Elle et Lui/7

La bibliothèque libre.
Calmann-Lévy (p. 70-85).



VII


Laurent valait mieux que ses paroles ; il ne pensait pas un mot de tout ce qu’il avait dit d’atroce à Thérèse durant cette affreuse nuit. Il le pensait dans ce moment-là, ou plutôt il parlait sans en avoir conscience. Il ne se rappela rien quand il eut dormi dessus, et, si on le lui eût rappelé, il eût tout désavoué.

Mais il y avait une chose vraie, c’est que, pour le moment, il était las de l’amour élevé, et aspirait de tout son être aux funestes enivrements du passé. C’était le châtiment de la mauvaise voie qu’il avait prise en entrant dans la vie, châtiment bien cruel sans doute, et dont on conçoit qu’il se plaignit avec énergie, lui qui n’avait rien prémédité et qui s’était jeté en riant dans un abîme d’où il croyait pouvoir aisément sortir quand il voudrait. Mais l’amour est régi par un code qui semble reposer, comme les codes sociaux, sur cette terrible formule : Nul n’est censé ignorer la loi ! Tant pis pour ceux qui l’ignorent en effet ! Que l’enfant se jette dans les griffes de la panthère, croyant pouvoir la caresser : la panthère ne tiendra compte de cette innocence ; elle dévorera l’enfant, parce qu’il ne dépend pas d’elle de l’épargner. Ainsi des poisons, ainsi de la foudre, ainsi du vice, agents aveugles de la loi fatale que l’homme doit connaître ou subir.

Il ne resta dans la mémoire de Laurent, au lendemain de cette crise, que la conscience d’avoir eu avec Thérèse une explication décisive, et le vague souvenir de l’avoir vue résignée.

— Tout est peut-être pour le mieux, pensa-t-il en la retrouvant aussi calme qu’il l’avait quittée.

Il fut pourtant effrayé de sa pâleur.

— Ce n’est rien, lui dit-elle tranquillement ; ce rhume me fatigue beaucoup,

mais ce n’est qu’un rhume. Cela doit faire son temps.

— Eh bien, Thérèse, lui dit-il, qu’y a-t-il d’établi dans nos rapports, à présent ? Y avez-vous réfléchi ? C’est vous qui déciderez. Devons-nous nous quitter avec dépit ou rester ensemble sur le pied de l’amitié comme autrefois ?

— Je n’ai aucun dépit, répondit-elle ; restons amis. Demeurez ici si vous vous y plaisez. Moi, j’achève mon travail, et je retourne en France dans quinze jours.

— Mais, d’ici à quinze jours dois-je aller demeurer dans une autre maison ? ne craignez-vous pas qu’on n’en jase ?

— Faites ce que vous jugerez à propos. Nous avons ici nos appartements indépendants l’un de l’autre ; le salon seul est commun : je n’en ai aucun besoin ; je vous le cède.

— Non, c’est moi qui vous prie de le garder. Vous ne m’entendrez pas aller et venir ; je n’y mettrai jamais les pieds, si vous me le défendez.

— Je ne vous défends rien, répondit Thérèse, sinon de croire un seul instant que votre maîtresse puisse vous pardonner. Quant à votre amie, elle est au-dessus d’une certaine sphère de désillusions. Elle espère encore pouvoir vous être utile, et vous la retrouverez toujours quand vous aurez besoin d’affection.

Elle lui tendit la main et s’en alla travailler.

Laurent ne la comprit pas. Tant d’empire sur elle-même était une chose qu’il ne pouvait s’expliquer, lui qui ne connaissait pas le courage passif et les résolutions muettes. Il crut qu’elle comptait reprendre son empire sur lui et qu’elle voulait le ramener à l’amour par l’amitié. Il se promit d’être invulnérable à toute faiblesse, et, pour être plus sûr de lui-même, il résolut de prendre quelqu’un à témoin de la rupture consommée. Il alla trouver Palmer, lui confia la malheureuse histoire de son amour et ajouta :

— Si vous aimez Thérèse comme je le crois, mon cher ami, faites que Thérèse vous aime. Je ne peux pas en être jaloux, bien au contraire. Comme je l’ai rendue assez malheureuse et que vous serez excellent pour elle, j’en suis certain, vous m’ôterez par là un remords que je ne tiens pas à conserver.

Laurent fut surpris du silence de Palmer.

— Est-ce que je vous offense en vous parlant comme je fais ? lui dit-il. Telle n’est pas mon intention. J’ai de l’amitié pour vous, de l’estime, et même du respect, si vous voulez. Si vous blâmez ma conduite dans tout ceci,

dites-le-moi ; cela vaudra mieux que cet air d’indifférence ou de dédain.

— Je ne suis indifférent ni aux chagrins de Thérèse ni aux vôtres, répondit Palmer. Seulement, je vous épargne des conseils ou des reproches qui viendraient trop tard. Je vous ai crus faits l’un pour l’autre ; je suis persuadé, à présent, que le plus grand bonheur et le seul que vous puissiez vous donner l’un à l’autre, c’est de vous quitter. Quant à mes sentiments personnels pour Thérèse, je ne vous reconnais pas le droit de m’interroger, et quant à ceux que, selon vous, je pourrais parvenir à lui inspirer, c’est, après ce que vous venez de me dire, une supposition que vous n’avez plus le droit d’émettre devant moi, encore moins devant elle.

