Ellen Middleton by Lady Georgiana Fullerton
Cette œuvre nouvelle est curieuse, en ce qu’elle émane d’une situation morale exceptionnelle et d’un état de mœurs particulier aux classes supérieures de l’Angleterre. Tout y est subtil et exalté ; rien n’y est faux. La religion y devient poésie, la poésie métaphysique, la souffrance de l’ame dépasse, domine et entraîne la souffrance du corps, la délicatesse s’y raffine jusqu’à l’extrême, et le scrupule s’y exagère jusqu’au supplice. Si l’on passe sans transition des nouveaux romans américains à une telle œuvre, on aura franchi tout le diamètre qui sépare l’excessive brutalité démocratique des derniers raffinemens d’une aristocratie vieillie et usée dans le luxe, le pouvoir et la conscience de sa force.
Nous sommes dans un de ces comtés de l’Angleterre où la main de l’homme adoucit et fait valoir, par une culture assidue de quinze siècles, les aspects et les graces sauvages de la nature. Là vivait, entre 1820 et 1830, une famille riche et considérée. Le manoir habité par elle ne pouvait être cité comme un modèle de goût ; toutes les époques de l’histoire anglaise avaient contribué à cette étrange architecture ; l’art gothique en avait évidé les pierres les plus antiques ; la lourde copie des colonnades du Parthénon s’était installée sur les degrés du péristyle, bâti vers la fin du XVIIIe siècle, et l’on y admirait çà et là les féeries de la renaissance, mêlées aux traces du goût hasardé qui régna sous Élizabeth. Tant d’incohérence ne déplaisait pas ; tout était si bien conservé, les rides des vieilles sculptures étaient si nettes et si propres, la variété même des ornemens offrait une si piquante originalité, que l’on s’arrêtait rêveur ; on s’étonnait d’aimer ce mélange baroque de toutes les époques et de tous les styles. Le calme d’une vie réglée et élégante, héréditaire chez les générations représentées par ces générations de pierres neuves et vermoulues, les traces d’un ordre constant, jointes à l’imprévu et au caprice de l’ensemble, éveillaient à la fois les deux sentimens les plus charmans pour les ames délicates, le sentiment de l’ordre moral et celui de la grace poétique.
C’est là, dans ce manoir, que l’auteur du nouveau roman anglais dont nous avons à parler, livre remarquable à plusieurs égards, a placé la scène de sa touchante histoire. Elle a ému Londres tout récemment, et ce n’est pas là un honneur médiocre, au milieu de tant de créations que l’industrie nouvelle met en vogue, et dans une stagnation aussi complète de la curiosité intellectuelle. L’auteur est une femme du monde et du plus grand monde, lady Fullerton, une des filles de lord Granville, l’ancien ambassadeur en France ; les genres de mérite spécial ainsi que les fautes du livre s’expliquent aisément par cette origine élevée. On gravit, en le lisant, les hauteurs poétiques et même mystiques de ce monde réservé ; ce qui est charmant, c’est que, malgré la hauteur, on y respire une atmosphère d’émotion féminine puissante et vraie, toute déliée qu’elle soit.
Nous voudrions traiter ce livre comme il le mérite, et nous mettrons un moment de côté les instrumens ordinaires de la critique, — nous déposerons le microscope, le scalpel, les balances esthétiques. En fait d’œuvres qui s’adressent directement à l’émotion, le mieux est de respirer la fleur avant d’en effeuiller la corolle, de suivre le cours du récit, de vivre avec les personnages, et de se laisser attendrir ou échauffer de leurs passions. Quelquefois, en redisant cette histoire, il faudra bien expliquer un peu les détails de mœurs que lady Fullerton n’a pas éclairés d’une lumière vive, ou creuser des caractères qui sont restés à l’état d’ébauche sous sa douce main de femme du monde, ou mettre en relief les secrètes combinaisons qui ont présidé à son travail ; mais, en définitive, nous serons très fidèle au fonds des idées et au récit de l’auteur. Essayons avant tout d’en indiquer les sources diverses et étrangères à nos mœurs.
C’est un roman sentimental et surtout religieux. Comme le dit ce bon évêque de Bellay, qui n’a pas écrit moins de deux cents romans religieux, « il n’est pas défendu, ains il est légitime, de mesler les honnestes esbattemens aux saintes pensées et de tempérer par le crystal aganippide l’amertume des eaux salutaires de Siloë : » cela veut dire tout simplement que la fiction, l’apologue et le roman bien employés peuvent légitimement venir en aide au sermon et à l’homélie. Les pères jésuites ont poussé cette licence au-delà des raisonnables bornes ; saint Bonaventure et saint Borromée, avant eux, avaient donné l’exemple modéré de cette méthode : instruire les hommes par des récits agréable. Même les calvinistes austères possèdent un chef-d’œuvre dans ce genre, le Pèlerin voyageur à travers le Monde (Pilgrim’s progress), par Bunyan, la dernière allégorie mystique que le moyen-âge ait léguée aux siècles qui le suivirent. Cette épopée en prose, qui compte « six cent cinquante-deux » éditions et traductions dans toutes les langues du Nord, mériterait d’être comparée à l’épopée catholique de Dante ; c’est l’œuvre d’un chaudronnier, qui l’écrivait en prison ; jamais le style anglais, même sous la plume de Swift, n’a déployé plus de vigueur, de simplicité, de concentration. Bientôt la fiction religieuse passa des mains du chaudronnier Bunyan à celles de Daniel de Foë et de Richardson ; vers la fin du XVIIIe siècle, elle devint en Angleterre le partage à peu près exclusif des femmes-auteurs : les spinsters, vieilles filles, y excellèrent. Ce fut un mélange de pruderie, de dévotion, de coquetterie, de politique mondaine, de prétention et d’hypocrisie, pour lequel j’ai peu de goût ; miss Edgeworth s’en tira mieux que personne, et c’est la seule préceptrice de ce genre qui me paraisse digne ou d’éloge ou de pardon. Quant à la célèbre Hannah Moore, amie de Samuel Johnson, peu d’esprit, un style lâche, une invention stérile, un rabâchage éternel, constituent les mérites de son style ; c’est pis encore quant au fond. Sa morale est celle des apparences, dont on fait bientôt la morale de l’hypocrisie, et de l’utilité personnelle, qui se transforme vite en égoïsme. Dans les derniers temps, le roman religieux s’est confondu avec le roman fashionable ; cette phase littéraire, qui n’a pas été observée, tient, comme il arrive toujours, à des changemens graves survenus dans les mœurs.
