Ellen Key (Raphaël)
Ellen Key
Un des gros problèmes de notre époque est assurément celui des rapports entre l’individu et la société, de l’équilibre entre l’individualisme et l’altruisme. Au cours du dix-neuvième siècle les inventions mécaniques successives, le développement de l’industrie firent se former et se répandre des théories socialistes. Sous diverses variations et transformations courait le même thème dans la société future bien organisée, le bien de chaque individu sera subordonné à celui de la collectivité. Et maint prophète annonça le triomphe prochain de cette conception sociale. Mais en même temps apparurent d’autres prophètes, ennemis ardents des premiers. Contre Karl Marx, l’apôtre du socialisme se dressa Nietzsche, champion de l’individualisme. Jamais, disait-il, l’individu ne doit être subordonné à la collectivité, c’est-à-dire étouffé par elle. Tout au contraire, il a une existence, une valeur qui lui sont propres. Il doit avant toute chose développer sa personnalité. Il se créera lui-même ses lois et n’en reconnaîtra point d’autres. S’il n’est point assez robuste pour les imposer, il succombera. Qu’importe ? D’autres survivront, êtres supérieurs, « surhommes » dont se composera la société future. Et au début du vingtième siècle cette conception fait échec à la précédente, si même elle ne gagne pas du terrain.
Laquelle triomphera ? Laquelle doit l’emporter ? Voilà les questions que, sa vie durant, se posa la Suédoise Ellen Key. Elle n’a jamais cessé de méditer ce problème. Qu’elle nous entretienne des questions les plus diverses, de la femme ou de la religion, de l’école ou du féminisme, du mariage ou de l’industrie, la même préoccupation se retrouve sous toutes ses paroles. C’est du même point de vue qu’elle envisage tous les sujets. Ayant trouvé une réponse à cette question fondamentale, elle en déduit ses opinions sur les points particuliers. Elle tire en quelque sorte les applications du principe qu’elle a posé.
Or ce principe, cette réponse lui ont valu à la fois les haines les plus violentes et la gloire la plus brillante. En lisant les catalogues de librairie on voit que ses ouvrages ont été vendus en Suède, en Allemagne, en Danemark, en Angleterre par milliers. En lisant les articles que leur ont consacrés les revues et les journaux, on voit qu’Ellen Key a été vénérée ou vilipendée comme seuls les novateurs et les prophètes peuvent l’être jamais. C’est qu’en effet la solution qu’elle nous propose mécontente à la fois les socialistes et les individualistes, dont elle s’efforce de concilier les opinions, sans oublier les innombrables défenseurs du passé que de toute façon elle condamne à disparaître. Il faut dire aussi qu’elle aborde tous les sujets avec une franchise audacieuse, expose ses opinions avec un enthousiasme religieux, et porte ses coups sans mesquinerie mais sans ménagement. Sa parole paisible entraîne les auditoires. Aucun lecteur ne peut lire ses écrits d’un cil distrait. Elle étonne ou convainc, fait sourire ou bondir ; toujours elle passionne. À ce titre seul elle mériterait de ne pas demeurer ignorée.
II
La vie et le tempérament d’Ellen Key expliquent ses œuvres. Elle dit elle-même : « Je suis née le 11 décembre 1849 à Sundsholm, le premier enfant de parents jeunes et heureux. » Le spectacle offert à ses yeux d’enfant qui s’ouvraient fut donc un spectacle de bonheur. Ses parents étaient jeunes, assez riches et s’aimaient. La maison où elle naquit n’avait pas les dimensions d’un palais. Mais elle était confortable. Ce qui vaut mieux encore, elle se trouvait à la campagne, proche d’une forêt où l’enfant adorait se promener, et, non loin d’un étang où elle se plaisait à nager. Ces impressions d’enfance demeurent ineffaçables. Ellen Key doit sans aucun doute à ces années délicieuses cet optimisme robuste, invincible, exalté qu’elle a conservé au milieu de toutes les vicissitudes de sa vie. Elle leur doit ce sentiment profond que, seul, l’amour donne aux parents le vrai bonheur, en même temps qu’il assure aux enfants un naturel heureux. Elle leur doit cet attachement vivace à la campagne, à la nature et à tout ce qui est sain et simple. Si à ces faits nous ajoutons le dévouement passionné avec lequel Ellen Key s’occupait de ses jeunes frères et sœurs, nous retrouverons là déjà la bonté maternelle envers tous dont elle n’a jamais cessé de donner les preuves.
