Eléonore ou l’Heureuse personne/00

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Chez les Marchands de nouveautés (p. Frontispice-viii).
Éléonore ou l’Heureuse personne, frontispice
Éléonore ou l’Heureuse personne, frontispice


AVANT-PROPOS.


Madame de L.... était depuis trois mois dans son vieux château ; sa seule compagnie était un renfrogné parent, antiquaire infatigable, ne s’occupant que de médailles et de vieux livres ; épiant les secrets de la nature ; physicien, botaniste, naturaliste, chimiste, passant pour sorcier dans le pays ; mais amusant fort peu sa cousine, qui, jeune et jolie, en voulait beaucoup à son mari de l’avoir relégué en si maussade lieu, en si triste compagnie. En vérité, mon cher cousin, disait-elle, je ne sais comment vous pouvez vivre ici ; pour moi encore un mois et je suis morte infailliblement. J’avais, pour me distraire, apporté tous les romans du jour ; mais les vieux châteaux, les sombres forêts, les humides marais, les solitaires déserts m’y persécutent de toutes parts. Je ne parle pas des éternels voleurs et de leurs simpiternelles cavernes ; il n’y a pas jusqu’à la lune et aux étoiles que je commence à prendre en antipathie ; et puis, toutes ces apparitions, ces prodiges qui me font presque peur, finissent par être du vent, des trappes, des portes, des illusions assez mal combinées ; et après un tissu d’événemens plus invraisemblables qu’extraordinaires, des aventures plus tristes qu’intéressantes, il se trouve au dénouement que les héros sont des nigauds qui ne voient pas ce qui les touche, et que le lecteur n’est guère plus sage de s’en laisser imposer par de grands apprêts, de grands mots, des poignards, du sang, des flammes et un air de mystère qui ne cache pas grand chose. Pour moi, j’aimerais mieux tout uniment de beaux et bons revenans, des esprits, des diables ; ce n’est pas que je croie à tout cela, mais. — Et pourquoi n’y croyez-vous pas ? — Parce que je n’en ai jamais vu, parce que je n’ai jamais rencontré personne qui en eût vu. — Comment savez-vous cela ? — Parce que personne ne m’en a jamais parlé, et que certes si j’avais vu un esprit, diable ou revenant, à moins qu’il ne m’eût étranglé ou rendu, muette je n’aurais pas gardé le secret. — Peut-être. — Mon dieu, quel air mystérieux ! On dirait vraiment que vous avez eu communication avec quelqu’esprit aérien, avec votre air sage, vous croyez donc à toutes ces folies-là ? — Pourquoi pas. — Ne pourriez-vous pas, et la jeune cousine riait de tout son cœur, me procurer une apparition. Mon château est juste ce qu’il faut. Il y a mille ans au moins qu’il est construit ; il a de hautes tours qui tombent ; il en a à l’est, à l’ouest ; il y a des chats-huans, des chauve-souris, de grandes salles qui ne finissent pas, et où le vent sifle de manière à m’enlever quand j’ai le malheur d’y passer. Et vous, vous ne ressemblez pas trop mal à Nostradamus. Le pis-aller ce sera d’en mourir de peur ; mais au moins si j’en réchappe, je pourrai sans que personne le trouve mauvais, déguerpir de ce triste séjour. Au moins imitez-moi dans vos mystères.

Le taciturne antiquaire fit alors quelques explications, et peu-à-peu, s’échauffant sur son sujet, il s’empara de la conversation ; il entra dans les détails dont la nouveauté fixait l’attention de sa cousine, et qui déjà commençaient à lui faire peur : par exemple, dit-il, j’ai découvert une aventure arrivée à la fille du possesseur de ce château, il y a plus de cinq cens ans ; ne vous étonnez pas du temps. Il faut une génération pour développer les secrets des souverains ; il faut des siècles pour découvrir ceux d’un ordre supérieur ; mais cette histoire renferme des détails si peu décens, que je ne puis vous la faire connaître.

Madame de L… eut beau l’assurer qu’elle ne craignait pas les détails, il fut inexorable ; mais comme la curiosité d’une femme est ingénieuse, elle parvint à escamoter au pudique cousin son manuscrit ; elle en retrancha un fratras de notes, où le savant, tout occupé d’érudition, ne ménageait nullement la pudeur du lecteur ; elle châtia le style trop crud du sévère antiquaire, et fit pour son usage particulier le petit extrait que nous donnons au public.