hamlet qui se dit byronien, qui veut et ne se sent pas prêt, qui ne sera ni un Don Juan, ni un empereur, et qui se meurt de son âme et de son nom.
L’Aiglon, c’est l’épopée de la faiblesse et du doute — éléments les moins épiques —, de la faiblesse qui voudrait être force, dont le champ d’action, le milieu approprié, sont moins la gloire que la Gloriette. Si l’on pouvait être, ici, cruel et irrespectueux, on adjoindrait le duc de Reichstadt à ces ratés, célébrés dans les Musardises. Disons plutôt qu’il est une hostie expiatoire.
« Quand se décidera-t-on à ne parler d’une pièce qu’après la Première ? Il est si dangereux, pour une comédie, d’être célèbre avant que d’être jouée ! Je souhaite qu’on ne dise d’avance que du mal de mes pièces… » C’est notre poète qui parle ainsi, et il est inutile, par suite, de relever les détestables services rendus par les menées journalistiques à l’œuvre nouvelle, attendue depuis des années avec une impatience, une curiosité et des intentions, bonnes ou mauvaises, mais tapageuses.
Chantecler, pourtant, ne serait-ce pas le plus beau poème de l’auteur des Musardises ? Mais écoutons encore M. Edmond Rostand : « Chantecler est un poème symbolique où je me suis servi de bêtes pour évoquer, pour raconter des sentiments, des passions, des rêves d’hommes. Mon coq n’est pas, à proprement parler, un héros de comédie. C’est le personnage dont je me suis servi pour exprimer mes propres rêves et faire vivre devant mes yeux un peu de moi-même… Chantecler, c’est, mon Dieu ! quelque chose comme un récit de l’effort humain, de l’effort créateur aux prises avec le mal de créer et tout ce que ce mal enferme de déceptions, d’espérances, de douleurs, de voluptés, petites ou grandes… » Chantecler, c’est donc le triomphe de l’allégorie ou du symbole. Tout y est humanité, au sens social du mot. C’est une pièce autobiographique et satirique, avec des éléments d’histoire naturelle, et une extrême modernité de ton. On sait son point de départ, le coin de ferme de Miremont, entrevu à une de ces minutes où l’esprit regarde et conçoit. Aussi l’œuvre sera-t-elle, de plus, une évocation idéale de réalités rustiques. Le lien dramatique, affaibli déjà dans l’Aiglon, sera plus mince encore dans Chantecler, et, si l’exposition est adroite, ainsi que la présentation des personnages et l’établissement de leurs caractères, l’action sera un peu lente et vide. Il y avait équilibre parfait dans Cyrano ; dans Chantecler, quoiqu’il y ait moins de tirades et de moins longues que dans les deux œuvres précédentes, le poète lyrique l’emporte. Est-il possible de s’en plaindre, au nom de la poésie ? Que les matériaux soient trop nombreux et trop divers, et tels que le génie seul pût les mettre harmonieusement en place, il n’empêche que l’œuvre est originale et haute, et, en ce temps de liberté, il faut accepter toutes les formes dramatiques. Ne voyons dans les animaux que des déguisements, des mannequins, bien que le poète leur ait laissé une grande part de leur existence toute animale, ce qui, probablement, a permis à la Société Protectrice des Animaux de lui décerner son grand diplôme d’honneur. La transposition est continuelle, et les allusions à tout ce qui ressortit à notre civilisation d’hommes, littérature, mœurs, histoire, sont innombrables.
Chantecler, le coq, c’est encore un Cyrano, franc et sain, courageux et qui protège. Il combattra comme lui l’ironie et tout ce qui avilit et dénature l’âme humaine. Comme Cyrano, il subit des épreuves, mais des épreuves moins extérieures. Il nous dévoile le découragement de l’artiste après l’œuvre faite, de l’artiste qui sent ou s’imagine qu’il ne pourra plus recommencer, qui doute, et, faible, demande à la femme de le consoler. Chantecler, c’est — presque — le poète-martyr. Et il représente le bon labeur, le sens de la terre et du terroir ; écoutons-le proclamer, comme seul motif de vivre,
« L’effort ! qui rend sacré l’être le plus infime »,
et encore :
« Faire tout ce qu’on peut sur la plus humble échelle »…
« Il n’est de grand amour qu’à l’ombre d’un grand rêve ! »
et retenons cette vérité :
« Quand on sait regarder et souffrir, on sait tout ».