— C’est juste, reprit Laurent d’un air dégagé, et j’entends fort bien ce que parler veut dire. Je vois que, maintenant, je serai de trop ici, et je crois que je ferai aussi bien de m’en aller pour ne gêner personne.

Il partit, en effet, après de froids adieux à Thérèse, et s’en alla tout droit à Florence avec l’intention de se jeter dans le monde ou dans le travail, selon son caprice. Il éprouvait une douceur souveraine à se dire :

— Je ferai ce qui me passera par la tête sans que personne en souffre ou s’en inquiète. Le pire des supplices quand on n’est pas plus méchant que je ne le suis, c’est d’être fatalement entraîné à voir une victime. Allons, je suis libre enfin, et le mal que je pourrai faire ne retombera que sur moi !

Sans doute, Thérèse eut le tort de ne pas lui laisser voir combien était profonde la blessure qu’il lui avait faite. Elle eut trop de courage et de fierté. Puisqu’elle avait entrepris cette cure d’un malade désespéré, elle eût dû ne pas reculer devant les grands remèdes et les opérations cruelles. Il eût fallu faire saigner abondamment ce cœur en délire, l’accabler de reproches, lui rendre injure pour injure et douleur pour douleur. En voyant le mal qu’il avait fait, Laurent se serait peut-être rendu justice à lui-même. Peut-être la honte et le repentir eussent-ils sauvé son âme du crime d’y tuer l’amour de sang-froid.

Mais, après trois mois d’inutiles efforts, Thérèse était rebutée. Devait-elle donc tant de dévouement à un homme qu’elle n’avait jamais désiré asservir, qui s’était imposé à elle malgré sa douleur et ses tristes prévisions, qui s’était attaché à ses pas comme un enfant abandonné pour lui crier : « Emmène-moi, garde-moi, ou je vais mourir là, au bord du chemin ?… »

Et cet enfant la maudissait d’avoir cédé à ses cris et à ses pleurs. Il l’accusait d’avoir profité de sa faiblesse pour l’enlever aux plaisirs de la liberté. Il s’éloignait d’elle, respirant à pleine poitrine, et disant : « Enfin, enfin ! »

— Puisqu’il est incurable, pensa-t-elle, à quoi bon le faire souffrir ? N’ai-je pas vu que je ne pouvais rien ? Ne m’a-t-il pas dit et presque prouvé, hélas ! que j’étouffais son génie en voulant détruire sa fièvre ? Quand je croyais être venue à bout de le dégoûter des excès, n’ai-je pas vu qu’il en était plus avide ? Quand je lui ai dit : « Retourne au monde, » il a craint ma jalousie, et il s’est jeté dans la débauche mystérieuse et grossière ; il est revenu ivre, avec les habits déchirés et du sang sur la figure !

Le jour du départ de Laurent, Palmer dit à Thérèse :

— Eh bien, mon amie, que voulez-vous faire ? Dois-je courir après lui ?

— Non, certes ! répondit-elle.

— Je le ramènerais peut-être !

— J’en serais désolée.

— Vous ne l’aimez donc plus ?

— Non, plus du tout.

Il y eut un silence ; après quoi, Palmer rêveur reprit :

— Thérèse, j’ai une nouvelle très-grave à vous annoncer. J’hésite, parce que je crains de vous causer une grande émotion de plus, et vous n’êtes guère disposée…

— Je vous demande pardon, mon ami. Je suis horriblement triste mais je suis absolument calme et préparée à tout.

— Eh bien, Thérèse, apprenez que vous êtes libre : le comte de *** n’est plus.

— Je le savais, répondit Thérèse. Il y a huit jours que je le sais.

— Et vous ne l’avez pas dit à Laurent ?

— Non.

— Pourquoi ?

— Parce qu’à l’instant même il se fût fait en lui une réaction quelconque. Vous savez comme l’imprévu le bouleverse et le passionne. De deux choses l’une : ou il eût imaginé qu’en lui faisant part de ma nouvelle situation, je voulais l’épouser, et l’effroi d’un lien avec moi eût exaspéré son aversion, ou il se fût tourné, tout à coup de lui-même vers l’idée du mariage, dans un de ces paroxysmes de dévouement qui s’emparent de lui, et qui durent… juste un quart d’heure, pour faire place à un profond désespoir ou à une colère insensée. Le malheureux est assez coupable envers moi ; il n’était pas nécessaire de jeter un appât nouveau à sa fantaisie et un motif de plus à son parjure.

— Vous ne l’estimez donc plus ?

— Je ne dis pas cela, mon cher Palmer. Je le plains et ne l’accuse pas. Peut-être une autre femme le rendra-t-elle heureux et bon. Moi, je n’ai pu faire, ni l’un ni l’autre. Il y a probablement de ma faute autant que de la sienne. Quoi qu’il en soit, il est bien prouvé pour moi que nous ne devions pas et que nous ne devons plus chercher à nous aimer.

