Elle et Lui/13

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Calmann-Lévy (p. 121-127).



XIII


Un soir, il lui fit une si longue et si incompréhensible querelle, qu’elle ne l’entendit plus et s’assoupit sur son fauteuil. Au bout de quelques instants, un léger frôlement lui fit ouvrir les yeux. Laurent jeta convulsivement par terre quelque chose de brillant : c’était un poignard. Thérèse sourit et referma les yeux. Elle comprenait faiblement, et comme à travers le voile d’un rêve, qu’il avait songé à la tuer. En ce moment tout était indifférent à Thérèse. Se reposer de vivre et de penser, que ce fût sommeil ou mort, elle laissait le choix à la destinée.

C’était la mort qu’elle méprisait. Laurent crut que c’était lui, et, se méprisant lui-même, il la quitta enfin.

Trois jours après, Thérèse, décidée à faire un emprunt qui lui permît un voyage sérieux, une absence réelle (cette vie de déchirements et de bourrasques tuait son travail et ruinait son existence), alla au quai aux Fleurs et acheta un rosier blanc, qu’elle envoya à Laurent sans donner son nom au porteur. C’était son adieu. En rentrant chez elle, elle y trouva un rosier blanc anonyme : c’était aussi l’adieu de Laurent. Tous deux partaient, tous deux restèrent. La coïncidence de ces rosiers blancs émut Laurent jusqu’aux larmes. Il courut chez Thérèse, et la trouva achevant ses paquets. Sa place était retenue dans le courrier pour six heures du soir. Celle de Laurent l’était aussi dans la même voiture. Tous deux avaient pensé revoir l’Italie l’un sans l’autre.

— Eh bien, partons ensemble ! s’écria-t-il.

— Non, je ne pars plus, répondit-elle.

— Thérèse, lui dit-il, nous aurons beau vouloir ! ce lien atroce qui nous unit ne se rompra jamais. C’est folie d’y songer encore. Mon amour a résisté à tout ce qui peut briser un sentiment, à tout ce qui peut tuer une âme. Il faut que tu m’aimes comme je suis, ou que nous mourrions ensemble. Veux-tu m’aimer ?

— Je le voudrais en vain, je ne peux plus, dit Thérèse. Je sens mon cœur épuisé : je crois qu’il est mort.

— Eh bien, veux-tu mourir ?

— Il m’est indifférent de mourir, tu le sais ; mais je ne veux ni de ta vie ni de ta mort avec moi.

— Ah ! oui, tu crois à l’éternité du moi ! Tu ne veux pas me retrouver dans l’autre vie ! Pauvre martyre, je comprends cela !

— Nous ne nous retrouverons pas, Laurent ; j’en ai la certitude. Chaque âme va vers son foyer d’attraction. Le repos m’appelle, et, toi, tu seras toujours et partout attiré par la tempête.

— C’est-à-dire que tu n’as pas mérité l’enfer, toi !

— Tu ne l’as pas mérité non plus. Tu auras un autre ciel, voilà tout !

— En ce monde, qu’est-ce qui m’attend, si tu me quittes ?

— La gloire quand tu ne chercheras plus l’amour.

Laurent devint pensif. Il répéta machinalement plusieurs fois : « La gloire ! » puis il s’agenouilla devant la cheminée en tisonnant, comme il avait coutume de faire quand il voulait être seul avec lui-même. Thérèse sortit pour décommander son départ. Elle savait bien que Laurent l’eût suivie.

Quand elle rentra, elle le trouva très-calme et très-enjoué.

— Ce monde, lui dit-il, n’est qu’une plate comédie ; mais pourquoi vouloir s’élever au-dessus de lui, puisque nous ne savons pas ce qu’il y a plus haut, et même s’il y a quelque chose ? La gloire, dont tu ris intérieurement, je le sais fort bien…

— Je ne ris pas de celle des autres…

— Qui, les autres ?

— Ceux qui y croient et qui l’aiment.

