Edouard Gans

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GANS.

RUCKBLICKE AUF PERSONEN UND ZUSTANDE.

Je viens de relire les lettres qui me restent de Gans et les notes que j’avais gardées de nos conversations à Berlin en 1830. Que cette lecture est triste ! quel pénible retour sur la vie ! et combien on en fait de ce genre, quand on est arrivé seulement à quarante ans ! Que d’amis on a déjà vus tomber autour de soi ! que de souvenirs ! que d’affections éteintes par la mort, et dont il ne nous reste plus que des lettres écrites, hélas ! dans tout l’entrain de la jeunesse, pleines de projets, pleines d’avenir, qu’on a lues autrefois en souriant de joie aux espérances d’un ami, et qu’on relit aujourd’hui avec un cruel serrement de cœur, quand on pense que de tant d’affections, de tant de bons et nobles sentimens, de tant d’ardentes émotions, de tant de vie, enfin, il ne reste plus rien, qu’au ciel une ame immortelle avec qui peut-être nous n’avons plus aucuns liens, et sur la terre une mémoire que le cours des années et les soins de chaque jour effaceront peu à peu du cœur des plus aimans !

Entre tous les amis que j’ai déjà perdus, un des plus regrettables et le plus illustre est Édouard Gans, né le 22 mars 1798 à Berlin, et mort dans cette ville le 5 mai 1839, dans sa quarante-deuxième année.

Quand j’arrivai à Berlin en 1830, je ne connaissais pas M. Gans ; j’avais pour lui, non pas une lettre de recommandation, mais une de ces petites cartes de visite qui contiennent le nom du recommandant avec quelques mots sur le recommandé, et qui sont un des usages de l’Allemagne. Je n’ai pas grande confiance aux lettres de recommandation, qui ne sont souvent qu’un moyen d’accréditer un ennuyeux de Saint-Pétersbourg auprès d’un ennuyeux de Paris, et je laissai passer quelques jours sans remettre ma petite carte à M. Gans. Enfin je m’y décidai ; mais je ne le trouvai point. Il vint chez moi, j’étais sorti ; et comme j’avais déjà rencontré quelques ames charitables qui m’avaient dit beaucoup de mal de lui, je ne m’empressai pas de le chercher, si bien que nous ne nous serions peut-être jamais vus, quand je le rencontrai chez quelqu’un où j’étais en visite. Nous nous accostâmes, nous sortîmes ensemble, nous nous mîmes à causer, et depuis ce moment je vis Gans tous les jours.

Figurez-vous, en effet, pour un Français et un Français de Paris, qui allait à Berlin pour s’instruire, mais à qui le goût et le zèle de la science n’ôtaient pas toujours le regret du pays, figurez-vous quel plaisir de rencontrer un Allemand qui aime la France avec passion, qui la connaît, qui sait causer, qui aime à causer, et qui, dans ses conversations spirituelles, éloquentes, variées, mêle l’érudition allemande à la vivacité française ; qui a tout lu, non pas comme ses compatriotes, pour écrire de tout, mais pour causer de tout ! Tel était Gans. Dans nos longues causeries, sous les tilleuls, à Thiergarten, dans le petit jardin de mon Bijou, à Stralau, partout enfin où nous allions, Gans m’initiait à la connaissance de l’Allemagne, et m’y initiait par la méthode française, c’est-à-dire par la conversation. En France, nous méditons peu, mais nous causons beaucoup, et la conversation excite autant l’esprit que le ferait la méditation. La causerie, quand elle est bonne, et entre gens qui se valent, a même cet avantage sur la méditation qu’elle est plus exigeante et oblige l’esprit à plus d’efforts ; car la méditation se contente de l’ébauche et souvent même de l’ombre de la pensée, tandis que la conversation exige de la pensée qu’elle arrive à s’exprimer clairement. Dans la méditation, une idée qui fermente paraît une pensée. Cette fermentation du cerveau n’est pas assez pour la conversation ; il lui faut une forme précise et nette : avec elle, les à peu près, les clair-obscurs, les brouillards sont impossibles, et c’est un grand bien. J’ajoute que la causerie n’a pas seulement le mérite d’éclaircir la pensée ; elle la contrôle et la redresse. Le penseur de cabinet est seul, et, s’il se trompe, il ira sans être arrêté ni averti jusqu’au bout de son erreur ; le causeur est corrigé à l’instant par son interlocuteur.

« Vous autres Français, me disait un jour Gans, vous avez le génie oratoire. » Depuis que j’ai assisté régulièrement aux séances de nos assemblées, il m’est bien venu quelque doute sur cette vérité. Mais ce n’était pas seulement des orateurs que Gans voulait parler ; il entendait, disait-il, cette facilité éloquente qui donnait tant de grace à nos discours et à nos écrits. Le génie oratoire signifiait, pour lui, le génie de l’expression claire et nette, qui est vraiment le génie français, et Gans appréciait d’autant plus ce talent, qu’il l’avait, et que c’était là une de ses supériorités. En Allemagne, le caractère même de la langue et les habitudes de méditation nuisent souvent à la pensée des écrivains et des professeurs. Gans a presque le premier porté dans la chaire cette parole éloquente et vive qui remue l’auditoire et fait arriver l’instruction par l’émotion. C’était encore une habitude française transportée en Allemagne par cet esprit tout pénétré des idées françaises.