La faisane, c’est une cérébrale, et c’est aussi la « femelle »,
« Pour qui toujours l’idée est la grande adversaire» ;
mais qui, après avoir été jalouse de l’Aurore et de la Lumière, aime davantage le coq et, après avoir admiré Chantecler plus que son œuvre, s’achemine à la docilité et à la vraie tendresse.
La pintade, maîtresse de maison qui raffole des étrangers, des rastaquouères, incarne la Vanité et le Snobisme. Le Maître, au langage amphigourique, emphatique et abstrus, follement abscons ou allitératif, c’est le Paon, enflé de sottise suffisante et prétentieuse. Le Merle, « titi du poulailler », qui bafoue la foi du coq et plaisante sans répit, reste, malgré ses « mots » et son argot, bon garçon. Patou, le bon et simple dévouement, semble souvent l’interprète du poète ; nous l’entendons détester « chic » et « mufle », parce que M. Rostand déteste le « chic » et le « muflisme ».
Et tous les autres, sans oublier la vieille poule aux apparitions comiques qui lâche, drôlement et en marge, ses aphorismes intermittents, fruit de ses observations et de sa réflexion lentement et obscurément couvée.
La forme appellerait des réserves. Il y a du papillotement çà et là. La rime tire trop à elle, et le versificateur paraît tendre à la « charge », à la « scie ». Des idées scéniques ne sont, parfois, que des gentillesses gamines. M. Rostand qui s’en prend à l’esprit « boulevardier » s’y montre lui-même fort expert et, en vérité, s’y complaît. Quel entassement de tous les spécimens d’ingéniosité, quel dévergondage d’esprit fantaisiste, de l’à-peu-près au calembour ou au coq-à-l’âne ! Nous sommes noyés sous les jeux des mots — souvent obscurs pour l’illettré — et, pour le vocabulaire, il faudrait connaître tous les jargons.
Ces animaux parlent trop comme de subtils gens de lettres ou comme des journalistes un peu fumistes. Ils ont peu de naturel, et l’illusion en souffrirait, si nous ne savions à quelle espèce d’êtres nous avons affaire. D’autant que les caractères qui leur sont prêtés sont, pour quelques-uns, très arbitraires, étant conçus par des analogies, par les réactions sensibles et superficielles que leur apparence produit sur l’homme. Leur costume, leurs dimensions les font un tantinet carnavalesques, leur allure leur donnerait l’air loustic des animaux de Benjamin Rabier, mais on sait qu’ils ont figure humaine et on s’aperçoit qu’ils sont, fréquemment, très Parisiens.
Il reste que Chantecler est essentiellement une œuvre de poète, puisque l’auteur ne sort pas de lui-même et se « met » dans son œuvre, et aussi un poème à l’usage des mandarins de lettres. Tous les poètes qui ne sont pas seulement des élégiaques et qui chérissent le verbe pour lui-même, devraient goûter Chantecler. Jamais, en effet, le poète n’a été plus adorateur du mot ou de la syllabe, et jusqu’à la manie et à la déraison. Ce n’est pas une pièce pour « gens du monde ». Ceux-ci — qui ne comprennent jamais rien — ne sauraient discerner le grand effort qu’elle a pu être pour le créateur, ni surprendre les volontés du dialogue, souvent difficile et recherché, et saturé de littérature. Chantecler est pour les artistes, puisque nous y trouvons beaucoup de « jeu » et aussi, quoi qu’on dise, de la pensée. Et laissons la foule s’amuser au spectacle, au décor, aux évolutions des « bêtes »… Et accueillons les conclusions de Chantecler. Le rossignol, aussi, les indique :
«… Il faut chanter ! chanter, même en sachant
« Qu’il existe des chants qu’on préfère à son chant !
« Chanter jusqu’à ce que… »
Le dénouement tragique suspend et achève, philosophiquement, la pensée.
