Elle et Lui/4

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Calmann-Lévy (p. 41-48).



IV


Thérèse fut profondément affligée de cette lettre. Elle en fut frappée comme d’un coup de foudre. Son amour ressemblait si peu à celui de Laurent, qu’elle s’imaginait ne pas l’aimer d’amour, surtout en relisant les expressions dont il se servait. Il n’y avait pas d’ivresse dans le cœur de Thérèse, ou, s’il y en avait, elle y était entrée goutte à goutte, si lentement, qu’elle ne s’en apercevait pas et se croyait aussi maîtresse d’elle-même que le premier jour. Le mot de passion la révoltait.

— Des passions, à moi ! se disait-elle. Il croit donc que je ne sais pas ce que c’est, et que je veux retourner à ce breuvage empoisonné ! Que lui ai-je fait, moi qui lui ai donné tant de tendresse et de soins, pour qu’il me propose, en guise de remercîment, le désespoir, la fièvre et la mort ?… Après tout, pensait-elle, ce n’est pas sa faute, à ce malheureux esprit ! Il ne sait ce qu’il veut, ni ce qu’il demande. Il cherche l’amour comme la pierre philosophale, à laquelle on s’efforce d’autant plus de croire qu’on ne peut la saisir. Il croit que je l’ai, et que je m’amuse à la lui refuser ! Dans tout ce qu’il pense, il y a toujours un peu de délire. Comment le calmer et le détacher d’une fantaisie qui arrive à le rendre malheureux ?

« C’est ma faute, il a quelque raison de le dire. En voulant l’éloigner de la débauche, je l’ai trop habitué à un attachement honnête ; mais il est homme et il trouve notre affection incomplète. Pourquoi m’a-t-il trompée ? pourquoi m’a-t-il fait croire qu’il était tranquille auprès de moi ? Que ferai-je, moi, pour réparer la niaiserie de mon inexpérience ? Je n’ai pas été assez de mon sexe dans le sens de la présomption. Je n’ai pas su qu’une femme, si tiède et si lasse qu’elle soit de la vie, peut toujours troubler la cervelle d’un homme. J’aurais dû me croire séduisante et dangereuse comme il me l’avait dit une fois, et deviner qu’il ne se démentait sur ce point que pour me tranquilliser. C’est donc un mal, ce ne peut donc être un tort que de ne pas avoir les instincts de la coquetterie ?

Et puis Thérèse, fouillant dans ses souvenirs, se rappelait avoir eu ces instincts de réserve et de méfiance pour se préserver des désirs d’autres hommes qui ne lui plaisaient pas : avec Laurent, elle ne les avait pas eus, parce qu’elle l’estimait dans son amitié pour elle, parce qu’elle ne pouvait pas croire qu’il chercherait à la tromper, et aussi, il faut bien le dire, parce qu’elle l’aimait plus que tout autre. Seule, dans son atelier, elle allait et venait, en proie à un malaise douloureux, tantôt regardant cette fatale lettre qu’elle avait posée sur une table comme n’en sachant que faire, et ne se décidant ni à la rouvrir ni à la détruire, tantôt regardant son travail interrompu sur le chevalet. Elle travaillait justement avec entrain et plaisir au moment où on lui avait apporté cette lettre, c’est-à-dire ce doute, ce trouble, ces étonnements et ces craintes. C’était comme un mirage qui faisait revenir sur son horizon nu et paisible tous les spectres de ses anciens malheurs. Chaque mot écrit sur ce papier était comme un chant de mort déjà entendu dans le passé, comme une prophétie de malheurs nouveaux.

Elle essaya de se rasséréner en se remettant à peindre. C’était pour elle le grand remède à toutes les petites agitations de la vie extérieure : mais il fut impuissant ce jour-là : l’effroi que cette passion lui inspirait l’atteignait dans le sanctuaire le plus pur et le plus intime de sa vie présente.

— Deux bonheurs troublés ou détruits, se dit-elle en jetant son pinceau et en regardant la lettre : le travail et l’amitié.

Elle passa le reste de la journée sans rien résoudre. Elle ne voyait qu’un point net dans son esprit, la résolution de dire non ; mais elle voulait que ce fût non, et ne tenait pas à le signifier au plus vite avec cette rudesse ombrageuse des femmes qui craignent de succomber, si elles ne se hâtent de barricader la porte. La manière de dire ce non sans appel, qui ne devait laisser aucune espérance, et qui pourtant ne devait pas mettre un fer rouge sur le doux souvenir de l’amitié, était pour elle un problème difficile et amer. Ce souvenir-là, c’était son propre amour ; quand on a un mort chéri à ensevelir, on ne se décide pas sans douleur à lui jeter un drap blanc sur la face, et à le pousser dans la fosse commune. On voudrait l’embaumer dans une tombe choisie que l’on regarderait de temps en temps, en priant pour l’âme de celui qu’elle renferme.