Ellen Key n’a jamais fréquenté une école. Sa mère se chargea de son éducation. Cette femme d’origine aristocratique semble avoir été douée d’une sensibilité très vive qui ne nuisait pas à une intelligence ferme et délicate. Elle avait épousé Emil Key un peu contre le gré de sa noble famille. Elle se consacra à Sundsholm à l’éducation des jeunes filles du village et à celle de ses propres enfants. Ayant vite reconnu chez sa fille Ellen des aptitudes particulières, elle s’efforça de les développer en laissant à l’enfant la plus grande latitude. C’est ainsi qu’Ellen ne fut jamais contrainte d’apprendre la grammaire ni les mathématiques qui lui étaient des régions inaccessibles. Par contre les langues étrangères, la poésie, la philosophie furent ses domaines préférés qu’elle traversait non pas en courant mais parcourait lentement, à son gré, et toujours avec délices. Dans la suite elle continua de la même manière son instruction. Elle goûtait et approfondissait les questions qui lui plaisaient, oubliait au contraire tout aussitôt ce qu’elle avait lu sans intérêt. De cette façon de travailler il lui est resté bien des choses. Elle peut parler avec enthousiasme d’auteurs admirés, étudiés avec toute son âme. Peut-être aussi en est-il résulté certaines lacunes dans ses connaissances. Peut-être aussi a-t-elle trop ignoré les méthodes lentes mais pratiques de la science et abordé bien des problèmes avec plus de conviction chaleureuse que de connaissances et de précision. En revanche elle a ignoré le dressage des écoliers qui les habitue à se préoccuper plus du mot que de la chose et à s’arrêter sur la forme sans bien saisir la chose même. Enfin de sa propre éducation individualiste elle tirera les principaux principes pédagogiques qu’elle soutiendra dans la suite.
Ellen Key qui n’en faisait ainsi qu’à sa tête, à qui on laissait d’ailleurs la plus grande liberté, ne tombait pas dans le caprice ou la frivolité. Dès le début de sa vie au contraire elle aime ce qui est droit et vrai. Ses poupées doivent être la reproduction exacte des petits enfants qu’elle voyait. Ses coutures étaient célèbres dans toute la famille pour leur solidité. Et cette vérité, cette réalité, elle les réclamera dans toutes choses, dans la vie, dans l’amour comme dans la religion.
Avançant en âge elle réfléchit longuement, en particulier sur la religion traditionnelle dont elle se détache peu à peu. Elle prend connaissance du théâtre d’Ibsen, cet autre grand défenseur de l’individualisme, de Rousseau, de Montaigne, de Darwin, d’Almquist et d’autres écrivains suédois. Elle devient secrétaire de son père Emil Key, élu à la Chambre des députés et membre influent du parti radical. Navrée d’abandonner la campagne pour Stockholm, elle se console pourtant en suivant des cours, des conférences et en s’occupant déjà d’éducation populaire. Elle partage les opinions de son père qui, d’origine écossaise, , unissait aux aspirations rêveuses et artistiques, à la droiture et à la fierté aristocratique de sa race, un amour sincère pour le peuple, pour les libertés politiques et les réformes sociales. Ellen Key s’était si bien approprié les opinions de son père qu’elle pouvait envoyer à son journal des articles signés de lui, mais rédigés par elle, sans que le rédacteur en chef pût établir une distinction. C’est ainsi qu’elle apprit à concilier en elle l’aristocratie et le libéralisme, l’amour du surhomme et de la démocratie.