— Dieu sait si j’y crois, Thérèse, et si je ne m’en moque pas comme d’une farce ! Mais on peut bien aimer une chose dont on sait le peu de valeur. On aime un cheval quinteux qui vous casse le cou, le tabac qui vous empoisonne, une mauvaise pièce qui vous fait rire, et la gloire qui n’est qu’une mascarade ! La gloire ! qu’est-ce pour un artiste vivant ? Des articles de journaux qui vous éreintent et qui font parler de vous, et puis des éloges que personne ne lit, car le public ne s’amuse que des critiques acerbes, et, quand on porte son idole aux nues, il ne s’en soucie plus du tout. Et puis des groupes qui se pressent et se succèdent devant une toile peinte, et puis des commandes monumentales qui vous transportent de joie et d’ambition, et qui vous laissent moitié mort de fatigue sans avoir réalisé votre idée… Et puis… l’Institut… une réunion de gens qui vous détestent, et qui eux-mêmes…

Ici Laurent se livra aux plus amers sarcasmes, et termina son dithyrambe en disant :

— N’importe ! voilà la gloire de ce monde ! On crache dessus, mais on ne peut s’en passer, puisqu’il n’y a rien de mieux !

Leur entretien se prolongea ainsi jusqu’au soir, railleur, philosophique, et peu à peu tout à fait impersonnel. On eût dit, à les entendre et à les voir, deux paisibles amis qui ne s’étaient jamais brouillés. Cette situation étrange s’était répétée plusieurs fois au beau milieu de leur grande crise : c’est que, quand leurs cœurs se taisaient, leurs intelligences se convenaient et s’entendaient encore.

Laurent eut faim et demanda à dîner avec Thérèse.

— Et votre départ ? lui dit-elle. Voici l’heure qui approche.

— Puisque vous ne partez plus, vous !

— Je partirai si vous restez.

— Eh bien, je partirai, Thérèse. Adieu !

Il sortit brusquement et revint au bout d’une heure.

— J’ai manqué le courrier, dit-il, ce sera pour demain. Vous n’avez pas encore dîné ?

Thérèse, préoccupée, avait oublié son repas sur la table.

— Ma chère Thérèse, lui dit-il, accordez-moi une dernière grâce ; venez dîner avec moi quelque part, et allons ce soir ensemble à quelque spectacle. Je veux redevenir votre ami, rien que votre ami. Ce sera ma guérison et notre salut à tous les deux. Éprouvez-moi. Je ne serai plus ni jaloux, ni exigeant, ni même amoureux. Tenez, sachez-le, j’ai une autre maîtresse, une jolie petite femme du monde, menue comme une fauvette, blanche et fine comme un brin de muguet. C’est une femme mariée, je suis l’ami de son amant, que je trompe. J’ai deux rivaux, deux dangers de mort à braver chaque fois que j’obtiens un tête-à-tête. C’est fort piquant, et c’est là tout le secret de mon amour. Donc, mes sens et mon imagination sont satisfaits de ce côté-là ; c’est mon cœur tout seul et l’échange de mes idées avec les vôtres que je vous offre.

— Je les refuse, dit Thérèse.

— Comment ! vous aurez la vanité d’être jalouse d’un être que vous n’aimez plus ?

— Certes, non ! Je n’ai plus ma vie à donner, et je ne comprends pas une amitié comme celle que vous me demandez sans un dévouement exclusif. Venez me voir comme mes autres amis, je le veux bien ; mais ne me demandez plus d’intimité particulière, même apparente.

— Je comprends, Thérèse ; vous avez un autre amant !

Thérèse leva ses épaules et ne répondit rien. Il mourait d’envie qu’elle se vantât d’un caprice, comme il venait de le faire vis-à-vis d’elle. Sa force abattue se ranimait et avait besoin d’un combat. Il attendait avec anxiété qu’elle répondît à son défi pour l’accabler de reproches et de dédains, et lui déclarer peut-être qu’il venait d’inventer cette maîtresse pour la forcer à se trahir elle-même. Il ne comprenait plus la force d’inertie de Thérèse. Il aimait mieux se croire haï et trompé qu’importun ou indifférent.

