Elégie - Forêts - La Peau de Bête

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Elégie – Forêts – La Peau de Bête
Albert Samain

Revue des Deux Mondes tome 139, 1897


POÉSIE

I

ÉLÉGIE

C’était un soir de grâce et de mansuétude
Où l’Amour sur les yeux baise la Solitude.
Dans l’ombre, une idéale haleine de printemps
Passait, comme un soupir, sous les manteaux flottants.
De jardins en jardins ici la Ville bleue
Au fond du crépuscule expirait en banlieue…
La pluie intermittente et tiède des beaux soirs
Avait légèrement mouillé les pavés noirs.
L’avenue était sombre, odorante, et déserte…
Les bras nus, et sa robe à la brise entrouverte,
La Nuit pâle, en rêvant, respirait des lilas ;
Et la terre était douce et fondait sous les pas.
Jetant vers le voyage un appel symbolique,
Parfois un train lointain sifflait, mélancolique ;
Et des ombres passaient, lentes et parlant bas,
Pendant que les grands chiens pleuraient dans les villas.
Soudain d’un pavillon, qu’entourait le mystère,
J’entendis s’élever une voix solitaire
Qui vibrait dans le soir comme un beau violon ;
Et, me penchant un peu, dans un noble salon
Où flottait un passé d’Eloas et d’Elvires,
Je vis, à la lueur vacillante des cires,
Un visage de marbre avec de lourds bandeaux,
Et de grands yeux brillants de larmes aux flambeaux.


Anxieux, j’écoutai : la voix ardente et sombre
S’en allait si blessée, et si triste dans l’ombre,
Oh ! si divinement triste, que l’on eût dit
Une larme sur le visage de la Nuit !…
Jamais rien n’atteindra, pour émouvoir notre âme,
Le charme surhumain de la voix d’une femme
Qui, sur l’ivoire pâle où flotte son bras nu,
Raconte au vent nocturne un amour inconnu…

Quel secret disiez-vous, et quel mal sans remède,
Larges gouttes d’amour tombant dans la nuit tiède,
Sanglots d’un cœur, que rien ne peut plus contenir,
Et qui cède, chargé de trop de souvenir !
L’âme de l’inconnue expirait sur sa lèvre ;
Ses yeux, ses grands yeux noirs charbonnés par la fièvre
Exagéraient encor sa hautaine pâleur ;
Et sa voix, qui semblait faite pour la douleur,
Exhalait toute, avec ses cordes épuisées,
L’infini de douceur qu’ont les choses brisées…

Je l’écoutais, mêlée à l’odeur des jardins,
Au grand silence ému de roulements lointains,
Aux diamants de l’ombre, aux brises moelleuses,
Au ciel tendre où coulait le lait des nébuleuses,
Et je sentais, saisi d’un trouble grandissant,
Par degrés s’en aller vers elle, en frémissant,
Tout ce qui flotte en nous par de telles soirées
De tendresse ineffable et de pitiés sacrées.
Ô toi qui, ce soir-là, répandais ton ennui
Comme une essence d’or sur les pieds de la Nuit,
Qui te dira jamais qu’à tes côtés perdue,
Mon âme t’adorait pour ta plainte entendue,
Et, parmi l’ombre douce et les lilas en fleur,
Appuyait, en tremblant, ses lèvres sur ton cœur.

II

FORÊTS

Vastes Forêts, Forêts magnifiques et fortes,
Quel infaillible instinct nous ramène toujours


Vers vos vieux troncs drapés de mousses de velours
Et vos étroits sentiers feutrés de feuilles mortes ?

Le murmure éternel de vos larges rameaux
Réveille encore en nous, comme une voix profonde,
L’émoi divin de l’homme aux premiers jours du monde,
Dans l’ivresse du ciel, de la terre, et des eaux.

Grands bois, vous nous rendez à la Sainte Nature.
Et notre cœur retrouve, à votre âme exalté,
Avec le jeune amour l’antique liberté,
Grands bois grisants et forts comme une chevelure !

