Edmond Rostand et la Provence

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Edmond Rostand et la Provence
Revue des Deux Mondes7e période, tome 6 (p. 52-83).
EDMOND ROSTAND
ET LA PROVENCE

Quand, sous le balcon de Roxane, Cyrano veut dissimuler sa voix au comte de Guiche, il s’écrie soudain, en ayant l’air de faire jouer un invisible déclic :


Cric ! Crac !
Cyrano ! reprenez l’accent de Bergerac !


L’accent de Bergerac ! — Mais n’est-ce pas peut-être son véritable accent, celui qui le situe pour nous dans l’histoire et dans la légende de la façon la plus juste ? Il n’importe qu’il ait été Parisien ; Edmond Rostand l’a fait Gascon : il restera tel. Mais si Rostand l’a fait tel, c’est qu’il a vu en lui un héros méridional et qu’il a mis sous son nom beaucoup de son propre rêve.

Or c’est ici, non pas précisément l’accent de Bergerac, mais celui de Marseille, qui n’en est pas très différent, que je voudrais rendre à Edmond Rostand, et non pas cet accent de Marseille, qui assaisonne de son parfum alliacé les ragoûts de vaudeville, mais le véritable et digne accent d’une race vive et curieuse, dont les origines remontent aux plus lointaines civilisations et dont l’activité touche au trafic le plus moderne de notre monde, d’une race faite d’incessants contrastes, joviale et furieuse tour à tour, qui a cultivé la galéjade, mais qui a donné son nom au chant national de la France et qui mêle dans son cœur ardent les vieux cultes et les vieux rêves orientaux aux sollicitations de l’Occident actif et commercial.

Oui, si j’ose aujourd’hui, après tant d’autres, parler une fois encore d’Edmond Rostand et de son œuvre, c’est que j’ai cru en recevoir l’encouragement, très précieux, de celle qui l’a formée et dont on a trop peu parlé jusqu’à présent en parlant de lui, je veux dire de la Provence.

En 1903, quand le jeune et grand poète allait entrer à l’Académie française, où notre cher maître Joseph Bédier va prononcer de lui le plus bel éloge, je m’étais présenté à lui par une fiction poétique comme le délégué de « l’Académie des Pins de la Comté de Provence[1]. » Il avait souri à cette imagination, qu’il avait aimée ; je lui apportais le salut des ramures, des eaux, des lignes, des couleurs qui avaient pénétré dès l’enfance dans ses yeux et dans son âme, celui d’un vieux mur moussu qu’il avait peut-être transporté dans les Romanesques, celui d’un puits antique dont l’eau limpide avait peut-être coulé dans les vers de la Samaritaine ; je lui disais comment la Provence, sœur de la Gascogne, pouvait applaudir aux vers généreux et lumineux de Cyrano.

Ce que mon instinct me dictait alors pour être mis en vers plus ingénieux peut-être que persuasifs, je voudrais aujourd’hui, faisant appel à la raison critique, le démontrer en prose. Aussi bien, tout le développement ultérieur de l’œuvre de Rostand après cette date a confirmé cette vue de mon esprit d’adolescent. Chantecler, la deuxième édition des Musardises, le Vol de la Marseillaise ont définitivement classé Edmond Rostand comme un poète du Midi.


* * *

Le premier grand poète du Midi, pourrais-je dire, en langue française tout au moins. Et qu’il ait été ce premier grand poète, cela peut sembler étonnant, si l’on songe que le Languedoc, la Gascogne, la Provence elle-même ont de longs siècles de vie française ; la chose, si l’on y réfléchit quelque peu, semble pourtant moins surprenante. Récemment une revue posait, de façon un peu narquoise peut-être, cette question, qui a fait couler beaucoup d’encre au Sud de la Loire : « Pourquoi n’y a-t-il pas eu de grands poètes dans le Midi ? » La réponse est aisée : jusqu’au XIXe siècle, les pays de langue d’Oc ont été pratiquement et moralement si éloignés de Paris qu’un jeune homme, même bien doué, y était mal encouragé à tenter une carrière littéraire. Au reste, sa langue maternelle eût été la langue d’Oc et non pas la langue française. Racine, exilé à Uzès, ne comprend rien à ce que l’on dit autour de lui. On ne chante bien que dans sa langue maternelle, s’il est vrai qu’on peut écrire aisément et brillamment une prose apprise à l’école. Les grands écrivains du Midi, sous l’ancien régime, sont logiquement des prosateurs ; ils s’appellent Montaigne, Montesquieu, Fléchier, Massillon, Vauvenargues, Mirabeau ; mais les poètes se nomment du Bartas ou Lefranc de Pompignan. Seul André Chénier fait figure de grand poète ; mais, si son père est originaire de la vallée de l’Aude, il naît lui-même à Constantinople d’une mère grecque, et, s’il revient en France, il ne s’attarde point au pays natal et se fixe bien vite à Paris ; de sa race languedocienne il a conservé peut-être le sentiment dionysiaque des belles vendanges ; mais le français est, avec le grec, sa langue maternelle.

Après la Révolution, parmi tous les poètes qui se manifestent sur le sol du Midi de 1830 à 1870, les grands poètes sont de langue d’Oc, ils s’appellent Jasmin ou Mistral ; ceux qui écrivent en français sont, à part Théophile Gautier et Joseph Autran, des médiocres, oubliés aujourd’hui.

Mais à mesure que la civilisation française pénètre le Midi, la langue française devient de plus en plus, dans les villes au moins, la langue maternelle des enfants qui s’y développent ; dès lors, rien ne va plus les arrêter dans l’expression de leur pensée poétique. Et, de fait, depuis cinquante ans environ, bien des poètes, issus du Midi, ont abondé sur la place de Paris et de plus en plus dignes d’attention, de sympathie ou d’admiration ; parmi eux le plus grand a été Edmond Rostand.

Non seulement le plus grand par l’ampleur de son œuvre, sa puissance d’émotion et de diffusion, mais le plus Provençal peut-être aussi par la qualité de cette œuvre, en dépit de quelques apparences contraires. Rostand a peu parlé de son pays natal ; il ne suffit point de parler en vers de la Provence pour être un poète de Provence. En revanche, on peut l’être sans en parler : par la qualité de son chant, l’idéal que l’on célèbre, sa vision de l’existence, ses souvenirs, ses sensations, ses sentiments, ses images, tout ce qui fait en un mot la personnalité d’un homme et d’un poète. En ce sens on va voir qu’Edmond Rostand appartient étroitement à la Provence.


Il lui appartient d’abord par sa famille et les origines même de cette famille[2].

Vieille famille, assise depuis des siècles au cœur même de la Provence, au pied des Alpilles, en ce petit pays d’Orgon, qui n’est pas loin de Saint-Rémy, la patrie de Roumanille, de Maillane, la patrie de Mistral. Au XVIIIe siècle un Esprit Rostand y est notaire royal. Un fils de cet Esprit, — le joli nom pour qui doit faire souche de poètes ! — descend à Marseille, y vient fonder une maison de commerce pour la vente des draps ; il y épouse une fille de Toulon, Marguerite Lions ; il en a huit enfants ; l’un d’eux, qui s’appelle Alexis, a vingt ans quand la Révolution éclate ; il sert à l’armée des Pyrénées-Orientales, il y est cité à l’ordre du jour pour être entré le premier dans une redoute ; à l’armée des Pyrénées-Orientales servait aussi à cette date un jeune homme de Maillane, qui s’appelait François Mistral ; c’était le père du grand poète[3].

Les guerres finies, Alexis Rostand rentre à Marseille, y fait du commerce comme son père, et dans la cité qui se réorganise prend peu à peu une place éminente ; juge et président du Tribunal de commerce, maire de la ville de Marseille, président du Conseil général des Bouches-du-Rhône, fondateur et président de la Caisse d’épargne, auteur de nombreux mémoires, rapports et discours, il répand en tous sens une magnifique activité de grand travailleur et meurt en 1854, en sa quatre-vingt-sixième année, chargé d’ans et d’honneurs.

En même temps, son frère Bruno faisait du commerce avec les Échelles du Levant ; un jour un voyageur vint le trouver, qui lui demanda de noliser un brick à son intention ; M. Bruno Rostand mit à sa disposition l’Alceste, commandée par le capitaine Blanc, du port de la Ciotat. On était au mois de juin 1832 ; le riche voyageur, qui voyait des fenêtres de l’hôtel Beauvau l’Alceste se balancer dans le Vieux-Port, s’appelait Alphonse de Lamartine. Ecoutons le grand poète[4] :

« L’armateur est un des plus dignes négociants de Marseille, M. Bruno Rostand. Il nous comble de prévenances et de bontés. Il a résidé lui-même longtemps dans le Levant. Homme instruit et capable des emplois les plus éminents ; dans sa ville natale sa probité et ses talents lui ont acquis une considération égale à sa fortune. Il en jouit sans ostentation, et, entouré d’une famille charmante, il ne s’occupe qu’à répandre parmi ses enfants les traditions de loyauté et de vertu »…

« Quel pays, ajoutait Lamartine, que celui où l’on trouve de pareilles familles dans toutes les classes de la société ! »

Telle était cette Marseille du temps de Louis-Philippe, ville aimable, accueillante, accessible à-la poésie. Le poète Joseph Autran nous a gardé le souvenir des témoignages d’admiration qu’y reçut Lamartine à son passage et de la séance académique qui fut tenue en son honneur[5]. Des esprits tels que le sien s’y éveillaient à la poésie, et aussi celui des Méry, Louis et Joseph.