Elle le lassa par son mutisme.

— Bonsoir, lui-dit-il. Je vais dîner, et, de là, au bal de l’opéra, si je ne suis pas trop gris.

Thérèse, restée seule, creusa, pour la millième fois en elle-même, l’abîme de cette mystérieuse destinée. Que lui manquait-il donc pour être une des plus belles destinées humaines ? La raison.

— Mais qu’est-ce donc que la raison ? se demandait Thérèse, et comment le génie peut-il exister sans elle ? Est-ce parce qu’il est une si grande force qu’il peut la tuer et lui survivre ? Ou bien la raison n’est-elle qu’une faculté isolée dont l’union avec le reste des facultés n’est pas toujours nécessaire ?

Elle tomba dans une sorte de rêverie métaphysique. Il lui avait toujours semblé que la raison était un ensemble d’idées et non pas un détail ; que toutes les facultés d’un être bien organisé lui empruntaient et lui fournissaient tour à tour quelque chose ; qu’elle était à la fois le moyen et le but, qu’aucun chef-d’œuvre ne pouvait s’affranchir de sa loi, et qu’aucun homme ne pouvait avoir de valeur réelle après l’avoir résolument foulée aux pieds.

Elle repassait dans sa mémoire la vue de grands artistes, et regardait aussi celle des artistes contemporains. Elle voyait partout la règle du vrai associée au rêve du beau, et partout cependant des exceptions, des anomalies effrayantes, des figures rayonnantes et foudroyées comme celle de Laurent. L’aspiration au sublime était même une maladie du temps et du milieu où se trouvait Thérèse. C’était quelque chose de fiévreux qui s’emparait de la jeunesse et qui lui faisait mépriser les conditions du bonheur normal en même temps que les devoirs de la vie ordinaire. Par la force des choses, Thérèse elle-même se trouvait jetée, sans l’avoir désiré ni prévu, dans ce cercle fatal de l’enfer humain. Elle était devenue la compagne, la moitié intellectuelle d’un de ces fous sublimes, d’un de ces génies extravagants ; elle assistait à la perpétuelle agonie de Prométhée, aux renaissantes fureurs d’Oreste ; elle subissait le contre-coup de ces inexprimables douleurs sans en comprendre la cause, sans en pouvoir trouver le remède.

Dieu était encore dans ces âmes rebelles et torturées cependant, puisqu’à certaines heures Laurent redevenait enthousiaste et bon, puisque la source pure de l’inspiration sacrée n’était pas tarie ; ce n’était point là un talent épuisé, c’était peut-être encore un homme de beaucoup d’avenir. Fallait-il l’abandonner à l’envahissement du délire et à l’hébétement de la fatigue ?

Thérèse avait, disons-nous, trop côtoyé cet abîme pour n’en point partager quelquefois le vertige. Son propre talent comme son propre caractère avait failli s’engager à son insu dans cette voie désespérée. Elle avait eu cette exaltation de la souffrance qui fait voir en grand les misères de la vie, et qui flotte entre les limites du réel et de l’imaginaire ; mais, par une réaction naturelle, son esprit aspirait désormais au vrai, qui n’est ni l’un ni l’autre, ni l’idéal sans frein, ni le fait sans poésie. Elle sentait que c’était là le beau, et qu’il fallait chercher la vie matérielle simple et digne pour rentrer dans la vie logique de l’âme. Elle se faisait de graves reproches de s’être manqué si longtemps à elle-même : puis, un instant après, elle se reprochait également de se trop préoccuper de son propre sort en présence du péril extrême où celui de Laurent restait engagé.

Par toutes ses voix, par celle de l’amitié comme par celle de l’opinion, le monde lui criait de se relever et de se reprendre. C’était là le devoir en effet selon le monde, dont le nom en pareil cas équivaut à celui d’ordre général, d’intérêt de la société : « Suivez le bon chemin, laissez périr ceux qui s’en écartent. » Et la religion officielle ajoutait : « Les sages et les bons pour l’éternel bonheur, les aveugles et les rebelles pour l’enfer ! » Donc, peu importe au sage que l’insensé périsse ?