Dans la forêt, Chantecler apprend
«… que celui qui voit son rêve mort
« Doit mourir tout de suite ou se dresser plus fort ».
III.
L’extraordinaire popularité d’Edmond Rostand n’est pas niable. Elle commença à Cyrano et ne put que s’accroître avec l’Aiglon, dont les représentations coïncidèrent avec l’Exposition Universelle de 1900. L’auteur était si clair, et possédait avec une si impeccable maîtrise le sens de l’effet ! Quelques jeunes gens estimaient que ce sens de l’effet devait nuire à la sincérité du poète et dénonçaient une absence de pensée ; mais les artistes de forme s’en moquaient, et tous les autres se rappelaient des expressions, des vers, et toutes les jeunes filles apprenaient le couplet du Baiser. Après Ibsen, et combien d’autres ! il était si transparent et sans profondeur gênante ! Ce Cyrano, brutal ou délicat matamore qui a l’exagération pour principe, être pauvre et prodigue qui avait du cœur et de l’intelligence, railleur qui cache son désir d’être aimé, Gascon et Parisien, et Français, c’était un savoureux héros, type cher peut-être à l’ancienne France populaire et qui ne pouvait point déplaire aux Français et, sans doute, aux Françaises d’aujourd’hui, puisqu’il était à la fois amoureux et amusant, et toute générosité, et qu’il pouvait, tout comme un officier de la guerre en dentelles.
Tomber la pointe au cœur en même temps qu’aux lèvres.
Nulle forme littéraire plus que le théâtre ne pouvait contribuer à cette popularité. Et M. Rostand était né, comme on dit, « homme de théâtre ». Une invincible vocation le conduisait à la scène, dont il posséda vite la vie propre et toutes les habiletés, et dont les plus illustres représentants servirent sa gloire. N’était-ce pas, dans sa jeunesse, des comédies de paravent qui avaient rapproché l’auteur des Musardises de celui des Pipeaux ? N’est-ce pas le théâtre qui a déterminé tous ses bonheurs ? Pourquoi ne lui en serait-il pas reconnaissant et ne le chérirait-il point ? Au vrai, il l’adore. Parce qu’il le comprend. Il est bon acteur, sait mettre en scène, donne avec justesse les indications sur la façon d’y dire les vers. Il lui arrive même de dire ses vers sur les planches, et où est le mal ? si on admet qu’un poète semble plus qualifié pour faire sentir la qualité ou l’accent de son badinage ou de son émotion qu’un « cabot » empathique et creux, comme un compositeur, même inhabile, aura, au piano, plus d’émotivité qu’un virtuose.
Je ne sais pas ce que c’est qu’un homme de théâtre, pense M. Rostand, sinon celui qui se fait écouter. Or, l’auteur de Cyrano, incontestablement, se fait écouter. Jamais il n’est simplement analytique ou abstrait, toujours il concrétise sa pensée en images, et de là vient, en partie, le reproche qu’on lui fait de ne pas « penser ». Tout, chez lui, prend corps, devient sensible et matériel. Tout, même l’intraduisible en pareille matière, se traduit scéniquement, au-delà, quand il le faut, des moyens mêmes du théâtre. Que l’on se reporte au 4e acte de l’Aiglon, où il emploie, en initiateur, le procédé dont s’est servi dernièrement M. Bataille dans le Songe d’un soir d’amour, puisqu’il traduit un rêve ou une hallucination du duc.
Le « théâtre » explique tout chez Rostand. Dans son œuvre, rien qui ne soit en fonction du « théâtre ». Minutie des indications détaillées pour le décor, importance de l’acteur ou du rôle, irréalité çà et là ou factice, qualité du vers, répétitions, geste dépassant l’attitude morale qui en est le support, style net et à arêtes, tout cela c’est du « métier », c’est du « théâtre ».