— Et maintenant, Thérèse, ne songerez-vous pas à tirer avantage de la liberté qui vous est rendue ?

— Quel avantage puis-je en tirer ?

— Vous pouvez vous remarier et connaître les joies de la famille.

— Mon cher Dick, j’ai aimé deux fois dans ma vie, et vous voyez où j’en suis. Il n’est pas dans ma destinée d’être heureuse. Il est trop tard pour chercher ce qui m’a fui. J’ai trente ans.

— C’est parce que vous avez trente ans que vous ne pouvez vous passer d’amour. Vous venez de subir l’entraînement de la passion, et c’est précisément l’âge où les femmes ne peuvent s’y soustraire. C’est parce que vous avez souffert, c’est parce que vous avez été mal aimée que l’inextinguible soif du bonheur va se réveiller en vous et vous conduire peut-être, de déceptions en déceptions, dans des abîmes plus profonds que celui d’où vous sortez.

— J’espère que non.

— Oui, sans doute, vous espérez ; mais vous vous trompez, Thérèse. Il faut tout craindre de votre âge, de votre sensibilité surexcitée et du calme trompeur où vous plonge un moment d’abattement et de lassitude. L’amour vous cherchera, n’en doutez pas, et, à peine rendue à la liberté, vous allez être poursuivie et obsédée. Votre isolement tenait autrefois en respect les espérances de ceux qui vous entouraient ; mais, à présent que Laurent vous a peut-être fait descendre dans leur estime, tous ceux qui se tenaient pour vos amis vont vouloir être vos amants. Vous inspirerez des passions violentes, et il s’en trouvera d’assez habiles pour vous persuader. Enfin…

— Enfin, Palmer, vous me jugez perdue parce que je suis malheureuse ! Voilà qui est fort cruel, et vous me faites vivement sentir combien je suis déchue !

Thérèse mit ses mains sur sa figure et pleura amèrement.

Palmer la laissa pleurer ; voyant que les larmes lui étaient nécessaires, il avait provoqué à dessein ce déchirement. Quand il la vit apaisée, il se mit à genoux devant elle.

— Thérèse, lui dit-il, je vous ai fait beaucoup de peine, mais vous devez absoudre mon intention. Thérèse, je vous aime, je vous ai toujours aimée, non avec une passion aveugle, mais avec toute la foi et tout le dévouement dont je suis capable. Je vois plus que jamais en vous une noble existence gâtée et brisée par la faute des autres. Vous êtes déchue aux yeux du monde en effet, mais non aux miens. Au contraire, votre tendresse pour Laurent m’a prouvé que vous étiez femme, et je vous aime mieux ainsi qu’armée de pied en cap contre toutes les faiblesses humaines, comme je me le persuadais auparavant. Écoutez-moi, Thérèse. Je suis un philosophe, moi, c’est-à-dire que je consulte la raison et la tolérance plus que les préjugés du monde et les subtilités romanesques du sentiment. Dussiez-vous devenir la proie des plus funestes égarements, je ne cesserai pas de vous aimer et de vous estimer, parce que vous êtes de ces femmes qui ne peuvent être égarées que par le cœur. Mais pourquoi faut-il que vous tombiez dans ces désastres ? Il est bien certain pour moi que, si vous rencontriez dès aujourd’hui un cœur dévoué, tranquille et fidèle, exempt de ces maladies de l’âme qui font quelquefois les grands artistes et souvent les mauvais époux, un père, un frère, un ami, un mari enfin, vous seriez, vous, à jamais préservée des dangers et des malheurs de l’avenir. Eh bien, Thérèse, j’ose dire que je suis cet homme-là. Je n’ai rien de brillant pour vous éblouir, mais j’ai le cœur solide pour vous aimer. J’ai une confiance absolue en vous. Du moment que vous serez heureuse, vous serez reconnaissante, et, reconnaissante, vous serez fidèle et à jamais réhabilitée. Dites oui, Thérèse, consentez à m’épouser, et consentez-y tout de suite, sans effroi, sans scrupule, sans fausse délicatesse, sans méfiance de vous-même. Je vous donne ma vie et ne vous demande que de croire en moi. Je me sens assez fort pour ne pas souffrir des larmes que l’ingratitude d’un autre vous a fait verser encore. Je ne vous reprocherai jamais le passé, et je me charge de vous faire l’avenir si doux et si sûr, que jamais le vent d’orage ne viendra vous arracher de mon sein.

Palmer parla longtemps ainsi avec une abondance de cœur que Thérèse ne lui connaissait pas. Elle essaya de se défendre de sa confiance ; mais cette résistance était, suivant Palmer, un reste de maladie morale qu’elle devait combattre en elle-même. Elle sentait que Palmer disait la vérité, mais elle sentait aussi qu’il voulait assumer sur lui une tâche effrayante.