Quand nous avions causé pendant quelques heures de l’Allemagne, à mon grand profit : « Ça, me disait Gans avec une joie et une gaieté d’écolier qui court à la récréation, ça, causons un peu de la France ; » et alors, revenant en esprit à Paris, nous causions des hommes et des choses de ce temps qu’il connaissait aussi bien que moi. À ces momens, nous étions tellement de Paris, que je ne voudrais pas jurer qu’il n’y eût pas un peu de médisance dans nos causeries, ce qui n’était, après tout, disait Gans, que pour leur ôter leur goût de terroir allemand. J’ai retrouvé dans son Coup d’œil rétrospectif sur les personnes et les circonstances (Ruckblicke auf Personen und Zustande, Berlin, 1836), j’ai retrouvé bien des traits de nos conversations de Berlin. « Je connaissais la France, me disait Gans en me parlant de son premier voyage à Paris ; j’avais beaucoup étudié vos auteurs ; enfant, j’avais vu Napoléon à Berlin, et après la guerre, malgré les rancunes qui avaient survécu à la lutte, la France ne cessait de m’attirer, persuadé comme je l’étais qu’en dépit de ses défaites, c’était elle encore qui avait l’initiative dans le monde. Mes lectures et mes conversations m’avaient familiarisé avec tout ce qu’il y a d’important à Paris. Je savais même le nom de vos rues et de vos quartiers ; je connaissais les hommes, l’état des partis et les diverses écoles littéraires. Cependant il me manquait une notion essentielle, il me manquait d’avoir vu la France dans son ensemble. C’était après cela seulement que je pouvais rassembler toutes mes notions particulières, en faire un système général, et surtout sortir du vague que laissent toujours les lectures et les études. On ne connaît pas un paysage pour en avoir lu la description, et on ne connaît pas un peuple pour avoir étudié ses institutions, ses livres, ses journaux. Rien ne remplace la vue des choses et des hommes. » (Ruckblicke, p. 1re .)

Gans vint donc à Paris en 1825. Il avait gardé de ce voyage les souvenirs les plus vifs et les plus intéressans. « En 1830, j’ai vu à Paris plus d’hommes et plus de choses qu’en 1825, me disait-il un soir à Vienne ; j’ai vu vos hommes d’état, j’ai vu la lune de miel de votre révolution de juillet. J’ai plus observé et je me suis plus instruit ; mais jamais je n’ai tant senti la France qu’en 1825. » Il me racontait avec enthousiasme ses promenades dans Paris, et comment il étudiait sur les lieux les souvenirs de notre révolution de 89 ; c’était M. Cousin qui lui servait de guide. « Jamais, me disait-il, je n’ai reçu de leçons d’histoire plus vives et plus pénétrantes que celles-là. »

Qu’il me soit permis de faire ici une réflexion sur ce sens de la France, que Gans avait plus qu’aucun des étrangers que j’aie jamais rencontrés. Ce n’est certes pas une chose nouvelle que l’influence de la France à Berlin. Cette influence, préparée par les réfugiés français qui vinrent s’y établir sous le grand électeur, devint décisive sous le grand Frédéric. La cour de Frédéric était toute française. C’était l’esprit de Voltaire et de ses disciples qui régnait à Berlin, non que Frédéric ne connût les côtés faibles de la philosophie du XVIIIe siècle, non qu’il ne sût à quoi s’en tenir sur la sagesse des sages de l’Encyclopédie. Il prenait de cette sagesse ce qu’il lui fallait pour l’amusement de ses soupers de Sans-Souci ; mais il savait aussi employer l’esprit français, c’est-à-dire l’esprit d’examen et de contrôle, à corriger les vieux abus, à fonder un gouvernement actif et vigilant, à substituer enfin la monarchie administrative, qui a fait école dans le nord de l’Europe, à la vieille monarchie féodale. Voilà ce que fit le grand Frédéric avec l’esprit français ; c’est lui qui le premier le mit dans les affaires et dans l’administration, et qui lui créa par-là un de ses plus nobles emplois. À Berlin, l’esprit français régnait donc dans la société depuis Voltaire, et dans l’administration depuis le grand Frédéric ; mais c’était l’esprit du XVIIIe siècle, et rien de plus. Stationnaire comme tous les esprits transplantés, il était resté ce qu’il était au moment de sa transplantation. Aussi la révolution française, ses lois, ses institutions, ses hardiesses, le tiers-état devenu une nation qui avait créé un nouveau régime politique, devenu une armée qui avait vaincu l’Europe, devenu un gouvernement qui avait traité avec toutes les vieilles cours de l’Europe, tout cela était étranger et presque odieux à Berlin. On y aimait la France, mais la France d’avant 89 ; on ne voulait pas reconnaître dans la France révolutionnaire et conquérante de 91 et de 1805 la fille et l’héritière de la France de 1760. Berlin semblait avoir mis le signet à l’année 89, et avoir fermé le livre pour ne plus l’ouvrir. Gans fut un des premiers qui rouvrit le livre, et qui osa dire qu’entre la France qu’avait aimée Frédéric et la France que méconnaissait la Prusse moderne, il n’y avait aucune solution de continuité, et que l’une procédait de l’autre. Ainsi, pendant qu’en France, sous la restauration, nous reprenions la tradition de 89, Gans à Berlin employait la philosophie et l’érudition allemande à prouver la filiation de 89 avec les temps qui l’ont précédé, expliquait l’admirable perpétuité de la civilisation française de Louis XIV à Napoléon, et empêchait enfin que l’esprit allemand ne se fît deux France, l’une celle du passé dont il acceptait et admirait l’influence dominatrice, l’autre celle du présent qu’il maudissait comme factieuse et révolutionnaire. Gans prétendait qu’il n’y avait qu’une France, et il fit du caractère politique et philosophique de notre histoire le sujet de ses cours.

Ces cours eurent un succès inoui dans les universités allemandes : Gans avait plus de quinze cents auditeurs ; c’était un public, et le professeur devenait lui-même un orateur politique, chose nouvelle et étrange à Berlin. Le cours public et gratuit fut interdit ; il fallut se borner à un cours fermé et payé, selon l’usage des universités allemandes, et ce cours eut encore un grand succès. L’action du professeur perdit en étendue et gagna en efficacité : quinze cents auditeurs sont un public, cent font une école et une secte.

Gans, à Berlin, était, quoique professeur et écrivain, un personnage politique, chose toute nouvelle assurément en Prusse, dans un pays qui n’a pas d’assemblée délibérante. Il y a, certes, en Prusse, des écrivains qui s’occupent de politique ; mais ils n’ont pas d’action. Leur parole est importante ; leur personne n’est rien. À Berlin, Gans était parvenu à être un personnage politique, en dehors de l’état, en dehors de l’administration, quoique toutes les institutions et toutes les habitudes du pays répugnassent à cette nouveauté. La foule qui s’est empressée à ses funérailles, peuple, bourgeois, militaires, étudians, a bien prouvé que ce n’était pas seulement un professeur qu’on accompagnait au cimetière, mais un homme qui agissait sur la société de son temps. De là les regrets populaires et publics qui ont honoré sa mémoire.