… Méry, le poète charmant
Que Marseille la grecque, heureuse et noble ville,
Blonde fille d’Homère, a fait fils de Virgile.


Ainsi parlait Victor Hugo après Lamartine. Recueillons précieusement les témoignages d’un temps où Marseille semblait appelée à devenir, selon le mot de Lamartine, une « Athènes commerciale. »

En tout cas le petit-fils d’Alexis Rostand devait travailler à maintenir cet idéal ; au sang provençal qu’il tenait de son père, Joseph Rostand, receveur municipal de la ville de Marseille, sa mère avait mêlé du sang espagnol. « Ta grand-mère était espagnole », dira-t-il plus tard à son fils, et le poète ajoutera justement :


Mes autres aïeux voient sans haine
Cette étrangère qu’il y a
Dans la famille phocéenne
Que je tiens de Massilia[6].


Sans haine, oui, car entre Latins, on s’entend toujours, sur les rives conciliatrices de la Méditerranée. Et, somme toute, de Barcelone ou même de Cadix à Marseille les distances géographiques et morales sont peut-être moins grandes que de Marseille à Paris. Sans haine, mais non sans quelque inquiétude, s’ils se sont penchés sur cet enfant, qui, plus tard, a senti impérieusement cet appel de l’Espagne, cette nostalgie qui ne « lui est pas venue d’un marin grec, mais plutôt d’un More, dont la romance serait restée dans son cœur », et à coup sûr de cette Andalouse qui l’a disputé à ces Provençaux de sa famille[7]. Enfant complexe, fils de vieilles races méditerranéennes, né dans une cité où ces races sont venues s’allier, en mêlant dans leurs âmes l’activité et la subtilité de l’Hellade à l’ardeur et à la langueur de l’Afrique ou de l’Espagne de Don Juan[8]et les « sons des tambourins à ceux du tambour de Basque » ; esprit charmant et compliqué, qui s’apparente d’un côté à Corneille et Hugo, en tant que ceux-ci se sont inspirés de l’Espagne, d’un autre aux troubadours, nous le verrons, et, tel, qui sera celui d’une sorte de troubadour héroïque.

Mais déjà son père est un poète. Voici que sous le second Empire à Marseille, Eugène Rostand fait paraître des vers, imprimés à Lyon par Louis Perrin, et joliment présentés au public, avec un goût qui décèle évidemment l’amateur plus que le poète, mais l’amateur riche et distingué.

Ce poète élégant n’a point au reste de grandes ambitions : Ébauches, dit-il en 1865. La Seconde page, dit-il en 1866. « Mes premiers vers sont d’un enfant, — les seconds d’un adolescent… » confirme l’épigraphe du premier volume, et la pièce liminaire s’excuse :


Hélas ! je sais mieux que personne
Combien mes vers ont de défauts ;
Pour vrais du moins je te les donne ;
Ils sont sentis, s’ils ne sont beaux.


Oui, cela est juste ; ils sont sentis, ils sont sincères, ils sont jeunes, ces vers, dans le meilleur sens du mot. On y trouve


Ces rêves de l’amour qui s’éveille en chantant,
Ces fiers élans d’esprit quand on se croit poète ;


un cœur sensible à la beauté, à celle des femmes, à celle des livres, de l’art, de la musique, de la poésie, enivré de Mozart, et semblable à son Chérubin,

Plein de vagues élans, épris à la folie
De beaux vers et de l’ombre au bord d’un clair ruisseau,
Joyeux de voyager dans la lune, là-haut…


Déjà, comme Cyrano !… Enivré aussi des beaux contes de fées, évoquant le Petit Poucet, la Belle au Bois Dormant ou Cendrillon que Jean Veber un jour fixera sur les murs d’Arnaga, enivré de ce Shakspeare que Sylvette plus tard commentera pour Percinet, enivré surtout de Musset, qu’il adore comme le poète « peut-être le plus grand, du moins le plus humain, » et qu’il évoque en termes enthousiastes et mélancoliques :


Hélas ! qui nous rendra ton esprit et ton âme,
Cette grâce, ce rêve exquis, ces jets de flamme
Illuminant soudain un caprice léger,
Ta langue vive, sobre et fortement trempée,
Tes coups d’aile au milieu d’une folle échappée
Et ces cris pénétrants trouvés sans y songer…


Qui donc ?… Mais quelqu’un qui n’est pas encore né et qui naîtra bientôt après…

Tel, Eugène Rostand dans cette Marseille du Second Empire, où la vie est facile, chante la jeunesse, l’amour et la beauté ; mais sous cette fantaisie apparaît cependant un esprit déjà grave et viril. Il répudie la morbidesse de Baudelaire, il fait appel à la charité en faveur des ouvriers malheureux, il demande pour eux « l’aumône de la main et l’aumône du cœur ; » il invoque le saint travail qui guérit l’âme « des lâches regrets ou des vagues désirs. » Esprit sain et droit, qui bientôt va se donner tout entier à l’œuvre sociale, ne gardant pour la poésie que de trop rares instants.

Cependant, il n’y renoncera point tout à fait ; en 1876, il publie encore des Poésies simples, où se retrouvent des notations assez semblables aux premières. Mais, excellent élève, prix d’honneur du lycée de Marseille, il a gardé de ses humanités le plus vif souvenir. Parmi tous les poètes latins, celui qui l’a séduit le mieux par sa fantaisie et son amour de l’amour, c’est ce Catulle qu’il compare lui-même à Musset dans un discours académique. Et voici qu’il a l’idée de traduire ce Catulle en vers français. Son fils évoquera plus tard dans les Musardises cette maison des Pyrénées, cette villa de Luchon où, évadé de Marseille pendant les mois d’été, Eugène Rostand confrontait au texte latin l’ingénieuse interprétation qu’il en tentait :


Mon père traduisait Catulle
Et ma sœur déchiffrait Mozart…[9]


Mozart, qu’Eugène Rostand invoquait dès ses premières poésies, Catulle qu’il traduisait, génies charmants et tendres, tels sont les dieux familiers qui se penchent sur la jeunesse de Rostand en des paysages méridionaux.

Cependant l’ingénieux latiniste, collaborant avec son ancien maître, le célèbre Benoist, qui fut à la Sorbonne professeur de poésie latine, arrive à donner en 1882, chez Hachette, cette traduction de Catulle, élégamment établie par l’imprimeur Perrin, avec une belle typographie, « cette association d’italique et de romain adoptée par les Estienne et les Buon, tels que l’italique du texte latin dans le Lucrèce, in-16, de Gryphe, un prédécesseur lyonnais de Perrin. » C’est en ces termes qu’Eugène Rostand présentait la typographie de son livre, et il concluait : « Le public jugera le tout, l’écorce et le fruit. »

Le public a jugé et peut juger encore ; après trente-huit ans écoulés, ce livre reste net de tout déchet, d’une présentation impeccable, d’une érudition solide, et quant à la traduction en vers, pour laquelle Eugène Rostand n’a rien dû à Benoist, elle constitue un tour de force, tel que je n’en connais point de pareil dans notre littérature ; elle est tout ensemble d’un latiniste et d’un poète ; c’est, avec les récentes traductions de Virgile, qu’ont faites Ernest Raynaud, André Bellessort et Gaston Armelin, une des rares traductions en vers de poètes latins, qui, malgré les difficultés de la rime, soient supportables et même agréables.

Cependant, s’il faut en croire la chronique de Marseille, ce petit livre fit tort à son auteur : le poète Catulle devait empêcher le poète Eugène Rostand d’être élu député.

C’est qu’à un certain moment Eugène Rostand rêva d’entrer dans la politique militante. D’abord bonapartiste très actif, — et remarquons en passant que l’auteur de l’Aiglon fut bercé de bonne heure aux souvenirs de l’épopée napoléonienne, — Eugène Rostand se rallia vers 1885 à une République libérale, dont il rêva d’être à Marseille le représentant. Mais en cette ville excessive, les luttes électorales ont toujours été fort ardentes et le parti radical-socialiste très vigoureux dans sa polémique.

Il comptait alors dans ses rangs un homme d’esprit, Pierre Bertas, excellent Félibre, Provençal provençalisant, « rouge du Midi, » comme Félix Gras, qui alliait la culture littéraire à la fougue socialiste. S’attachant aux pas d’Eugène Rostand, au cours des réunions électorales, au moment où le poète-candidat prenait la parole, Pierre Bertas s’écriait vigoureusement : « Taisez-vous ! Vous avez assassiné Catulle ! », voulant évidemment indiquer par-là qu’il n’aimait point la traduction dont j’ai fait plus haut l’éloge. C’était son droit, mais la formule était d’un raccourci redoutable, et l’interruption, désagréable au poète-traducteur, fut, parait-il, en outre funeste au candidat. Car le public, qui se pressait en de telles réunions, connaissant fort peu ce Catulle, crut assez vite qu’il s’agissait d’un contemporain et d’un concitoyen, si bien qu’au bout de quelque temps, sitôt qu’Eugène Rostand apparaissait à la tribune populaire, l’assemblée houleuse l’accueillait par des cris répétés : « Assassin ! assassin ! Il a assassiné Catulle ! » De temps en temps, un curieux s’informait : Qu’es, aquéu Catullo ? Ce que c’était que ce Catulle, on ne le savait pas au juste, mais un fait subsistait, indubitable : Eugène Rostand avait assassiné quelqu’un. L’assassin de Catulle, mis en minorité, fut renvoyé par son collège électoral à ses études, qui de l’avoir perdu devaient lui rester plus chères encore[10].