— Non, lui disait-elle, ce n’est pas moi-même que je crains. Je ne peux plus aimer Laurent et je ne l’aime plus ; mais le monde, mais votre mère, votre patrie, votre considération, l’honneur de votre nom ? Je suis déchue, vous l’avez dit, et je le sens. Ah ! Palmer, ne me pressez pas ainsi ! Je suis trop épouvantée de ce que vous voulez affronter pour moi !

Le lendemain et les jours suivants, Palmer insista, avec énergie. Il ne laissa pas respirer Thérèse. Du matin au soir, seul avec elle, il multiplia les forces de sa volonté pour la convaincre. Palmer était un homme de cœur et de premier mouvement ; nous verrons plus tard si Thérèse eut raison d’hésiter. Ce qui l’inquiétait, c’était la précipitation avec laquelle Palmer agissait et voulait la forcer d’agir en s’engageant à lui par une promesse.

— Vous craignez mes réflexions, lui disait-elle : vous n’avez donc pas en moi la confiance dont vous vous vantez.

— Je crois en votre parole, répondait-il. La preuve c’est que je vous la demande ; mais je ne suis pas forcé de croire que vous m’aimez, puisque vous ne répondez pas sur ce fait, et vous avez raison. Vous ne savez pas encore quel nom donner à votre amitié. Quant à moi, je sais que c’est de l’amour que j’éprouve, et je ne suis pas de ceux qui hésitent à voir clair en eux-mêmes ? L’amour est en moi très-logique. Il veut fortement. Il s’oppose donc aux mauvaises chances que vous pouvez lui faire courir en vous jetant dans des réflexions et des rêveries où, malade comme vous voilà, vous ne verrez peut-être pas bien vos véritables intérêts.

Thérèse se sentait presque blessée quand Palmer lui parlait de ses intérêts à elle. Elle voyait trop d’abnégation chez Palmer, et ne pouvait souffrir qu’il la crût capable de l’accepter sans vouloir y répondre. Tout à coup, elle eut honte d’elle-même dans ce combat de générosité, où Palmer se livrait tout entier sans exiger autre chose que de faire accepter son nom, sa fortune, sa protection et l’affection de sa vie entière. Il donnait tout, et, pour toute récompense, il la priait de songer à elle-même.

L’espoir revint donc au cœur de Thérèse, Cet homme qu’elle avait toujours cru positif, et qui affectait encore naïvement de l’être, se révélait à elle sous un aspect si imprévu, que son esprit en était frappé et comme ranimé au milieu de son agonie. C’était comme un rayon de soleil au sein d’une nuit qu’elle avait jugé devoir être éternelle. Au moment où, injuste et désespérée, elle allait maudire l’amour, il la forçait de croire à l’amour et de regarder son désastre comme un accident dont le ciel voulait la dédommager. Palmer, d’une beauté froide et régulière, se transfigurait à chaque instant sous le regard étonné, incertain et attendri de la femme aimée. Sa timidité, qui donnait à ses premières ouvertures quelque chose de rude, faisait place à l’expansion, et, pour s’exprimer avec moins de poésie que Laurent, il n’en arrivait que mieux à la persuasion.

Thérèse découvrit l’enthousiasme sous cette écorce un peu âpre de l’obstination, et elle ne put s’empêcher de sourire avec attendrissement en voyant la passion avec laquelle il prétendait poursuivre froidement le dessein de la sauver. Elle se sentit touchée et se laissa arracher la promesse qu’il exigeait.

Tout à coup, elle reçut une lettre d’une écriture inconnue, tant elle était altérée. Elle eut même peine à déchiffrer la signature. Elle parvint cependant, avec l’aide de Palmer, à lire ces mots :

« J’ai joué, j’ai perdu ; j’ai eu une maîtresse, elle m’a trompé, je l’ai tuée. J’ai pris du poison. Je me meurs. Adieu, Thérèse.

« LAURENT. »

— Partons ! dit Palmer.

— Ô mon ami, je vous aime ! répondit Thérèse en se jetant dans ses bras. Je sens maintenant combien vous êtes digne d’être aimé.

Ils partirent à l’instant même. En une nuit, ils arrivèrent par mer à Livourne, et, le soir, ils étaient à Florence. Ils trouvèrent Laurent dans une auberge, non pas mourant, mais dans un accès de fièvre cérébrale si violent, que quatre hommes ne pouvaient le tenir. En voyant Thérèse, il la reconnut, et s’attacha à elle en lui criant qu’on voulait l’enterrer vivant. Il la tenait si fort, qu’elle tomba par terre, étouffée. Palmer dut l’emporter de la chambre évanouie ; mais elle y revint au bout d’un instant, et, avec une persévérance qui tenait du prodige, elle passa vingt jours et vingt nuits au chevet de cet homme qu’elle n’aimait plus. Il ne la reconnaissait guère que pour l’accabler d’injures grossières, et, dès qu’elle s’éloignait un instant, il la rappelait en disant que sans elle il allait mourir.