Et tel que je connaissais Gans, cette situation d’homme politique dans un pays qui n’est pas politique, était ce qui le flattait le plus, parce que cela le rapprochait des mœurs de la France et de l’Angleterre. La politique était ce qu’il goûtait le plus. C’est par là qu’il aimait tant la France ; il lui savait gré d’avoir eu en Europe une initiative politique qui n’a point cessé, et à ce sujet même il était exigeant et impatient envers nous. Il ne pouvait pas supporter que la France semblât abandonner un instant cette vocation ; il la tenait comme obligée de se dévouer en Europe au triomphe de la civilisation ; c’était son rôle, c’était sa mission ; il fallait qu’elle l’accomplît, bon gré mal gré, à ses risques et périls.

Que sa mauvaise humeur contre ce qu’il appelait notre égoïsme, et ce qui n’était que notre prudence, était piquante et spirituelle ! et surtout qu’il y avait d’amour de la France dans sa colère, vraie colère d’amant ! « Depuis un mois, je ne fais que côtoyer la France, m’écrivait-il de Genève au mois de septembre 1832, sans pouvoir pourtant me résoudre à y entrer. C’est le juste-milieu qui m’en empêche et votre bourgeoisie souveraine. Si Dieu a fait la révolution de juillet pour les boutiquiers de la rue Saint-Denis, je cesserai de m’occuper de philosophie, d’histoire ; car je ne saurais la mesurer à leur aune… J’aime mieux Louis XIV, Napoléon, et même les combats de la restauration, que cette liberté pâle et chétive, cet ordre sans grandeur et sans éclat. Et pourtant je l’aime, cette France ! car si elle voulait !… » Puis il me demandait de venir à Strasbourg, où il comptait passer quelques jours. « Nous causerons, nous nous disputerons, et qui sait, mon cher ami, peut-être nous arrivera-t-il ce qui arriva, dit-on, à deux controversistes du XVIe siècle, l’un catholique et l’autre protestant, qui discutèrent si bien l’un contre l’autre et avec de si bons argumens, que le catholique devint protestant et le protestant catholique. »

Quoiqu’ayant beaucoup plus d’esprit et d’ardeur politique que ses compatriotes, quoiqu’étant à cet égard et voulant être presque Français, Gans cependant avait encore beaucoup de choses de l’Allemagne et des universités allemandes. Ainsi, bien qu’il s’occupât des évènemens de son temps en homme de parti, cependant il les jugeait toujours en philosophe spéculatif et sous un point de vue général. C’est là ce qui le trompait. Il considérait avant tout l’intérêt de l’humanité, et s’irritait des obstacles qui semblaient s’opposer à l’accomplissement de la destinée de l’Europe, telle qu’il l’imaginait. Jugeant les évènemens encore tout chauds et au jour le jour, son impatience l’empêchait de comprendre que les résistances font nécessairement partie du train des choses humaines, que ce qui paraît retarder le char assure souvent sa marche, et qu’enfin, si l’histoire suit un plan logique, cette logique, plus haute et plus grande que la logique de l’esprit humain, a sur celle-ci l’avantage de ne rien exclure, même les retards et les échecs.

Gans se trompait donc parfois, je le crois du moins, dans l’appréciation des choses du moment, c’est-à-dire dans la politique ; mais il excellait dans la philosophie de l’histoire, quand il jugeait les évènemens à distance et par grandes masses, et surtout il avait alors une éloquence singulière, moitié française et moitié allemande, moitié esprit et moitié enthousiasme. La philosophie de l’histoire était sa science favorite. Élève de Hegel, il avait opéré dans le sein de cette école une curieuse révolution, car il l’avait prise justifiant tous les pouvoirs établis, même le pouvoir absolu, d’après la maxime que ce qui est a sa raison d’être, et il l’avait peu à peu amenée au libéralisme, dont le principe, au contraire, est de demander compte à tous les pouvoirs de leur origine et de leur droit. Que j’aimais à causer avec lui sur la philosophie de l’histoire ! quels longs et curieux entretiens dont tout le profit était pour moi ! Seulement, lorsque Gans paraissait croire que les grandes idées sur la marche de l’humanité étaient toutes d’invention allemande, je me permettais de lui citer quelque passage de Bossuet ou de Fénelon, qui, avant Herder et Hegel, avaient, sans faire de système et sans changer la langue ordinaire, expliqué avec une admirable sagacité le plan de la Providence et la marche de la civilisation.

Je me souviens, entre autres, d’une longue conversation que nous eûmes au Kreutzberg. Le Kreutzberg est une petite colline, comme sont les montagnes des environs de Berlin. Au haut de cette colline est un monument en fer érigé en mémoire des victoires de la guerre d’indépendance. Je lus sur ce monument les noms de plusieurs batailles dont je n’avais point entendu parler, car les bulletins impériaux ne nous racontaient jamais que nos victoires, et, en revenant, nous parlâmes de Iéna et de Waterloo. — Ce sont des jours néfastes, disait Gans ; mais ces jours néfastes ont eu d’heureux effets. Ils ont, quoique par la guerre, mêlé et rapproché les peuples ; ils ont travaillé à l’unité morale de l’Europe. Vous nous aviez beaucoup donné, tout en nous battant ; vous nous aviez donné l’égalité des lois civiles et l’uniformité de l’administration, tout ce que vous aviez acquis depuis 89. De notre côté, nous vous avons beaucoup rendu, car nous avons brisé, par nos victoires de 1813, l’orgueilleux isolement où vous viviez, et qui faisait que ne voyant, ne connaissant et n’admirant que vous-mêmes, vous deveniez à la fois stériles et vains. Ne maudissons pas trop nos mutuelles défaites. Savez-vous que la régénération de la Prusse date d’Iéna ? C’est Iéna qui a détruit, dans nos lois et dans notre administration, ce que le grand Frédéric, par oubli ou par politique, avait conservé du moyen-âge germanique. Nous pensions que la Prusse, avec son armée plutôt nobiliaire que nationale, avec son administration qui dédaignait l’appui du pouvoir municipal, avec les maximes de Frédéric, qui n’étaient plus qu’une routine mal comprise ; nous pensions que la Prusse était forte et puissante. Iéna nous montra notre faiblesse, et alors nous nous mîmes à travailler sur nouveaux frais. L’esprit libéral, qui a toujours été la providence de la Prusse, vint à notre secours. L’armée devint nationale par la landwher, qui n’était autre chose que votre conscription. Le baron de Stein organisa les municipalités, et introduisit dans cette organisation le principe d’égalité que n’avaient pas admis les institutions municipales du moyen-âge. Ainsi, tandis qu’en Westphalie, en Bade, en Hesse et dans tous les pays réunis à votre empire, vous imposiez vos lois par la conquête, nous les adoptions à l’aide même de nos défaites, opposant à Napoléon la seule force qui le valût, le libéralisme, et aux victoires de la France impériale les principes de la France révolutionnaire. Tant il est vrai que dans cette Europe, qui n’est bientôt plus qu’un même peuple, il n’y a qu’un seul et même esprit qui s’accrédite et se répand à l’aide de la guerre comme à l’aide de la paix, et cet esprit nouveau, c’est vous qui l’avez donné au monde par la révolution française.