Mais pour M. Rostand qui, à certains égards, serait le Scribe du théâtre en vers, il y a autre chose que le « métier », il y a la valeur et la fonction supérieures du théâtre. « … Les personnages de théâtre, disait-il dans son discours de réception à l’Académie, sont les correspondants chargés de nous faire sortir de cet éternel collège qu’est la Vie — sortir pour nous donner le courage de rentrer ! et… celui qui nous tait encore le mieux sortir, c’est un héros ! » et, dans un autre passage, « il faut un théâtre où, exaltant avec du lyrisme, moralisant avec de la beauté, consolant avec de la grâce, les poètes, sans le faire exprès, donnent des leçons d’âme ! — il faut un théâtre poétique et même héroïque ! » N’est-ce pas là croire à son art, s’en faire une conception haute et belle qui le lave de cabotinage ? Le poète qui créera des héros officiera dans un temple. Maître de la vie, de l’histoire ou de la légende, du réel ou du songe, arbitre des destinées, ne fait-il pas alors concurrence à Dieu ? Et ignore-t-on, au surplus, que le théâtre sera bientôt l’unique religion des civilisés ? Dès maintenant, c’est presque par lui seul qu’ils vibrent collectivement. « Ce n’est plus guère qu’au théâtre que les âmes, côte à côte, peuvent se sentir les ailes ».
Le théâtre, ainsi compris, a-t-il fait tort au poète ? Il ne semble pas, même s’il a dominé son esprit, car Edmond Rostand est essentiellement un poète lyrique, et son lyrisme n’a fait qu’augmenter et étendre la portée et l’efficacité de son merveilleux sens théâtral. Sans parler des Musardises, ce lyrisme s’étale dans le théâtre et sous bien des formes. La quantité de strophes lyriques, jetées çà et là, de couplets, de morceaux, de pièces à forme fixe, est telle qu’on en pourrait constituer une Anthologie. Le lyrisme, s’il se manifeste plus particulièrement, si l’on veut, dans la conception et le cadre de la Princesse lointaine, dans le 3e acte de Cyrano ou le deuxième de Chantecler, il est dans la tendance à l’allégorie et au symbole, fort limpides, qui exista de bonne heure chez le poète, et dans la virtuosité verbale du satiriste ou du comique. Celui qui décrit son décor avec richesse, qui choisit pour ses chœurs de Cigales ou d’Abeilles des mots d’une sonorité choisie, qui anime une forêt, — qui intervient sans cesse avec sa baguette de magicien, c’est un poète lyrique.
Mais, voilà, M. Rostand est, au fond, un lyrique gai, et ils sont quelques-uns qui n’admettent plus de tels poètes en France.
Le nôtre est original. Ce n’est pas un « faiseur ». Ainsi que les plus purs artistes — ainsi qu’un
César Franck — il ne se répète pas, il brise le moule après chaque œuvre, et aucune de ses pièces n’est construite sur le « patron » de la précédente, n’en est la copie ou la reproduction.
Sa marque, c’est l’ingéniosité, qu’elle soit ou non, comme le disait Mühlfeld dans son article dithyrambique sur l’Aiglon, la « forme industrieuse du génie ». Sa pensée, il l’exprime avec un tour nouveau et singulier qui lui donne une attrayante coquetterie. Cette coquetterie peut nous faire croire, chez le poète, à l’absence d’émotion que trop d’ingéniosité semble devoir tuer, car, le plus souvent, quand l’esprit s’amuse, le cœur est absent. Du moins, dans le couplet, jamais de banal, de « déjà vu ». Les développements et le style sont renouvelés, et, par suite, piquants — de par l’extériorité de l’art. Aussi comprend-on l’admiration extasiée d’un Mendès, qui fut obsédé du poète de Cyrano et alla jusqu’à l’imiter. Mais Rostand, malgré ses affectations, n’a pas l’entortillement et le subtil quintessencié qui rendent si pénible la lecture d’une Sainte-Thérèse. Son tarabiscotage est transparent.
Edmond Rostand, c’est l’incarnation de la Fantaisie. Or, qui dit fantaisie dit le contraire d’harmonie et d’unité. Il ne serait donc point au sommet si la simplicité est le dernier terme de l’art, car, fréquemment, on pourrait appliquer à sa « manière » les vers du poème à l’Impératrice :
Un je ne sais quoi de fêté,
De brillante, de pailleté…
Cela est si vrai, que la truculence d’un Richepin paraît lourde et rampante à côté de celle de Rostand, plus vive et plus ailée.