Il se consola par la poésie même, et pour ne pas se résigner à n’être que le plus habile des traducteurs, il voulut écrire des vers, où passât le trop-plein de son esprit et de son cœur. Au reste, dès longtemps, de nouveaux motifs d’inspiration s’étaient levés autour de lui. Les émotions de la paternité s’éveillaient dans son cœur autour d’un berceau où souriait d’abord une petite fille, et puis ce jeune Edmond, qu’il appelait en vers du charmant diminutif d’Eddy. C’est pour lui qu’il trouve ses vers les plus gracieux et les plus attendris :

Il me faut, autour de la page
Où j’écris, son rire joyeux,
Son pas léger, son gai tapage,
Le rayonnement de ses yeux :

Comme un oiseau bavard il jase,
Et ce sont des gazouillements,
D’invraisemblables tours de phrase,
Des parlers, des chuchotements,
Des mots qu’il façonne à sa guise,
Des diminutifs inédits,
Une petite langue exquise,
Un vrai jargon du Paradis[11]


Auprès du berceau de ce poète précoce, le père rêve longuement ; il « dialogue avec le Bon Dieu, » il suppose que Dieu lui demande quel don il souhaite pour son fils, le savoir infini, l’amour du beau, le courage, la raison, la vertu, et il répond : « Mon Dieu, donnez-lui la bonté. »

La bonté, c’est la vertu qu’il lui recommande avant toute autre ; auprès de ce petit lit doré d’enfant riche, il songe aux taudis où croupissent les enfants pauvres, ceux « qui n’ont pas d’enfance, » qui ne connaissent que « le gite dur, sans air, la pâle faim, les pleurs de la mère et la brutalité du père, quand il rentre, le soir, ivre du cabaret » et, penché sur l’enfant qui ne peut pas comprendre encore, il dit :


Mon fils, mon bien-aimé, lorsque tu seras homme,
Quand tu liras ces vers, où, tremblant, je te nomme,
Souviens-toi que ta vie eut un rose matin,
Une aube claire, et pense à ceux dont le Destin
Est depuis le berceau pénible, triste, sombre,
Qui n’ont pas eu d’amour et n’ont connu que l’ombre ;
Souviens-toi que ce sont tes frères… Va vers eux…


Ne vous semble-t-il pas déjà entendre le poète de la Princesse lointaine :


Aimez-les, ces obscurs, à la simple ferveur,
Ces dévouements actifs qui portaient le rêveur…


ou celui de Chantecler :


Car dans les matins gris, où tant de pauvres bêtes
S’éveillant sans y voir, n’osent croire au réveil,
Le cuivre de mon chant remplace le soleil.


ou le conseil de Pif-Luisant :


Notre premier devoir est de chanter pour tous[12].

Ainsi le fils tâchera de réaliser le vœu du père ; être utile, servir les hommes de son travail et de son chant, tel sera l’idéal de l’un comme de l’autre, que résume une simple phrase latine gravée sur leur tombeau au cimetière de Marseille : Egerunt et cecinerunt.

Et voici que le père, qui n’a pas pour la poésie les dons magnifiques de son fils, l’abandonne décidément pour se donner tout entier à l’action, mais à l’action dans un cadre de poésie et de beauté tout de même, en ce pays de Provence, dont il sent bien toute la splendeur. C’est à Mistral qu’il avait voulu dédier les Sentiers Unis et deux ans plus tard, le 13 février 1887, directeur de l’Académie de Marseille, il l’y reçoit et l’y salue en beaux termes ; il le loue d’avoir laissé « s’épanouir son œuvre, sans une concession, loin du centre factice, où l’injustice intellectuelle, le véritable crime contre l’esprit se commet chaque jour ; » de même que, deux ans plus tôt, il l’avait loué en vers d’avoir su conserver « l’esprit droit, » et « l’âme saine » et d’avoir eu, robuste, une foi.

Et pour son compte, cette foi s’exprimait de toute façon dans les œuvres sociales, par l’organisation définitive de la Caisse d’épargne qu’avait fondée à Marseille son grand-père Alexis, par la construction d’un hôtel pour cette Caisse d’épargne, que décoraient des artistes comme Allard, Carli, Lombard, René Ménard, Henri Martin, par la présidence de la Société des habitations salubres et à bon marché, par sa coopération à l’administration de la Cité, comme adjoint au maire, par sa participation depuis 1877 aux travaux de l’Académie, par sa présidence des œuvres d’Assistance par le Travail, du Crédit Populaire, sa collaboration au Journal des Débats et au Journal de Marseille.

Incessante, écrasante activité, qui eût suffi à occuper plusieurs hommes ; mais ce fils de Marseille a l’esprit souple ; artiste et économiste, il passe de Catulle ou de Mistral aux questions sociales avec une aisance qui témoigne d’une rapidité d’esprit toute particulière et qui est le propre d’une riche nature méridionale, semblable à celle de son frère Alexis, musicien et financier, qui dirige le Comptoir d’Escompte de Marseille et compose avec Eugène Rostand, en 1872, un oratorio biblique,

[13] qui s’appelle Ruth. N’y a-t-il pas en de tels tempéraments quelque chose de Phocéen, quelque ressemblance avec la race subtile de ces Grecs propres aux combinaisons des affaires comme à celle des rythmes, race qui jongle avec des notes de musique ou des rimes aussi aisément qu’avec des millions ?


* * *

Telle est la famille charmante et grave où naît et grandit le petit Edmond Rostand ; et voici le lycée, de Marseille où de bonne heure il est initié à la culture gréco-latine. C’est un grand vieux couvent de Bernardines, un ancien monastère désaffecté par la Révolution, et adapté tant bien que mal, à l’aide de réparations, d’aménagements et de rallonges modernes, aux besoins de la vie scolaire. Mais les murs et les couloirs principaux ont conservé un aspect massif, vénérable, monacal. Dans les cours, de grands platanes verdissent au printemps, s’effeuillent à l’automne. Des oiseaux viennent y chanter, accompagnant les voix qui récitent les leçons, mais c’est un bien autre tumulte de chants, de cris et de rires aux heures d’entrée et de sortie. Une foule enfantine s’y presse, turbulente, hâtive, dans une animation de volière aux pays chauds. A la porte du lycée, c’est le grand marché de la ville, ruisselant de couleurs et d’exclamations pittoresques, avec le rouge des tomates, le vert des piments ou des pastèques, le jaune des courges ouvertes, les cris aigus des partisanes et des « porteiris, » qui descendent la pente raide, leur grande corbeille sur la tête ; parfois aussi de petits ânes dévalent, accrochés au sol de leurs sabots, pour supporter le poids de la carriole qui pèse sur leur croupe et presse leur marche un peu ridicule…

Voilà les spectacles familiers que, pendant plusieurs années, contemplait à la porte du lycée le petit Edmond Rostand, les spectacles à l’aide desquels il évoquera quelques années plus tard dans la Samaritaine le grouillement pittoresque des marchés de Sichem.

Mais pour y parvenir ou pour rentrer chez lui, il traversait quatre fois par jour le cœur de Marseille, non pas de cette ville affairée, fiévreuse, où l’on est le plus souvent bousculé, sinon écrasé, telle qu’elle nous est apparue depuis la guerre, mais d’une ville bonne enfant, avec ses types pittoresques, ses promeneurs nonchalants, ses aimables promeneuses…

Pour aller au lycée, de la rue Montaux où il habitait alors, à côté de la Préfecture, et qui s’appelle aujourd’hui la rue Edmond-Rostand, le choix du jeune lycéen pouvait hésiter entre la rue de Rome, où se presse le gros du charroi marseillais aux attelages pompeux, et la rue Saint-Ferréol, rendez-vous de toutes les élégances ; et dans l’une et l’autre rue, c’était la même animation sans fièvre, le même tumulte joyeux, qui n’avait alors rien d’excessif, la foule la plus plaisante à voir et a entendre, la vie enfin, la vie partout.

La vie, telle sera la qualité peut-être dominante de son œuvre, le papillotement de ses foules, de ses figurants, des vives répliques jetées par les personnages qui passent et, qui ouvrent d’un seul mot des horizons, comme ces passants des rues de Marseille qui tout à coup font sonner à notre oreille les noms d’Alger, de Tunis ou de Saigon, débarqués la veille de la Joliette ou sur le point de s’y embarquer, comme ces marchands ambulants, qui ont la verve et le bagout d’un Squarciafico, d’un Straforel, du tailleur de l’Aiglon… Toute cette vie, avec ses prolongements d’exotisme, ce jeune homme l’a traversée pendant plusieurs années pour aller à son lycée.

Et pour s’y rendre, le plus court chemin était aussi de monter la rue Moustier et de passer devant cette vieille fontaine ombragée d’un grand platane, au-dessus de laquelle s’élève une statue d’Homère…

Homère !… et je voyais la grande mer s’enfler,

dira bientôt le jeune poète des Musardises[14].