La vie d’Ellen Key va se dérouler comme ses premières années pouvaient le faire prévoir. Ses dons si rares de cœur et d’esprit, il faut qu’elle en fasse part aux autres. Elle se consacrera à tous et en particulier à ceux qui sont opprimés. Elle s’efforcera de leur faire connaître une vie plus harmonieuse et plus belle. Elle se fera l’apôtre de l’idéal, de l’évangile nouveau. Mais elle demeurera toujours elle-même, toujours en marge de la vie régulière. Sans grade universitaire, elle enseigne dans des écoles de jeunes filles, dans des écoles de travail. Sans grande puissance oratoire, elle devient conférencière et attire un public toujours plus nombreux. Elle refuse d’adhérer à aucun parti, à aucune coterie. Née épouse et mère de famille, elle refuse de se marier. Faite pour la vie paisible de la campagne, elle est mêlée aux batailles de la vie, écrit des articles, des essais, des livres, fait d’autant plus de conférences qu’elle refuse d’être payée, voyage sans cesse en Russie, en Finlande, en Allemagne, en Angleterre, en France. Enfin lasse de ce surmenage, elle s’est retirée de la vie publique, en pleine gloire, non plus dans la maison de ses parents qui a été vendue, mais chez un de ses frères au bord de la mer.
III
C’est de ces prédispositions, de ces études que va sortir l’idée directrice de toute l’activité et de toutes les œuvres d’Ellen Key : assurer le bonheur de l’homme en lui apprenant à développer toute son individualité tout en faisant profiter les autres de ses propres progrès, c’est-à-dire en lui apprenant à satisfaire aux exigences des individualistes et des altruistes ou socialistes. Forte des théories de Darwin et de Nietzsche, elle soutient comme eux que les lois de l’évolution appellent l’apparition d’une humanité supérieure à la nôtre et que cette humanité sera réalisée par le développement de l’individu. Il faut donc que chacun d’entre nous prenne conscience de lui-même, s’efforce de sortir des rangs où la société actuelle le tient passivement enrégimenté pour être une personne et non plus une unité numérotée. Il devra vivre pour lui-même et par lui-même. Il devra réfléchir et ne pas accepter par coutume ou mollesse les lois et les conventions sociales. Il devra vérifier la nature et la valeur de ces monnaies courantes. Bien plus, il aura le droit et le devoir, s’il les trouve contraires à son individualité de les refuser et d’en frapper de nouvelles. « Cette transformation morale ne s’effectue pas par ce fait que des hommes faibles transgressent la loi morale, qu’ils ne rejettent d’ailleurs pas, ou par ce fait que des hommes sans retenue laissent libre cours à leurs instincts. Elle ne s’accomplit que par ceux qui, de l’état naturel sont passés à l’état sociable et sont devenus ensuite des individualités. Cela leur donne le droit d’examiner la morale sociale, et de décider si dans un cas donné ils veulent s’y conformer ou non. Par là, leur opposition révolutionnaire devient la pierre angulaire des lois morales d’une génération future. Et, comme les hommes ont créé les lois morales pour leurs besoins, ils ont aussi le droit de les transformer lorsqu’ils ont de nouveaux besoins. » Il faut bien comprendre qu’il s’agit d’individualistes conscients et non de simples jouisseurs. Ceux-ci sont immoraux. Ceux-là sont en pleine moralité lorsqu’ils violent les lois conventionnelles. L’avenir leur appartient. Et la société aura atteint son but « lorsque la société aura été vaincue par la splendeur personnelle et morale des individus ».
Telle est, en partie tout au moins, la théorie qu’Ellen Key emprunte aux grands individualistes, à Nietzsche en particulier. Mais elle ne s’en tient pas là. Elle veut nous montrer que de telles conceptions ne sont nullement incompatibles avec l’altruisme.