L’alliance du calvinisme et de l’aristocratie est chose assez récente : entre l’une et l’autre, aucune ressemblance originelle ne se trouve. Le dogme de Calvin, fondamentalement populaire et même républicain, n’a commencé à s’infiltrer dans les classes élevées d’Angleterre que depuis environ un siècle. Tailleurs, maçons, marchands de vin et apprentis composaient l’avant-garde de Cromwell. Toute la cour de Charles II se moquait du calvinisme ; celle de Charles Ier penchait vers la foi catholique. On lit dans le rapport d’un nonce italien fort spirituel, qui s’appelait Panzani : « Presque tous les grands seigneurs anglais sont catholiques, sinon de profession, au moins de cœur et d’ame. »
Après la chute définitive de l’absolutisme et du génie catholique en Angleterre, le premier écrivain qui tenta la réconciliation de la sévérité calviniste et de l’élégance des mœurs fut Addison ; son style ingénieux, son agréable causerie, n’auraient pas suffi à lui assurer la place élevée qu’il occupe, s’il n’eût exercé une véritable influence politique ; promoteur et expression d’une civilisation mixte et nouvelle, grace à lui, on a pu se croire autorisé à porter des gants en restant dévot, et même se montrer poli envers les dames sans cesser d’aller au prêche. Richardson, plus bourgeois et plus rigide, lui succéda ; après lui, le calvinisme, continuant de se civiliser, enfanta en Écosse une petite subdivision d’école romanesque et d’analyse sentimentale ; Mackenzie, écrivain pâle et doux, auteur du Man of Feeling, en est le héros. À côté de lui parut l’intarissable et pieuse Hannah Moore, la Mme de Genlis de son pays, celle qui produisit Cœlebs in search of a wife (le Célibataire à la recherche d’une femme), le plus immoral des romans moraux, religieux et populaires ; une horde de femmes auteurs l’escorta, toutes prêchant la vertu, la prudence, la politique, le mariage, et quelques-unes les bonnes manières. Miss Burney et miss Edgeworth, reines de ce domaine, écrivirent à la fois le roman du grand monde et le roman religieux, ou plutôt elles fondirent un de ces genres dans l’autre. Depuis cette époque, M. Nard, auteur de Trevelyan, eut un grand succès en poussant la piété jusqu’au scrupule mystique, le bon ton jusqu’au raffinement exquis.
Ellen Middleton, œuvre née dans les hautes régions actuelles de la pensée et des habitudes anglaises, procède, à l’insu de son auteur, de ces trois sources à la fois, du roman sentimental de Mackenzie, du récit religieux et métaphysique et du roman fashionable. Il n’est pas étonnant que lady Fullerton ait puisé, sans le savoir, à ces trois sources élevées qui l’entouraient. Mais, ce qu’il est utile de remarquer, c’est le changement subi par le calvinisme, devenu aristocratique et de bon ton, transformé dans ce livre en poésie métaphysique, et venant aboutir aux limites du catholicisme même, comme nous allons le voir.
J’ai fait tout à l’heure le portrait du château. Je regrette qu’on ne nous dise pas comment y fut élevée Ellen, quel homme c’était que M. Middleton, propriétaire de ce manoir, à peine indiqué par l’auteur, mais que j’ai décrit pour y avoir vécu dans ma jeunesse. Les caractères virils échappent volontiers à lady Fullerton ; elle les estompe plutôt qu’elle les burine, et c’est là un des inconvéniens de ce talent féminin, poétiquement élégant, du ton le plus distingué, souvent aussi naïvement passionné. Imaginons M. Middleton assez chargé d’embonpoint, haut en couleur, personnel et facile à vivre, quelque médiocrité bien élevée, bien vêtue, bien portante et bien nourrie : — heureuse nature d’homme dans tous les pays. M. Middleton, remarié à une personne de son espèce, avait eu de son premier mariage une fille, Ellen. Celle-ci grandissait dans une solitude sentimentale, et pouvait avoir seize ans à l’époque dont nous parlons ; raffinée et capricieuse, indépendante et timide, ardente et réfléchie, disciplinée et mystique, pastorale et du grand monde, elle était tout cela de bonne heure et sans y prétendre. M. Mérimée, dans son conte de Colombe, a deviné ou copié finement ce produit unique de la civilisation religieuse et aristocratique en Angleterre ; les autres pays n’ont rien de pareil. Lady Georgiana ne fait point le portrait extérieur d’Ellen, ou plutôt, car c’est d’une confession qu’il s’agit, Ellen ne se décrit pas elle-même dans le roman. Pour y suppléer, en l’absence de renseignemens précis, supposons quelque brune-blonde, au profil net et fier, vive et douce, l’œil bleu et rayonnant, la chevelure brune et ondoyante, le teint transparent des Anglaises, l’arc noir du sourcil finement tracé ; Marie Stuart était ainsi. S’il est vrai, comme les philosophes grecs l’assurent, que la femme soit un danger, de toutes les races de femmes c’est bien la plus dangereuse.