Mais était-il besoin de lire Homère ? Il n’était que d’aller flâner sur la célèbre Corniche. La mer ! Nul doute que ce poète ne l’ait beaucoup aimée, bien que sa santé plus tard lui en ait interdit le voisinage. Mais c’est bien le tremolar de la marina, qui est à l’horizon de la Princesse lointaine. C’est cette mer par laquelle s’en vont et reviennent les matelots au langage savoureux comme ceux de la nef qui porte Joffroy Rudel, et les navires chargés de beaux rêves et aussi de ces épices, dont les parfums vont s’amalgamer à la ville. Plus tard, quand Rostand voudra nommer, pour y situer le baptême de la Marseillaise, sa ville natale, il évoquera la rue Thubaneau,

Qui sent le café noir, le goudron et l’orange[15]

Et un jour qu’il m’interrogeait sur Marseille, où il n’était pas allé depuis longtemps, il me demandait si la rue de Rome sentait toujours l’éponge. Parfums de calfat, de port, d’épicerie, de fruits exotiques, voilà une vision de Marseille qui semble s’être imposée à la mémoire du poète, autant que celle des marchés aux fleurs, et c’est une part en effet, et non la moindre, de la sensation déjà coloniale que l’on peut en rapporter.

Au milieu de toute cette agitation pittoresque, fut-il en ce lycée de Marseille un excellent élève ?

Oui, et nous en avons un témoignage irrécusable : — les palmarès du lycée de Marseille. Je les ai feuilletés sous leur reliure qui conserve pieusement tous ces noms d’enfants, d’adolescents devenus des hommes, et dont beaucoup, hélas ! ont déjà disparu ! J’ai entendu palpiter, à travers les feuilles jaunies, le crépitement des mains enfantines acclamant ces petites gloires, au son des orphéons et des discours solennels ; et j’ai revu par la pensée cet écolier sage et travailleur, qui s’appelait Eugène-Edmond Rostand et qui, de la sixième à la rhétorique, a été bien souvent nommé.

C’est en sixième en effet qu’il entre au lycée de Marseille, en 1879. venant de l’institution Thédenat, et tout de suite il s’y affirme un excellent élève avec un troisième accessit d’excellence, un deuxième accessit de français, un premier prix de version latine et de récitation, voire des accessits de calcul et de géographie et un deuxième prix d’histoire. Le recteur Bourget, qui présidait la cérémonie, ne se doutait guère que ce bon petit élève deviendrait vingt ans plus tard un des confrères de son fils à l’Académie française.

L’an d’après, ces succès s’affirment ; Edmond Rostand a les premiers prix d’excellence, de version latine, de géographie, d’histoire, des accessits de récitation, de version grecque et de français, le premier prix ayant été conquis par Jean Payoud, qui deviendra romancier. Cette année-là, le jeune Rostand écoute un excellent professeur, M. Pressoir, discourir à la distribution des prix de « la poésie française et de l’amour de la patrie. »

En 1881, élève de quatrième, il atteint au deuxième prix de français et parmi bien d’autres nominations dont je ne donne pas le détail (il est huit fois nommé), il maintient une supériorité en histoire, qui s’affirme jusqu’à la rhétorique par un premier prix inébranlable. Le poète de la Princesse lointaine, de Cyrano, de l’Aiglon, qui devait renouveler le drame historique en vers, avait déjà, on le voit, un goût très vif pour les évocations du passé. En troisième, il ajoute à ce premier prix d’histoire le premier prix d’excellence et le premier prix de français, qu’il détient encore en seconde. En rhétorique seulement, ses succès faiblissent un peu ; fatigue, changement de maîtres, programme plus abstrait de la rhétorique ? je ne sais ; autant d’explications possibles ; en tout cas, il conserve deux solides positions, le deuxième prix de français, et toujours le premier prix d’histoire.

Le palmarès du lycée de Marseille n’en dit pas plus long. Car l’an d’après, en 1885, à dix-sept ans, Edmond Rostand est devenu à Paris un élève du Collège Stanislas. Mais en somme, il sortait bien pourvu de littérature et de connaissances solides de ce lycée de Marseille, d’où s’étaient envolés avant lui d’autres élèves de marque : Adolphe Thiers, le poète Joseph Autran, les Méry, Elémir Bourges, Ferdinand Brunetière, J. Ch. Roux, Reyer, Lacour-Gayet, Camille Jullian, et bien d’autres depuis, qui ont compté dans la vie de leur cité et dans celle de la France.

Des anecdotes ont circulé, qui voulaient représenter Rostand comme un médiocre élève, fantaisiste et paresseux : il n’en est rien, on le voit. Une légende chère à l’opinion veut que tout poète ait été méconnu par ses premiers maîtres ; celui-ci a été de bonne heure considéré comme un esprit très fin et très lucide, tenant avec avantage la tête de sa classe.

Tel il est apparu aussi à ses maîtres de Stanislas, parmi lesquels M. René Doumic, dont l’amitié l’a depuis suivi dans toute sa carrière. Ce que Rostand fut à Stanislas, M. Doumic l’a dit ici même[16]. Ce n’est pas mon sujet. Mais je dois noter qu’à peine sorti de Stanislas, quand Edmond Rostand songe à la gloire littéraire, celle que distribue Paris semble l’effrayer, et c’est vers Marseille et son Académie qu’il se retourne avec confiance, en prenant part au concours qu’elle ouvre pour l’année 1887.

L’Académie de Marseille, son père, je l’ai dit, en faisait partie depuis plusieurs années. Sans avoir l’âge ni la gloire de l’Académie française, celle de Marseille a quelques titres qu’elle peut faire valoir avec honneur ; elle a été fondée en 1726, par Louis-Hector, duc de Villars, qui fut gouverneur de Provence et dont on voit la statue à l’hôtel de ville d’Aix, soulignée de cette inscription flatteuse : « Hic novus Hector adest, quem contra nullus Achilles. » Cet Hector lettré lègue à son fils, Honoré-Armand, avec le gouvernement de la Provence, le soin de protéger l’Académie qu’il a fondée ; des hommes illustres en font partie à titre de membres correspondants, Louis Racine, Voltaire, le marquis de Mirabeau ; elle est affiliée solennellement à l’Académie française, et ses membres ont droit de siéger, quand ils viennent à Paris, à côté des Immortels. Si la Révolution a balayé de tels honneurs et supprimé ces rapports intéressants dont il serait peut-être opportun d’examiner le rétablissement salutaire, l’Académie de Marseille se vante d’avoir compté au XIXe siècle des associés ou des membres tels que Lamartine, reçu par elle avec pompe, quand il vient s’embarquer pour l’Orient, les Méry, Joseph Autran, Jules Charles Roux, Jacques Normand, les Rostand, Frédéric Mistral.

Encouragé par de tels souvenirs, se rappelant peut-être que l’Académie de Dijon révéla J.-J. Rousseau, et que celle des Jeux Floraux de Toulouse couronna la première Victor Hugo, le jeune Edmond Rostand prend part à ce concours de 1887, dont le sujet était un mémoire sur « deux romanciers provençaux, Honoré d’Urfé et Emile Zola, » Honoré d’Urfé, bien que de race savoyarde étant né à Marseille et Zola étant né à Aix.

Plutôt que de Zola, Edmond Rostand eût aimé sans doute discourir d’Alphonse Daudet, pour lequel son goût, dès le lycée, était très vif, ont dit ses camarades Jean Payoud et Paul Brulat, et qu’il imite en effet dans un conte, œuvre de jeunesse qu’ont publiée depuis les Annales politiques et littéraires. Mais s’il a quelque répugnance à parler de Zola, au contraire discourir d’Honoré d’Urfé, ce romancier de la préciosité, enchante certainement le futur auteur de Cyrano de Bergerac. En tout cas, dès les premières lignes de ce premier ouvrage littéraire, comme il regarde vers la Provence, ce jeune homme, qui en porte à Paris la nostalgie !

Il semble que nulle part le Roman ne doive être plus en faveur qu’au pays de l’imagination toute-puissante, en cette Provence amoureuse de l’Amour (c’est chez elle qu’il a tenu des Cours célèbres), et qui aime tout ce qui en parle, où jadis, dans les manoirs seigneuriaux, on attendait impatiemment la venue, chaque nouvel an, avec la saison des violettes, du Troubadour, — ce romancier voyageur…

Là, près de la mer chantante, sous le ciel bleu, dans l’air parfumé, tout est Roman. Et ce qui ne l’est pas le devient. Car l’imagination des Provençaux est comme leur soleil, ce soleil dont la lumière chaude transfigure et fait resplendir. La couleur éclate partout où il pose sa caresse ; d’une vieille rue grimpant dans un quartier sale, d’un groupe déguenillé il fait quelque chose de pittoresque et de saisissant. Demandez à tous les peintres, d’un rien on fait un tableau avec ce soleil ! Et avec cette imagination, qui n’a qu’à rayonner comme lui, pour que tout se dore et se poétise, — il n’en faut pas beaucoup non plus pour faire un roman.

Ce sont déjà les strophes que Chantecler, vingt ans plus tard, fera monter vers le soleil :


Tu changes en émail le vernis de la cruche ;
Tu fais un étendard en séchant un torchon ;
La meule a, grâce à toi, de l’or sur sa capuche,
Et sa petite sœur la ruche
A de l’or sur son capuchon !