En conséquence, des esprits « livresques », de goût universitaire, terne et desséché, ont été maussades à son endroit. Ils l’accusent de manquer d’ordre, de choix, de mesure, de n’être point « classique », alors que, s’il avait écrit des drames-tragédies, à la façon du noble M. de Bernier, ils le blâmeraient de n’avoir pas innové, c’est-à-dire de manquer d’originalité. Et pour le style, certes, M. Rostand n’est jamais plat ; si ce style n’était pas aussi toute fantaisie, assurément le taxerait-on de platitude. Remarquons que les jeux des mots et des syllabes — je pense à Chantecler — qui déplaisent si fort aux esprits de culture classique, — et qu’on relise, dans les Contemplations, la pièce de Hugo sur le bon goût — les ravissent, quand ils sont dans Aristophane.
Rostand, qui est dans le camp des libres artistes et non pas dans celui des pédants et des « regratteurs » de syllabes, peut se rassurer en considérant les attitudes successives de l’Université envers Hugo, dont il est un des pétulants petits-fils. Est-ce cette pétulance agile et exubérante — et créatrice sise au fond de l’âme de M. Rostand —, qui excite les répugnances et déchaîne l’aversion des « jeunes » d’aujourd’hui, surtout quand ils produisent peu ou produisent des « monstres » et qu’ils n’aiment ni la précision, ni la gaieté, ni la jeunesse ?
Évidemment, entre tel autre poète de la génération de Rostand, un Charles Guérin, par exemple, — lequel est admirable — et l’auteur de Chantecler, il y a bien des nuances ; mais pourquoi, comme l’a remarqué ce dernier, applaudir un écrivain « sur les joues » d’un autre ? Détestable critique ! Ah ! quand en finira-t-on avec cette habitude de demander à celui-ci ce que donne son voisin, et à ce voisin les produits du premier, procédé commode et perfide, avantageusement employé par les directeurs de Revues pour évincer les novices porteurs de manuscrits ?
Bien entendu, le métier est d’une habileté miraculeuse. M. Rostand est un maître dans l’exécution.
S’il utilise d’instinct les « trucs » et « ficelles » de la machinerie dramatique, il pratique avec une cavalière aisance la métaphore. Il relève tout d’une image, laquelle donne un caractère concret à l’idée et l’enfonce mieux dans l’esprit de l’auditeur. Ces images ont tous les modes, jusqu’à atteindre parfois à une grandeur shakespearienne. Les mots, de toutes classes et de tout titre, sont admis, pourvu qu’ils fassent figure, même quand ils sont « difficiles » ou paraissent inconnus. On relève des impropriétés ; mais elles sont la condition même de l’esprit ou de l’originalité. L’esprit, en effet, n’est-il pas le résultat de termes évoquant des idées voisines ? De même que l’à-peu-près dans l’expression n’est qu’une
recherche voulue pour éviter la banalité ou le « cliché ». D’où un style chatoyant, divers et un peu fou, une faconde qui a quelque chose de capricant et qui ne recule point devant les amusettes,
les concettis, le gongorisme.
Versificateur qui se complaît aux difficultés, aux « tours de force », et qui souvent empiète sur le poète, M. Rostand ne proscrit point l’hiatus ni l’allitération. Son vers a les coupes les plus variées, jusqu’à être arythmique, jusqu’à être prose ; il a des cambrures, maintes fois excessives, mais c’est un vers de théâtre et qui, par suite, a droit à de grands privilèges. Chantecler exigerait, au point de vue de la versification, toute une étude, pour les libertés très larges, rythmiques ou prosodiques, que s’y accorde le poète, et pour l’abondance des onomatopées et des syllabes interjectives. Dans Chantecler, l’art est aristophanesque. Je note ce vers formé de deux mots :
Kaléidoscopiquement cosmopolite.
