Ellénore/2/1

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Ellénore (1846)
Michel Lévy frères, libraires éditeurs (p. 10-18).

ELLÉNORE




I


En cédant aux nombreuses sollicitations des lecteurs, curieux de savoir la fin de l’histoire d’Ellénore, de cette vie commencée sous l’influence de tant d’événements romanesques, de tant de sentiments passionnés, je ne me dissimule pas l’impossibilité d’en soutenir l’intérêt. Comment le récit des sensations d’un cœur déjà flétri par de longues souffrances, des rêves d’une imagination tant de fois déçue aurait-il l’attrait de la peinture exacte des tourments d’un cœur naïf, ignorant du mal, dupe par la loyauté, victime par innocence ?

Non, les conséquences d’une fausse position dans le monde sont trop prévues pour avoir le piquant des faits qui l’ont amenée ; mais, peut-être le tableau de la société de cette époque, dont nulle autre ne saurait donner l’idée, sera-t-il assez attachant pour faire supporter la simplicité du sujet.

Assez d’historiens plus ou moins vrais, plus ou moins éloquents, se sont chargés de transmettre à la postérité les grands événements de ce règne de gloire. Je me borne à constater l’effet qu’ils produisaient sur les différents salons de Paris, que le deuil de la noblesse, la misère des anciens riches, la persécution de toutes les célébrités passés et présentes n’empêchaient pas d’exercer cette influence toute spirituelle qui a été si longtemps une puissance dans notre pays.

Madame de Staël a donné, dans ses Considérations sur la révolution française, une esquisse de la société de Paris, telle qu’elle était lorsque « la vigueur de la liberté se réunissait, ainsi qu’elle le dit, à toute la grâce de la politesse chez les personnes, » et que les hommes du tiers état, distingués par leurs lumières et leurs talents, se joignaient à ces gentilshommes plus fiers de leur propre mérite que de leurs anciens priviléges, dans le temps où les plus hautes questions que l’ordre social ait jamais fait naître étaient traitées par les hommes les plus capables de les entendre et de les discuter ; mais à cette époque, où sauf la disposition des esprits, tout était encore à sa place ; où l’on discutait sur les différents partis de l’Assemblée constituante avec la même chaleur qui animait l’année d’avant les disputes entre les voltairiens et les séides du citoyen de Genève, la conversation avait conservé cette élégance aristocratique, cette ironie implacable dont la terreur de l’échafaud, ou le pouvoir d’un gouvernement tout militaire, devaient seuls triompher.

Alors, les vainqueurs et les vaincus se faisant une guerre loyale sans se douter qu’en suivant des routes différentes ils marchaient vers le même précipice, causaient ensemble avec l’espoir commun de se ramener réciproquement à leur opinion. Sorte d’illusion qui maintient l’urbanité dans les discussions et ne leur permet pas d’arriver à ce point d’éloquence où la vérité l’emporte sur l’intérêt personnel.

Depuis la chute du règne de la guillotine, le bourreau et la victime, se rencontrant sans cesse dans le même salon, forcés, par des considérations impérieuses, de se supporter, de se parler même, ils devaient nécessairement se créer un nouveau langage, de manières qui, sans manifester le juste ressentiment des uns et la haine des autres, ôtaient toute idée de conciliation, et donnaient à leurs discours la rudesse de l’indépendance et à leurs plaisanteries l’amertume de la satire.

Là devait se perdre ce désir mutuel de se plaire qui engageait autrefois le causeur à prodiguer toutes les richesses de son esprit pour le seul bonheur d’être écouté ; là devait expirer cette bienveillance intéressée qui encourage et double les facultés en tous genres.

Là devait finir ce marivaudage galant qui avait longtemps suffi aux amours de salon ; là devait s’évanouir cette gaieté sans sujet qui faisait l’envie des loustics allemands et de l’humour anglaise.

La gravité politique, la mélancolie shakspearienne s’emparèrent des jeunes esprits, et il en résulta une opposition entre les nouveaux goûts, les nouvelles mœurs et l’ancien caractère des Français, qui a duré assez longtemps pour mériter d’être constatée, et qui peut servir de transition à la peinture de nos mœurs présentes, si dramatiquement retracées par nos grands romanciers modernes.

Nous avons laissé Ellénore chez madame Talma au moment où Adolphe de Rheinfeld venait d’y entrer.

Il avait quitté une petite cour d’Allemagne où sa famille s’était réfugiée lors des persécutions religieuses, pour visiter la France dont la révolution l’intéressait ; mais bientôt, retenu par la difficulté de franchir les frontières, sous peine d’être arrêté comme émigré, par le désir de constater ses droits de citoyen français, et plus encore par l’attrait de la société spirituelle qui l’avait accueilli, il s’était décidé à vivre à Paris ; c’était la vraie patrie de son esprit, dont la finesse, l’ironie, la profondeur, la gaieté, n’auraient obtenu autant de succès dans aucun autre pays.

— Comment trouvez-vous mon cher Adolphe, dit à voix basse madame Talma en se penchant vers Ellénore, pendant que M. de Rheinfeld répondait à MM. Riouffe et à Chénier, qui étaient assis de l’autre côté de la cheminée.

— Mais je n’ose trop vous l’avouer, répondit Ellénore ; il est, je crois, un des amis que vous préférez !…

— Oh ! vous pouvez dire le plus cher… car il est si aimable !…

— Alors, je suis forcé de le trouver charmant, reprit en souriant Ellénore.

— Non, vraiment, je ne suis pas si exigeante, et d’ailleurs je sais l’effet qu’Adolphe produit à la première vue, sa grande taille un peu dégingandée, sa figure pâle, ses cheveux d’étudiant de Gottingen, ses besicles et son air moqueur le font prendre tout d’abord en exécration. J’ai éprouvé cela comme vous ; mais Page:Nichault - Ellenore t2.djvu/14 Page:Nichault - Ellenore t2.djvu/15 Page:Nichault - Ellenore t2.djvu/16 Page:Nichault - Ellenore t2.djvu/17 Robespierre n’a pas entraîné celle de tous ses amis, et ce qu’il en reste est sans pitié pour les partisans de l’ancien régime. On sait que vous en recevez plusieurs. Eh bien, dans leur intérêt même, faites-vous des amis parmi les nôtres. Il y en a de dignes d’une préférence.

— Je n’en doute pas, reprit Ellénore, puisqu’ils sont honorés de la vôtre ; mais vous me permettrez, madame, de m’en tenir à votre protection.

En disant ces mots, Ellénore se retira.