La révolution française a été, après le christianisme, la plus grande ère de l’union des peuples, car elle a proclamé le principe de la liberté civile et politique. En vertu de la simple qualité d’homme, tout le monde est appelé à jouir de cette liberté civile, politique et religieuse. La révolution française a donc arboré dans le monde un étendard autour duquel devront se réunir tôt ou tard tous les hommes de toutes les nations ; étendard sacré sur lequel on peut lire aussi : C’est par ce signe que tu vaincras ! Aussi depuis la révolution française, partout, dans la politique, dans la littérature, dans les arts, dans les mœurs, se manifestent les signes de l’unité qui semble le but du monde.

Considérez la guerre de la révolution, la guerre qui a agité l’Europe depuis 1792 jusqu’en 1814. Si nous la considérons seulement dans sa durée et dans ses évènemens, ce n’est, après tout, qu’une guerre ordinaire : ce sont des siéges, des batailles, des traités, des changemens de territoire. C’est là l’étoffe de toutes les guerres. Mais si nous considérons ses causes et sa fin, elle a un caractère tout particulier ; son dénouement est tout politique, c’est une guerre d’opinion. Le meilleur moyen de juger du caractère et de la nature d’une guerre, c’est de regarder son dénouement. Le traité de Westphalie, en reconnaissant en Allemagne la puissance du protestantisme, a fixé le caractère particulier de la guerre de trente ans, qui fut une guerre religieuse. Le congrès de Vienne, en fondant en France la restauration, a fixé aussi le caractère de la guerre de la révolution, qui fut une guerre toute politique, la guerre entre l’ancien et le nouveau régime. Une guerre d’opinions est toujours une guerre universelle ; telle fut la guerre de la révolution. Son dénouement aussi fut un dénouement universel, tel est le traité de Vienne. La restauration n’est pas un évènement de l’histoire de France, c’est un évènement de l’histoire de l’Europe, et la chute de la restauration, si elle tombe (cette conversation avait lieu au mois de mai 1830), ne sera pas non plus, soyez-en sûr, un évènement de l’histoire de France, ce sera un évènement européen. Tant toutes choses maintenant se tiennent et se lient, tant le monde est un vaste réseau dont toutes les mailles tremblent et s’agitent à la fois ! Ce n’est plus une terre sourde, inerte, immobile ; c’est une terre sonore et élastique, où tous les mouvemens ont des échos et des contre-coups. C’est un vaste océan dont toutes les masses se soulèvent à la fois, et le flot qui part des rivages de l’Amérique vient, de tempête en tempête, se briser sur les rivages de l’Europe.

— Mon cher ami, dis-je à Gans, il n’y a qu’une chose qui m’inquiète en tout ceci. Dans ces époques d’union ou de confusion, que deviennent les individus ?

— Ah ! me répondit-il, vous avez touché la plaie. Quand les évènemens se font de la sorte, quand ils soulèvent de pareilles masses, les évènemens alors prennent des proportions colossales, ils deviennent gigantesques ; mais les hommes, hélas ! restent ce qu’ils étaient, ils restent petits. Les évènemens s’allongent pour ainsi dire sur toute la surface de l’Europe : ils s’étendent, ils s’élèvent, ils grandissent d’une manière démesurée ; mais l’homme ne peut pas dépasser sa mesure ordinaire, et il reste, quoi qu’il fasse, enfermé dans les cinq ou six pieds de sa taille, et dans les cinq ou six idées de son esprit. De là cette disproportion entre les choses et les hommes que nous voyons tous aujourd’hui, et qui deviendra chaque jour plus sensible. Cette petitesse des hommes est inévitable de nos jours. Toutes les fois en effet qu’il y a beaucoup d’hommes dans un évènement, la part de chacun d’eux est petite. Quand il y a beaucoup d’acteurs sur la scène, chacun d’eux a peu de chose à dire ; il paraît un instant, jette une parole ou deux, et rentre dans la coulisse. La politique et le théâtre semblent, sous ce rapport, se représenter l’un l’autre d’une manière curieuse. Voyez la tragédie antique : elle peint les passions et les malheurs d’un héros, elle remplit le théâtre avec un seul personnage ; en politique aussi, un seul personnage, un grand homme, un Cyrus, un Périclès, un Sylla, occupait le théâtre, et c’était à lui que tout se rattachait. Dans la tragédie, ou plutôt dans le drame moderne, l’intérêt n’est plus dans les hommes, il n’est plus dans les caractères ; il est dans les évènemens, dans les coups de théâtre, dans des péripéties infinies, et en cela le théâtre et la politique modernes se ressemblent à faire peur.