Rostand, imaginatif, n’est pas seulement un « visuel ». Captif des sonorités, des consonances et des assonances, il l’est particulièrement à la rime, et ce n’est point elle qui est l’esclave. Cette rime, elle est un motif de trouvailles, elle déclenche l’image ou l’idée rares, la drôlerie, la bouffonnerie. On dirait qu’elle détermine, ici ou là, l’allongement du texte ; ses rencontres non seulement sont peu prévues, mais elles sont, quand il le faut et quand il le faut moins, hardies, ébouriffantes, cocasses. Technique toute banvillesque. Mots rares ou archaïques, mots de langues étrangères ou francisés, mots de dialectes ou de patois, noms propres ou mots techniques, mots forgés, argot, simples lettres de l’alphabet, concourent à des rapprochements singulièrement inattendus qui divertissent ou grimacent. Rostand, nullement timoré dans la facture de son vers, ne fait point rimer cependant un singulier avec un pluriel.
Devant une telle « patte », des épithètes nous tombent des lèvres : inouï ! prestigieux !! mirobolant !!!
En vérité, la forme poétique de M. Rostand ne sort pas du laminoir, elle est à arêtes et à reliefs, comme il convient au théâtre où tout doit être en saillie. Figurons-nous du Lamartine à la scène. Que l’on crierait à la mollesse, au flasque, à l’amorphe ! Les vers de M. Rostand, c’est la réalisation du rêve de M. Bergerat, qui voulait que le « vers comique moderne » fût un vers « coloré pittoresque, vivant de sa propre gaîté gasconne, presque indépendant de la pensée qu’il contient… »
Rostand se rattache directement, par l’entremise de Banville, à V. Hugo, au Hugo comique, au Hugo du Théâtre en liberté, de quelques fragments de Toute la lyre et de la Dernière Gerbe.
N’a-t-on pas cité, à propos de Chantecler, la Forêt mouillée ? L’art de Rostand n’est, en bien des cas, que cette note de Hugo, exaspérée, avec, de temps en temps, une allure shakespearienne. L’influence, ou la domination plutôt, de l’auteur de Ruy Blas, est trop certaine. Comme lui, Rostand, néanmoins très français, est noté comme manquant de goût et de mesure. Ainsi que procédait l’auteur de Notre-Dame de Paris, Rostand a marqué en Cyrano l’antithèse de la laideur physique et de la beauté morale, et comme fit l’auteur des Châtiments, il a célébré Napoléon, empruntant même à Hugo le titre de l’Aiglon. Son vers est celui que réclame Victor Hugo dans la Préface de Cromwell, avec plus de dégingandement et de désarticulation, et de contorsions acrobatiques. Où le versificateur va beaucoup plus loin que le maître, c’est quand il supprime la césure pour l’œil après la sixième syllabe de l’alexandrin et qu’alors un mot chevauche sur les deux hémistiches :
Ah ! ma chère, ces tailles courtes sont infâmes !…
Ça ne vaut pas la Marseillaise, nom d’un chien !…
Vous qui serez les éternels Samaritains…
La colère de l’Empereur sera sans bornes…
ou admet pour sixième syllabe une muette :
Mon fils est né prince français, qu’il s’en souvienne !…
Rappelez-vous toutes les fausses prophéties…
Hugo ne fit jamais ainsi.
Quoi qu’il en soit, c’est avec raison que M. Rostand le célébra solennellement par un poème, lors du centenaire, et que dans ce poème — où telle page semble presque de la main du dieu — il lui adresse cette prière :
… Maître, Génie, Hugo,
Souris, Père d’un siècle, aux humbles fils d’une heure !
Donne-nous le courage et donne-nous la foi
Qu’il nous faut pour oser travailler après toi…
Quelle est la substance morale des œuvres de Rostand ? Il n’est pas indispensable de « penser » pour être un héros ni pour propager l’héroïsme. Je doute qu’une pièce d’Ibsen ou de Björnstjern-Björnson, si « intérieure » et fouillée soit-elle, puisse éveiller l’élan, comme peut le faire un Cyrano, dans une foule. Cyrano et Chantecler sont des héros. De l’œuvre de Rostand se dégage ainsi le personnage qu’il aime, la « dominante », si l’on peut dire, de l’âme du poète et son accent épique, « dominante » qui apporte à cette œuvre quelque unité. « Les actes héroïques, disait Vogüé, sont en puissance dans les âmes qui vibrent à vos chants. C’est pourquoi vos pareils peuvent seuls prétendre à la vraie popularité, au pouvoir absolu sur les cœurs ». Les enfants, disait-il encore, recevront du théâtre de Rostand « des leçons de courage, de beauté morale, d’humaine pitié », effet de la « complexion saine autant que riche » du poète. Cyrano incarne l’amour-sacrifice — et l’indépendance du poète. La condition de l’artiste semble, en effet, avoir préoccupé M. Rostand, — et ce, dès les Musardises. Qu’il nous souvienne de Le Chien et le Loup. L’un des interlocuteurs donne une recette pour « arriver » :
Chaque relation nouvelle est un atout,
Fais des relations : tu parviendras à tout.