Mais ce n’est pas seulement affaire de soleil, note le jeune critique, il y a aussi la facilité de la race à conter :


A-t-on noté comme en Provence le moindre incident de la vie banale, une anecdote insignifiante, triviale, se transforme et se dramatise ? Et cela, grâce à cette facilité de conter, — peut-être un peu d’en conter, — que presque tous possèdent, à cette verve, à cet enthousiasme dans le récit qui le font vif, coloré, entraînant, l’enrichissant de détails point authentiques toujours, mais choisis à merveille, propres à faire voir, si naturels qu’ils donneraient de la vraisemblance à la vérité même, qui peut en manquer…


« Un rêve est moins trompeur, parfois, qu’un document, » dira, douze ans plus tard, le poète de l’Aiglon. Il continue, ici, d’une façon charmante et dans un sentiment qu’il siérait d’appliquer à son œuvre :


Il faudrait être bien ennemi de son plaisir pour reprocher une pointe d’exagération méridionale, — si inconsciente d’ailleurs, — et ne pas admirer l’art suprême de mettre en scène, de camper les personnages, d’engager le dialogue.


Oui, c’est bien cela. Il a l’air de se définir lui-même, par avance, et il conclut :


On ne peut s’étonner vraiment qu’il y ait eu beaucoup de romanciers en Provence… Mais chez nous, tout le monde l’est plus ou moins, romancier !


Et ne pourrait-il ajouter : poète dramatique ?

Après ce joli début, il en venait à examiner l’œuvre de ces deux romanciers que l’Académie de Marseille avait accouplés en son concours de façon quelque peu paradoxale. Mais la gageure n’était pas pour rebuter ce jeune homme, amoureux de la difficulté et, d’une façon très ingénieuse, il justifiait l’Académie d’avoir invité les concurrents à considérer dans un même coup d’œil le premier et le dernier des romanciers de Provence, Honoré d’Urfé et Emile Zola.


D’Urfé et Zola ! s’écriait-il. Dans le contraste de ces deux noms le génie de la Provence se révèle, plein d’âpreté et de violence et aussi de délicatesse. Elle est le pays des amours ardentes et sensuelles, comme aussi celui des tendresses pures et platoniques, qui garde le souvenir d’un Pétrarque et d’une Laure de Noves. Il y a la Provence sauvage, fille aux cheveux fauves plantés drus sur une nuque puissante, brunie au soleil, superbe de santé, de sève débordante, aimant une langue forte et vraie, mais dure souvent et cynique… Et il y a aussi une femme d’une grâce amollie et presque énervée, raffinée de goûts, italienne dans son amour des douceurs et des concetti, d’un parler musical et enjôleur, ayant préféré à l’odeur simple et saine de ses lavandes les parfums quintessenciés et musqués… Et le mot célèbre nous revient en mémoire : la Provence nous apparaît bien ici comme la gueuse parfumée, parfumée avec d’Urfé, gueuse avec Zola !


A-t-on parlé jamais de la Provence avec plus de juste grâce ? En a-t-on mieux montré le double aspect ? L’a-t-on mieux comprise en de plus longs ouvrages qu’en cette brève page d’un jeune homme de dix-huit ans qui la porte en lui, tout entière, avec de tels contrastes, de par sa race et son enfance ensoleillée dans les rues de Marseille ?

Mais, d’autre part, ce « discours » académique prépare déjà pour lui l’atmosphère où s’épanouira Cyrano, où fleuriront les grâces charmantes de la Journée d’une Précieuse. Il est obligé de l’avouer lui-même, quand il demande qu’on lui pardonne « une comparaison un peu subtile en songeant que ce n’est point impunément tout à fait, sans y gagner quelque recherche et quelque préciosité, qu’on lit l’Astrée d’Honoré d’Urfé. »

Surtout quand on le lit à la Bibliothèque de Marseille, où se trouve « l’édition de Toussaint de Bray qui porte la date de 1610. » En cette même Bibliothèque, au mois de février 1919, le cercueil d’Edmond Rostand était exposé à la piété de ses compatriotes, à l’endroit même, où, trente-trois ans plus tôt, le poète de Cyrano se formait à la lecture de l’Astrée. Il est de telles coïncidences dans les belles vies des poètes, qui, selon le mot célèbre, réalisent dans leur âge mûr une pensée de jeunesse.

Celui-ci déjà voyait les héros d’Honoré d’Urfé « madrigaliser » à ravir ; déjà il s’initiait aux plaisirs de l’Hôtel de Rambouillet, à « cet art si essentiellement français de gaspiller l’esprit, de le mettre en monnaie courante, de l’éparpiller aux quatre coins d’un salon, avec une grâce désinvolte, comme si on en était trop riche, d’assaisonner les moindres paroles de cette denrée si rare. » C’est là qu’il rêva « le demi-jour de la chambre bleue d’Arthénice, de ce sanctuaire où flotte le parfum discret de toutes les vertus mondaines, au milieu des jolies femmes et des fleurs, » tandis que « chacun s’efforce, suivant un mot d’alors, d’épurer sa flamme et de chercher en tout le fin du fin. »

« Et que le fin du fin ne soit la fin des fins, » dira Cyrano à Roxane…

C’est dans l’Astrée que ce jeune homme de Marseille voit soupirer le beau Céladon, « qui aime à l’italienne, j’allais écrire, à la provençale, » ajoute-t-il justement.

Mais ce n’est pas avec une moindre finesse qu’il sait comprendre l’œuvre de Zola, qui veut être le miroir de la société moderne, mais qui pourtant en exagère les vices et les défauts, en laissant de côté toutes les vertus et les bienfaits. « Il exagère, il exagère toujours, dit-il de Zola, c’est là son maître défaut, celui où se trahit le Provençal. » Et tout en rendant justice à sa puissance de vision et de description, il la trouve là encore « excessive. »

Car Zola et d’Urfé, d’après le jeune critique, ont un « point commun en provençalisme, » et c’est « la longueur, l’abondance immodérée des détails, » « le bavardage méridional, » en tout cas « la puissance de description très sensible chez l’un comme chez l’autre, » et dont Rostand donnait chez d’Urfé des exemples curieux et tout à fait inattendus, qui témoignaient d’un lecteur très attentif et très averti :


Nous cherchions, concluait-il, quel caractère commun pourrait trahir en ces deux Provençaux leur pareille origine : pourquoi ne pas nous arrêtera ce goût très vif qu’ils ont tous deux de dépeindre, d’énumérer longuement, à cette habitude bien provençale de faire tout voir à celui à qui on raconte, de n’omettre rien ? Notre amour du pittoresque se révèle dans ces paysages vivement brossés, enlevés de verve. Et ne pouvons-nous pas reconnaître notre prolixité, notre bavardage légendaire, dans les interminables pages de description ennuyeuse, infatigable, vide ?


Et pour achever son étude, Edmond Rostand souhaitait des romanciers qui eussent le « sens du réel, » qui fussent habiles à observer impartialement et peindre exactement, sans « voir trop en beau ou on fin comme d’Urfé, ni trop en laid et en grossier comme Zola ; » mais il se demandait en terminant :


De ces maîtres du premier ordre dans l’art ingénieux, exquis, du roman, maîtres par la mesure, par l’équilibre, comme par le génie, par l’art de concilier l’idéal avec l’observation et la vérité humaine, notre Provence passionnée, excessive, en produira-t-elle jamais ?

Que l’avenir lui réserve ou non cette gloire, elle a celle d’avoir vu deux Provençaux porter au plus haut point d’éclat les deux formes opposées et extrêmes d’un genre littéraire excellemment français.


Et tout cela était daté « février-avril 1887. » C’était donc l’œuvre d’un critique qui n’avait pas encore dix-neuf ans ; il s’annonçait lui aussi « du premier ordre, » s’il avait voulu devenir tel ; mais si, poète avant tout, il allait abandonner le genre littéraire où il semblait devoir réussir, de cette première étude il rapportait la connaissance intime de cette atmosphère « précieuse, » où il devait rencontrer le sujet, qui, dix ans plus tard, allait le rendre célèbre. Sera-ce de « l’exagération méridionale » que de reporter ce succès à l’initiative heureuse de l’Académie de Marseille, à la Provence, à son soleil qui désormais illuminera son œuvre, des Romanesques à Chantecler ?

Tirer ces pages d’Edmond Rostand, comme on se propose de le faire sous peu, des quelques rares bibliothèques provençales où elles étaient confinées, sans que nul s’inquiétât de les relire, ce n’est point simple curiosité de bibliophile ; à nous pencher sur de telles pages, nous surprenons à sa source même le génie d’Edmond Rostand. C’est dans un jardin de Provence, qui serait semblable à ceux de l’Astrée, le murmure d’une fontaine, où viennent se mirer des jeunes gens romanesques. Voici, en raccourci, soumises au jugement de l’Académie de Marseille, toutes ces brillantes qualités qui, dans un soir de. décembre 1897, vont éblouir Paris : la fantaisie joyeuse et déjà par instants étincelante, le goût du subtil, du rare, du gracieux, la sentimentalité tendre, un peu d’ironie juvénile sans insolence ni méchanceté, un jolis cliquetis de phrases et de mots-Voici surtout l’évocation de tout ce XVIIe siècle à son début, tel que l’ont fait l’Astrée et l’Hôtel de Rambouillet, ce monde charmant, qui, dix ans après, entrera dans la figuration de Cyrano ou dans les rêves de cette Précieuse, dont le poète racontera la journée. Voici enfin ce grand amour de la lumière qui, depuis les Musardises, gonflera l’âme de ce charmant lazzarone jusqu’à les faire éclater dans les appels passionnés de Chantecler.

