Emile Clermont

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Emile Clermont
Revue des Deux Mondes6e période, tome 33 (p. 151-158).
ÉMILE CLERMONT

Parmi tant de pertes qu’ont faites les lettres françaises, depuis le début de cette guerre, la mort d’Emile Clermont est une des plus douloureuses. Nos lecteurs n’ont pas oublié ce roman de Laure, d’une psychologie si pénétrante, d’une si fine sensibilité, d’une mélancolie si noble, un de ces livres chers aux délicats et qui faisait songer au Dominique de Fromentin. Celui qui, à trente-deux ans, écrivait de telles pages, promettait de devenir un maître. Il est tombé, le 5 mars, à Suippes en Champagne, en s’exposant pour ses hommes dans une de ces héroïques folies de sacrifice familières à nos officiers. Sa fin glorieuse n’ajoute pas seulement une page au livre d’or des écrivains tués à l’ennemi. Depuis qu’il était aux armées, un changement s’était fait dans ses idées, dans ses sentimens, qui témoigne pour beaucoup de ses compagnons d’âge. Type d’intellectuel, esprit subtil et qui se plaisait aux complications de l’analyse, âme inquiète, cœur souffrant, il était aussi peu que possible préparé aux besognes de la guerre. Comment il les a acceptées, les plus dures et les plus périlleuses, quelle influence avait eue sur lui la vie militaire, quelle transformation la guerre avait opérée en lui, c’est la magnifique leçon qui se dégage de cette vie et de cette mort.

Emile Clermont appartenait à une de ces familles de bourgeoisie provinciale en qui se perpétuent les meilleures traditions de la race. Ses romans, faits, pour une bonne part, d’impressions et de confidences personnelles, contiennent plus d’un trait de biographie. Il est parlé, dans Laure, d’une famille où un représentant de chaque génération laissait des mémoires intimes, souvent dénués d’art et de couleur, mais riches en indications sur les façons de vivre de jadis. Emile Clermont a pu feuilleter, dans la bibliothèque de famille, ces mémoires qui étaient ceux des siens. Il a rêvé entre leurs pages. Il a eu ainsi, de très bonne heure, la sensation de toutes ces existences qui ont précédé la nôtre et que la nôtre continue. Il a éprouvé en lui l’influence bienfaisante de ce long passé, de ce passé tutélaire. C’est un fait que l’éclosion d’une certaine fleur de noblesse morale suppose une culture et veut la collaboration du temps. Une mère très douce, très tendre, a pu lui léguer ce qu’il y avait en lui de sensibilité presque féminine. Son père, ingénieur, lisait Virgile à la chasse et faisait des vers latins. Ainsi le futur écrivain trouvait partout, autour de lui et derrière lui, dans l’atmosphère familiale comme dans les souvenirs de son ascendance, le goût des choses de l’esprit et l’habitude de la délicatesse morale.

Son enfance s’écoula, triste et maladive, dans la morne grisaille d’une ville industrielle. Des bâtimens enfumés, de laides maisons, des rues sordides : pas une échappée de verdure, pas un monument. « Combien de fois, depuis, en voyant dans plusieurs villes de province de bonnes cathédrales gothiques qui se haussent au-dessus des toits voisins avec cet air ailé que leur donnent leurs chimères et leurs gargouilles, combien de fois j’ai regretté qu’une œuvre d’art pareille n’ait pas abrité mes premiers désirs ! Elle m’eût donné une image nette de la beauté : elle m’eût épargné peut-être la stérile mélancolie. » Sur cette organisation débile, sur ces nerfs tendus les impressions douloureuses s’inscrivaient profondément. Vers la douzième année, l’enfant eut la révélation des réalités de la mort. Ce fut pour lui une sorte de tragédie intérieure. Longtemps il lui fut impossible d’en secouer l’émotion trop forte : comment cheminer gaiement dans la vie quand on sait l’abîme où elle aboutit ? Ainsi, tout lui était une occasion de rentrer davantage en lui-même, de se replier sur soi, de s’enfoncer dans un travail précoce de réflexion et de méditation.

A l’Ecole normale, il s’était spécialisé dans les études historiques. Mais il n’était fait ni pour l’enseignement de l’histoire, ni pour l’enseignement. Il reconnut son erreur et désormais se consacra tout entier à la littérature d’imagination. Il voyagea, surtout en Italie : son premier livre a été écrit dans une retraite silencieuse et parfumée, à Monte Oliveto. Puis il se fixa à la campagne. Il en aimait le calme et la solitude, il découvrait dans l’incessante mobilité des aspects de la nature de secrètes affinités avec les mouvemens de son âme.