Elle arriva à la nuit sans avoir trouvé d’expédient pour se refuser sans trop faire souffrir. Catherine, qui la vit mal dîner, lui demanda avec inquiétude si elle était malade.

— Non, répondit-elle, je suis préoccupée.

— Ah ! vous travaillez trop, reprit la bonne vieille, vous ne pensez pas à vivre.

Thérèse leva un doigt ; c’était un geste que Catherine connaissait et qui voulait dire : « Ne parle pas de cela. »

L’heure où Thérèse recevait le petit nombre de ses amis n’était, depuis quelque temps, mise à profit que par Laurent. Bien que la porte restât ouverte à qui voulait venir, il venait seul, soit que les autres fussent absents (c’était la saison d’aller ou de rester à la campagne), soit qu’ils eussent senti chez Thérèse une certaine préoccupation, un désir involontaire et mal déguisé de causer exclusivement avec M. de Fauvel.

C’était à huit heures que Laurent arrivait, et Thérèse regarda la pendule en se disant :

— Je n’ai pas répondu ; aujourd’hui, il ne viendra pas.

Il se fit dans son cœur un vide affreux, quand elle ajouta ;

— Il ne faut pas qu’il revienne jamais.

Comment passer cette éternelle soirée qu’elle avait l’habitude d’employer à causer avec son jeune ami, tout en faisant de légers croquis ou quelque ouvrage de femme pendant qu’il fumait, nonchalamment étendu sur les coussins du divan ? Elle songea à se soustraire à l’ennui en allant trouver une amie qu’elle avait au faubourg Saint-Germain, et avec qui elle allait quelquefois au spectacle ; mais cette personne se couchait de bonne heure, et il serait trop tard quand Thérèse arriverait. La course était si longue et les fiacres allaient si lentement dans ce temps-là ! D’ailleurs, il fallait s’habiller, et Thérèse, qui vivait en pantoufles, comme les artistes qui travaillent avec ardeur et ne souffrent rien qui les gêne, était paresseuse à se mettre en tenue de visite. Mettre un châle et un voile, envoyer chercher un remise et se faire promener au pas dans les allées désertes du bois de Boulogne ? Thérèse s’était promenée ainsi quelquefois avec Laurent, lorsque la soirée étouffante leur donnait le besoin de chercher un peu de fraîcheur sous les arbres. C’étaient des promenades qui l’eussent beaucoup compromise avec tout autre ; mais Laurent lui gardait religieusement le secret de sa confiance ; et ils se plaisaient tous deux à l’excentricité de ces mystérieux tête-à-tête qui ne cachaient aucun mystère. Elle se les rappela comme s’ils étaient déjà loin et se dit en soupirant, à l’idée qu’ils ne reviendraient plus :

— C’était le bon temps ! Tout cela ne pourrait recommencer pour lui qui souffre, et pour moi qui ne l’ignore plus.

À neuf heures, elle essaya enfin de répondre à Laurent, lorsqu’un coup de sonnette la fit tressaillir. C’était lui ! Elle se leva pour dire à Catherine de répondre qu’elle était sortie. Catherine entra : ce n’était qu’une lettre de lui. Thérèse regretta involontairement que ce ne fût pas lui-même.

Il n’y avait dans la lettre que ce peu de mots :

« Adieu, Thérèse, vous ne m’aimez pas, et, moi, je vous aime comme un enfant ! »

Ces deux lignes firent trembler Thérèse de la tête aux pieds. La seule passion qu’elle n’eût jamais travaillé à éteindre dans son cœur, c’était l’amour maternel. Cette plaie-là, bien que fermée en apparence, était toujours saignante comme l’amour inassouvi.

— Comme un enfant ; répétait-elle en serrant la lettre dans ses mains agitées de je ne sais quel frisson. Il m’aime comme un enfant ! Qu’est-ce qu’il dit là, mon Dieu ! sait-il le mal qu’il me fait ? Adieu ! Mon fils savait déjà dire adieu ! mais il ne me l’a pas crié quand on l’a emporté. Je l’aurais entendu ! et je ne l’entendrai jamais plus.