Dès la première adolescence, ce danger éclata ; un geste trop vif de la jeune fille, mouvement irréfléchi de violence et de colère, précipita d’une terrasse à l’italienne qui dominait un torrent la sœur cadette d’Ellen, enfant du second lit ; sous ce coup fatal, l’enfant disparut entraînée par les eaux, sans que les habitans de la maison vissent ce malheur et en connussent la cause. Ellen rêvait, appuyée sur une des colonnes du portique, ses cheveux bruns répandus sur ses jeunes épaules ; et sa pensée volait du côté des belles montagnes bleues qui couronnaient l’horizon. Deux fois l’enfant l’avait provoquée en jouant les bras étendus au bord du parapet fatal. Deux fois Ellen avait quitté sa rêverie pour courir vers elle et l’arracher à la mort, et la méchante enfant s’était obstinée dans sa taquinerie périlleuse. Ellen s’était élancée ; l’enfant, frappée trop vivement, était tombée de l’arête extrême de la terrasse dans le torrent ; elle était morte.
Une violence passagère, voilà tout ; la vie d’Ellen sera perdue : l’auteur l’a voulu. Au siècle dernier, Hannah Moore eût choisi volontiers ce début et ce texte pour prouver aux filles anglaises la nécessité de la modération ; c’eût été le sujet d’un de ces sermons insipides qu’elle déguisait sous le titre de romans. Elle n’eût pas manqué de toucher en passant le dogme calviniste de la prédestination, auquel elle eût donné pour preuve l’acte d’Ellen et les suites de cet acte ; elle eût vivement appuyé sur cette autre injonction calviniste, l’importance des faits les plus insignifians de la vie humaine. Lady Georgiana n’est point Hannah Moore, je l’en félicite de tout mon cœur ; depuis le XVIIIe siècle, les nuances des doctrines ont changé ; une mysticité plus ardente, un besoin plus vif de consolation et d’appui sur cette terre respirent dans le roman nouveau. Vous diriez une aspiration sourde et douloureuse vers le catholicisme, tant il y a là de tendresse et de ferveur.
Le mal secret du remords subit un traitement différent sous la loi catholique et sous la loi protestante. Le catholicisme dit à l’homme : Obéis, crois, humilie ton orgueil, confesse-toi, tes fautes te seront pardonnées. Le protestantisme, au contraire : Examine ton ame, humilie-toi devant Dieu seul, sois sévère pour toi-même ; si Dieu l’a voulu, tu seras pardonné. — Ici l’autorité, là l’examen ; ici l’espoir et la confiance ; là incertitude, peut-être désespoir. Je ne décide pas théologiquement et moralement entre les doctrines, je les expose.
Le souvenir d’un seul acte coupable va poursuivre Ellen pendant toute sa vie ; les joies de son amour en seront empoisonnées, l’éclat de sa beauté s’en obscurcira, les loisirs de sa solitude y trouveront des fantômes, les suites d’un mouvement à peine volontaire l’envelopperont de soucis cruels, d’horribles intrigues, de douleurs brûlantes, et la plongeront toute jeune au tombeau. Telle est l’histoire que nous allons lire. Oiseau blessé, traînant de buisson en buisson, à travers sa courte vie, l’épine ensanglantée que rien n’arrachera de son cœur, nous la verrons mourir accablée sous cette angoisse. Avec le catholicisme et la confession, rien de tout cela n’était possible ; si, le jour même de la catastrophe, elle avait pu, comme dit Shakspeare, « alléger son ame de ce périlleux fardeau, » si un homme placé entre Dieu et elle avait eu le droit d’effacer la tache de sang, elle aurait pu vivre et moins souffrir. Le catholicisme est une religion d’autorité qui pardonne et châtie, le protestantisme une foi individuelle qui place les passions de chacun en face de sa raison, sollicitant le cœur à s’analyser, l’esprit à se juger ; ainsi les douleurs incurables retombent sur elles-mêmes, au risque de briser l’être qui les porte. L’ouvrage de lady Fullerton, à l’insu de l’auteur même, renferme un plaidoyer secret en faveur de la confession catholique, et au moment où les doctrines d’Oxford continuent leur singulier travail, où une faible portion du clergé protestant d’Allemagne les adopte, où une autre portion du clergé catholique penche vers une réforme, cette coïncidence, fortuite sans doute, est plus qu’intéressante à observer.