Vos chênes orgueilleux sont plus durs que le fer ;
Dans vos halliers profonds nul soleil ne rayonne ;
L’horreur des lieux sacrés au loin vous environne ;
Et vous vous lamentez aussi haut que la mer !

Quand le vent frais de l’aube aux feuillages circule,
Vous frémissez aux cris de mille oiseaux joyeux ;
Et rien n’est plus superbe et plus religieux
Que votre grand silence, au fond du crépuscule…

Autrefois vous étiez habités par les dieux :
Vos étangs miroitaient de seins nus et d’épaules,
Et le Faune amoureux, qui guettait dans les saules,
Sous son front bestial sentait flamber ses yeux.

La Nymphe grasse et rousse ondoyait aux clairières
Où l’herbe était foulée aux pieds lourds des Silvains,
Et, dans le vent nocturne, au long des noirs ravins,
Le Centaure au galop faisait rouler des pierres.

Votre âme est pleine encor des songes anciens ;
Et la flûte de Pan, dans les campagnes veuves,
Les beaux soirs où la lune argente l’eau des fleuves,
Fait tressaillir encor vos grands chênes païens.

Les Muses, d’un doigt pur soulevant leurs longs voiles
À l’heure où le silence emplit le bois sacré,
Pensives, se tournaient vers le croissant doré,
Et regardaient la mer soupirer aux étoiles…



Nobles Forêts, Forêts d’automne aux feuilles d’or,
Avec ce soleil rouge au fond des avenues,
Et ce grand air d’adieu qui flotte aux branches nues
Vers l’étang solitaire, où meurt le son du cor.

Forêts d’avril : chansons des pinsons et des merles ;
Frissons d’ailes, frissons de feuilles, souffle pur,
Lumière d’argent clair, d’émeraude et d’azur ;
Avril !… Pluie et soleil sur la forêt en perles !…

Ô vertes profondeurs, pleines d’enchantements,
Bancs de mousse, rochers, sources, bruyères roses.
Avec votre mystère, et vos retraites closes,
Comme vous répondez à l’âme des amants !

Dans le creux de sa main l’amante a mis des mûres ;
Sa robe est claire encore au sentier déjà noir ;
De légères vapeurs montent dans l’air du soir,
Et la forêt s’endort dans les derniers murmures.

La hutte au toit noirci se dresse par endroits ;
Un cerf, tendant son cou, brame au bord de la mare ;
Et le rêve éternel de notre cœur s’égare
Vers la maison d’amour cachée au fond des bois.

Ô calme !… Tremblement des étoiles lointaines !…
Sur la nappe s’écroule une coupe de fruits ;
Et l’amante tressaille au silence des nuits,
Sentant sur ses bras nus la fraîcheur des fontaines…


Forêts d’amour, Forêts de tristesse et de deuil,
Comme vous endormez nos secrètes blessures,
Comme vous éventez de vos lentes ramures
Nos cœurs toujours brûlants de souffrance ou d’orgueil.


Tous ceux qu’un signe au front marque pour être rois,
Pâles s’en vont errer sous vos sombres portiques,
Et, frissonnant au bruit des rameaux prophétiques,
Écoutent dans la nuit parler de grandes voix.

Tous ceux que visita la Douleur solennelle,
Et que n’émeuvent plus les soirs ni les matins,
Rêvent de s’enfoncer au cœur des vieux sapins,
Et de coucher leur vie à leur ombre éternelle.

Salut à vous, grands bois à la cime sonore,
Vous où, la nuit, s’atteste une divinité,
Vous qu’un frisson parcourt sous le ciel argenté,
En entendant hennir les chevaux de l’Aurore.