Il n’avait heureusement ni tué aucune femme, ni pris aucun poison, ni peut-être perdu son argent au jeu, ni rien fait de ce qu’il avait écrit à Thérèse dans l’invasion du délire et de la maladie. Il ne se rappela jamais cette lettre, dont elle eût craint de lui parler ; il était assez effrayé du dérangement de sa raison, quand il lui arrivait d’en avoir conscience. Il eut encore bien d’autres rêves sinistres, tant que dura sa fièvre. Il s’imagina tantôt que Thérèse lui versait du poison, tantôt que Palmer lui mettait des menottes. La plus fréquente et la plus cruelle de ses hallucinations consistait à voir une grande épingle d’or que Thérèse détachait de sa chevelure et lui enfonçait lentement dans le crâne. Elle avait, en effet, une telle épingle pour retenir ses cheveux, à la mode italienne. Elle l’ôta, mais il continua à la voir et à la sentir.

Comme il semblait le plus souvent que sa présence l’exaspérât, Thérèse se plaçait ordinairement derrière son lit, avec le rideau entre eux ; mais, aussitôt qu’il était question de le faire boire, il s’emportait et protestait qu’il ne prendrait rien que de la main de Thérèse.

— Elle seule a le droit de me tuer, disait-il ; je lui ai fait tant de mal ! Elle me hait, qu’elle se venge ! Ne la vois-je pas à toute heure, sur le pied de mon lit, dans les bras de son nouvel amant ? Allons, Thérèse, venez donc, j’ai soif : versez-moi le poison.

Thérèse lui versait le calme et le sommeil. Après plusieurs jours d’une exaspération à laquelle les médecins ne croyaient pas qu’il pût résister, et qu’ils notèrent comme un fait anomal, Laurent se calma subitement, et resta inerte, brisé, continuellement assoupi, mais sauvé.

Il était si faible, qu’il fallait le nourrir sans qu’il en eût conscience, et le nourrir à doses si minimes pour que son estomac n’eût pas le moindre travail de digestion à faire, que Thérèse jugea ne devoir pas le quitter un instant. Palmer essaya de lui faire prendre du repos en lui donnant sa parole d’honneur de la remplacer auprès du malade ; mais elle refusa, sentant bien que les forces humaines n’étaient pas à l’abri de la surprise du sommeil, et que, puisqu’un miracle se faisait en elle pour l’avertir de chaque minute où elle devait porter la cuiller aux lèvres du malade, sans que jamais elle fût vaincue par la fatigue, c’était elle, non pas un autre, que Dieu avait chargée de sauver cette existence fragile.

C’était elle en effet, et elle la sauva.

Si la médecine, quelque éclairée qu’elle soit, est insuffisante dans des cas désespérés, c’est bien souvent parce que le traitement est presque impossible à observer d’une manière absolue. On ne sait pas assez ce qu’une minute de besoin ou une minute de plénitude peut apporter de perturbation dans une vie chancelante ; et le miracle qui manque au salut du moribond, c’est souvent le calme, la ténacité et la ponctualité chez ceux qui le soignent.

Enfin, un matin, Laurent s’éveilla comme d’une léthargie, parut surpris de voir Thérèse à sa droite et Palmer à sa gauche, leur tendit une main à chacun, et leur demanda où il était et d’où il venait.

On le trompa longtemps sur la durée et l’intensité de son mal, car il s’affecta beaucoup en se voyant si maigre et si faible. La première fois qu’il se regarda dans une glace, il se fit peur. Dans les premiers jours de sa convalescence, il demanda Thérèse. On lui répondit qu’elle dormait. Il en fut très-surpris.

— Elle est donc devenue Italienne, dit-il, qu’elle dort dans le jour ?

Thérèse dormit vingt-quatre heures de suite. La nature reprit ses droits dès que l’inquiétude fut dissipée.

Peu à peu Laurent apprit à quel point elle s’était dévouée à lui, et il vit sur sa figure les traces de tant de fatigues succédant à tant de douleurs. Comme il était encore trop faible pour s’occuper, Thérèse s’installa près de lui, tantôt lui faisant la lecture, tantôt jouant aux cartes pour l’amuser, tantôt le menant promener en voiture. Palmer était toujours avec eux.

Les forces revenaient à Laurent avec une rapidité aussi extraordinaire que son organisation. Son cerveau cependant n’était pas toujours bien lucide. Un jour, il dit à Thérèse avec humeur, dans un moment où il se trouvait seul avec elle :

— Ah ça ! quand donc ce bon Palmer nous fera-t-il le plaisir de s’en aller ?

Thérèse vit qu’il y avait une lacune dans sa mémoire, et ne répondit pas. Il fit alors un travail sur lui-même et ajouta :

— Vous me trouvez ingrat, mon amie, de parler ainsi d’un homme qui s’est dévoué à moi presque autant que vous-même ; mais enfin je ne suis pas assez vain ou assez simple pour ne pas comprendre que c’est pour ne pas vous quitter qu’il s’est enfermé un mois dans la chambre d’un malade fort désagréable. Voyons, Thérèse, peux-tu me jurer que c’est à cause de moi seul ?