Oui, très jeune, ce poète est déjà lui-même, et de là vient que, s’étant trouvé ainsi dès l’aube de sa vie, il s’est imposé au public dès son aurore. On conserve dans sa famille un portrait de son enfance, dû à un peintre marseillais, où déjà les traits essentiels de sa physionomie sont dessinés. De même en est-il pour sa physionomie intellectuelle : on peut dire qu’à dix-huit ans il est déjà ce qu’il sera plus tard, il a déjà dans son esprit précoce toutes les qualités de sa poésie, et cette poésie, c’est la Provence qui, de bonne heure, lui en a donné le sentiment, qu’il révèle ainsi, net et charmant, dès son premier essai.

Tel quel, cet ouvrage est couronné par l’Académie de Marseille, comme il sied au travail d’un jeune homme distingué, qui est en même temps le fils d’un académicien. Mais si honorable que soit un tel succès, il n’est point pour lui assurer la gloire dont il rêve à Paris[17].


Le voici maintenant, ce Provençal indolent et frileux, dans sa chambre d’étudiant parisien ; triste chambre d’hôtel qui donne sur la rue de Bourgogne, « rue étroite avec peu de soleil et beaucoup de maisons, » où parfois montent les cris des marchandes qui annoncent un peu de lumière, semble-t-il, en offrant aux passants « la belle valence, » souvenir des marchandes et des oranges de Marseille… Le voici rêvant de la gloire « au son d’un vieux Pleyel, que le voisin oblige à moudre des galops, » et parfois, le soir, tandis que les fiacres roulent dans la rue endormie, écrivant tard sous la lampe, la vieille lampe usée qu’il faut remonter plus d’une fois, mais qui cependant de son cercle de clarté dessine le champ mystérieux, l’arène d’or où la pensée vient se battre avec la forme ; le voici couché d’autres fois sur le divan bas, pour ne plus voir les arbres dépouillés par l’hiver, le zinc des toitures, les murs sordides ou l’asphalte de la cour, l’envers des maisons, gaz et tuyautages, pour ne plus voir que le ciel, et rêver, à travers ce pâle azur parisien, d’un ciel aussi pur qu’un ciel de Sicile[18]ou de Provence. Le voici qui, parfois à travers la fenêtre, suit la danse des atomes, entraînés en de silencieux ballets, sur ce pont d’Avignon vermeil qu’est un rayon de soleil, rayon fugitif, symbole de la gloire qui éclaire un instant, un seul instant, les poètes, et n’en dore que quelques-uns. Le voici, évoquant ses souvenirs de classe, Homère, Virgile, Catulle, Ovide, tels que « Pif-Luisant » les lui a commentés et illuminés, en accompagnant son esthétique de jurons méridionaux[19], ou bien les souvenirs de vacances, le tambourineur, « beau comme un pâtre latin, qui s’achemine par les sentiers pierreux de la blanche colline, » pour aller donner l’aubade à la belle qui l’a choisi pour cajoleur[20], les crépuscules de Provence où tous les contours ont des finesses d’aquarelles, où dans le ciel vert d’eau monte une lune rose[21] et les tziganes enivrants des orchestres de la côte d’azur[22] ; et le voici enfin, ce jeune Marseillais exilé, regrettant ces jeudis, « où Marseille tient ses marchés de fleurs » et s’écriant, en songeant à son cher Alphonse Daudet, si longtemps admiré et si souvent feuilleté :


C’est là que je serais dans la tiédeur vermeille
Au milieu des flâneurs,

Si je n’avais voulu, pour être ce poète
Que nul ne demandait,
Risquer d’être à Paris un Daniel Eyssette
Sans Alphonse Daudet ;

Si je n’avais rêvé le vieux rêve inutile,
A tant d’autres pareil,
De me faire une place au soleil d’une ville
Qui n’a pas de soleil…


Oui, sans doute, et on ne l’a point assez remarqué, il y a eu dans la vie d’Edmond Rostand cette époque, entre sa sortie de Stanislas et la représentation des Romanesques, où ce jeune homme, peu mêlé aux cénacles littéraires ou à la vie des salons, poète isolé, a la nostalgie du Midi natal. Mais d’ailleurs, sous l’aiguillon de la souffrance, cette nostalgie ne s’est-elle pas affinée plus tard jusqu’à lui faire abandonner complètement Paris, jusqu’à le pousser vers les Pyrénées de son enfance, qui ne sont certes point tout à fait la Provence, mais qui sont aussi du beau Midi ensoleillé ? L’existence proprement parisienne de Rostand n’occupe que quinze années de sa vie, dont huit sont obscures, et pendant ces huit années, il a été le jeune collégien de Stanislas, puis l’étudiant isolé et pensif, qui ne cesse de rappeler avec mélancolie les visions de son enfance lumineuse. Et n’est-ce pas de ce grand désir de lumière que naît peu à peu et se forme son œuvre, avec ses décors éclatants, ce vieux mur doré des Romanesques, la Méditerranée de la Princesse lointaine, la Judée de la Samaritaine, son vieux puits, son grand figuier, ses routes blanches, ses oliviers à la pâleur argentée, la Gascogne de Cyrano, la ferme pyrénéenne de Chantecler.

Ainsi, ce Chantecler, où l’on a voulu voir une déformation de son art, il en est bien plutôt le couronnement ; c’est la plus haute expression de son sentiment méridional. Si la lumière enveloppait déjà, des Romanesques à Cyrano, tous ses poèmes, dans Chantecler elle est, comme le Dieu d’Athalie, la puissance invisible, quoique visible, et toujours présente, même quand c’est la nuit, autour de laquelle tournent toute l’action et tous les sentiments, l’enthousiasme de Chantecler, la jalousie de la Faisane, la haine des Nocturnes. Et je sais bien que cette lumière est symbolique ; mais d’avoir osé faire tout de même un drame, avec un lever de soleil, un poème très raffiné et très primitif à la fois, n’est-ce pas le fait d’un poète dont la race a vécu dans le soleil et dont les hymnes font songer aux chœurs d’Aristophane ou de Sophocle ?… Ainsi, ce Grec de Phocée, se trouve le frère de cette Antigone, de cette Iphigénie, de cette Alceste qui proclament en mourant qu’« il est doux de voir la lumière : » Ἡδὺ το φῶς λεύσσειν (Hêdu to phôs leussein). Pas plus que les Oiseaux d’Aristophane, Chantecler n’est un drame pour un théâtre parisien, c’est un poème méditerranéen. Il conviendrait de le jouer dans un théâtre de plein air, en Provence. Alors les pauvres plaisanteries du Merle y raleraient, comme elles le doivent, alors le Coq y promènerait librement dans la lumière, à laquelle il croit avant tout, son orgueil de faire lever le jour ou sa résignation à n’en être, puisqu’il le faut, que l’annonciateur. Aristophanesque de la sorte, ce Chantecler est bien le frère de l’Hercule de ces Douze Travaux que l’on vient de publier récemment[23], le héros qui s’humilie un instant devant une femme, parce qu’elle est belle, mais qui souffre de s’humilier devant elle, en vrai Méditerranéen, qui aime la femme, mais la juge inférieure à lui, ou la méprise un peu, tout en adorant sa beauté, et ne l’écoute jamais tout à fait, surtout lorsque sur un pin chantent les cigales, qui rappellent les exploits passés. Ainsi ce n’est pas de nom seulement qu’il est grec, cet Hercule, mais il l’est aussi, on le voit, par la qualité du sentiment.

Ce n’était donc pas en vain que, de bonne heure, Edmond Rostand s’était senti attiré vers la Grèce. A force d’avoir passé, enfant, aux pieds de la statue d’Homère, il avait gardé dans son âme le culte de sa patrie. En 1897, alors que les Grecs luttent contre les Turcs, seuls, à ma connaissance, deux poêles notables reprennent le chant de Byron et de Victor Hugo ; ces deux poètes sont Mistral en sa vieillesse, Edmond Rostand à ses vingt-neuf ans, qui, tous les deux, fils de la Provence phocéenne, reconnaissent en eux les sursauts d’un sang indigné sitôt qu’on touche à leur plus ancienne patrie.

Mais quand on se sent chez soi, dans ce temple de la Grèce, on peut être familier avec ses dieux, on peut s’égayer un peu en leur compagnie, leur faire la surprise de lancer à travers le Bois sacré une automobile, ou comparer le lit d’Omphale à celui de Mme Récamier. Gamineries qu’un Leconte de Liste, un Albert Samain, un Banville même n’eussent jamais osé commettre ; car ils sont là, toujours un peu raides et solennels en cette Grèce, comme des invités. Edmond Rostand, lui, c’est l’enfant de la maison ; il joue avec les dieux du foyer paternel.