Un genre devait le tenter : le roman d’analyse. Il y excella tout de suite. Ses deux livres : Amour promis et Laure, appartiennent à cette forme traditionnelle de notre littérature que les romantiques ont reprise aux classiques, et que nous avons héritée d’eux. C’est le roman sans incidens venus de l’extérieur, sans détails pittoresques et qui datent. L’auteur d’Amour promis nous explique qu’il n’expose pas de situations neuves et frappantes, mais une histoire monotone malgré sa fin tragique. Et celui de Laure nous fait une déclaration toute pareille : « Cette histoire est presque sans âge et sans date : elle pourrait s’être accomplie il y a deux siècles, et c’est à peine s’il s’y trouve un certain frémissement qui la fait d’aujourd’hui. » La trame de tels récits n’est autre que l’étoffe même de nos sentimens. Le mouvement ne vient que de la progression du travail intérieur. Il s’accomplit, ce travail, lentement, sourdement, et à notre insu, mais d’ailleurs sans interruption, sans trêve, et soudain il se révèle, il nous apparaît à nous-mêmes. Un geste, un mot, moins encore, l’air dont ce geste est fait, l’accent de la voix qui prononce ce mot, prend une signification imprévue, trahit le chemin parcouru. L’atmosphère même est imprégnée de pensée, chargée d’une électricité morale : on y respire de l’angoisse, de la gêne, ou de la cordialité et de la joie. « Même un étranger qui eût, par hasard, entendu cette conversation lente et coupée eût remarqué combien elle éveillait d’échos en chacun des assistans, et combien, à cause de tout ce mouvement d’âmes, elle se déroulait avec solennité. » Il va sans dire qu’un tel genre de récits ne s’adresse qu’à une élite. Ceux qui n’ont aucune part à cette vie intérieure n’en peuvent goûter la minutieuse description. Mais il ravit ceux pour qui les choses de l’âme sont la grande affaire.

Une série de chefs-d’œuvre, au début du XIXe siècle, a fixé pour longtemps le caractère du roman d’analyse. Tandis que le XVIIe siècle, qui est par excellence le siècle de la littérature psychologique, s’appliquait à connaître les sentimens les plus répandus et à les étudier dans leur plus grande généralité, le XIXe siècle a surtout été attentif aux cas singuliers, aux déformations exceptionnelles. Le jeune homme qui nous fait sa confession dans Amour promis se plaint d’être né avec une « sensibilité trop aiguë. » De là tous ses malheurs, et, ce qui nous touche davantage, tout le malheur qu’il répand autour de lui. Il est plein de désirs, et leur réalisation n’égale jamais ce qu’il s’en était promis. Car c’est un trait de ces natures malheureuses qu’elles sont organisées pour ne pas jouir des biens les plus ardemment souhaités et pour souffrir doublement de maux, même imaginaires. Incertaines, changeantes, à la merci de chaque impression, et ne se reconnaissant plus d’un jour à l’autre, ce qui leur manque c’est d’avoir une personnalité assez accusée. Et peut-être est-ce là ce qui les incline à cette perpétuelle étude d’elles-mêmes. C’est faute de pouvoir jamais se trouver qu’elles se cherchent sans cesse. Elles se perdent dans leurs propres complications qui vont à l’infini. Et l’analyse où elles se complaisent, loin d’être un remède au mal, va encore l’aggravant. Le jeune homme inquiet dont Emile Clermont nous conte la déplorable aventure est un fervent de l’analyse. Il tente d’y convertir Hélène, la jeune fille dont il fera sa victime. « Vous avez en vous, lui dit ce fâcheux directeur de conscience, un grand nombre de sentimens qui vous sont communs avec les personnes qui vous entourent et même qui vous ont été inculqués par elles. » Mais vous en avez d’autres aussi qui vous sont propres, que vous ne devez qu’à vous-même. Attachez-vous à connaître et à développer ces derniers : vous arriverez ainsi à une vie plus personnelle et plus profonde. » Donc, le conseil qu’il lui donne, c’est de se singulariser. Il l’engage dans les voies de l’individualisme. Aussi, combien nous approuvons Hélène lorsque, se repentant d’avoir été une trop fidèle disciple, elle constate l’effet de ces dangereuses leçons : « Déjà je m’accordais mal avec les personnes avec qui je dois vivre, et à moins que je ne me fisse à nouveau pareille à elles, cette distance devait s’accroître de jour en jour : je finirais par ne plus m’intéresser à rien de ce qui les intéresse : cela leur serait pénible et à moi aussi. Pour une jeune fille, c’est impossible. Je crois que si l’on se sent différente des autres, le mieux est de s’appliquer à leur ressembler. » La qualité de l’enseignement lui a ouvert les yeux sur les mérites du professeur : « Il y a en vous quelque chose d’incertain et de fuyant : on dirait que vous ne cherchez partout que des occasions de faire vibrer vos pensées... Sans doute, vous souhaiteriez aimer : vous avez l’air de vous livrer dans vos paroles ; vous le voudriez peut-être, mais, au fond, vous restez attentif et glacé... Je me demande si vous ne restez pas en dehors de ce que vous éprouvez. » Le portrait n’est pas flatté, mais il est criant de ressemblance. Hélène, pour en avoir déjà souffert, a bien vu l’égoïsme foncier de ces natures trop occupées d’elles-mêmes et qui y rapportent tout l’univers. C’est aussi le jugement de l’auteur, et c’est pourquoi son récit, commencé en idylle, se termine en roman de Stendhal.

