Einstein et l’Univers/Introduction

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Hachette (p. 5-8).

INTRODUCTION


Ce livre n’est pas un roman. Et pourtant… Si l’amour est, comme l’assure Platon, un élan vers l’infini, où donc fleurit plus d’amour que dans cette curiosité passionnée qui nous jette, tête baissée, cœur haletant, contre le mur mystérieux du monde extérieur ? Derrière, nous sentons qu’il se passe quelque chose de sublime. Quoi ? En le cherchant les hommes ont fondé la Science.

Dans ce mur qui nous masque la réalité un coup gigantesque vient d’être porté par un homme supérieur, Einstein. Grâce à lui, à travers la brèche entr’ouverte, un peu des lumières cachées filtre maintenant jusqu’à nous, et le regard en est charmé, ébloui.

Je voudrais glisser dans ce livre, avec des mots simples et clairs si je puis, un léger reflet de cet éblouissement.

Les théories d’Einstein causent dans la Science un profond bouleversement. Grâce à elles le monde nous paraîtra plus simple, plus coordonné, plus uni. Nous sentirons mieux désormais qu’il est grandiose, cohérent, réglé par une harmonie inflexible. Un peu de l’ineffable nous deviendra plus clair.

Les hommes traversent l’Univers, pareils à ces poussières qui, dans l’or fin du rayon de soleil filtrant par une persienne, dansent un instant puis retombent aux ténèbres. Est-il une manière plus belle et plus noble de remplir la vie que de se gorger les yeux, la tête et le cœur de l’immortel et pourtant si fugitif rayon ? Regarder, chercher à comprendre le magnifique et surprenant spectacle de l’Univers, quelle plus haute volupté ?

Dans la réalité il y a plus de merveilleux, de romanesque que dans toutes nos pauvres rêveries. Dans la soif de savoir, dans l’élan mystique qui nous jette au cœur profond de l’Inconnu, il y a plus de passion et de douceur que dans toutes les fadaises dont s’alimentent tant de littératures. C’est pourquoi j’ai peut-être tort, après tout, de dire que ce livre n’est pas un roman.

Je tâcherai d’y faire comprendre, avec exactitude et pourtant sans l’appareil ésotérique des techniciens, la révolution apportée par Einstein. Je tâcherai aussi d’en marquer les limites et de préciser ce que, au total, nous pouvons réellement connaître aujourd’hui du monde extérieur vu à travers l’écran translucide de la Science.

Il n’est point de Révolution que bientôt ne suive une réaction, suivant ce rythme sinusoïdal qui semble la démarche éternelle de l’esprit humain. Einstein est à la fois le Sieyès, le Mirabeau et le Danton de la Révolution nouvelle. Mais celle-ci déjà connaît des Marat fanatiques et qui prétendent dire à la Science : « Tu n’iras pas plus loin. »

C’est pourquoi une opposition se dessine contre les prétentions d’apôtres trop zélés du nouvel évangile scientifique. À l’Académie des Sciences, M. Paul Painlevé, avec la force d’un génie mathématique rigoureux, vient de se dresser entre Newton qu’on croyait écrasé et Einstein.

J’examinerai dans mes conclusions la pénétrante critique du géomètre français. Elle m’aidera à situer exactement, dans l’évolution de nos idées, la splendide synthèse einsteinienne que je veux d’abord exposer avec tout l’amour qu’il faut vouer aux choses pour les bien comprendre.

Avec Einstein la Science n’a point achevé sa tâche. Il laisse encore plus d’un « gouffre interdit à nos sondes » et où demain quelque autre esprit supérieur projettera sa clarté.

Ce qui fait l’adorable et hautaine grandeur de la Science, c’est qu’elle est un perpétuel devenir. Dans la sombre forêt du Mystère, la Science est comme une clairière ; l’homme élargit sans cesse le cercle qui la borde ; mais en même temps et par cela même, il se trouve en contact sur un plus grand nombre de points à la fois avec les ténèbres de l’Inconnu. Dans cette forêt peu, d’hommes ont porté la hache étincelante aussi loin qu’Einstein.

En dépit des basses préoccupations qui, de toutes parts, nous harcèlent, parmi tant de misérables contingences, le système d’Einstein apparaît plein de grandeur.

L’actualité est comme cette mousse bruissante et légère qui couronne et masque un instant l’or du vin généreux. Quand tout le bruit fugace qui emplit aujourd’hui nos oreilles sera éteint, la théorie d’Einstein se dressera comme le phare essentiel au seuil de ce triste et petit vingtième siècle.

Charles Nordmann.