Revenons à l’histoire d’Ellen, et rentrons dans le manoir des Middleton pour ne plus le quitter. Deux jeunes gens y passaient les vacances, et l’un d’eux n’était pas indifférent à la jeune fille. Le grave Édouard Middleton, neveu du père, un de ces hommes sévères qui n’ont pas de jeunesse et qui attirent et séduisent la mobilité féminine par l’immobilité de l’ame et le sérieux de l’esprit, inspirait déjà à sa jeune cousine ce respect mêlé d’admiration attendrie qui chez les femmes d’ordre supérieur accompagne les préférences profondes. Lui-même aimait Ellen, ou plutôt il l’étudiait. Quant à Henri Lovell, le seul caractère viril que lady Fullerton ait peint de couleurs vives et franches, imaginez une de ces audaces saxonnes qui apparaissent assez souvent chez nos voisins, — héros épris des grandes chances, des joies folles, des courses périlleuses, des passions extrêmes, des douleurs emportées ; pour ce Lovell, la vie sans accidens eût été l’enfer. Vous avez vu sans doute de ces hommes de fougue qui parlent bien, causent brillamment, aiment l’action, et sont capables de nobles choses, quand la débauche ou le danger imprudemment bravé ne les ont pas détruits à vingt-cinq ans ? Toutes leurs saillies sont hasardeuses ; ils se reposent dans l’extrême, et n’ont d’ennemi que l’ennui. Tels Walter Raleigh au XVIe siècle, Buckingham au XVIIe, Fox au XVIIIe. Henri, dès vingt et un ans, avait brûlé sa vie. Il avait joué gros jeu à Oxford ; son oncle avait payé ses dettes. À Londres, il avait recommencé de plus belle, et tout prêt à se déshonorer et à se tuer, une ancienne gouvernante de sa famille l’avait sauvé, à grand prix comme on va voir.
Parlons de cette gouvernante. J’aurais voulu que mistriss Tracy fût étudiée et peinte à la façon de Holbein et de Rembrandt ; je vois d’ici sa figure sèche et pointue, l’étincelle de deux petits yeux enfoncés, l’air dévot et amer, le bonnet collé sur la tête, et une certaine austérité avare répandue sur toute la personne. Mistriss Tracy avait passé la première moitié de sa vie à servir ; elle en passait l’autre moitié à intriguer. Devenue assez riche à force d’économie sordide et de petits héritages entassés, elle pensait à faire épouser à Lovell, resté sans fortune, Alice, sa fille unique. Toute l’ambition de cette femme se bornait là ; elle n’avait que cette seule idée, acclimater sa fille dans le cercle magique du monde supérieur qu’elle avait vu de si près et avec tant d’envie. C’est encore un trait lumineux qui peint admirablement les classes inférieures de l’Angleterre.
Une promesse de mariage, signée en faveur d’Alice, avait été le prix dont Lovell avait payé la générosité intéressée qui lui rendait la vie et l’honneur. Ainsi Lovell tombe sous le joug de sa faute, comme Ellen, meurtrière irréfléchie, plie sous son remords. Ces deux personnages vont se rencontrer ; ils sont l’un et l’autre impétueux, pleins d’orgueil, de passion, d’inexpérience, misérables par la conscience, et la lutte qui va s’établir entre eux est le sujet du roman, — un très beau sujet.
Le crayon de l’auteur n’est pas toujours assez vigoureux dans le dessin des portraits. J’aurais aimé plus de finesse et de force dans les touches, un M. Middleton plus nettement accusé, une mistriss Tracy plus femme de chambre, un Édouard Middleton mieux caractérisé. Ce livre, que distingue une sorte de retour secret et involontaire vers une religion plus fervente, incline aussi vers ce genre de roman que l’Angleterre comme la France a oublié depuis long-temps, — vers Zaïde ou la Princesse de Clèves ; la passion y absorbe les caractères, elle les efface, les enveloppe et les fond dans un foyer de vapeur ardente : là, de nos deux facultés sentir et penser, c’est la première qui l’emporte. Nous ne chercherons point ici quelle secrète liaison rattache la fiction pathétique et passionnée, — forme particulière de l’art, — à la foi tendre et rêveuse de sainte Thérèse et de saint François de Sales. Le roman de caractère et d’extrême analyse, tel que Richardson l’a fait, est essentiellement le roman protestant ; c’est l’examen qui le domine et qui y règne : on y voit tout à la loupe ; et que deviennent les passions, quand le microscope s’en empare ? Si, au contraire, c’est de la passion humaine que l’on s’occupe surtout, l’attention manque pour l’analyse ; le théâtre espagnol en est la preuve ; sans analyse, sans observation détaillée, c’est le théâtre catholique par excellence. Il y a donc un art catholique et un art protestant, comme un art romain et un art germanique. Quand on n’a pas étudié d’assez près ces matières, on accuse trop facilement de subtilité ou de paradoxe ces résultats, qui éclairent, par leur exactitude incontestable, les profondeurs même de l’histoire littéraire ; j’indique seulement cette veine aux méditatifs. Continuons notre récit.