Thérèse était surexcitée, et, son émotion s’emparant du plus douloureux des prétextes, elle fondit en larmes.

— Vous m’avez appelée ? lui dit Catherine en rentrant. Mais, mon Dieu ! qu’est-ce que vous avez donc ? Vous voilà dans les pleurs comme autrefois !

— Rien, rien, laisse-moi, répondit Thérèse. Si quelqu’un vient pour me voir, tu diras que je suis au spectacle. Je veux être seule. Je suis malade.

Catherine sortit, mais par le jardin. Elle avait vu Laurent marcher à pas furtifs le long de la haie.

— Ne boudez pas comme cela, lui dit-elle. Je ne sais pas pourquoi ma maîtresse pleure ; mais ça doit être votre faute, vous lui faites des peines. Elle ne veut pas vous voir. Venez lui demander pardon !

Catherine, malgré tout son respect et son dévouement pour Thérèse, était persuadée que Laurent était son amant.

— Elle pleure ? s’écria-t-il. Oh ! mon Dieu ! pourquoi pleure-t-elle ?

Et il traversa d’un bond le petit jardin pour aller tomber aux pieds de Thérèse, qui sanglotait dans le salon, la tête dans ses mains.

Laurent eût été transporté de joie de la voir ainsi s’il eût été le roué que parfois il voulait paraître ; mais le fond de son cœur était admirablement bon, et Thérèse avait sur lui l’influence secrète de le ramener à sa véritable nature. Les larmes dont elle était baignée lui firent donc une peine réelle et profonde. Il la supplia à genoux d’oublier encore cette folie de sa part et d’apaiser la crise par sa douceur et sa raison.

— Je ne veux que ce que vous voudrez, lui dit-il, et, puisque vous pleurez notre amitié défunte, je jure de la faire revivre plutôt que de vous causer un chagrin nouveau. Mais, tenez, ma douce et bonne Thérèse, ma sœur chérie, agissons franchement, car je ne me sens plus la force de vous tromper ! ayez, vous, le courage d’accepter mon amour comme une triste découverte que vous avez faite, et comme un mal dont vous voulez bien me guérir par la patience et la pitié. J’y ferai tous mes efforts, je vous en fais le serment ! Je ne vous demanderai pas seulement un baiser, et je crois qu’il ne m’en coûtera pas tant que vous pourriez le craindre, car je ne sais pas encore si mes sens sont en jeu dans tout ceci. Non, en vérité, je ne le crois pas. Comment cela pourrait-il être après la vie que j’ai menée et que je suis libre de mener encore ? C’est une soif de l’âme que j’éprouve ; pourquoi vous effrayerait-elle ? Donnez-moi peu de votre cœur et prenez tout le mien. Acceptez d’être aimée de moi, et ne me dites plus que c’est pour vous un outrage, car mon désespoir, c’est de voir que vous me méprisez trop pour me permettre que, même en rêve, j’aspire à vous… Cela me rabaisse tant à mes propres yeux, que cela me donne envie de tuer ce malheureux qui vous répugne moralement. Relevez-moi plutôt du bourbier où j’étais tombé, en me disant d’expier ma mauvaise vie et de devenir digne de vous. Oui, laissez-moi une espérance ! si faible qu’elle soit, elle fera de moi un autre homme. Vous verrez, vous verrez, Thérèse ! La seule idée de travailler pour vous paraître meilleur me donne déjà de la force, je le sens ; ne me l’ôtez pas. Que vais-je devenir si vous me repoussez ? Je vais redescendre tous les degrés que j’ai montés depuis que je vous connais. Tout le fruit de notre sainte amitié sera perdu pour moi. Vous aurez essayé de guérir un malade, et vous aurez fait un mort ! Et vous-même alors, si grande et si bonne, serez-vous contente de votre œuvre, ne vous reprocherez-vous pas de ne l’avoir point menée à meilleure fin ? Soyez pour moi une sœur de charité qui ne se borne pas à panser un blessé, mais qui s’efforce de réconcilier son âme avec le ciel. Voyons, Thérèse, ne me retirez pas vos mains loyales, ne détournez pas votre tête, si belle dans la douleur. Je ne quitterai pas vos genoux que vous ne m’ayez, sinon permis, du moins pardonné de vous aimer !

