El Arab, l’Orient que j’ai connu/Mon programme

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Lugdunum (p. 8-12).

Mon programme

Même longue, une vie humaine ne représente pas d’ordinaire le temps exigé pour sensiblement transformer (coutumes et costumes) les séculaires traditions d’un peuple.

Or, à partir de 1914, l’angle aigu du virage vertigineusement pris sur trois roues par notre époque ne permet plus ces modifications lentes autrefois prévues par l’ordre de la nature. Nous sommes en train, dans tous les domaines, de brûler, comme on dit, les étapes. Et c’est pourquoi, l’Orient que j’ai connu dans ma jeunesse étant à deux doigts de ne plus exister, je vais, dans ce livre, me plaire à l’évoquer, autant pour moi-même que pour ceux dont il alimentait les rêves.

Il n’est que temps !

Déjà Myriam Harry se voit, non sans soupirer, contrainte d’entacher de visions fâcheuses ses voyages de conte bleu, d’appeler la Perse par un nouveau nom, d’arracher dans ses écrits le turban et la robe de vivantes miniatures dorées pour y substituer le képi noir à visière et l’affreuse défroque ordonnés par un schah dernier cri, tandis que la casbah d’Alger, sous la plume cruelle de Lucienne Favre, fait grouiller devant nos yeux, image de bien d’autres mixtures, les derniers vestiges d’un Islam irrévocablement adultéré par l’intrusion européenne.

Amoureux des prodigieuses Mille Nuits et une Nuit du docteur J. C. Mardrus, l’Occident des poètes, désolé devant l’irréparable, ne se console pas que tant d’attentats criminels soient précisément l’œuvre de sa propre race.

Et cependant !…

C’est un paradoxe difficile à concevoir ; mais ce qui fait notre chagrin à nous fait du même coup la joie des victimes. Car, il faut bien le constater : les Orientaux n’ont aucun sens de l’Orient.

Une fellaha du Nil, silhouette restée pharaonique, ne voit pas la moindre différence entre l’urne antique qu’elle porte sur l’épaule et le vieux bidon à pétrole qui la remplace trop souvent. Et le pacha bien parisien, éduqué dans nos lycées, s’il vient à passer par là dans son auto, n’en voit non plus aucune. J’avance même qu’il préfère le bidon à l’urne. Et c’est parce qu’il s’agit avant tout « d’être europin », disent-ils, reniement de leur passé, méconnaissance de leur caractère propre, humiliation qui fait leur orgueil.

Le sens de l’Orient, c’est nous autres les Occidentaux, nous autres les Roumis qui l’avons. (J’entends les Roumis, assez nombreux tout de même, qui ne sont pas des mufles).

Se mêler d’examiner à fond le travail du progrès moderne à travers le monde entier qu’il fanatise (on se demande pourquoi !) ce serait en avoir bien long et bien gros à dire. Je ne veux donc l’envisager qu’au point de vue du présent album de souvenirs. Moralement et matériellement le progrès peut alors se définir : la marche au complet-veston.

Affirmer que le plus pur Bédouin du désert n’attend qu’un premier frôlement de l’Europe pour se muer en rastaquouère, c’est mettre le doigt sur ce qui fâche les nostalgiques dont je suis. Je tiens que, si elle en trouvait le moyen, la Civilisation imposerait ses faux-cols aux fauves de la jungle.

En attendant, couper les nattes des Chinois, dépouiller les Japonais de leurs kimonos, changer les Peaux-Rouges en gentlemen, habiller les nègres de ternes confections, — passer au ripolin les miniatures persanes, quoi ! — la Civilisation n’est pas moitié aussi fière de ces résultats que les intéressés eux-mêmes. De sorte que, le paon une fois plumé, tout le monde, pour finir, s’accorde à préférer son croupion sans plumes à l’éventail ocellé qu’il déployait auparavant.

Ataturk, plus vite qu’aucun autre, a libéré l’Islam de son plumage, cette encombrante somptuosité. Un beau matin la Turquie masculine a reçu l’ordre de renoncer à la vénérable et noble vêture de ses pères pour s’habiller à l’européenne et de troquer la coiffure coranique pour la casquette de bicycliste, en même temps que les harems étaient invités à jeter leurs voiles par-dessus les mosquées.

Cinq jours pour opérer la transformation, sinon la potence.

C’est ce qu’on peut appeler la liberté sous peine de mort. Mais il paraît que les Turcs sont beaucoup plus heureux qu’avant.

Soit ! Puisque rien ne peut l’enrayer, ce bienfaisant Progrès, réfugions-nous dans nos pittoresques souvenirs. Telle est mon intention, je le répète. N’est-ce pas de mon âge, après tout ?

Ayant eu comme guide merveilleux le docteur J. C. Mardrus, mon mari, j’ai, pendant sept années avant la précédente guerre, parcouru l’Islam méditerranéen, ses montagnes, ses déserts, ses forêts et ses villes, respiré sa personnalité saisissante sans me douter que c’était à moins cinq, si j’ose dire, de sa disparition de plus en plus rapide. Entre autres richesses de l’esprit j’y ai même gagné d’apprendre l’arabe, clé d’or sans laquelle les portes ne s’ouvrent pas.

Je vais donc raconter exactement, loyalement, tout ce que j’ai vu jadis au cours de mes voyages et séjours en Afrique du Nord, Turquie d’Europe et d’Asie, Égypte, Syrie, Palestine.

Embellir ? Broder ? Pourquoi ? La moindre littérature ajoutée au réel demeuré fidèlement dans ma mémoire risquerait plutôt d’en compromettre les archaïques, les belles, les émouvantes couleurs.