Tout d’abord il n’est point évident, dit-elle, que ces conceptions mènent à l’égoïsme. Celui qui songe à développer sa personnalité ne dédaigne pas nécessairement celle des autres. Il n’est pas plus égoïste que celui qui, sous le pavillon des lois conventionnelles, ne se soucie que de ses propres affaires. Il se heurterait d’ailleurs bien vite à l’égoïsme des autres qui feraient obstacle au sien. Il n’est pas évident non plus que cet individu, conscient de sa propre valeur, s’efforcera de la développer avec brutalité ou même bestialité. Ce ne serait qu’un abus isolé, dont il serait illicite de tirer une conclusion générale. Enfin, ces individus supérieurs que rêve Ellen Key, sauront que le développement de leur personnalité n’est pas indépendant de l’existence de l’espèce. Ils sauront que le progrès de chacun contribue au progrès de tous, comme la réunion de beaux grains fait une belle grappe de raisins. Ils accepteront même la plupart des lois sociales, en songeant que de la sorte, ils seront protégés contre la violence et pourront consacrer toutes leurs forces à leur développement individuel. Si bien qu’en dernière analyse, le but qu’ils poursuivront, sera beaucoup plus altruiste qu’égoïste et peut se définir ainsi « S’incliner devant l’infini et le mystère, aussi bien sur cette terre que dans l’au-delà, distinguer et choisir les véritables lois morales ; avoir pleinement conscience de la solidarité de tous les humains ; se pénétrer du devoir que nous avons de développer en nous une personnalité riche et forte dans l’intérêt de toute l’humanité ; fixer les yeux sur les grands exemples ; adorer la divinité et la loi dans tout l’univers, dans l’évolution et dans l’esprit humain voilà qui rendra les enfants du nouveau siècle forts, sains et beaux… »
IV
Ce principe posé, Ellen Key en tire des conclusions pour la vie journalière ; car la pratique l’intéresse singulièrement plus que la théorie.
Ce principe va déterminer l’attitude de cet « individu » envers l’État. Il ne condamnera pas toute autorité et toute loi à l’instar des anarchistes. Mais il n’admettra pas que l’État franchisse certaines limites. Il admettra, par exemple, que l’État ait le droit de punir celui qui trouble un service religieux, mais non celui de contraindre quelqu’un à pratiquer une religion. L’État aura le droit de punir la violence et la séduction, mais non d’empêcher qu’une femme adulte se donne par amour et avec pleine conscience. L’État imposera pour des raisons de santé publique un repos hebdomadaire, mais ne pourra empêcher personne d’employer ce jour à sa guise, en astreignant, par exemple, à entendre un office religieux. L’État fera des lois pour protéger les faibles, souvent contre leur propre faiblesse ; mais il laissera aux forts la libre disposition de leur individualité.
De ce même point de vue, Ellen Key condamne à la fois le capitalisme et le socialisme. « L’individualiste voit dans le capitalisme et l’industrialisme de nos jours malgré la faculté de développement intense qu’ils ont procuré à quelques individus le grand obstacle à la liberté de la personnalité. Le capitalisme est, au fond, aussi destructeur de vie et hostile à la culture individuelle que le militarisme, qui permet bien à quelques individus de se développer, mais fait des autres des hommes de troupeau. L’individualiste peut donc mettre son espoir en une législation qui supprimera l’abus de la liberté que le capitalisme a créé sous sa forme actuelle. Mais il hait l’idée d’un nouvel abus qui se produirait si les parcelles se fondaient dans le tout, devaient même être sacrifiés à la totalité comme le réclament les socialistes. » Car à y regarder de près « la morale altruiste qu’elle soit chrétienne, positiviste ou socialiste présente le même vice : elle considère comme vertueux ce qui est utile immédiatement à autrui, et comme immoral tout ce qui lui nuit immédiatement. » Tandis qu’en réalité ces actions peuvent devenir réciproquement funestes ou bien utiles et que la vraie morale est celle de l’individu.