Le roman de Laure nous présente, transposé dans un type de jeune fille, un caractère de même espèce, mais de qualité très supérieure. Frêle et souffrante elle aussi, Laure est, par nature, repliée sur elle-même, et concentrée en une sorte de timidité silencieuse. Hâtons-nous de dire que chez elle la singularité est synonyme de distinction : ce qui la fait différente des autres, c’est une rare élévation morale. Elle veut mettre dans sa vie quelque chose qui lui donne du prix, et que tout s’y passe non pas seulement sur un autre plan, mais sur un plan supérieur. Elle aspire à la perfection. Belle âme devant Dieu, mais mal adaptée aux exigences du commerce humain. Elle est toute en contradictions, oscillant d’un sentiment à l’autre sans pouvoir se tenir à aucun. Gagnée à l’attrait mystique des choses infinies, elle semble faite pour la vie religieuse, et pourtant elle n’a pas la vocation. Elle aime un jeune homme dont elle est aimée, et, pour lui avoir donné l’impression d’être trop différente de lui, elle le laisse se détacher d’elle et, comme le Clitandre des Femmes savantes, reporter sa tendresse sur une autre Henriette. Elle se sacrifie pour sa sœur ; et plus tard, constatant pour quel médiocre résultat elle s’est sacrifiée, elle en éprouve de la déception, comme si le sacrifice devait toujours avoir sa récompense ! Elle entre au cloître, et y étant entrée surtout pour chercher une diversion à son chagrin, elle ne peut y rester. Elle s’essaie de nouveau à la vie laïque ; et, pour quelques jours qu’elle a passés dans le ménage de sa sœur, elle risque de l’avoir à jamais brouillé. Nulle part elle n’est à sa place et dans son cadre. Cruel effet de cette disposition inquiète qu’elle a apportée en naissant. Heureuses celles qui ont accepté la vie avec simplicité !

Ces subtiles études morales s’encadrent dans de très fraîches descriptions de nature. Le contraste n’est pas pour nous surprendre. Depuis Rousseau, la méditation moderne s’accorde avec un vif sentiment de la nature : le promeneur solitaire regarde autour de lui et trouve dans les mille nuances de l’atmosphère un accompagnement à sa rêverie. Emile Clermont parle de la campagne en homme qui y a vécu, qui en a la vision directe et l’intime sensation. Il en sait rendre surtout les aspects de mélancolie, où flotte un voile de brume et comme une âme de tristesse : « La nuit descend, la voix des pâtres sonne plus haut dans la vallée, et la brise que le soir élève, glissant sur la surface des étangs comme la frange d’une écharpe invisible, les ride et les ternit. » Ailleurs, un des personnages croit entendre, dans une clameur qui déchire l’air nocturne, le cri de sa propre souffrance : « En cet instant, un long cri tragique et bizarre, comme il en monte quelquefois des nuits d’hiver ou d’automne, déchira l’espace, probablement la clameur d’agonie de quelque oiseau attaqué dans les marais de la rivière. Elle en fut physiquement touchée, atteinte : elle tendit l’oreille avec angoisse, l’âme tremblante et suspendue : sans doute, si elle-même s’était plainte, elle se serait plainte ainsi. » Cette harmonie du paysage avec l’état de notre âme est un des thèmes habituels de la poésie lyrique. Les romans personnels d’Emile Clermont sont aussi bien des romans lyriques. Plus qu’à tout autre modèle, c’est à René qu’ils se rattachent. Certains tours de phrase, voisins de la poésie, en procèdent directement. « Pressentimens, doutes, que ne vous ai-je écoutés ? Au murmure berceur des sapins, près de ce ruisseau qui jasait sur les pierres, que ne me suis-je arrêté davantage à ces révélations d’un prochain avenir ? » Et lorsque le jeune homme d’Amour promis, pour retrouver certains momens de vie ardente, offre par avance tous les sanglots de son cœur et « écarte avec dédain les heures inertes et les jours indifférens, » ne croit-on pas entendre encore une fois retentir l’appel aux orages désirés ?