Thérèse se révolta contre cette conclusion.

— Le jour où je me croirai l’être le plus parfait, le plus précieux et le plus excellent de la terre, se dit-elle, j’admettrai l’arrêt de mort de tous les autres ; mais, si ce jour-là m’arrive, ne serai-je pas plus folle que tous les autres fous ? Arrière la folie de la vanité, mère de l’égoïsme ! Souffrons encore pour un autre que moi !

Il était près de minuit lorsqu’elle se leva du fauteuil où elle s’était laissée tomber inerte et brisée quatre heures auparavant. On venait de sonner. Un commissionnaire apportait un carton et un billet. Le carton contenait un domino et un masque de satin noir. Le billet contenait ce peu de mots de la main de Laurent : Senza veder, senza parlar.

Sans se voir et sans se parler… Que signifiait cette énigme ? Voulait-il qu’elle vint au bal masqué l’intriguer par une aventure banale ? voulait-il essayer de l’aimer sans la reconnaître ? Était-ce fantaisie de poëte ou insulte de libertin ?

Thérèse renvoya le carton et retomba dans son fauteuil ; mais l’inquiétude ne l’y laissa plus réfléchir. Ne devait-elle pas tout tenter pour arracher cette victime à l’égarement infernal ?

— J’irai, dit-elle, je le suivrai pas à pas. Je verrai, j’entendrai sa vie en dehors de moi, je saurai ce qu’il y a de vrai dans les turpitudes qu’il me raconte, à quel point il aime le mal naïvement ou avec affectation, s’il a vraiment des goûts dépravés, ou s’il ne cherche qu’à s’étourdir. Sachant tout ce que j’ai voulu ignorer de lui et de ce mauvais monde, tout ce que j’éloignais avec dégoût de ses souvenirs et de mon imagination, je découvrirai peut-être un joint, un biais, pour l’arracher à ce vertige.

Elle se rappela le domino que Laurent venait de lui envoyer, et sur lequel elle avait pourtant à peine jeté les yeux. Il était en satin. Elle en envoya chercher un en gros de Naples, mit un masque, cacha ses cheveux avec soin, se munit de nœuds de rubans de diverses couleurs, afin de changer l’aspect de sa personne, dans le cas où Laurent viendrait à la soupçonner sous ce costume, et, demandant une voiture, elle se rendit toute seule et résolument au bal de l’Opéra.

Elle n’y avait jamais mis les pieds. Le masque lui semblait une chose insupportable, étouffante. Elle n’avait jamais essayé de contrefaire sa voix et ne voulait être devinée de personne. Elle se glissa muette dans les corridors, cherchant les coins isolés quand elle était lasse de marcher, ne s’y arrêtant pas quand elle voyait quelqu’un approcher d’elle, ayant toujours l’air de passer, et réussissant plus facilement qu’elle ne l’avait espéré à être complètement seule et libre dans cette foule agitée.

C’était l’époque où l’on ne dansait pas au bal de l’Opéra, et où le seul déguisement admis était le domino noir. C’était donc une cohue sombre et grave en apparence, occupée peut-être d’intrigues aussi peu morales que les bacchanales des autres réunions de ce genre, mais d’un aspect imposant, vu de haut, dans son ensemble. Puis tout à coup, d’heure en heure, un bruyant orchestre jouait des quadrilles effrénés, comme si l’administration, luttant contre la police, eût voulu entraîner la foule à enfreindre sa défense ; mais personne ne paraissait y songer. La noire fourmilière continuait à marcher lentement et à chuchoter au milieu de ce vacarme, qui se terminait par un coup de pistolet, finale étrange, fantastique, qui semblait impuissant à dissiper la vision de cette fête lugubre.