Salut à vous, grands bois profonds et gémissants,
Fils très bons et très doux et très beaux de la Terre,
Vous par qui le vieux cœur humain se régénère,
Ivre de croire encore à ses instincts puissants :

Hêtres, charmes, bouleaux, vieux troncs couverts d’écailles,
Piliers géants tordant des hydres à vos pieds,
Vous qui tentez la foudre avec vos fronts altiers,
Chênes de cinq cents ans tout labourés d’entailles,

Vivez toujours puissants et toujours rajeunis ;
Déployez vos rameaux, accroissez votre écorce
Et versez-nous la paix, la sagesse et la force,
Grands ancêtres par qui les hommes sont bénis.

III

LA PEAU DE BÊTE

Sous le premier péché courbant son front maudit,
Adam, sur qui pesait la Main toute-puissante,
Avec Ève, à son bras défaite et languissante,
S’éloignait à pas lents du Jardin interdit.


Le jour allait finir ; à l’horizon livide
L’œil rouge du soleil palpitait dans du sang.
Les ombres s’allongeaient dans le soir menaçant,
Et la terre était nue, et le ciel était vide.
 
Muets, ils s’avançaient, songeant aux clairs matins
Où, sans honte, vêtus d’innocence première,
Ils allaient devant Dieu, purs comme la lumière,
Un voile d’or posé sur leurs yeux enfantins.

Parfois, reprise encor de quelque espoir étrange,
Ève tournait la tête et frissonnait de voir,
Plus terrible déjà dans les ombres du soir,
Briller, là-bas, l’épée ardente de l’Archange.

Le soleil moribond, dans un suprême effort,
Illuminant le ciel de clartés effrayantes,
Éclaira jusqu’au fond leurs prunelles béantes…
Et la nuit descendit sur eux comme la mort.

Alors leur âme en deuil fut deux fois solitaire ;
Et s’étreignant d’un morne et funèbre baiser,
Ils sentirent leurs cœurs d’argile se briser,
Et dans leurs yeux monter l’eau triste de la terre.

Ève pleurait tout bas sous ses longs cheveux roux ;
Puis, femme et ne pouvant comprendre la Justice,
Elle tordit les bras, et d’une âme au supplice,
Cria : « Pitié, Seigneur ! » et se mit à genoux…

Mais rien ne répondit au fond du grand ciel sombre.
Et voici que le vent se leva vers le nord,
Et posant sur sa chair nue un baiser qui mord,
Fit soudain grelotter ses épaules dans l’ombre.

Debout et frémissant, sur sa poitrine en feu
Adam l’enlaça toute avec son bras farouche,
Et lui chauffa la chair au souffle de sa bouche,
Comme s’il la voulait défendre contre Dieu.


Auprès d’eux tout à coup, frissonnante et plaintive,
Au fond du taillis noir une brebis bêla.
Adam la vit, bondit sur elle et l’étrangla,
Et des ongles, des dents l’écorcha toute vive !

Le sang horriblement ruisselait sur ses doigts,
Rouge et brûlant encor d’une vie irritée ;
Alors, jetant la peau sur Ève épouvantée,
Il l’entraîna, tremblante à son poing, dans les bois…

Ils allaient, la terreur creusait leurs faces blanches ;
Ils allaient, la sueur au front, les pieds plus lourds,
Courant toujours et fous de peur de voir toujours
La lune en sang courir derrière eux dans les branches !

Cependant, sur leurs pas, l’odeur de la toison
Éveillait la fureur des bêtes carnassières ;
Et, jailli des halliers, des taillis, des clairières,
Leur fourmillement fauve emplissait l’horizon…

Ainsi longtemps, longtemps, par les forêts obscures,
Ils allèrent, l’horreur attachée à leurs flancs ;
Et la peau de la bête, à ses âcres relents,
Allumait dans leurs os le feu noir des luxures ;

Et, comme devant eux s’ouvrait un souterrain,
Là, se ruant dans l’ombre ainsi qu’à la curée,
Ils gorgèrent d’amour leur chair désespérée !
Et c’est cette nuit-là que fut conçu Caïn.


Albert Samain.