Aujourd’hui, la destinée des peuples se fait d’elle-même et toute seule. Quant aux individus, ils suivent les évènemens ; ils se font les serviteurs de la Providence, selon une spirituelle expression de la révolution anglaise. Personne ne marche plus en tête des choses ; on marche à la queue. On ne guide pas les évènemens, on les suit, et le temps est passé des hommes qui faisaient le destin d’une nation. Il n’y a plus maintenant qu’un seul héros, qu’un seul homme de génie : c’est tout le monde, c’est le peuple. Mais le peuple a-t-il un nom ? est-ce un individu ? est-ce quelqu’un ? Non ; le peuple, c’est presque aussi lui-même un évènement, car de même que les évènemens le peuple a quelque chose de fatal, d’instinctif. Il marche, il court d’une manière irrésistible, il a dans ses mouvemens une haute et profonde raison, mais qui semble ne pas lui appartenir. Il est raisonnable comme les évènemens de la terre, ou comme les astres du ciel, qui suivent les lois de la Providence ; il est raisonnable comme le sont les instrumens et les ministres de Dieu, raisonnable et aveugle. Le peuple n’est pas une personne : c’est une chose.

Tel est donc le caractère de l’identification des peuples. Elle unit les hommes par le partage plus égal des choses ; elle est favorable à l’humanité, mais en même temps elle est funeste à l’individu, car elle abolit les inégalités ; elle rend la société plus égale, plus unie…

— Et plus plate, n’est-ce pas ? C’est là ce que vous voulez dire ?

Il causait ainsi avec beaucoup de mouvement et de chaleur, plein de vie, hélas ! — car ce mot revient sans cesse, malgré moi, à côté du souvenir de sa mort prématurée, — quand, rentrant à Berlin, nous vîmes dans les boutiques des marchands de gravures, qui sont sous les tilleuls, le portrait de Napoléon. Ce portrait était partout exposé en Prusse à cette époque, comme dans toute l’Allemagne, comme dans tout le monde. L’ère des querelles contemporaines était fini, et la postérité commençait.

— Tenez, dis-je à Gans, voilà un homme qui relève un peu l’individu que votre système sacrifie.

— Oui, reprit Gans vivement ; mais aussi c’est la dernière des individualités, et c’en est la plus grande, et encore je trouve beaucoup à redire de ce côté. Il semble que Napoléon a imposé au monde sa propre fortune et fait de sa destinée la destinée de l’Europe. Il a saisi hardiment la révolution française, et l’a amenée, moitié docile et moitié frémissante, au pied de son trône impérial. Du haut de ce trône, il a changé l’Europe, il a bouleversé les dynasties. De plus, voyez-le dans son malheur : sa personne s’y dessine mieux encore peut-être que dans la prospérité. Son adversité, gigantesque comme sa fortune, a je ne sais quel relief et quel éclat qui n’appartient qu’à lui. Il a son sort et sa renommée à part entre tous les grands infortunés, comme il l’a entre tous les conquérans. Exilé à Sainte-Hélène, dans une île déserte, entre deux mondes, c’est là qu’il meurt sous les yeux de l’univers ; et ce tombeau sur une roche éloignée, sous un autre ciel, cette sépulture lointaine, a quelque chose de mystérieux qui achève et qui couronne l’étrangeté merveilleuse de sa vie. Et cependant, mon cher ami, cet homme qui a semblé faire pendant quinze ans la destinée du monde, cet homme a subi aussi la loi de notre siècle ; il n’a pas pu échapper à cette condition : il a suivi les évènemens plutôt qu’il ne les a guidés ; il a exécuté les décrets de la Providence, mais il n’a rien créé qui soit l’œuvre de sa volonté ; et, chose remarquable, tout ce qu’il a voulu faire contre la loi du siècle et l’esprit du temps, ses grands fiefs militaires, ses majorats, ses trônes en Espagne, en Italie et en Allemagne, tout ce qui enfin n’était que lui, s’est écroulé avec lui ! Que de choses, au contraire, il a faites sans prévoir leur suite, qui ont survécu à sa puissance ! que de choses viennent de lui, et qu’il ne voulait pas ! Il a coupé, découpé, morcelé l’Allemagne selon sa fantaisie, et l’Allemagne est sortie de ses mains plus unie et plus forte. Il a voulu anéantir la Prusse, et en 1814 la Prusse est plus puissante que sous le grand Frédéric. Ainsi Napoléon lui-même a suivi la nécessité des choses ; ainsi les évènemens ont été plus forts que lui, sinon plus grands.

Après lui, il n’y a plus d’individus ; il y a ce que nous voyons aujourd’hui, il y a des partis, c’est-à-dire des hommes qui, se trouvant trop petits pour lutter seuls contre les évènemens, se réunissent, se serrent les uns contre les autres, cherchant à se faire une force. Ont-ils de la durée ? L’Angleterre a vécu pendant cent ans et plus avec ses whigs et ses tories ; mais maintenant combien de partis naissent, vivent et meurent dans l’espace de dix ans ! Les partis aujourd’hui n’ont guère plus de force et de durée que les individus.

Et si de l’action en politique nous passons à la pensée, que voyons-nous ? La même chose. Il n’y a plus de livres, plus d’Esprit des Lois, plus de Contrat social ; il y a des journaux. Or, qu’est-ce qu’un journal ? Est-ce la pensée d’un individu ? est-ce une personne ? Non, c’est un être de raison, c’est une pure abstraction. Il n’a point de nom, sinon un nom de guerre. Un journal, c’est un parti la plume à la main. Ce n’est personne. Qu’est-ce qui écrit dans les journaux ? tout le monde. On dit que dans l’antiquité tout le monde était poète, tout le monde chantait ; puis un jour ces chants épars, ces pensées populaires, se réunissant, faisaient l’Iliade ou l’Odyssée. Les journaux sont de même ; ils se font comme se faisaient autrefois les poèmes épiques. Ce sont les épopées de notre temps, faites comme les épopées antiques par des rapsodes ignorés, et qui, comme ces épopées, représentent aussi la pensée des peuples.

— Oui, mais quoique rapsode, mon cher ami, je doute fort que la postérité s’inquiète jamais de lire ces Iliades-là.