Les féministes commettent une erreur du même genre. Leurs revendications n’ont rien que de légitime. Sans aucun doute, les lois ont rendu impossible le développement de la personnalité féminine. La femme vivait dans une dépendance matérielle et morale. Le temps est venu pour elle de revendiquer ses droits à la vie, à la personnalité. Ellen Key elle-même, par l’exemple de sa propre existence, par sa critique ardente de la plupart des lois actuelles, servait utilement la cause féministe. Mais elle ne liait pas partie jusqu’au bout avec les défenseurs de cette cause. Dans une conférence retentissante, publiée dans la suite sous le titre : Mésusage des forces féminines, elle se séparait des féministes, justement au nom de la personnalité. Il s’agit bien, en effet, de développer celle-ci chez les femmes. Mais qu’est-ce à dire ? Doit-on la développer de la même manière qu’une personnalité masculine ? Aucunement. La nature a créé la femme différente de l’homme. Ce n’est point à égaler ou imiter celui-ci que doit travailler celle-là. Loin d’anéantir ce qui est féminin en elle, la femme doit tendre à sauvegarder, à faire fructifier son trésor le plus précieux. Voilà qui s’appellera vraiment développer la personnalité féminine. Voilà qui condamne les féministes lorsqu’elles revendiquent les mêmes droits et les mêmes obligations que les hommes ; lorsqu’elles rejettent par exemple les lois de protection du travail féminin, qui permettront pourtant à la femme d’accomplir sa fonction essentielle et sacrée : la maternité.
Et c’est ainsi qu’Ellen Key, passionnément convaincue, guidée par des lueurs qui viennent plus du cœur que de l’esprit, refuse, durant toute sa carrière, d’adhérer à aucun parti, se jette même entre les extrêmes, est attaquée de droite et de gauche, mais se soucie moins des nombreux coups reçus, que de dire ce qu’elle croit être une vérité.
V.
Cette voie devait la conduire devant le problème capital pour ses conceptions individualistes : celui des relations de l’homme et de la femme. Elle l’a abordé avec une franchise audacieuse dans son livre : De l’amour et du mariage, qui lui a valu à la fois la plus grande part de sa célébrité et les plus dures critiques.
Ellen Key examine l’institution sociale qu’est actuellement le mariage. Elle la trouve déplorable. Jeunes gens et jeunes filles, appelés à s’unir un jour, mènent une existence séparée. Ils s’ignorent. Tandis que les jeunes filles sont astreintes à la pureté, à l’ignorance sur certaines questions, les jeunes gens apprennent à connaître la femme, dans certains milieux que les États tolèrent ou surveillent. Pour la jeune fille, l’amour est chose éthérée ; le jeune homme n’en connaît que le côté sensuel. Un mariage se fait. Par amour ? Combien de mariages sur cent ? Disons plutôt par raison pour ne pas mettre par calcul. S’en suit-il une union ? Un couple tout au plus qu’entraîne le fleuve de la vie dans le lit creusé depuis des siècles. Chacun des époux, ne se sentant point fait pour l’autre, cherche, par ailleurs, des satisfactions humainement légitimes. La prétendue monogamie n’est que la polygamie. N’étant point conscients de leurs devoirs, ces époux acceptent ou non la maternité. Ils ne savent pas élever les enfants, s’ils en ont. Et c’est dans ces demeures que naîtraient les surhommes de la cité future, ou simplement les hommes de demain !
Mais quelles sont les causes de ces mensonges et de ces faiblesses ? La première est le mépris de la personnalité humaine. Vous mariez deux êtres sans connaître leurs affinités, parfois même contre leur gré étonnez-vous ensuite s’ils ne marchent pas de pair ! Vous n’associez pas au hasard deux couleurs et vous traitez de la sorte deux personnes ! Toute faute se paie ici-bas. La souveraine justice naturelle défait l’œuvre de vos mains maladroites et sacrilèges. Deux êtres expient par une vie malheureuse votre coupable intervention.