Pendant quelques instants, Thérèse fut frappée de ce spectacle au point d’oublier où elle était et de se croire dans le monde des rêves tristes. Elle cherchait Laurent, et ne le trouvait pas.

Elle se hasarda dans le foyer, où se tenaient, sans masque et sans déguisement, les hommes connus de tout Paris, et, quand elle en eut fait le tour, elle allait se retirer, lorsqu’elle entendit prononcer son nom dans un coin. Elle se retourna, et vit l’homme qu’elle avait tant aimé assis entre deux filles masquées, dont la voix et l’accent avaient ce je ne sais quoi de mou et d’aigre tout ensemble qui révèle la fatigue des sens et l’amertume de l’esprit.

— Eh bien, disait l’une d’elles, tu l’as donc enfin abandonnée, ta fameuse Thérèse ? Il paraît qu’elle t’a trompé là-bas, en Italie, et que tu ne voulais pas le croire ?

— Il a commencé à s’en douter, reprit l’autre, le jour où il a réussi à chasser le rival heureux.

Thérèse fut mortellement blessée de voir le douloureux roman de sa vie livré à de pareilles interprétations, mais plus encore de voir Laurent sourire, répondre à ces filles qu’elles ne savaient ce qu’elles disaient, et leur parler d’autre chose, sans indignation et comme sans mémoire ou sans souci de ce qu’il venait d’entendre. Thérèse n’eût jamais cru qu’il n’était pas même son ami. Elle en était sûre maintenant ! Elle resta, elle écouta encore ; elle sentait une sueur glacée coller son masque à sa figure.

Cependant Laurent ne disait à ces filles rien qui ne pût être entendu de tout le monde. Il babillait, s’amusait de leur caquet, et y répondait en homme de bonne compagnie. Elles n’avaient aucun esprit, et deux ou trois fois il bâilla en se cachant un peu. Néanmoins il restait là, se souciant peu d’être vu de tous en cette compagnie, se laissant faire la cour, bâillant de fatigue et non d’ennui réel, doux, distrait, mais aimable, et parlant à ces compagnes de rencontre comme si elles eussent été des femmes du meilleur monde, presque de bonnes et sérieuses amies, mêlées à des souvenirs agréables de plaisirs que l’on peut avouer.

Cela dura bien un quart d’heure. Thérèse restait toujours. Laurent lui tournait le dos. La banquette où il était assis se trouvait placée dans l’embrasure d’une porte de glace sans tain, fermée en face de lui. Lorsque des groupes errant dans les couloirs extérieurs s’arrêtaient contre cette porte, les habits et les dominos faisaient un fond opaque, et la vitre devenait une glace noire où l’image de Thérèse se répétait sans qu’elle s’en aperçût. Laurent la vit à divers intervalles sans songer à elle ; mais peu à peu l’immobilité de cette figure masquée l’inquiéta, et il dit à ses compagnes en la leur montrant dans le sombre miroir :

— Est-ce que vous ne trouvez pas ça effrayant, le masque ?

— Nous te faisons donc peur ?

— Non, pas vous : je sais comment vous avez le nez fait sous ce morceau de satin ; mais une figure qu’on ne devine pas, que l’on ne connaît pas, et qui vous fixe avec cette prunelle ardente ; je m’en vais d’ici, moi, j’en ai assez.

— C’est-à-dire, reprirent-elles, que tu as assez de nous ?

— Non, dit-il, j’ai assez du bal. On y étouffe. Voulez-vous venir voir tomber la neige ? Je vais au bois de Boulogne.

— Mais il y a de quoi mourir ?

— Ah bien, oui ! Est-ce qu’on meurt ? Venez-vous ?

— Ma foi, non !

— Qui veut venir en domino au bois de Boulogne avec moi ? dit-il en élevant la voix.

Un groupe de figures noires s’abattit comme une volée de chauves-souris autour de lui.

— Combien cela vaut-il ? disait l’une.

— Me feras-tu mon portrait ? disait l’autre.

— Est-ce à pied ou à cheval ? disait une troisième.