Le secret d’Ellen, inconnu de toute la famille, ne l’est pas de deux personnes, de Lovell et de mistriss Tracy, qui ont tout vu d’une chambre du château. La gouvernante profitera de ce qu’elle sait, elle en usera pour ses desseins ; déjà elle redoutait que Lovell s’attachât à la jeune Ellen, tous ses plans formés en faveur d’Alice pouvaient être ainsi déjoués. Ce secret domine la position entière, la femme de chambre peut perdre Ellen ; comme la mort de l’enfant assure à sa sœur aînée la fortune paternelle, cet acte peut devenir le texte d’imputations odieuses. Quant à Lovell, avec un caractère tel qu’est le sien, vous présumez bien qu’il aimera Ellen ; là se trouvent à la fois le danger, l’attrait, la passion, l’impossible ; il se met donc à aimer éperdument sa cousine. Attirée vers lui par une analogie mystérieuse de caractère, par l’éclat, la grace, la nouveauté, le fracas des manières, elle ne lui donne après tout que sa curiosité de jeune fille ; la portion sérieuse de son cœur est captivée par la gravité de Middleton. Cette nuance est charmante de délicatesse et d’ardeur. Les progrès que Lovell a semblé faire dans les préférences d’Ellen affligent Édouard, qui part pour le continent ; ils déplaisent fort à l’oncle, qui donne à Lovell son congé définitif.
Ellen reste seule au château. Figurez-vous les grandes pelouses d’un vert sombre, l’ombre des chênes aux énormes branches, le silence du manoir, la mélancolie des cloches lointaines, la régularité sourde de la vie, le murmure continu du torrent tombant de la cascade dans les fossés, l’orgue qu’Ellen fait soupirer sous les voûtes de la grande salle qui date des Plantagenets, le remords et le chagrin de l’enfant devenue jeune fille, le départ du cousin adoré, la crainte vague jetée dans son ame par quelques mots obscurs que Lovell a prononcés. Que tout cela est triste, et que nous arriverions facilement à l’une de ces créations qui, sous prétexte d’être sentimentales, nous plongent dans le marécage de la mélancolie éternelle, si une peinture fine du grand monde à la campagne ne réveillait l’esprit et ne ranimait la composition ! Ceci est velouté, délicat, et cependant vrai. La tapisserie, les chenets et la pincette n’y sont pas décrits et détaillés comme par gens qui n’auraient marché de leur vie que sur le carreau d’un cinquième étage ; les fourchettes et les réchauds de vermeil n’apparaissent pas avec fracas comme des héros extraordinaires. Ce qui constitue le vrai high life, c’est l’habitude de ne faire aucune attention à ces choses ; et je m’extasie toujours sur la vulgarité de ceux qui, pour peindre les mœurs d’un certain monde, appuient sur la livrée, le plateau qui supporte la lettre, et les ajustemens du tapissier. Quand on a vécu dans ces habitudes, imagine-t-on que l’on puisse vivre autrement ?
Lovell est amoureux et veut retrouver sa cousine ; il la fait inviter à passer la saison chez une parente de son père. Là se trouvent réunis des gens de fort bonnes manières, qui ne manquent pas, grace à Dieu, de leurs petits ridicules : — complimenteur fade, élégant maladroit, roué triste, et surtout une petite créature, délicieuse celle-ci et originale, Rose l’Irlandaise, avenante, riante, bondissante, rose comme son nom, patriote devant les ministres, un peu sauvage dans le bon ton, et chantant ses mélodies nationales à la barbe des tories. C’est charmant de vivacité et de grace. Viennent de bonnes scènes de salon ; l’élégant maladroit, lorsque la pauvre Ellen, assise au piano et forcée de chanter douze couplets d’une romance, passe trois de ces couplets, la rappelle à l’ordre ; « il ne veut pas perdre une note de cette voix délicieuse, » observant galamment que la cantatrice a fait tort de trois couplets à l’auditoire, et qu’il « veut son compte » absolument.
Un soir cependant, l’Irlandaise, assise au salon devant sa table à ouvrage, et voyant tout le monde réuni, y compris Henri Lovell, s’arma d’un air grave, déposa sa tapisserie, appuya ses deux petits coudes sur ses genoux, et, soutenant de ses deux mains sa petite tête rose et ronde, fixa un regard sérieux sur Henri Lovell, et lui dit de sa voix la plus solennelle : — « Monsieur Henri Lovell, je suis fâchée d’être obligée de vous faire une déclaration désagréable ; vous m’épouserez demain matin ; il le faut absolument. — Ah ! dit Henri en se baissant respectueusement ; s’il le faut absolument, mademoiselle, je suis prêt à tout ! »
Ceci étonna un peu, bien que l’on fût accoutumé aux gentillesses de l’Irlandaise. On se groupa autour d’elle.