Cette conversation donne une idée de la manière dont Gans, dans ses entretiens, rapportait à ses idées générales les évènemens et les choses du jour, mêlant sans cesse la philosophie spéculative à la politique quotidienne. Elle peut aussi faire connaître son opinion sur la marche et sur le but de notre siècle. Il croyait à l’unité future du monde européen ; partout il en voyait les signes et les symptômes. Avec une sagacité ingénieuse et systématique, il discernait dans les plus petits faits de la littérature et du théâtre leur rapport avec la pensée générale du siècle. Je me souviens à ce sujet d’un article fort spirituel qu’il inséra dans un journal de musique de Berlin, à l’occasion du succès que Mlle Sontag, déjà mariée, déjà presque reconnue comtesse, obtint à Berlin en 1830. Ce fut la dernière fois qu’elle se montra, je crois, sur la scène, et ce fut son dernier triomphe ; mais il fut grand. À Berlin, ce fut presque un évènement public. À ce titre, Gans s’en occupa, et l’expliquant dans le sens de ses idées philosophiques : « À examiner de près le succès de Mlle Sontag, on peut, disait Gans dans cet article, en tirer quelques idées pour apprécier le caractère de ce siècle-ci. Dans la vie comme dans l’art, notre siècle ne semble plus se plaire à ce qui est grand et élevé, à ce qui émeut et agite fortement. Ses héros sont des héros modérés, des héros pacifiques, dont l’aspect ni l’idée n’entraîne personne, et dans qui, de loin comme de près, on reconnaît aisément ses semblables. On aime, on estime, on applaudit ; on ne vénère plus parce que la vénération est toujours liée à un sentiment de crainte. Dans l’art non plus, ce ne sont pas les choses majestueuses et les grandes images qu’on aime à contempler, car personne ne s’y reconnaît ; elles n’offrent à personne un miroir commode pour y contempler à son aise l’image de sa propre nature. L’art ne cherche donc plus à élever les ames. Il tend au plaisir, et encore est-ce au plaisir pacifique, au plaisir d’intérieur. L’art, aujourd’hui, est le serviteur des arts de détail. Tout ce qui est grand et majestueux, tout ce qui remue les ames n’est plus que fâcheux et incommode. Ce sont choses qu’il faut écarter comme exagérées, ou tout au plus admettre çà et là pour faire ombre au tableau. Le siècle a trouvé un mot admirable pour désigner, en le blâmant, le grand et le sublime qu’il ne peut plus souffrir : c’est exclusif, dit-il ; il a raison. Tout ce qui est grand est exclusif parce qu’il se distingue et se place à part et en avant, parce qu’il se met en saillie et en lumière. Ce que le siècle loue comme impartialité et comme étendue, c’est cette souplesse et cette docilité avec laquelle l’art se prête au public et se rapetisse. Il n’y a plus aujourd’hui de tragédie et de comédie, il y a des acteurs qui jouent. On confond ce qu’on joue et ceux qui jouent. Dans un spectacle, le public ne voit plus qu’un grand salon. Point donc de grandes originalités ; elles dérangent le niveau, l’égalité, et l’égalité est nécessaire en société. Point d’émotions, on ne vient point dans ce monde pour retourner chez soi tout ému et tout bouleversé. Plus d’enthousiasme non plus ; du plaisir. Le public ne donne plus de couronnes, mais il envoie des baisers ; il n’admire plus, il caresse.

« Que faut-il pour répondre à cette disposition des esprits ? Une réunion de talens où aucun n’a la prétention de dominer, car cela dérangerait l’ensemble, ce qui serait impardonnable, une réunion de talens qui se prêtent appui les uns aux autres, qui se soutiennent en formant une agréable harmonie. Tel est le talent de Mlle Sontag. »

Il y a certes dans ce portrait de notre siècle beaucoup d’esprit, il y en a même trop, et je ne dis pas que tout soit vrai. Supposez cependant un siècle qui marche à l’unité de tous les peuples civilisés, comme le croyait Gans, un siècle où toutes les grandes émotions et tous les grands sentimens s’effacent par conséquent peu à peu ; car le propre des grands sentimens étant d’établir une inégalité par l’élévation même, une différence par la distinction, ils empêchent l’unité, qui, pour exister, a besoin surtout d’égalité. Avec les grands sentimens, les hommes sont des héros et les peuples sont des nations originales et indépendantes. Les grands sentimens ne vont donc pas aux siècles d’unité. Supposez un siècle qui marche vers la communion de tous les peuples civilisés ; n’est-il pas vrai que dans ce siècle la société européenne, surtout dans les rangs élevés, sera douce, polie, voluptueuse, modérée, plutôt qu’énergique, ardente, enthousiaste, passionnée, et que dans les arts elle aimera mieux ce qui amuse et ce qui plaît que ce qui émeut et ce qui élève ? N’est-il pas vrai que la quiétude et le sybaritisme de l’esprit et de l’ame seront son caractère dominant, et que parût-elle même quelquefois, par caprice, demander aux arts et à la littérature des émotions violentes et désordonnées, sa vie cependant et ses actions démentiront ses fantaisies d’imagination, et qu’elle reviendra toujours au mol et au doux par penchant de nature et d’habitude ? Voilà ce que voulait dire Gans.