Thérèse dut accepter cette effusion comme sérieuse, car Laurent était de bonne foi. Le repousser avec défiance eût été un aveu de la tendresse trop vive qu’elle avait pour lui ; une femme qui montre de la peur est déjà vaincue. Aussi se montra-t-elle brave, et peut-être le fut-elle sincèrement, car elle se croyait encore assez forte. Et, d’ailleurs, elle n’était pas mal inspirée par sa faiblesse même. Rompre en ce moment, c’eût été provoquer de terribles émotions qu’il valait mieux apaiser, sauf à détendre doucement le lien avec adresse et prudence. Ce pouvait être l’affaire de quelques jours. Laurent était si mobile et passait si brusquement d’un extrême à l’autre !

Ils se calmèrent donc tous les deux, s’aidant l’un l’autre à oublier l’orage, et même s’efforçant d’en rire, afin de se rassurer mutuellement sur l’avenir ; mais, quoi qu’ils fissent, leur situation était essentiellement modifiée, et l’intimité avait fait un pas de géant. La crainte de se perdre les avait rapprochés, et, tout en se jurant que rien n’était changé entre eux quant à l’amitié, il y avait dans toutes leurs paroles et dans toutes leurs idées une langueur de l’âme, une sorte de fatigue attendrie qui était déjà l’abandon de l’amour !

Catherine, en apportant le thé, acheva de les remettre ensemble, comme elle disait, par ses naïves et maternelles préoccupations.

— Vous feriez mieux, dit-elle, à Thérèse, de manger une aile de poulet que de vous creuser l’estomac avec ce thé ! — Savez-vous, dit-elle à Laurent en lui montrant sa maîtresse, qu’elle n’a pas touché à son dîner ?

— Eh bien, vite qu’elle soupe ! s’écria Laurent. Ne dites pas non, Thérèse, il le faut ! Qu’est-ce que je deviendrais donc, moi, si vous tombiez malade ?

Et, comme Thérèse refusait de manger, car elle n’avait réellement pas faim, il prétendit, sur un signe de Catherine, qui le poussait à insister, avoir faim lui-même, et cela était vrai, car il avait oublié de dîner. Dès lors Thérèse se fit un plaisir de lui donner à souper, et ils mangèrent ensemble pour la première fois ; ce qui, dans la vie solitaire et modeste de Thérèse, n’était pas un fait insignifiant. Manger tête à tête surtout est une grande source d’intimité. C’est la satisfaction en commun d’un besoin de l’être matériel, et, quand on y cherche un sens plus élevé, c’est une communion comme le mot l’indique.

Laurent, dont les idées prenaient volontiers un tour poétique au milieu même de la plaisanterie, se compara en riant à l’enfant prodigue, pour qui Catherine s’empressait du tuer le veau gras. Ce veau gras, qui se présentait sous la forme d’un mince poulet, prêta naturellement à la gaieté des deux amis. C’était si peu pour l’appétit du jeune homme, que Thérèse s’en tourmenta. Le quartier n’offrait guère de ressources, et Laurent ne voulut pas que la vieille Catherine s’en mît en peine. On déterra au fond d’une armoire un énorme pot de gelée de goyaves. C’était un présent de Palmer que Thérèse n’avait pas songé à entamer, et que Laurent entama profondément, tout en parlant avec effusion de cet excellent Dick, dont il avait eu la sottise d’être jaloux, et que désormais il aimait de tout son cœur.

— Vous voyez, Thérèse, dit-il, comme le chagrin rend injuste ! Croyez-moi, il faut gâter les enfants. Il n’y a de bons que ceux qui sont traités par la douceur. Donnez-moi donc beaucoup de goyaves, et toujours ! La rigueur n’est pas seulement un fiel amer, c’est un poison mortel !

Quand vint le thé, Laurent s’aperçut qu’il avait dévoré en égoïste, et que Thérèse, en faisant semblant de manger, n’avait rien mangé du tout. Il se reprocha son inattention et s’en confessa ; puis, renvoyant Catherine, il voulut lui-même faire le thé et servir Thérèse. C’était la première fois de sa vie qu’il se faisait le serviteur de quelqu’un, et il y trouva un plaisir délicat dont il éprouva naïvement la surprise.

— À présent, dit-il à Thérèse en lui présentant sa tasse à genoux, je comprends qu’on puisse être domestique et aimer son état. Il ne s’agit que d’aimer son maître.