« Voici ce que c’est, reprit-elle gravement. Vous savez que j’ai du goût pour les excursions matinales. Je montais le pony Sélim ce matin d’assez bonne heure, et j’avais pris avec moi le vieux John, monté sur son alezan. Sélim aime à courir, je suis de son avis, mais pas John. Au détour de New-Forest, il avait laissé entre l’alezan et ma bête au moins une soixantaine de pas. Il ne se pressait guère, et le coin du bois, l’empêchant de me voir, deux messieurs, fort mal vêtus par parenthèse, débouchèrent du taillis. L’un arrêta Sélim par la bride, et l’autre me dit d’une voix rauque : — Ah ça ! vous épouserez Henri, entendez-vous ! ne faites pas la bégueule ; épousez vite, ou vous aurez à faire à nous. Épousez Henri Lovell le plus tôt possible. — Il entendit le pas du cheval de John et déguerpit. Vous voyez, monsieur Henri, qu’il n’y a pas de temps à perdre ; ces messieurs m’ont l’air très résolus. J’ignorais vos intentions, qui sont très flatteuses ; mais vous avez là de singuliers amis. »
Cet interlocuteur de New-Forest est un nouveau personnage que lady Fullerton nous amène ; ici encore, elle touche à un monde qu’elle ne connaît pas, et elle a tort : elle ne sait pas le peindre. Cet homme, cousin de la femme de chambre, mauvais sujet de bas étage, quelque déporté de Botany-Bay, s’est amouraché d’Alice ; il s’appelle Brandon, et n’ignore aucun des plans de mistriss Tracy ; aussi traverse-t-il de toutes ses forces un mariage qui va lui enlever celle qu’il aime. Il a pris Rose pour la jeune Ellen, et lui a fait cette algarade ridicule, un jour sans doute qu’il avait bu dès le matin. Quoi qu’il en soit, le redoutable secret d’Ellen se trouve entre les mains de trois personnes, de Lovell, de Brandon et de la cousine de ce dernier, mistriss Tracy.
L’amour de Lovell pour Ellen augmente ; oubliant son engagement envers Alice ou le méprisant, il se déclare, menace, prie, se désespère, et se voit repoussé par Ellen. Dans son dépit, il épouse Alice ; Ellen se marie à Édouard : double mariage qui, loin de terminer le roman, complique le drame, l’assombrit, l’enflamme, et accroît les angoisses de chacun. D’un côté, le mariage sans amour ; de l’autre, un mariage d’inclination empoisonné par un souvenir secret qui pèse et déchire ; c’était fort beau à peindre ; lady Fullerton n’a rempli que la plus difficile moitié du cadre, la seconde. Ellen, sûre d’être aimée, craint son mari, elle sait que le plus léger souffle pourrait ternir ou affaiblir cette affection fondée sur l’estime. Cependant Lovell, en vain marié, dédaigne la froide Alice, s’attache aux pas de la jeune femme qui l’a repoussé, avive son anxiété, la force à s’occuper de lui, exploite les terreurs d’une ame de vingt ans et les scrupules d’une ame religieuse, et la contraint de le rappeler chaque jour près d’elle pour la défendre contre mistriss Tracy et Brandon, qui, voulant de l’argent sans doute, assiégent l’hôtel de lettres anonymes et de hideuses menaces. L’obstacle enflamme la passion de Lovell, l’incendie s’allume jusqu’au délire chez un homme de sa trempe, la crainte nerveuse d’une femme élevée comme l’a été Ellen s’accroît aussi ; le progrès fatal de cette terreur toujours frémissante, et du mal physique qu’elle porte dans une organisation fragile, l’espoir secret et violent qui se forme chez Lovell, les ombrages grandissans d’Édouard, — cette peinture est terrible et de l’effet le plus touchant.
Mariée à Lovell, qui la dédaigne, Alice, au milieu de ce drame, reste complètement délaissée de son mari ; mistriss Tracy s’en formalise à juste titre ; Brandon, qui n’a pas renoncé à sa tendresse pour Alice, espère la venger et se venger lui-même de Lovell ; il cherche donc le mari pour l’avertir de ce qui se passe ; les lettres anonymes recommencent à pleuvoir ; le réseau fatal et brûlant se resserre autour de la pauvre Ellen. Tout cela est encore plein d’intérêt, de vérité, souvent de profondeur. Mais l’intérieur glacé, le triste mariage de Lovell et d’Alice auraient pu être mieux reproduits. Quel tableau ! le mariage sans sympathie, le foyer sans la flamme, les cendres mortes, la vie sans l’étincelle, deux cadavres unis, deux bourreaux enchaînés pour se torturer la plus horrible des souffrances ! L’Alice de lady Fullerton ne me satisfait pas ; sa blonde pâleur et sa dévotion pâle ne me disent rien. Elle méritait d’être étudiée ; fille du peuple, en butte aux dédains polis d’un homme de race, elle souffre plus qu’Ellen, puisqu’elle n’est pas aimée. C’était là une situation neuve et belle, et que l’auteur a manquée.
Ainsi marche ce roman, mélange de défauts ou plutôt de lacunes réelles compensées par des beautés vives. Les bourgeois de lady Fullerton, ses personnages vulgaires et ses monstres n’ont pas de vérité ; ils ressemblent trop à ces tigres brodés en soie plate par l’aiguille des dames de son pays. Cela ne vit pas, cela ne mord et ne griffe pas. J’aime peu les ressorts violens à côté de peintures éthérées, ces passions brutales heurtant le raffinement des mœurs ; ajoutons que tout ce qui est exquis dans le roman est parfait, le reste insuffisant. Le sentiment religieux se transformant en vapeur de subtile poésie, l’élégance poussée à son dernier terme, le scrupule métaphysique atteignant son expression de torture la plus délicate, toutes les douleurs ressenties par les oisifs exprimées dans leur intense réalité, voilà ce qu’il faut demander à l’œuvre nouvelle ; hors de cette sphère, l’auteur n’a ni le pied ferme, ni le coup d’œil précis. L’art peut lui reprocher le choc des évènemens mélodramatiques et des peintures délicates ; la morale peut blâmer l’apparition passagère de ces subalternes odieux qu’elle fait agir : elle les montre inévitablement comme d’atroces coquins. Sans avoir l’honneur de connaître lady Fullerton, on parierait volontiers qu’elle n’a guère vu ce monde-là, si ce n’est pour faire appeler sa femme de chambre, et que la bourgeoisie doit être pour elle une région curieuse et nouvelle. Elle se trompe ; l’homme du labeur physique ou même du servage domestique n’est pas plus nécessairement abject que l’homme du grand monde inévitablement vicieux. Je reste de l’avis de mes maîtres, Cervantes, Shakspeare, Montaigne, Tacite ; ils ont passé leur vie à observer les lumières et les ombres inégalement répandues sur les variétés de notre espèce.