Thérèse fut blessée de cette question à bout portant, et de ce tu qu’elle croyait à jamais retranché de leur intimité. Elle secoua la tête, et tâcha de parler d’autre chose. Laurent céda tristement ; mais il y revint le lendemain ; et, comme Thérèse, le voyant assez fort pour se passer d’elle, se disposait à partir, il lui dit avec une surprise réelle :

— Mais où donc allons-nous, Thérèse ? Est-ce que nous ne sommes pas bien ici ?

Il fallait s’expliquer, car il insistait.

— Mon enfant, lui dit Thérèse, vous restez ici : les médecins disent qu’il vous faut encore une semaine ou deux avant de pouvoir faire un voyage quelconque sans danger de rechute. Moi, je retourne en France, puisque j’ai fini mon travail à Gênes, et que mon intention n’est pas, quant à présent, de voir le reste de l’Italie.

— Fort bien, Thérèse, tu es libre ; mais, si tu veux retourner en France, je suis libre de le vouloir aussi. Ne peux-tu m’attendre huit jours ? Je suis sûr qu’il ne m’en faut pas davantage pour être en état de voyager.

Il mettait tant de candeur dans l’oubli de ses torts, et il était si enfant dans ce moment-là, que Thérèse retint une larme près de couler au souvenir de cette adoption, autrefois si tendre, qu’elle était forcée d’abdiquer.

Elle se remit à le tutoyer sans en avoir conscience, et lui dit, avec le plus de douceur et de ménagement possible, qu’il fallait se quitter pour quelque temps.

— Et pourquoi donc se quitter ? s’écria Laurent, est-ce que nous ne nous aimons plus ?

— Cela serait impossible, reprit-elle ; nous aurons toujours de l’amitié l’un pour l’autre ; mais nous nous sommes fait mutuellement beaucoup de peine, et ta santé n’en pourrait supporter davantage à présent. Laissons passer le temps nécessaire pour que tout soit oublié.

— Mais j’ai oublié, moi ! s’écria Laurent avec une bonne foi attendrissante à force d’être ingénue. Je ne me souviens d’aucun mal que tu m’aies fait ! Tu as toujours été un ange pour moi, et, puisque tu es un ange, tu ne peux pas garder de ressentiment. Il faut me pardonner tout et m’emmener, Thérèse ! Si tu me laisses ici, j’y périrai d’ennui !

Et, comme Thérèse montrait une fermeté à laquelle il ne s’attendait pas, il prit de l’humeur et lui dit qu’elle avait tort de feindre une sévérité que démentait toute sa conduite.

— Je comprends bien ce que tu veux, lui dit-il. Tu exiges que je me repente, que j’expie mes torts. Eh bien, ne vois-tu pas que je les déteste, et ne les ai-je pas assez expiés en devenant fou pendant huit ou dix jours ? Tu veux des larmes et des serments comme autrefois ? À quoi bon ? tu n’y croirais plus. C’est ma conduite à venir qu’il faut juger, et tu vois que je ne crains pas l’avenir, puisque je m’attache à toi. Voyons, ma Thérèse, toi aussi, tu es un enfant, et tu sais bien que souvent je t’ai appelée comme cela, quand je te voyais faire semblant de bouder. Penses-tu pouvoir me persuader que tu ne m’aimes plus, quand tu viens de passer, enfermée ici, un mois sur lequel tu as été vingt nuits et vingt jours sans te coucher, et presque sans sortir de ma chambre ? Ne vois-je pas, à tes beaux yeux cerclés de bleu, que tu serais morte à la peine, s’il eût fallu en passer davantage ? On ne fait pas de pareilles choses pour un homme que l’on n’aime plus !

Thérèse n’osait prononcer le mot fatal. Elle espérait que Palmer viendrait rompre ce tête-à-tête, et qu’elle pourrait éviter une scène dangereuse au convalescent. Ce fut impossible, il se mit en travers de la porte pour l’empêcher de sortir, tomba à ses pieds et s’y roula avec désespoir.

— Mon Dieu ! lui dit-elle, est-il possible que tu me croies assez cruelle, assez fantasque pour te refuser un mot que je pourrais te dire ? Mais je ne le peux pas, ce mot ne serait plus la vérité. L’amour est fini entre nous.

Laurent se releva avec rage. Il ne comprenait pas qu’il eût pu tuer cet amour auquel il avait prétendu de pas croire.

— C’est donc Palmer ? s’écria-t-il en brisant une théière avec laquelle il s’était machinalement versé de la tisane ; c’est donc lui ? Dites, je le veux, je veux la vérité ! J’en mourrai, je le sais, mais je ne veux pas être trompé !

— Trompé ! dit Thérèse en lui prenant les mains pour l’empêcher de se les déchirer avec ses ongles ; trompé ! de quel mot vous servez-vous là ? Est-ce que je vous appartiens ? est-ce que, depuis la première nuit que vous avez passée dehors à Gênes, après m’avoir dit que j’étais votre supplice et votre bourreau, nous n’avons pas été étrangers l’un à l’autre ? est-ce qu’il n’y a pas de cela quatre mois et plus ? et croyez-vous que ce temps, passé sans retour de votre part, n’ait pas suffi à me rendre maîtresse de moi-même ?