J’ai parlé de l’ouvrage de Gans intitulé Coup-d’œil rétrospectif sur les personnes et sur les circonstances. C’est dans cet ouvrage qu’il raconte ses trois voyages à Paris, en 1825, en 1830, en 1835, et qu’il compare ces trois époques diverses de notre histoire contemporaine. De ces trois époques, 1835 est la plus maltraitée. En 1835, en effet, je l’avoue, il n’y avait rien qui pût saisir l’imagination, rien qui s’adressât à l’imagination du poète ou du philosophe, et surtout d’un philosophe aussi ardent à systématiser ses idées que le poète à les peindre. En 1825, il avait vu les luttes de l’esprit libéral contre la restauration, et nos espérances de victoire ; il avait vu aussi la réforme littéraire tentée par les romantiques. Tout cela, qui était d’autant plus beau que c’était dans l’avenir, avait séduit et enthousiasmé Gans. En 1830, il avait assisté au triomphe. En 1835, il assistait au lendemain du triomphe qui est toujours triste. Plus d’enthousiasme, plus d’illusions ; l’épreuve avait été faite en politique et en littérature, et, comme toutes les épreuves, elle avait donné moins qu’on n’espérait. On ne croyait plus, en 1835, que la révolution de juillet eût changé la société et guéri les maladies sociales qui nous tourmentent. On voyait que cette révolution avait seulement affermi et consolidé la victoire des idées politiques de 89, mais en les dégageant du même coup de je ne sais combien de fausses illusions. D’un autre côté aussi, on ne croyait plus en 1835 que l’affranchissement des règles d’Aristote et même de la censure pût régénérer notre littérature et faire éclore des milliers de génies étouffés sous le joug. En 1835, nous étions, hélas ! arrivés à la sagesse, qui ressemble toujours un peu au désenchantement. Voilà pour l’état des esprits, et, quant à l’action, nous réprimions les émeutes et nous tâchions de développer la prospérité intérieure du pays. Or, la sagesse et le bonheur domestique sont choses excellentes pour qui en jouit, mais très monotones pour qui les regarde de loin. Il n’y a point là de spectacle dramatique, il n’y a même point là d’occasion de faire quelque grand système. Le train paisible et doux du bonheur domestique exclut la poésie et la logique. La philosophie de l’histoire ne sait où se prendre quand elle est tout d’un coup transportée au milieu d’une pareille société ; ce n’est qu’au bout d’un certain temps, et après quelques années de durée, que le bonheur et la prospérité des peuples qui vivent tranquilles et calmes, deviennent, vus à distance, quelque chose de beau et de grand, pourvu toutefois, je me hâte de le dire, que les peuples ne soient calmes et heureux que par l’effet de leur raison et de leur volonté, pourvu qu’ils restent toujours indépendans et libres. Tel est le genre de bonheur que la France cherche à se faire depuis bientôt dix ans, un bonheur qui ne coûte rien à son indépendance et à sa liberté ; et comme nous y parvenons peu à peu, en dépit de beaucoup de plaintes et de tracasseries, Gans, dans les dernières années de sa vie, se convertissait aussi peu à peu à ce nouveau genre de grandeur.

Il y avait plusieurs causes à cette conversion : d’abord cela commençait à devenir suranné d’attaquer la France et de calomnier son esprit de prudence et de modération. Tous les partis faisant cela depuis cinq ou six ans, l’esprit de Gans, qui aimait à marcher en avant plutôt qu’en arrière, se lassait de ce radotage convenu. De plus, comme l’expérience semblait condamner les prédictions de sa mauvaise humeur, comme la France persistait dans sa conduite politique, et ne s’en trouvait pas plus mal, cette conduite prenait aux yeux de Gans, aux yeux de l’ancien disciple d’Hegel, l’autorité du succès, c’est-à-dire de quelque chose qui avait sa raison d’être, et qu’il fallait approuver. Aussi, obsédé par ses doutes, il revint en France en 1837, et cette fois il voulut voir quelques-unes de nos grandes villes de province. À son retour, il passa par Paris, et c’est la dernière fois que je le vis. Son esprit flottait dans une grande incertitude, tantôt blâmant avec une vivacité singulière l’état nouveau de la France, parce que cet état ressemblait bien peu à la France de 1825 et des premiers jours de juillet, c’est-à-dire à son idéal, et à un idéal d’autant plus cher qu’il l’avait vu, ayant lui-même trente ans à peine ; tantôt approuvant ce qu’il voyait avec un air de résignation, et cherchant déjà à le systématiser. Les incertitudes de son esprit se retrouvent dans une des dernières lettres que j’aie reçues de lui : on y voit comment la France était sans cesse l’objet de son attention et de son étude

« Mon cher ami, me disait-il, je ne sais vraiment trop que penser de votre pays, et mon dernier voyage dans vos villes de province m’a en même temps beaucoup déplu et beaucoup fait réfléchir. Je ne comprenais pas trop, avant ce voyage, ce que voulaient dire les Parisiens quand ils me parlaient avec une sorte de dédain de la province ; je le comprends maintenant : vous n’avez pas un homme en province. Quelle langueur ! quel engourdissement d’esprit ! On mange, on dort, mais on ne vit pas. Quel matérialisme ! Vos bourgeois de Paris sont des volcans d’esprit auprès de vos provinciaux. Et songez, mon cher ami, combien cela m’a dû déplaire, à moi qui, en Allemagne, suis habitué à trouver, dans nos petites villes, le goût de la science et des lettres. En Allemagne, la vie intellectuelle est répandue partout ; elle est dans tous les membres, et non pas seulement à la tête et au cœur comme chez vous. Aussi, au premier moment, je suis prêt à crier, avec tous vos publicistes de province : — Décentralisez tant que vous pourrez ! faites un peu refluer le sang aux extrémités, car, sans cela, vous périrez à la fois de paralysie aux extrémités et d’anévrisme au cœur. — Et puis cependant, après la première surprise, je me demande pourquoi la chose est ainsi, et quand je trouve que depuis trois cents ans la France marche vers la concentration, je ne puis ni m’étonner, ni me plaindre beaucoup que vous suiviez encore, à l’heure qu’il est, le penchant de toute votre histoire. Je suis même tenté de croire que cette distribution fort inégale de la vie intellectuelle et politique constitue une société beaucoup mieux organisée qu’elle ne le paraît. Dans les républiques de l’antiquité, il y avait la place publique, le forum, où les citoyens venaient traiter les affaires publiques. Hors du forum, ils faisaient leurs affaires privées et s’occupaient du labourage de leurs champs. Paris est devenu le forum de la France, et cela non-seulement parce que c’est à Paris que se tiennent les séances des chambres, mais parce qu’il n’y a de vie et de mouvement politique qu’à Paris. C’est à Paris, comme sur une place publique ouverte à toute la France, que se font les affaires et que se décident les évènemens. Paris, comme le forum antique, prend une résolution ; cela fait loi pour toute la France. J’ai souvent été près de me moquer de la façon dont la révolution de juillet s’était faite dans vos villes de province. On voyait la malle-poste arriver avec un drapeau tricolore, on entendait le courrier crier vive la Charte, et là-dessus, tout d’un coup, la révolution était faite. Cette obéissance mécanique des provinces à Paris, me semblait un mal ; c’est au contraire un grand bien, car sans cela vous eussiez eu trente-huit mille révolutions de juillet, autant que de communes, et que seraient, hélas ! devenus dans ce désordre le repos, l’honneur, la fortune, la vie des citoyens ? Avec votre manière de tout faire à Paris, le pays en est quitte à meilleur marché, et j’avoue en même temps que les provinces n’ont pas à se plaindre, car dans ce forum que vous appelez Paris, tout le monde est admis. C’est une table de jeu où se jouent les destinées de la France ; mais à cette table tout le monde est reçu, chacun y vient dire son mot ou tenir les cartes. La tribune et la presse surtout appellent à Paris toutes les idées importantes qui naissent dans quelque coin du pays. Aucune n’est étouffée, aucune n’est ignorée. Je dois avouer que je n’ai point trouvé en province une seule pensée qui eût à se plaindre de n’être point à Paris. Je n’ai, au contraire, trouvé en province que les idées de Paris. Paris, en France, semble chargé de faire tout le travail politique et intellectuel du pays ; c’est lui qui pense, qui discute, qui rédige, et, son travail fait, il l’envoie à la province. Cela est bizarre, surtout pour un Allemand ; mais cela est vrai en politique comme en littérature. Grace à cet arrangement, la province, dispensée de tout souci intellectuel et politique, et comptant sur ceux qui la représentent à Paris, la province fait ce que faisaient les citoyens des républiques anciennes hors du forum : elle fait ses affaires ; elle sème, elle plante, elle récolte, elle file, elle tisse ; enfin, elle travaille paisiblement. Avec l’habitude que vous avez, depuis trois cents ans, de tout faire selon la loi et l’esprit de Paris, je reconnais que la politique et la littérature que vous feriez en province auraient le double inconvénient de n’être point originales, parce que ce serait une imitation de Paris, et d’être petites et mesquines, parce que les passions locales feraient la politique à leur taille. Je me tiens donc pour content de ce que je vois, et je m’émerveille comment, sans y penser, sans le vouloir, et par des moyens fort différens, la France est arrivée à avoir une constitution sociale plus semblable qu’on ne le croit à la constitution des sociétés antiques. »