Une autre cause est l’incertitude sur la question de l’amour même. On hésite entre deux conceptions. Les uns n’envisagent dans l’amour que le côté sensuel et n’y reconnaissent que la satisfaction des sens. Les autres fuient la volupté comme un mal et une souillure, pour n’admettre qu’un rapprochement idéal entre deux âmes. Or, dit Ellen Key, ce sensualisme matérialiste et cet ascétisme chrétien sont deux tendances également fausses. L’amour véritable participe des deux à la fois. Il est un sentiment ardent et profond qu’éprouve un être tout entier, qui le porte vers un autre être, répondant à son tour par un sentiment aussi ardent et aussi profond. Il est l’expression la plus haute de la personnalité, partant aussi divin et sacré que la personnalité même.
Et c’est sur cet amour de l’être entier pour un autre être que doivent se fonder les unions futures. Lui seul les légitimera ou les condamnera. Qu’il soit là, et peu importeront les cérémonies religieuses ou officielles. « La formule la plus simple de la nouvelle conception morale, qui gagne chaque jour du terrain sur le dogme moral encore défendu par toute la société et surtout par sa partie féminine, est la suivante : l’amour est moral, même sans mariage légal, même celui-ci est immoral sans amour. » L’union libre — et non pas l’amour libre — tel est l’idéal que propose Ellen Key au grand émoi des moralistes orthodoxes. Elle conçoit d’ailleurs cette union comme quelque chose de durable, de fixe, d’infiniment plus sincère, plus fort et plus vrai que le mariage actuel. Point de caprice fugitif, éclatant et passager comme une rose, mais de robustes arbres qui porteront de bons fruits.
Car dans le mariage, l’avenir importe encore plus que le présent. Les enfants, la société future en sont le but. Si Ellen Key insiste à ce point sur la nécessité de contracter des unions sincères, harmonieuses, c’est qu’à son avis, elles seront les seules, où l’enfant sera, non pas accepté, mais souhaité, et pourra se développer avec joie et bonheur. Ce souci de la race future la préoccupe à tel point qu’elle a préparé tout un code réglant les conditions du mariage et même du divorce futur et surtout le sort des enfants. Par l’amour et pour l’humanité, tel est son rêve.
VI
Soucieuse à ce point du progrès de l’humanité, Ellen Key devait souhaiter une réforme de l’éducation des enfants. C’est l’époque où il est plus important que jamais de bien guider l’être faible et malléable d’où sortira l’homme. Ses premiers pas dans la vie seront décisifs. Lui-même et la société entière continueront à marcher dans la voie prise dès le début. Ellen Key indique par le titre même de son ouvrage pédagogique : le Siècle de l’enfant, toute l’importance qu’elle attache au problème de l’éducation. A ses yeux, « la tâche essentielle de la société, autour de laquelle se grouperont toutes les maurs et toutes les lois sera de former la génération naissante. C’est de ce point de vue qu’on jugera toutes les autres questions et prendra toutes les autres résolu- tions. » Le vingtième siècle sera le siècle de l’enfant, comme le dix-neuvième fut celui de la femme. Digitized by Google
Que de besogne à faire ! Quelle révolution à accomplir ! « Le système scolaire actuel est un impénétrable fourré de sottises, préjugés et maladresses, dont chaque point prête à la critique. » Taillons, détruisons tout cela ! Que l’air et la lumière circulent ! le système scolaire souffre d’un défaut essentiel : il n’est point fait pour les enfants. Des siècles passés on a hérité d’un certain idéal de culture harmonieuse. On prétend l’imposer à tous les enfants, quel que soit leur tempérament, quelles que soient leurs aptitudes. Brisons ce nouveau lit de Procuste. Les enfants ne sont point créés pour l’éducation, mais l’éducation pour les enfants. À chacun la sienne. Plus d’enfants identiques, plus d’enfants modèles, véritables petits monstres. Respectons et développons chaque individualité.
C’est dans la famille que commencera l’éducation. Cette tâche incombe aux parents, qui de nos jours s’en désintéressent ou s’en acquittent si mal. Ils auront pour premier devoir de ne mettre au monde des enfants que s’ils sont certains de leur transmettre une bonne santé physique et morale. Ou en d’autres termes — assez surprenants d’ailleurs — « l’enfant aura le droit de se choisir ses parents. » Les parents seront responsables devant la société entière de toute mauvaise postérité.