Et, comme elle vit que Laurent, au lieu de s’exaspérer de sa franchise, se calmait et l’écoutait avec une curiosité avide, elle continua :

— Si vous ne comprenez pas le sentiment qui m’a ramenée à votre lit d’agonie et qui m’a retenue jusqu’à ce jour auprès de vous pour achever votre guérison par des soins maternels, c’est que vous n’avez jamais rien compris à mon cœur. Ce cœur-là, Laurent, dit-elle en frappant sa poitrine, n’est ni si fier ni si ardent peut-être que le vôtre ; mais, vous l’avez dit vous-même souvent autrefois, il reste toujours à la même place. Ce qu’il a aimé, il ne peut pas cesser de l’aimer ; mais, ne vous y trompez pas, ce n’est pas de l’amour comme vous l’entendez, comme vous m’en avez inspiré, et comme vous avez la folie d’en attendre encore. Ni mes sens ni ma tête ne vous appartiennent plus. J’ai repris ma personne et ma volonté ; ma confiance et mon enthousiasme ne peuvent plus vous revenir. J’en peux disposer pour qui les mérite, pour Palmer si bon me semble, et vous n’auriez pas une objection à faire, vous qui avez été le trouver un matin pour lui dire :

«

— Consolez donc Thérèse, vous me rendrez service ! »

— C’est vrai… c’est vrai ! dit Laurent en joignant ses mains tremblantes, j’ai dit cela ! Je l’avais oublié, je me le rappelle à présent !

— Ne l’oublie donc plus, dit Thérèse, qui se remit à lui parler avec douceur en le voyant apaisé, et sache, mon pauvre enfant, que l’amour est une fleur trop délicate pour se relever quand on l’a foulée aux pieds. N’y songe plus avec moi, cherche-le ailleurs, si cette triste expérience que tu en as faite t’ouvre les yeux et modifie ton caractère. Tu le trouveras le jour où tu en seras digne. Quant à moi, je ne pourrais plus supporter tes caresses, j’en serais avilie ; mais ma tendresse de sœur et de mère te restera malgré toi et malgré tout. Ceci est autre chose, c’est de la pitié, je ne te le cache pas, et je te le dis précisément pour que tu ne songes plus à reconquérir un amour dont tu serais humilié aussi bien que moi-même. Si tu veux que cette amitié, qui t’offense maintenant, te redevienne douce, tu n’as qu’à la mériter. Jusqu’à présent, tu n’en as pas eu l’occasion. Voilà qu’elle se présente : profites-en, quitte-moi sans faiblesse et sans aigreur. Montre-moi la figure calme et attendrie d’un homme de cœur, au lieu de cette figure d’enfant qui pleure sans savoir pourquoi.

— Laisse-moi pleurer, Thérèse, dit Laurent en se mettant à genoux, laisse-moi laver ma faute dans mes larmes ; laisse-moi adorer cette pitié sainte qui a survécu en toi à l’amour brisé. Elle ne m’humilie pas comme tu crois ; je sens que j’en deviendrai digne. N’exige pas que je sois calme, tu sais bien que je ne peux jamais l’être ; mais crois que je peux devenir bon. Ah ! Thérèse, je t’ai connue trop tard ! Pourquoi ne m’as-tu pas parlé plus tôt comme tu viens de le faire ? Pourquoi viens-tu m’accabler de ta bonté et de ton dévouement, pauvre sœur de charité qui ne peux plus me rendre le bonheur ? Mais, tu as raison, Thérèse, je méritais ce qui m’arrive, et tu me l’as fait enfin comprendre. La leçon me servira, je t’en réponds, et, si je peux jamais aimer une autre femme, je saurai comment il faut aimer. Je te devrai donc tout, ma sœur, le passé et l’avenir !

Laurent parlait encore avec effusion lorsque Palmer rentra. Il se jeta à son cou en l’appelant son frère et son sauveur, et il s’écria en lui montrant Thérèse :

— Ah ! mon ami ! vous rappelez-vous ce que vous me disiez à l’hôtel Meurice, la dernière fois que nous nous sommes vus à Paris ? « Si vous ne croyez pas pouvoir la rendre heureuse, brûlez-vous la cervelle ce soir plutôt que de retourner chez elle ! » J’aurais dû le faire, et je ne l’ai pas fait ! Et, à présent, regardez-la, elle est plus changée que moi, la pauvre Thérèse ! Elle a été brisée, et pourtant elle est venue m’arracher à la mort, quand elle aurait dû me maudire et m’abandonner !

Le repentir de Laurent était véritable ; Palmer en fut vivement attendri. À mesure qu’il s’y livrait, l’artiste l’exprimait avec une éloquence persuasive, et, quand Palmer se retrouva seul avec Thérèse, il lui dit :

— Mon amie, ne croyez pas que j’aie souffert de votre sollicitude pour lui. J’ai bien compris ! Vous vouliez guérir l’âme et le corps. Vous avez remporté la victoire. Il est sauvé ; votre pauvre enfant ! À présent, que voulez-vous faire ?