Dans quelle mesure les romans psychologiques d’Emile Clermont étaient-ils des confessions, c’est une question toujours délicate, question de mesure et de nuances. L’auteur ne se confondait pas avec eux, cela va sans dire, mais il était avec eux en sympathie. Il s’intéressait à leurs complications et à leurs inquiétudes, parce qu’il en portait en lui le germe. Or voici ce qui est capital. Depuis ce jour d’août 1914 où l’écrivain devenu soldat a rejoint son régiment, à mesure qu’il s’initie davantage à son devoir militaire, une transformation s’opère en lui, dont, en psychologue toujours à l’affût, il note sur lui-même les progrès. Une main pieuse a copié pour moi, à travers les lettres et sur le carnet de route d’Emile Clermont, quelques passages significatifs qui mettent en plein jour cette évolution. C’est d’abord la vie au dépôt, avec ses obscures besognes auxquelles se prête, par obligation mais sans goût, le dilettante de la veille : « Du dépôt, 16 août 1914. Je suis assez fatigué des exercices et travaux que j’ai dû faire et pour lesquels je n’ai ni goût ni entraînement : par exemple, faire nettoyer et aménager des chambres, commander des corvées pour le balayage et la soupe, faire habiller des hommes... J’espère en tout cas m’aguerrir peu à peu. » Il fait mieux que de s’aguerrir. Arrivé sur la ligne de feu, il se réjouit d’être au danger. Certes, sa nature impressionnable frissonne à l’évocation du champ de bataille et de ses horreurs ; mais sa volonté est la plus forte. « 10 sept. Nous avons changé de pays : cela sent davantage la guerre ici... On va entrer dans la fournaise. Tant mieux, si cela pouvait amener une conclusion et l’espérance de la fin. En général, je ne crois pas qu’on craigne la bataille, je veux dire la vraiment grande bataille qui pourrait amener des conséquences ; et pourtant, quelle horreur, quelles visions d’épouvante ! Cela dépasse ce qu’on lit. » Et peu à peu la transformation s’accomplit. Maintenant lorsqu’il regarde en lui, le littérateur n’y retrouve plus le trouble de jadis, les incertitudes et les agitations coutumières : il s’est simplifié, apaisé.

Et voici ce qu’on lit, ici et là, sur son carnet : « Je passe des jours bien plus calmes, tranquilles moralement, paisibles... Le grand calme des nerfs. Apaisement. Au lieu de l’irritation, gêne, malaise, ne savoir que faire, que devenir, être blessé partout, être à bout de temps, et débordé par l’art... J’ai fait réellement de grands progrès dans l’indulgence, l’indifférence, la bienveillance... Cet apaisement, je l’attribue au fait d’avoir été le spectateur des choses les plus tragiques : don, offrande sublime de la tragédie. » Tout le monde a fait cette remarque qu’un abîme semble nous séparer de ce qui a précédé la guerre, comme si chaque mois écoulé de cet immense bouleversement eût eu pour notre vie morale la durée d’un siècle. Emile Clermont aperçoit maintenant ce qui manquait aux livres écrits avant la guerre, et d’abord aux siens qu’il se prend à juger avec une sévérité d’ailleurs excessive. « Amour promis. Il s’y trouve quelque chose de chétif... Les livres d’avant la guerre, ou n’ayant pas subi l’influence de la guerre : il y manquera une marque ; il y manquera le sens de ce qui est vraiment important, de ce qui est le vrai tragique, de ce qui est grave, essentiel. » Combien devront être différens les livres de demain, ceux dont l’écrivain rêve dans son abri de tranchée ! Déjà, pour le jour où il aura repris la plume au lieu de l’épée, il esquisse des sujets de romans. « Sujet, pour après la guerre. Ceci comme un beau thème symbolique : une famille avec un grand souvenir d’héroïsme derrière elle : les héros sont morts, le souvenir plane. Comment s’accommoder de la vie banale ? Donner le ton de ce que sera la France après la guerre... » Dans ces romans qu’il se proposait d’écrire, Emile Clermont aurait sans doute apporté les mêmes qualités de pénétrante analyse qui avaient toujours été les siennes ; mais il les aurait appliquées à d’autres sentimens, plus mâles, plus vigoureux, plus féconds. Que ne pouvait-on attendre de ce jeune talent, mûri par l’épreuve, élargi par l’action grandiose ? Hélas ! que d’espoirs brisés ! Mais c’est l’amère beauté des heures que nous vivons, qu’il faille se dégager des douleurs individuelles pour ne songer qu’à l’œuvre commune. Ces livres dont l’héroïque officier portait en lui l’ébauche, d’autres, plus heureux que lui, les écriront. L’honneur lui restera d’avoir pressenti, annoncé cette littérature de demain dont tous nos chers, tous nos bien-aimés combattans sont, à quelque titre que ce soit, les artisans, et qui donnera le « ton de la France après la guerre. »


RENE DOUMIC.