De la part de certaines gens, les moindres attentions ont un prix extrême. Laurent avait dans les manières, et même dans l’attitude du corps, une certaine roideur dont il ne se départait même pas avec les femmes du monde. Il les servait avec la froideur cérémonieuse de l’étiquette. Avec Thérèse, qui faisait les honneurs de son petit intérieur en bonne femme et en artiste enjouée, il avait toujours été prévenu et choyé sans avoir à rendre la pareille. Il y eût eu manque de goût et de savoir-vivre à se faire l’homme de la maison. Tout à coup, à la suite de ces pleurs et de ces effusions mutuelles, Laurent, sans qu’il s’en rendît compte, se trouvait investi d’un droit qui ne lui appartenait pas, mais dont il s’emparait d’inspiration, sans que Thérèse, surprise et attendrie, pût s’y opposer. Il semblait qu’il fût chez lui, et qu’il eût conquis le privilége de soigner la dame du logis, en bon frère ou en vieux ami. Et Thérèse, sans songer au danger de cette prise de possession, le regardait faire avec de grands yeux étonnés, se demandant si jusque-là elle ne s’était pas radicalement trompée en prenant cet enfant tendre et dévoué pour un homme hautain et sombre.

Cependant Thérèse réfléchit durant la nuit ; mais, le lendemain matin, Laurent qui, sans rien préméditer, ne voulait pas la laisser respirer, car il ne respirait plus lui-même, lui envoya des fleurs magnifiques, des friandises exotiques et un billet si tendre, si doux et si respectueux, qu’elle ne put se défendre d’en être touchée. Il se disait le plus heureux des hommes, il ne désirait rien de plus que son pardon, et, du moment qu’il l’avait obtenu, il était le roi du monde. Il acceptait toutes les privations, toutes les rigueurs, pourvu qu’il ne fût pas privé de voir et d’entendre son amie. Cela seul était au-dessus de ses forces ; tout le reste n’était rien. Il savait bien que Thérèse ne pouvait pas avoir d’amour pour lui, ce qui ne l’empêchait pas, dix lignes plus bas, de dire : « Notre saint amour n’est-il pas indissoluble ? »

Et ainsi disant le pour et le contre, le vrai et le faux cent fois le jour, avec une candeur dont, à coup sûr, il était dupe lui-même, entourant Thérèse de soins exquis, travaillant de tout son cœur à lui donner confiance dans la chasteté de leurs relations, et à chaque instant lui parlant avec exaltation de son culte pour elle, puis cherchant à la distraire quand il la voyait inquiète, à l’égayer quand il la voyait triste, à l’attendrir sur lui-même quand il la voyait sévère, il l’amena insensiblement à n’avoir pas d’autre volonté et d’autre existence que les siennes.

Rien n’est périlleux comme ces intimités où l’on s’est promis de ne pas s’attaquer mutuellement, quand l’un des deux n’inspire pas à l’autre une secrète répulsion physique. Les artistes, en raison de leur vie indépendante et de leurs occupations, qui les obligent souvent d’abandonner le convenu social, sont plus exposés à ces dangers que ceux qui vivent dans le réglé et dans le positif. On doit donc leur pardonner des entraînements plus soudains et des impressions plus fiévreuses. L’opinion sent qu’elle le doit, car elle est généralement plus indulgente pour ceux qui errent forcément dans la tempête que pour ceux que berce un calme plat. Et puis le monde exige des artistes le feu de l’inspiration, et il faut bien que ce feu qui déborde pour les plaisirs et les enthousiasmes du public arrive à les consumer eux-mêmes. On les plaint alors, et le bon bourgeois, qui, en apprenant leurs désastres et leurs catastrophes, rentre le soir dans le sein de sa famille, dit à sa brave et douce compagne :

— Tu sais, cette pauvre fille qui chantait si bien, elle est morte de chagrin. Et ce fameux poète qui disait de si belles choses, il s’est suicidé. C’est grand dommage, ma femme… Tous ces gens-là finissent mal. C’est nous, les simples, qui sommes les gens heureux…

Et le bon bourgeois a raison.

Thérèse avait pourtant vécu longtemps, sinon en bonne bourgeoise, car pour cela il faut une famille, et Dieu la lui avait refusée, du moins en laborieuse ouvrière, travaillant dès le matin, et ne s’enivrant pas de plaisir ou de langueur à la fin de sa journée. Elle avait de continuelles aspirations à la vie domestique et réglée ; elle aimait l’ordre, et, loin d’afficher le mépris puéril que certains artistes prodiguaient à ce qu’ils appelaient dans ce temps-là la gent épicière, elle regrettait amèrement de n’avoir pas été mariée dans ce milieu médiocre et sûr, où, au lieu de talent et de renommée, elle eût trouvé l’affection et la sécurité. Mais on ne choisit pas son destin, puisque les fous et les ambitieux ne sont pas les seuls imprudents que la destinée foudroie.