— Le quitter pour toujours, répondit Thérèse, ou, du moins, ne le revoir qu’après des années. S’il retourne en France, je reste en Italie, et, s’il reste en Italie, je retourne en France. Ne vous ai-je pas dit que telle était ma résolution ? C’est parce qu’elle est bien arrêtée que je retardais encore le moment des adieux. Je savais bien qu’il y aurait une crise inévitable, et je ne voulais pas le laisser sur cette crise-là, si elle était mauvaise.

— Y avez-vous bien songé, Thérèse ? dit Palmer rêveur. Êtes-vous bien sûre de ne pas faiblir au dernier moment ?

— J’en suis sûre.

— Cet homme-là me parait irrésistible dans la douleur. Il arracherait la pitié des entrailles d’une pierre, et pourtant, Thérèse, si vous lui cédez, vous êtes perdue, et lui avec vous. Si vous l’aimez encore, songez que vous ne pouvez le sauver qu’en le quittant !

— Je le sais, répondit Thérèse ; mais que me dites-vous donc là, mon ami ? Êtes-vous malade, vous aussi ? Avez-vous oublié que ma parole vous était engagée ?

Palmer lui baisa la main et sourit. La paix rentra dans son âme.

Laurent vint leur dire, le lendemain, qu’il voulait aller en Suisse pour achever de se rétablir. Le climat de l’Italie ne lui convenait pas : c’était la vérité. Les médecins lui conseillaient même de ne pas attendre les grandes chaleurs.

De toute façon il fut décidé que l’on se séparerait à Florence. Thérèse n’avait d’autre projet arrêté pour elle-même que d’aller où Laurent n’irait pas ; mais, en le voyant si fatigué de la crise de la veille, elle dut lui promettre de passer à Florence encore une semaine, afin de l’empêcher de partir sans avoir recouvré les forces nécessaires.

Cette semaine fut peut-être la meilleure de la vie de Laurent. Généreux, cordial, confiant, sincère, il était entré dans un état de l’âme où il ne s’était jamais senti, même durant les premiers huit jours de son union avec Thérèse. La tendresse l’avait vaincu, pénétré, on peut dire envahi. Il ne quittait pas ses deux amis, se promenant avec eux en voiture aux Cascines, aux heures où la foule n’y va pas, mangeant avec eux, se faisant une joie d’enfant d’aller dîner dans la campagne en donnant le bras à Thérèse alternativement avec Palmer, essayant ses forces en faisant un peu de gymnastique avec celui-ci, accompagnant Thérèse avec lui au théâtre, et se faisant tracer par Dick le grand touriste l’itinéraire de son voyage en Suisse. C’était une grande question de savoir s’il irait par Milan ou par Gênes. Il se décida enfin pour cette dernière voie, en prenant par Pise et Lucques, et en suivant ensuite le littoral par terre ou par mer, selon qu’il se sentirait fortifié ou affaibli par les premières journées du voyage.

Le jour du départ arriva. Laurent avait fait tous ses préparatifs avec une gaieté mélancolique. Étincelant de plaisanteries sur son costume, sur son bagage, sur la tournure hétéroclite qu’il allait avoir avec un certain manteau imperméable que Palmer l’avait forcé d’accepter et qui était alors une nouveauté dans le commerce, sur le baragouin français d’un domestique italien que Palmer lui avait choisi et qui était le meilleur homme du monde ; acceptant avec reconnaissance et soumission toutes les prévisions et toutes les gâteries de Thérèse, il avait des larmes plein les yeux, tout en riant aux éclats.

La nuit qui précéda le dernier jour, il eut un léger accès de fièvre. Il en plaisanta. Le voiturin qui devait le conduire à petites journées était à la porte de l’hôtel. La matinée était fraîche. Thérèse s’inquiéta.

— Accompagnez-le jusqu’à la Spezzia, lui dit Palmer. C’est là qu’il doit s’embarquer, s’il ne supporte pas bien la voiture. C’est là que je vous rejoindrai le lendemain de son départ. Il vient de me tomber sur la tête une affaire indispensable qui me retient ici vingt-quatre heures.

Thérèse, surprise de cette résolution et de cette proposition, refusa de partir avec Laurent.

— Je vous en supplie, lui dit Palmer avec quelque vivacité ; il m’est impossible d’aller avec vous !

— Fort bien, mon ami, mais il n’est pas nécessaire que j’aille avec lui.

— Si fait, reprit-il, il le faut.

Thérèse crut comprendre que Palmer jugeait cette épreuve nécessaire. Elle s’en étonna et s’en inquiéta.

— Pouvez-vous, lui dit-elle, me donner votre parole d’honneur que vous avez effectivement une affaire importante ici ?

— Oui, répondit-il, je vous la donne.

— Eh bien, je reste.

— Non, il faut que vous partiez.

— Je ne comprends pas.

— Je m’expliquerai plus tard, mon amie. Je crois en vous comme en Dieu, vous le voyez bien ; ayez confiance en moi. Partez.

Thérèse fit à la hâte un léger paquet qu’elle jeta dans le voiturin, et elle y monta auprès de Laurent, en criant à Palmer :

— J’ai votre parole d’honneur que vous venez me rejoindre dans vingt-quatre heures.