Cette fiction de la nouvelle romancière, trop longue d’ailleurs et à laquelle manque tout un côté de la vie humaine, émane si complètement de la sphère qui domine la société anglaise, elle ressort si intimement des idées et des sentimens raffinés de ce monde à part, qu’il suffit d’une hypothèse pour tout renverser. Remplacez par une confiance et une franchise bourgeoises le scrupule dont Ellen est possédée et dont elle est victime. Que la jeune femme vienne trouver le grave Édouard quand il est de bonne humeur, après le succès de son élection par exemple et le triomphe de sa cause, qu’elle lui dise : « Édouard, je me suis trompée, je vous ai trompé aussi. J’ai commis une faute autrefois, légère par l’intention, horrible par les suites ; j’en ai fait une plus grande quand je me suis cachée de votre sévérité, redoutant la perte de votre tendresse. J’ai eu tort mille fois davantage lorsque mon orgueil m’a défendu de me placer sous votre aile. Ah ! pardonnez-moi, j’ai demandé protection à un autre que vous ; et celui-là, je ne l’aimais pas ! Vous voyez mes fautes ; la plus grave a été de vous craindre, vous que j’aime ! Pardonnez-moi donc, Édouard, c’est là mon crime. Henri avait surpris un secret effroyable qui m’appartient. J’avais peur ; je l’ai cherché, je l’ai vu, je lui ai écrit, toutes les apparences sont contre moi, toutes sont menteuses ! Soyez sévère, mais soyez juste, Édouard, pardonnez-moi ! »
Ellen ne prit conseil que de sa fierté et de sa crainte. On imagine ce que dut souffrir cette jeune femme pour qui le monde et l’avenir étaient dans l’amour de son mari. Elle se persuadait qu’une fois instruit de ce qui s’était passé, de la mort de sa sœur et des conversations intimes de sa femme avec Lovell, il ne voudrait plus la regarder ni l’entendre. Lady Fullerton triomphe dans la peinture de ces souffrances ; Ellen se voit dégradée dans le cœur de l’homme qu’elle aime ; plus les lettres anonymes se multiplient, plus elle redouble de soins pour les intercepter et les supprimer. Rien de tout cela ne serait vraisemblable dans des conditions différentes ; l’éducation aristocratique, religieuse, poétique, le suprême raffinement des idées et des habitudes, expliquent seuls les terreurs et les longs scrupules d’Ellen. Middleton espère et attend de sa femme une perfection idéale, une régularité angélique, avant comme après le mariage ; pour lui dérober ce secret et celui de ses innocens rapports avec Henri, elle s’abaisse à tous les subterfuges, elle admet les mille faussetés qui ne trompent jamais qu’à demi. Pauvre femme ! il lui faut cacher ses démarches, gagner les domestiques, épier, attendre, mentir, passer par les anxiétés et les lâchetés d’une vie de ruses et d’embûches. Cette situation fait grande pitié. Les ombrages de Middleton augmentent ; cet homme tout d’une pièce raisonne le caractère de sa femme au lieu de la deviner par l’instinct et la sympathie. Il se tait, il observe, et toutes les preuves s’accumulent contre la jeune femme ; qui ne la croirait coupable ? elle pleure en secret ; sa santé s’affaiblit ; elle voit souvent Lovell, le reçoit seul, mystérieusement, en l’absence de son mari ; enfin une enveloppe contenant plusieurs billets écrits par elle à Henri est adressée à Middleton lui-même. Alice, avertie par mistriss Tracy, les a tirés d’un secrétaire brisé par elle. Ces billets, de deux ou trois lignes, respirent la terreur et l’agitation les plus vives ; ils demandent grace, ils appellent Lovell ; pour qui n’est pas instruit des évènemens, ces lettres ne laissent pas de doute. Middleton suit la ligne de conduite d’un digne gentleman, pour qui le scandale est pire que la mort, et s’éloignant sans bruit, défend à Ellen, par une lettre calme et sévère, de jamais revoir Lovell. Ellen, au désespoir, ferme sa porte à toutes les visites ; après quinze jours de fureurs désespérées et d’inutiles recherches, Lovell brise la consigne ; il se trouve aux genoux d’Ellen, quand Middleton reparaît. On a enfreint ses ordres, il est inexorable ; Ellen est chassée de sa maison par un billet laconique qui ne veut pas de réponse.