Ainsi, Grec et Provençal, ce poète est naturellement paresseux… Paresse féconde, qu’il chantait dès ses vingt ans, quand il présentait ses premiers vers sous ce titre significatif : les Musardises, titre qu’il confirmait dans une préface, où il indiquait que « les musards sont de certains bateleurs et jongleurs provençaux d’origine, qui s’en allaient de par le monde en récitant. » Et plus tard, sur ce livre même il inscrivait un sonnet exquis[24], où il ne se déclarait pas aussi sûr que le bon Huet, évêque d’Avranches, que le mot musard vint de musa, musæ, préférant lui conserver le sens que lui donne le dictionnaire et qu’il mettait bravement en tête de son avis au lecteur : « Musarder — v. n. perdre son temps à des riens, » ou le sens de « rêvasserie douce, chère flânerie, paresseuse délectation à contempler un objet ou une idée. »

D’ailleurs, ne disait-il pas lui-même : « Quand on est un poète, on est un paresseux[25] ? » et quand il essayait de s’analyser, il découvrait en lui « une profonde franchise, un cœur fier, qui n’a jamais voulu tromper, un superbe refus de se donner la peine de jouer un rôle devant le monde, un grand mépris de toute hypocrisie, » et il se demandait en terminant si ce grand désir de sincérité n’était pas « tout simplement l’effet d’une extrême paresse. »[26].

Paresse… oui… mais il faut s’entendre sur cette paresse des Méridionaux ; c’est une paresse active où l’esprit ne s’engourdit point, mais construit, invente, imagine, et c’est aussi la paresse de celui qui se repose, quand il vient de courir et sait qu’il doit encore courir. Car cette race vive procède ainsi dans les démarches de l’esprit ; elle n’adopte point une allure continue et régulière ; elle galope sur les routes de l’intelligence, puis, fatiguée, se repose longuement et, sous le coup de la nécessité, repart pour une nouvelle course. Alors, entre deux flâneries, elle travaille avec la rage du paresseux, qui, furieux d’y être contraint, abat rapidement sa besogne, pour avoir le droit de se reposer ensuite. Au fond, cela revient au même : travailler vite et par intermittences équivaut, comme rendement, au travail lent et quotidien ; mais à procéder ainsi on semble moins sérieux, et peut-être plus élégant.

Cette élégance, cet air de ne pas trop travailler, qu’affectent souvent les Provençaux, comme les Grecs qui se vantaient, race libre, d’être toujours de loisir, Rostand la cultivait dans sa vie et dans son œuvre, mais il ne faut pas s’y tromper : cette œuvre suppose pourtant une assiduité très grande au travail intellectuel, une abondante documentation en ce qui concerne Cyrano et l’Aiglon, un travail très minutieux, qui se révèle dans le détail technique de ses moindres poèmes. Ce n’est point ici un Lamartine négligent qui laisse ses vers à corriger, c’est un poète subtil et méticuleux, que sa subtilité même entraine à la minutie et qui ne livre rien à l’improvisation. Ce qui semble abandonné dans sa poésie est d’un abandon très étudié, comme l’extrême bonhomie, la simplicité d’un grand acteur supposent de longues études. D’ailleurs, si l’on songe à la brièveté de cette carrière, à la maladie qui immobilisa le poète pendant des mois ou même des années, à la fragilité constante de sa santé, on pourra bien concevoir que cette paresse était celle d’un vrai Phocéen, de ces négociants actifs qui traitent au café, entre deux cigarettes, les plus grosses affaires, de ces orateurs du Midi, qui ont l’air de ne pas savoir, quand ils commencent, ce qu’ils vont dire et qui n’ont en réalité qu’à dérouler les phrases d’un discours préparé dans leur lit ou à la promenade…


* * *

Ainsi se comporte l’esprit d’un Rostand, ingénieux et subtil. Cette subtilité, toute son œuvre en témoigne, subtilité qui raffine sur les sentiments et sur l’expression de ces sentiments, amour de ce qui est fragile et irréel, de ce qui va finir ou bien de ce qui ne sera jamais. A bien y réfléchir, n’est-ce pas le caractère même de la poésie des troubadours ? Des troubadours cette subtilité a passé aux Italiens ; elle revient en France au XVIe siècle avec le Pétrarquisme, que les Précieux imitent au XVIIe ; et Rostand, fils de la race des troubadours, retrouve avec délectation chez les Précieux une qualité, ou un défaut, si semblable aux qualités ou aux défauts des poètes de sa race. Il les reconnaît sans y songer, peut-être, comme des frères en esprit ; il se trouve tout à fait à son aise pour les faire parler, quand il les met en scène dans Cyrano, car il sent tout aussi bien qu’eux « le fin du fin, » puisque, avant d’être entré en contact avec eux, il avait « subtilisé. »

Déjà, dans les Musardises, n’avait-il pas célébré les « ratés, » ces grands artistes que « désespère la toujours fuyante couleur, » ces délicats qui ne peuvent traduire les finesses qu’ils sentent et qui gardent leurs œuvres en eux-mêmes, ne pouvant réaliser de trop magnifiques projets[27]. Déjà, n’avait-il pas préféré le rêve que l’on fait sur le divan, où l’on ne voit que le ciel, à la morne réalité ? Déjà, n’avait-il pas suivi le vol des atomes dans les rayons du soleil[28] ? Déjà, n’avait-il pas parlé de ces vers qu’on n’achève point et qui sont les plus beaux, célébré le charme des fêtes frivoles et fragiles, où s’amalgament les raffinements d’un monde, qui doit et qui va finir[29], les ombres et les fumées et, parmi toutes, la plus fugace, « l’ombre d’une fumée bleuissante sur un mur blanc[30] ? » Nous serions tentés de lui dire comme Sorismonde à Mélissinde :


Qu’allez-vous chercher là d’encore trop subtil ?[31]


Cette extrême subtilité d’esprit, il l’a appliquée à l’invention de ses sujets comme au dessin de ses personnages ; deux amoureux cessent de s’aimer dès qu’ils peuvent s’aimer, mais s’aiment encore sitôt qu’ils sont séparés ; un troubadour aime une dame qu’il n’a jamais vue et part pour la conquérir et la voir avant de mourir ; un poète amoureux et laid exprime son amour à celle qu’il aime sous le masque d’un beau garçon amoureux d’elle ; un coq croit faire lever le soleil et s’aperçoit qu’il n’en est rien ; voilà des sujets qui comportaient de terribles difficultés pour tout autre, et Rostand les a traités avec la plus grande souplesse parce qu’en réalité il lui fallait de tels sujets pour donner libre cours à toute la subtilité de son esprit. Embarras pour d’autres, ils sont pour lui de merveilleux excitants.

Cette subtilité, il l’applique aussi à l’expression des sentiments et de là vient cet usage presque continuel de l’esprit qu’on lui a reproché ; ce n’est pas de l’esprit au sens où nous l’entendons d’ordinaire, le jeu de mots, cultivé pour lui-même dans un désir tout extérieur de plaisanterie facile. C’est cela, parfois, dans Chantecler, mais lorsque le poète fait parler le merle, qui symbolise pour lui le mauvais esprit parisien, la contrefaçon grossière du véritable esprit, lequel n’est qu’un raffinement de la pensée ou du sentiment.


Ce raffinement de la pensée et du sentiment se manifeste plus spécialement dans la conception de l’amour, qui se dégage de tous ces poèmes. L’amour courtois du moyen âge, l’amour des Troubadours qui chantent leur Dame ou meurent pour elle, sans en obtenir rien, après des siècles, voici que nous le retrouvons en cette œuvre, dans le cœur de Joffroy Rudel, cela va de soi, mais aussi dans le cœur de ces Romanesques qui ne s’aiment qu’à travers la fiction de Roméo et Juliette, inspirée à Shakspeare par l’Italie des troubadours, dans le cœur de la Samaritaine qui s’élève peu à peu de l’amour humain à l’amour divin, et dont « la chanson d’amour devient une prière, » dans le cœur de Mélissinde, qui, d’avoir été effleurée par l’aile vaine de ce grand amour lointain, renonce, pour en être digne, à toutes les joies du monde, et qui, jetant à la foule son manteau de pierreries, entre au couvent pour y prolonger le rêve de cet amour trop sublime pour la terre ; dans le cœur de Cyrano qui aime en silence et ne déclare son amour que sous le masque d’un autre, dans le cœur de Thérèse de Lorget, la Petite Source, dont le timide murmure rafraîchit un instant l’âme du duc de Reichstadt, dans le cœur du duc de Reichstadt lui-même qui se contente de respirer cet amour et le déchire en même temps que toutes les lettres par lesquelles d’autres lui révèlent leurs sentiments.

Il est ainsi cet amour, ce noble amour, plus « noble d’être vain, » plus beau parce qu’il est inutile, en tout semblable à celui d’un Pierre Vidal, d’un Arnaud-Daniel, d’un Pétrarque qui fut leur disciple, ou d’un Dante que mène vers le Paradis sa Béatrice et qui pense, lui aussi, comme frère Trophime, ce chapelain de Provence, que c’est pour le ciel que les grandes amours travaillent. « Cet Évangile a quelque chose de provençal, » disait avec raison ici même de la Samaritaine Jules Lemaître, se rappelant sans doute que l’Evangile fut apporté en Provence par les Saintes-Maries.