C’est ainsi que peu à peu cet esprit ardent et ingénieux se rendait compte de l’état de la France au repos, après avoir vu et aimé la France en marche et en mouvement, telle qu’elle était en 1825 et en 1830, et à mesure qu’il la comprenait mieux, il se reprenait à l’aimer comme par le passé : car Gans, disons-le en finissant, n’avait aucun goût pour l’enthousiasme chimérique, pour l’exaltation aventureuse ; il s’en moque même volontiers, et je trouve à ce sujet une anecdote très gaie dans son Coup d’œil rétrospectif. Il s’agit des saint-simoniens et de leur ardeur en 1830, car ç’a été naturellement un des effets de la révolution de juillet de porter à la tête de toutes les opinions. Elle a exalté tout le monde, et chacun dans son sens. Or, en 1830, Gans, étant à Paris, dînait au Rocher de Cancale avec quelques saint-simoniens des plus ardens et avec M. Villemain, M. Buchon et quelques autres personnes. La conversation tomba naturellement sur les grandes espérances que les partisans de la doctrine nouvelle attachaient à sa propagation. M. Villemain faisait remarquer que, sans persécutions, sans sacrifices, sans martyrs, il était impossible qu’une religion nouvelle pût prendre racine. « Ces martyrs, s’écria un des saint-simoniens, ils se trouveront ! — Mais les martyrs chrétiens, reprit M. Villemain, ne dînaient pas au Rocher de Cancale. — Et, en vérité, continue Gans, cette spirituelle plaisanterie avait son côté profond. Comment, en effet, dans une époque d’indifférence religieuse, des jeunes gens qui, bien loin de renoncer aux plaisirs du monde, en faisaient, au contraire, l’objet d’un système religieux, pouvaient-ils jamais parvenir à produire une de ces grandes secousses morales qui sont nécessaires à l’établissement d’une nouvelle religion ? »

Je me reprocherais de terminer mes souvenirs sur Gans par cette anecdote, qui fera sourire plusieurs de ses acteurs. La mémoire de Gans et de sa mort prématurée doit exciter d’autres idées plus tristes, plus graves et plus conformes au sentiment qui m’a fait prendre la plume. Je trouve, en parcourant son Coup d’œil rétrospectif, un éloge de Mme de Broglie, qui répond tout-à-fait aux tristes pensées que j’ai dans l’esprit ; car cet éloge d’une personne morte avant le temps, fait par une autre personne morte elle-même prématurément, exprime amèrement l’effrayante instabilité de la vie humaine et des affections qui la soutiennent. « Mme de Broglie, dit Gans, était la digne fille de Mme de Staël. Possédant toutes les qualités d’esprit et de cœur de sa mère, elle avait de plus une piété pure et élevée qui avait voulu prendre la rigueur des formes méthodiques, mais qui n’excluait aucunement le sens des choses du monde, des intérêts du jour et des luttes politiques. Ses convictions religieuses donnaient à ses jugemens un caractère de fermeté inflexible contre tout ce qui sentait l’immoralité ; mais son amabilité inaltérable, sa bonté affectueuse et cette condescendance de bon goût qui honorait toujours l’homme, jamais le rang, tout cela répandait sur ses manières une douceur attirante. Dans la révolution de juillet elle estimait surtout l’esprit de modération et de désintéressement, qu’elle aimait non seulement en théorie, mais en pratique. Aussi une position politique ne lui paraissait jamais désirable pour son mari, qu’autant qu’elle était commandée par la nécessité et qu’elle commandait un sacrifice. »

Cet éloge de Mme de Broglie n’est pas certes le plus grand qu’on pouvait faire d’elle, elle en méritait de plus grands encore ; mais il me semble un des plus touchans, quand, comparant le temps où il fut écrit et le temps où on le lit, on songe qu’il a plu à Dieu de retirer du monde à quelques mois seulement de distance celui qui louait et celle qui était louée : douloureux intérêt attaché, pour beaucoup d’entre nous, à quelques-unes des pages du Coup d’œil rétrospectif de Gans, pleines de noms qui nous sont chers, et dont plusieurs, et le sien surtout, ne peuvent plus se prononcer qu’avec une triste émotion.


Saint-Marc Girardin.