— Cent francs par tête, répondit-il, rien que pour se promener les pieds dans la neige au clair de la lune. Je vous suivrai de loin. C’est pour voir l’effet… Combien êtes-vous ? ajouta-t-il au bout de quelques instants. Dix ! ce n’est guère. N’importe, marchons !

Trois restèrent en disant :

— Il n’a pas le sou. Il nous fera attraper une fluxion de poitrine, et ce sera tout.

— Vous restez ? reprit-il. Reste sept ! Bravo, nombre cabalistique, les sept péchés capitaux ! Vive Dieu ! je craignais de m’ennuyer, mais voilà une invention qui me sauve.

— Allons, dit Thérèse, une fantaisie d’artiste !… Il se souvient qu’il est peintre. Rien n’est perdu.

Elle suivit cette étrange compagnie jusqu’au péristyle, pour s’assurer qu’en effet l’idée fantasque était mise à exécution ; mais le froid fit reculer les plus déterminées, et Laurent se laissa persuader d’y renoncer. On voulait qu’il changeât la partie en un souper général.

— Ma foi, non ! dit-il, vous n’êtes que des peureuses et des égoïstes, absolument comme les femmes honnêtes. Je vais dans la bonne compagnie. Tant pis pour vous !

Mais elles le ramenèrent dans le foyer, et il s’y établit entre lui, d’autres jeunes gens de ses amis, et une troupe d’effrontées, une causerie si vive, avec de si beaux projets, que Thérèse, vaincue par le dégoût, se retira en se disant qu’il était trop tard. Laurent aimait le vice : elle ne pouvait plus rien pour lui.

Laurent aimait-il le vice, en effet ? Non, l’esclave n’aime pas le joug et le fouet ; mais, quand il est esclave par sa faute, quand il s’est laissé prendre sa liberté, faute d’un jour de courage ou de prudence, il s’habitue au servage et à toutes ses douleurs : il justifie ce mot profond de l’antiquité, que, quand Jupiter réduit un homme en cet état, il lui ôte la moitié de son âme.

Quand l’esclavage du corps était le fruit terrible de la victoire, le ciel agissait ainsi par pitié pour le vaincu ; mais, quand c’est l’âme qui subit l’étreinte funeste de la débauche, le châtiment est là tout entier. Désormais Laurent le méritait, ce châtiment. Il avait pu se racheter, Thérèse y avait risqué, elle aussi, la moitié de son âme : il n’en avait pas profité.

Comme elle remontait en voiture pour rentrer chez elle, un homme éperdu s’élança à ses côtés.

C’était Laurent. Il l’avait reconnue au moment où elle quittait le foyer, à un geste d’horreur involontaire dont elle n’avait pas eu conscience.

— Thérèse, lui dit-il, rentrons dans ce bal. Je veux dire à tous ces hommes : « Vous êtes des brutes ! » à toutes ces femmes : « Vous êtes des infâmes ! » Je veux crier ton nom, ton nom sacré à cette foule imbécile, me rouler à tes pieds, et mordre la poussière en appelant sur moi tous les mépris, toutes les insultes, toutes les hontes ! Je veux faire ma confession à haute voix dans cette mascarade immense, comme les premiers chrétiens la faisaient dans les temples païens, purifiés tout à coup par les larmes de la pénitence et lavés par le sang des martyrs…

Cette exaltation dura jusqu’à ce que Thérèse l’eût ramené à sa porte. Elle ne comprenait plus du tout pourquoi et comment cet homme si peu enivré, si maître de lui-même, si agréablement discoureur au milieu des filles du bal masqué, redevenait passionné jusqu’à l’extravagance aussitôt qu’elle lui apparaissait.

— C’est moi qui vous rends fou, lui dit-elle. Tout à l’heure on vous parlait de moi comme d’une misérable, et cela même ne vous réveillait pas. Je suis devenue pour vous comme un spectre vengeur. Ce n’était pas là ce que je voulais. Quittons nous donc, puisque je ne peux plus vous faire que du mal.