L’agonie de la jeune femme depuis ce moment arrache des larmes ; mille petits traits sont d’un pathétique achevé, et l’ensemble du récit porte un caractère de simplicité profonde qui rappelle Madame de La Pommeraye, ce chef-d’œuvre de Diderot, ou Manon Lescaut, cet autre chef-d’œuvre. « Je ne m’évanouis pas, dit-elle, je ne versai pas une larme ; un poids terrible accablait mes membres et arrêtait ma respiration ; la source des larmes était tarie, mon ame gémissait seule ; je n’attendais rien, je n’espérais rien. Je n’osais pas marcher. Mes yeux s’arrêtaient sur ces mots : Quittez ma maison pour toujours, je ne vous reverrai plus. Faire un pas, c’était partir ! — Partir ! cela ne pouvait être. Je tombai à genoux et j’essayai de prier… Puis je me relevai, je passai la main sur mes cheveux. J’avais perdu mes gants, j’ouvris un tiroir pour en chercher d’autres ; je n’en trouvai qu’une paire qu’Édouard m’avait dit de quitter parce qu’il n’en aimait pas la couleur. Ce que sa lettre n’avait point fait, ce que n’avaient pu faire les horribles souffrances du dernier jour, cette misérable circonstance en vint à bout. Je pleurai amèrement, et le poids qui oppressait mon cerveau diminua. Je traversai d’un pas rapide l’antichambre ; le portier[2] me demanda : — John suivra-t-il madame ? — Je fis signe que non, et je m’élançai. Puis revenant sur mes pas avant que la porte fût fermée — Je serai de retour dans une heure, lui dis-je. Pourquoi parlais-je ainsi ? l’habitude est forte, le cœur est faible, et je ne voulais pas m’avouer à moi-même que je partais pour toujours.
« Marcher à travers les rues populeuses avec un horrible chagrin dans le cœur, un tourbillon douloureux dans le cerveau, coudoyer des êtres heureux, insoucians, affairés, se poser à soi-même sans cesse une question insoluble, infinie, à laquelle rien ne répond qu’un sentiment vague de douleur aiguë, rencontrer le regard curieux de l’indifférence, le salut de celui qui vous reconnaît, pendant que le cerveau se fend et que la tête se brise ! qui a éprouvé tout cela ? — Moi !… Les rêves de la fièvre n’ont rien de plus douloureux… Je marchais vite, seulement il me semblait que les dalles s’étendaient indéfiniment sous mes pas et que les voitures en roulant emportaient Édouard. Au détour d’une rue, M. Estcourt le joueur, le satirique, le roué, l’ami de Henri, me reconnut, sourit et me salua ! »
Frappée à mort, elle va cacher sa peine dans un recoin de village inconnu. Là, mourante de l’affection de poitrine que les douleurs intérieures ont développée, elle est consolée par un ministre anglican nommé M. Lacy ; ce dernier va chercher Édouard, obtient de Lovell mourant l’aveu écrit et explicite de sa longue conspiration contre Ellen, et amène au lit de mort de la jeune femme son mari, qui reçoit en pleurant ses derniers soupirs. Expression d’une sensibilité tendre et profonde, d’une religion sévère et épurée, d’une poésie exaltée et d’une vie spéciale, il ne manque au roman de lady Georgiana que ce qui fait défaut à la plupart de nos livres ; — d’être plus court. En un volume, c’était un chef-d’œuvre.
Le début du livre est poétique, triste et bien inventé ; on voit toutes les curiosités oisives et l’intérêt honnête du village se grouper autour de l’étrangère malade, et le ministre anglican chercher à consoler cette douleur. Un nuage de mysticité vague attendrit ce prélude, qui émeut vivement ; les cérémonies d’un culte rigide accomplies dans la chambre de la malade, entre une petite domestique de campagne et une bonne femme de propriétaire, à genoux toutes les deux, ont quelque chose de touchant comme un visage sévère baigné de larmes. C’est le calvinisme qui s’amollit et se détend, qui console et qui pardonne, non plus la terrible loi qui tua Marie Stuart, ni même la sévérité bourgeoise qui sacrifia Clarisse Harlowe : quelque chose de plus tendre et de plus rêveur, comme une teinte secrète de catholicisme, s’est glissé peu à peu dans cette religion dure ; les larmes coulent, le repentir est consolé, l’aiguillon de la douleur s’émousse. Le ministre protestant devient presque un confesseur ; la faiblesse humaine a parlé plus haut que l’orgueil ; encore un pas, et vous aurez les flots d’encens, les images saintes qui pleurent et sourient, la procession aux robes et aux accens qui flottent dans l’air, la lueur mélancolique des vitrages et la solennelle élégie de l’orgue sous les voûtes qui gémissent.
Sans doute le mysticisme est ici plus délié que dans les œuvres de l’art purement catholique, l’émotion s’y montre plus métaphysique. Autour de la jeune femme anglaise mourante, c’est encore le protestantisme qui déploie ses ailes protectrices, la religion du foyer et de la famille. Je n’y vois pas surgir l’autorité redoutable de la vieille foi catholique qui lie, délie, tombe comme la foudre sur le coupable, ou tire le repentir du fond des abîmes ; mais ce n’est plus aussi le vieux dogme du terrible Knox, qui, passant devant de jolies femmes dans l’antichambre de Marie Stuart, leur criait : « Allez, cadavres, les colliers et les perles qui vous couvrent dureront plus que vous ! »
Philosophes, ne dédaignez pas ce conte écrit par une femme ; je vous conseille de vous arrêter un peu, et de méditer comment les doctrines changent à l’insu même des nations qui les professent et qui les ont défendues au prix de leur sang.