................
Il vaut bien mieux faire, crois-moi.
Une visite qu’un poème !
À quoi Cyrano répond par sa tirade des « Non, merci », par son désir, en présence de l’écœurante bassesse intéressée d’autrui, de se faire des ennemis,
Déplaire est mon plaisir. J’aime qu’on me haïsse…
et par son attitude finale contre le Mensonge, les Compromis, les Préjugés les Lâchetés et la Sottise. Non, lui n’est pas un être de servitude et de petites habiletés.
Chantecler est tout foi, tout labeur, et parce que son chant est de ceux qu’on « reçoit du sol natal comme une sève », et qu’il attaque le cosmopolitisme, il chante, en somme, avec M. Barrès, la Tradition et « la Terre et les Morts ».
À quoi en veut M. Rostand ? Car il y a en lui un satiriste, qui s’est affirmé principalement dans Chantecler. Il maudit le snobisme de la mode, « l’esprit du boulevard », la désinvolture, la pirouette,
… les rires pleins de bave
Qui de toute beauté furent les assassins.
Il a été vraiment sévère pour « la blague moderne avec son rire lâche », « impertinence dont croient se rajeunir les plus bourgeoises sagesses », « monocle par quoi Joseph Prudhomme essaie de remplacer ses lunettes ». Elle lui semble rabaisser les cœurs. C’est un travail « bien laid », que celui qui consiste « à ne pas avoir l’air d’être dupe ». Dans son Discours de réception, faufilé d’une caressante ironie pour le poète de France d’abord, il s’en prend — sérieusement — à « l’égoïsme narquois », à « la veulerie brillante », aux « abdications enjouées ». Le poison d’aujourd’hui, « c’est l’essence délicieuse qui endort la conviction et tue l’énergie ».
Ce qu’il exalte, c’est tout ce qui dépasse le matérialisme et le terre-à-terre, bref, le vieil et toujours vivant « Idéal ». Il faut, dans la vie, se donner un but noble, quel qu’il soit, puisqu’
On finit par aimer tout ce vers quoi l’on rame.
Il faut, avant tout, vouloir et aimer — et même souffrir. « Il faut réhabiliter la passion » ; «l’inertie est le seul vice », et « la seule vertu », c’est l’enthousiasme. « Le véritable esprit est celui qui donne des ailes à l’enthousiasme », et, pour le « panache » — le fameux « panache » — c’est « l’esprit de la bravoure », et, tout simplement, le cabotinage permis aux grandes âmes.
Le théâtre d’Edmond Rostand est, au fond, idéaliste. Une forte santé morale, une honnêteté foncière en émanent, et — pourquoi n’en point faire la remarque ? — un grand air de chasteté. Le départ obligé de Christian, le soir même de ses noces, écarte de notre imagination les matérialités déplaisantes, outre qu’il ajoute à l’amour l’ennoblissement de l’épreuve. Et la vraie fonction de Chantecler, s’il est un véritable coq, n’est-elle pas voilée et comme escamotée ?
Rostand n’est pas un impassible. Il y a en lui un souffle et une foi. Son Ode à la Grèce, le 11 mars 1897, fut — quoique théâtral — un beau geste. Et qu’y souhaite-t-il encore ?Et nous retrouverons l’excès, le paroxysme,
Les débauches d’orgueil, les espoirs d’héroïsme.
Tout ce qui jadis triomphait ;
Nous reprendrons la Foi, l’Enthousiasme, l’Ode…
Ce romantique n’est déjà plus un Banville, et c’est l’opposé d’un Baudelaire.