Les parents devront ensuite s’occuper de leurs enfants. Que les femmes en particulier abandonnent moins leur foyer pour briller dans les salons ou pérorer dans les réunions féministes, et prennent plus de soins de leurs fils et de leurs filles. Que la société accable moins de nombreux pères sous le poids des heures de travail, et leur laisse plus de liberté pour remplir leur fonction sociale d’éducateurs. Que devront enseigner ces parents ? Rien et tout. Point n’est question de faire commencer le dressage intellectuel quelques années plus tôt. Il s’agit seulement d’apprendre aux enfants à voir, à entendre, à se servir de tous leurs sens. Il s’agit surtout de les arracher aux « garderies » qui sont comme des casernes précoces où ils sont numérotés et militarisés à l’âge de trois ans de développer au contraire leur individualité de n’en faire sous aucun prétexte des enfants modèles bien sages et tous semblables de ne pas en faire une image exacte des parents mais de les entrainer à différer d’eux, à les dépasser. Le progrès social est à ce prix.
L’école où l’enfant irait vers l’âge de douze ans apprendre la vie en commun, suivrait les mêmes lois. Elle ne considérerait plus la « culture » comme une sorte de moule tout fait, par lequel devraient passer tous les enfants. Le but de l’éducation ne serait pas de développer certaines facultés toujours les mêmes, pas d’emmagasiner tant et tant de connaissances. Non, l’école devra prendre l’enfant pour point de départ, voir quelles sont les facultés de chacun d’eux, et les développer toutes. Elle considèrera l’enfant comme une fin et non comme un moyen. Elle le préparera à la vie ; elle lui enseignera à continuer lui-même son éducation durant toute son existence ; elle l’accoutumera surtout à se faire partout et toujours une opinion personnelle, à l’exprimer avec courage et à dédaigner tout ce qui dans notre société actuelle n’est que sottise, grossièreté, violence, intérêt et vanité.
Et voici ce que sera cette école future d’Ellen Key. Ce sera une école bâtie en plein air au milieu d’un jardin, avec une installation confortable. Les annexes, ateliers, usines, métiers occuperont la plus grande place. L’éducation sera donnée en commun aux jeunes gens et aux jeunes filles. Les élèves auront le droit de choisir les matières qui conviennent le mieux à leurs aptitudes et deviendront indifféremment un savant ou un forgeron. L’enseignement proprement dit sera réduit au minimum. La capacité d’acquérir des connaissances vaudra mieux que les connaissances acquises. Les examens seront supprimés et remplacés par des conversations individuelles avec un homme fait. La bibliothèque sera la meilleure salle d’étude et le prêt des livres une des principales occupations des professeurs. La géographie, qui touche à toutes les sciences deviendra le centre de l’enseignement. Le travail manuel sera pratiqué comme partie essentielle de l’éducation. Nous reviendrons ainsi à l’état de bonheur primitif où l’homme exerçait toutes ses facultés physiques, intellectuelles et morales dans l’activité incomparable d’un créateur. « On verra une seconde Renaissance : le renouveau de la joie personnelle qu’éprouvait l’homme des temps passés, lorsqu’une ferrure artistique, un tissu haut en couleurs ou bien une belle ciselure sortaient de ses mains. »
VII
Enfin il faudra réformer toute notre conception de la vie. Si jusqu’ici les nations européennes étaient surtout dirigées par l’idéal chrétien, si dans ces dernières années de nombreux individus ont pu hésiter entre cet idéal chrétien et les enseignements de la science, il faudra désormais vivre selon une loi nouvelle, supérieure à la religion comme à la science. Cette loi, Ellen Key la trouve formulée ou tout au moins pressentie par deux grands penseurs Spinoza et Goethe. Tous deux se sont affranchis des conceptions dualistes chrétiennes pour donner une interprétation moniste de l’univers, faisant disparaître