Qu’on y songe : ce sentiment de l’amour, tel que le conçut notre moyen âge méridional, il avait fui notre littérature depuis l’époque des Précieux. Les classiques s’étaient appliqués à peindre la passion plus encore que l’amour, « Vénus tout entière à sa proie attachée, » ou le devoir luttant contre elle. Au XVIIIe siècle, l’amour devient galant ou libertin, et chez les romantiques c’est encore la passion qui triomphe et supprime tout obstacle. Mais dans le théâtre de Rostand, nous retrouvons les sentiments de nos poètes du moyen âge, qu’on n’avait plus interprétés en France depuis des siècles, et c’est peut-être aussi la raison de son succès, bien d’accord avec le vieil idéal d’une grande partie de la race.


* * *

En même temps, il y a chez lui cette extrême sensibilité adoucie et fondue en un sourire, qui semble excuser l’attendrissement, qui est la pudeur même de cet attendrissement, un voile de lumière jeté sur une figure attristée. Cela est proprement provençal. Ce n’est pas précisément le mélange de grotesque et de sublime que les romantiques avaient préconisé et tenté de pratiquer. Ce mélange au reste ne fut jamais qu’une juxtaposition. On rit au quatrième acte de Ruy Blas, on tremble et l’on pleure au cinquième, mais dans le cours d’un même acte ou à coup sûr d’une même scène, il n’y a point ce mélange de rire et de pleurs, que Victor Hugo avait annoncé bruyamment dans la préface de Cromwell.

Or lisons la mort de Joffroy Rudel, celle de Cyrano, celle du duc de Reichstadt. L’un détaille avec une subtilité de troubadour, encore élégante devant la mort, la beauté de Mélissinde, l’autre sourit en disant qu’il ne va plus avoir besoin de machine cette fois pour monter dans la lune, l’autre enfin, pâle fils d’une race épuisée, trouve encore le moyen de demander en mourant qu’une voix de femme chante auprès de son lit les vieilles chansons de France.

Vieilles chansons… Il en est une que Paul Arène a reprise, il en est une qui exprime en toute son ampleur grave et souriante l’âme provençale en ce qu’elle a de plus tendre et de plus subtil :


Lou vieivonge plouro…
Nautri cantavian…
Cantavian Marsiho
Que sus un pont nòu,
lè souleio e plòu,
lè plòu e souleio !


« La vieillesse pleure. — Et nous, nous chantions, — nous chantions Marseille, — où sur un pont neuf, — il pleut et soleille, — il soleille et pleut… » Plòu e souleio !… Pluie et soleil !… Oui, c’est bien cela, c’est bien la pluie printanière où le soleil allume tout à coup des perles incomparables, dont chacune est un prisme où se décompose et s’irise son sourire, c’est bien le péchère naïf, le pécaire qui plaint le pécheur plutôt qu’il ne le blâme, le péchère attendri et souriant parfois, cri d’une race dont la bonté populaire s’est un peu durcie peut-être au contact rude de la vie moderne, mais subsiste tout de même au tréfonds de la conscience.

Parmi tous les charmes de la poésie de Rostand, je crois qu’à celui-ci on ne peut guère résister ; c’est en somme celui que l’on trouve déjà dans les romans de Daudet, et l’on conçoit alors avec quelle juste raison Rostand aima Daudet, dont la sensibilité est si proche de la sienne, parce qu’elle procède du même pays.

Car on a bien pu comparer le privilège de Daudet à celui de Dickens ou de Henri Heine, mais la comparaison est tout artificielle ; il y a de l’amertume dans le rire de Dickens, il y a de l’ironie acre dans celui de Heine. Mais dans celui de Daudet, il n’y a que l’attendrissement d’une âme méridionale et mobile, qui cède avec une enfantine facilité à la tristesse comme à la joie et passe aisément de l’une à l’autre. Et de même dans celui de Rostand. Il l’avait bien senti lui-même à l’âge où l’on s’analyse et s’étudie ; alors il s’était comparé justement au tambourineur, qui va « jouant du triste et du gai tout ensemble[32], » dont le tambourin sonore et triste est lourd à porter comme un cœur, et dont la plainte sourde se mêle à celle du galoubet moqueur et spirituel, et plus tard il parlera de ces rires, auxquels on s’abandonne un instant, étonné soi-même, avec la crainte que le rire tout à coup ne « se casse en un sanglot[33]. »


Rires et pleurs,.. mais par-dessus le tout jaillit, dominant tout autre sentiment, l’enthousiasme, cet enthousiasme que le frère Trophime déclare « la seule vertu, » cet enthousiasme pour la Beauté, qui donne des forces aux rameurs de la barque désemparée de Rudel, comme aux mariniers de la reine Jeanne que Mistral avait déjà montrés, ramant vers le mirage, à cause du mirage, et voulant que ce mirage soit une réalité et le faisant devenir réel à force d’y croire, cet enthousiasme qui soulève le cœur de Bertrand d’Alamanon, comme celui de Cyrano et de Flambeau et qui permet à Chantecler de croire qu’il fait, tant il y croit, sortir le soleil de la nuit.


Serais-je provençal, serais-je troubadour,
Si je n’avais pas pris parti pour cet amour ?


s’écrie Bertrand d’Alamanon, l’ami de Joffroy Rudel, et Joffroy Rudel déclare qu’il meurt d’avoir chanté sa dame,


Éperdument chanté sa beauté sans égale
Comme d’avoir chanté le soleil, la cigale…


Cet enthousiasme, reconnaissons-en la qualité. C’est celui qui saisit Edmond Rostand au lendemain de l’armistice, et, sans souci de sa santé, le jette frémissant au milieu de la foule de Paris, où, par un jour frileux de novembre, il contracte le mal qui va l’emporter, mourant, lui aussi, d’avoir « éperdument chanté. » Cet enthousiasme qui s’épanche en un lyrisme intarissable et dont le souffle agite le frisson d’un panache, c’est celui dont s’enfla la voix de ces volontaires de Marseille, qui donnèrent leur nom au chant national, sous l’invocation duquel Edmond Rostand, par un juste hommage à sa ville natale, voulut placer ses derniers poèmes.

Le vol de la Marseillaise ! cs n’est point au hasard que le poète avait choisi ce titre pour ce recueil qui devait être son testament poétique ; par un vrai sentiment de ses origines, comme s’il avait voulu reposer dans les souvenirs de son enfance, voici que, sous sa plume, est revenu le nom de la grande cité méditerranéenne.

Le vol de la Marseillaise ! certes, c’est celui du chant national qui a libéré la France et l’Humanité ; mais il nous plaît d’y voir aussi le souvenir de la ville, qui a nourri et inspiré le génie d’Edmond Rostand. Elle l’avait formé pour la poésie et pour la gloire ; elle avait regretté que, s’éloignant de Paris, il ne retrouvât point le chemin de la terre natale ; mais, indulgente à l’enfant prodigue, elle l’a accueilli, quand il est revenu vers elle, hélas ! trop tard, ainsi qu’un fils bien-aimé. Dans les rues ensoleillées d’un soleil un peu pâle de février, bourgeois et gens du peuple se découvraient au passage du cercueil illustre, qui repose maintenant sous les pins, « dont pleuvent les aiguilles, » au cimetière Saint-Pierre, clair et beau comme un Campo-Santo d’Italie.

Que le vent qui monte de la mer latine et qui chante à travers les souples rameaux vienne bercer les beaux rêves du dernier des troubadours et lui parler de cette Princesse lointaine, qui l’appelait au-delà des (lots de la vie, et dont le nom est celui même de la Poésie, à laquelle de bonne heure l’avait initié la Provence.


EMILE RIPERT.

  1. V. le Chemin blanc, Fasquelle, 1904.
  2. V. Octave Teissier : Les anciennes familles marseillaises, Marseille, 1888.
  3. F. Mistral : Memori e raconte, chap. II.
  4. Lamartine : Voyage en Orient.
  5. J. Autran : La Maison démolie.
  6. Les Musardises, 2e éd. p. 194,
  7. Ibid.
  8. Voir : La Dernière nuit de Don Juan, Paris, Fasquelle, 1921.
  9. Les Musardises, 2e éd. p. 186.
  10. Voir : Corticchiato, le Parti bonapartiste à Marseille après 1870. Marseille, 1921.
  11. Les Sentiers Unis, 1885.
  12. Les Sentiers Unis, 1885.
  13. Les Musardises, 2e édit. p. 58.
  14. 2e édit. p. 46.
  15. Le vol de la Marseillaise.
  16. Voyez la Revue du 1er décembre 1919.
  17. Le Mémoire sur Honoré d’Urfé et Emile Zola a paru en 1888, dans le Journal de Marseille, que dirigeait Eugène Rostand, puis en tirage à part. Retrouvé à Marseille par M. Auguste Roodel, le bibliophile bien connu, il sera réédité sous peu en brochure de luxe, par l’éditeur Ed. Champion, avec une préface de l’auteur de cet article.
  18. Les Musardises, 2e édit. p. 9 à 19.
  19. Ibid. p. 46 et 59.
  20. Ibid. p. 70.
  21. Ibid. p. 86.,
  22. Ibid. p. 99.
  23. L’illustration, numéro de Noël 1920.
  24. Les Musardises, 2e édit. p. 122.
  25. Ibid. p. 120.
  26. Ibid. p. 157.
  27. Les Musardises, p. 3.
  28. Ibid. p. 19 et 23.
  29. Ibid. p. 165.
  30. Ibid. p. 229.
  31. La Princesse lointaine, acte III, scène IV.
  32. Les Musardises, 2e éd. p. 69.
  33. Ibid. p. 159.