Le critique qui estime être son devoir de juger un esprit non sur ce qu’il a, mais sur ce qu’il n’a pas ou a moins, ne manquerait pas de déclarer : l’auteur de Cyrano n’est pas un philosophe ; il n’est pas un psychologue ; il n’écrit pas comme Jean Racine. Il est le poète d’une époque qui est dénuée de « vie intérieure », le poète des hommes d’argent et des gens de théâtre, de ceux en qui le confort et le factice d’une vie trop civilisée ont étouffé tout élan large et sincère de l’âme. L’amour et la nature, il les sent par la tête, par l’imagination sympathique, plus que par le cœur. Deux domaines lui sont inconnus : la pensée et la vie du cœur. Et il ajouterait, dans une conclusion empoisonnée : c’est un bateleur de génie.
En effet, les délicats — au sens que La Fontaine donne à ce mot, c’est-à-dire les dégoûtés —, les pédants et, il faut bien le dire, le groupe imposant des jaloux et des envieux, lui demandent, parce qu’il est « verbal » et « plastique », d’être « musical », ou « abstrait », ou « penseur », et bien d’autres choses encore. Ils souhaiteraient une étude des caractères pénétrante et fouillée, remarquent que sa psychologie procède par brèves intuitions, comme celle d’un Hugo, qui n’en avait point, font observer que le théâtre d’un Musset est ingénieux aussi et, volontiers, relevé de bouffonnerie, mais que le cœur humain, le cœur de la femme surtout, est admirablement connu du poète des Caprices de Marianne. Quand on cherche, continuent-ils, au-dessous des ébats et des éclats dont sont constituées les pièces de M. Rostand, un peu l’âme, on ne la trouve point. Il n’y a point d’au-delà dans son œuvre et elle ne dissimule point de « dessous » profonds, comme celle d’un Lamartine ou d’un Vigny. C’est plutôt, comme chez Hugo, le manque d’une certaine sensibilité, affinée et secrète. Que l’on songe, au contraire, à la sensibilité d’un Bataille, à la psychologie déliée d’un Donnay, et au mystère intérieur qui rayonne mystiquement dans le théâtre d’un Maeterlinck. Le théâtre d’Edmond Rostand, c’est du jeu ; et, pour peu que l’on prenne garde à la définition, donnée par le poète, de « musardise » et de « musarder » — « perdre son temps à des riens » — on reconnaîtra que ses œuvres de théâtre ne sont que des « musardises » supérieures. Rostand n’a pas réalisé la Beauté, si la Beauté est simple et sereine. Son art est celui d’un costumier pour fantoches savants. Poète, oui, mais écrivain, non pas. Il est une aventure prodigieuse, une réussite momentanée, un « cas » unique. M. Rostand ne deviendra point classique…
Voilà les griefs. Qu’importe ? Il n’est pas donné à tout le monde d’être une « nourriture spirituelle », et peut-être manquerait-il à M. Rostand d’avoir grièvement souffert.
Mais qui lui reprochera d’avoir été trop heureux ? Peut-être a-t-il trop complaisamment sacrifié à l’esprit, mais c’est un signe évident qu’il en a, et de toutes les espèces et qualités, de celui de Voiture et de celui de Don César de Bazan, de celui de Scholl et de celui de Willy, etc.
Son art est mouvement et expression, et le théâtre même. Il est une part de la poésie, s’il n’est pas toute la poésie, même française, — et il suffit de rappeler, tout près de nous, Sully-Prudhomme — ; et cette part, qui est bien à lui, c’est la Fantaisie. Son œuvre est vibrante et ensoleillée. M. Rostand nous aura chanté une chanson de bravoure nouvelle, retentissante, héroïque et jeune, chanson de gloire et de travail, rythmée, chaude et fière, vaillante et pure, où, parmi le martellement métallique et joyeux des mots ou des rimes et l’imagerie éblouissante des métaphores et la cavalcade pressée des vers ardents, nerveux ou languides, on entend, comme une excitation à l’effort, au courage, à la noblesse de vivre,
« Sonner les vérités comme des éperons ».
- ↑ Ballade de l’Ancien élève pour le Centenaire du Collège Stanislas.