l’opposition stérile et déprimante entre la nature et Dieu, l’âme et le corps. Tous deux ont proclamé « que le but de la vie, était la vie », qu’il nous fallait donc concentrer sur elle toute notre attention et rechercher tout ce qui pouvait la rendre meilleure, plus vaste et plus harmonieuse. Gathe, devinant grâce à son génie les théories modernes de l’évolution, nous a donné l’exemple de l’individu conscient de lui-même, agissant toujours dans le sens de sa personnalité et s’efforçant « d’élever toujours plus haut la pyramide de son existence ». Voilà le chemin dans lequel il faut s’engager. Voilà quelle doit être notre nouvelle religion. Ce sera et c’est le titre du plus récent ouvrage d’Ellen Key — la Religion de la Vie. La vie doit être notre première préoccupation. Nous devons sans cesse accroître en tous sens notre activité vitale. Nous devons concevoir et apprendre l’art de vivre. Nous devons sans cesse chercher à atteindre le bonheur, qui en dernière analyse est la loi suprême de toute la nature et de tous les êtres. Non pas le bonheur au sens vulgaire du mot, c’est-à-dire la satisfaction. des désirs et instincts les plus bas. Mais le bonheur idéal et complet « où l’âme et les sens » ont leur part ; où toutes les forces de notre personnalité agissent ; où nous sommes délivrés de la brutalité sauvage mais aussi de la pusillanimité que nous imposent les conventions sociales ; où notre personnalité peut se développer, s’ennoblir et concourir ainsi à la prospérité et au bonheur de toute la race humaine.
VIII
S’il fallait apprécier les théories d’Ellen Key d’un point de vue strictement philosophique, il serait difficile de leur reconnaître une haute valeur. Les idées directrices en appartiennent à d’autres penseurs. La nature évolue, c’est du Darwin. La nature est bonne, écoutez-la, ne la déformez pas, c’est du Rousseau. « Mieux vaut un esprit bien fait, qu’un esprit plein », c’est du Montaigne. Préparons le surhomme, c’est du Nietzsche. Et nous venons de voir ce que la religion de la vie doit à Gœthe et Spinoza. À ne conserver que les noms cités par Ellen Key elle-même, on ajouterait à cette liste une demi-douzaine d’autres inspirateurs.
Sur les points de détail, on se demande souvent si l’écrivain ne s’est pas trop facilité la tâche. Parfois Ellen Key semble apporter des exemples soigneusement choisis, des observations qui, si elles étaient parfaitement conformes à la réalité, réduiraient au silence ses adversaires. Mais le sont-elles ? Parfois on a l’impression d’enfoncer des portes qui ont été déjà ouvertes. Il suffirait de se rappeler, en France seulement, les critiques adressées à notre système d’éducation, ou bien au mariage et les efforts faits en vue de remédier à ces maux, pour ne trouver dans les diatribes d’Ellen Key, que des critiques venues après bien d’autres.
Puis ces inspirations diverses ne s’accordent pas toujours fort bien ensemble. À force de vouloir concilier trop de choses, on risque de présenter un tout dont les soudures restent trop visibles, à moins quelles ne fassent défaut. En tout cas il semble que la logique ait moins produit cette fusion, que le chaleureux enthousiasme d’une âme convaincue.
Mais précisément ce n’est pas du côté philosophique qu’il convient de chercher le mérite des œuvres d’Ellen Key et les causes de leur grand succès. Elles sont destinées avant tout à l’action. Elles valent surtout par le tempérament qu’elles révèlent. Même écrites, elles sont de vivants plaidoyers pour une cause ardemment aimée. Elles valent par la noblesse et la sincérité du sentiment, le courage d’une opinion brillamment soutenue. Et à tout prendre, si elles présentent des critiques souvent exagérées et proposent des solutions discutables, elles ne sauraient demeurer choses mortes : elles peuvent secouer bien des torpeurs, abattre bien des préjugés encore vivaces et préparer le terrain que viendra ensemencer un plus puissant « surhomme ».