En Alsace et en Lorraine - Langue maternelle et langue nationale

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E. Wetterlé
En Alsace et en Lorraine - Langue maternelle et langue nationale
Revue des Deux Mondes7e période, tome 13 (p. 834-844).
EN ALSACE ET EN LORRAINE

LANGUE MATERNELLE
ET LANGUE NATIONALE

La lutte continue en Alsace et en Lorraine autour de ce que bien improprement on a appelé la « langue maternelle » des désannexés. Elle n’est plus aussi ardente, il est vrai, qu’aux premiers jours. Simples feux d’arrière-garde de nos « flamingants, » qui sentent que la bataille est perdue pour eux, mais qui n’ont pas encore la bonne grâce d’en convenir.

Prenons d’abord la situation de fait telle qu’elle se présente aujourd’hui, après quatre années seulement d’expériences pratiques. A l’Université de Strasbourg, tous les cours se font en français et aucune protestation ne s’élève plus contre ce qui était la conséquence logique du retour de nos deux provinces à la Mère-Patrie. Dans les lycées, les collèges, les écoles normales et les écoles primaires supérieures, l’enseignement, dans toutes les branches, est donné exclusivement en français et là encore les résultats sont, sans aucune contestation possible, excellents. Dans les écoles primaires de filles, la bonne volonté des institutrices congréganistes et laïques a obtenu des succès indéniables. Les petites Alsaciennes de ces écoles pourraient concourir, sans crainte d’être handicapées, avec les élèves des établissements similaires d’autres départements français.

Restent les écoles primaires de garçons, où, à en croire les opposants, il y aurait un certain flottement. Or, d’après les observations faites par les autorités scolaires, partout où les maîtres se sont appliqués à acquérir rapidement eux-mêmes la pratique d’une langue qu’ils étaient appelés à enseigner et à se servir loyalement des méthodes nouvelles, les progrès réalisés par leurs élèves ont dépassé toute attente. Si ailleurs des erreurs, provenant beaucoup moins du système préconisé par les circulaires du recteur d’Académie que de son application défectueuse, ont été constatées, il faut s’en prendre non pas à l’inertie des enfants, mais aux maladresses involontaires ou aux préjugés de certains instituteurs.

N’oublions pas d’ailleurs que l’expérience ne porte encore que sur quatre années, qu’elle a été tentée sur des enfants qui avaient reçu auparavant une instruction complètement allemande, par des maîtres dont beaucoup ignoraient eux-mêmes les premiers éléments de la langue française, et que, pour consolants qu’ils soient, les résultats obtenus jusqu’ici ne sauraient être comparés à ceux que donneront huit années pleines de scolarité sous la direction d’instituteurs pleinement familiarisés avec la langue nationale.

Nos adversaires s’en rendent parfaitement compte. L’agitation qu’ils entretiennent artificiellement n’en est que plus incompréhensible. Ce qui les exaspère le plus, et pourtant l’argument garde toute sa valeur, c’est la constatation que l’allemand littéraire n’est et ne fut jamais la langue maternelle des Alsaciens et d’une partie des Lorrains. Le fait est indéniable, quoi qu’ils en disent.

Sous le régime de l’instruction obligatoire, un peuple ne saurait se passer d’une langue écrite. Pendant l’occupation allemande, on ne pouvait, dans les écoles publiques, enseigner que le bon allemand. Tous les anciens annexés ont dès lors une connaissance suffisante de cette langue ; mais s’en suit-il que l’allemand soit devenu leur langue maternelle ? Il y entre le dialecte qu’ils parlent et l’allemand classique, presque la même différence qu’entre le provençal et le français.

Un Alsacien, qui a passé huit années de son enfance dans les écoles d’autrefois et deux années de sa jeunesse dans les casernes allemandes, lit couramment l’allemand, l’écrit plutôt mal que bien et ne le parle jamais, s’il n’y est pas contraint. Voilà ce que chacun peut constater entre Vosges et Rhin. C’est donc une langue, à proprement parler, étrangère qu’on lui a enseignée, ce n’est en aucun cas sa Muttersprache, comme on essaye de nous le faire admettre.

Qu’il faille tenir compte, dans la plus large mesure, du fait que les générations, qui ont grandi sans la domination allemande, ne sont pas encore à même de participer à la vie de l’esprit autrement que par le véhicule de l’allemand littéraire, nul n’y contredira. Pendant de nombreuses années il sera encore nécessaire de publier en Alsace et en Lorraine des journaux allemands, de traduire en allemand les communiqués officiels, de se servir de l’allemand ou du dialecte dans les églises et dans les salles de réunion.

Mais (et c’est ici que nous entrons dans le vif du débat) faut-il que les nouvelles générations, celles qui fréquentent, depuis l’armistice, les écoles publiques, continuent, sous le fallacieux prétexte que le dialecte alsacien est d’origine germanique, à recevoir leur instruction dans une langue qui n’est pas la leur ? Parce que l’Allemagne, dans son intransigeance en matière linguistique, avait imposé à nos instituteurs l’usage exclusif de son idiome national, devra-t-elle encore bénéficier d’une situation privilégiée dans nos écoles françaises ?

Nos adversaires prétendent que, dans l’enseignement, il faut toujours aller du connu à l’inconnu et que dès lors les premiers éléments de la grammaire doivent être donnés en allemand. Cela pourrait peut-être se défendre si l’allemand était la langue parlée par les Alsaciens. Cela ne l’est certainement plus si ceux-ci sont d’abord obligés de se familiariser, au prix de grands et pénibles efforts, avec la terminologie et la syntaxe d’une langue dont ils n’ont pas la pratique courante.

Les élèves de nos écoles populaires iraient donc à cet inconnu, qui est incontestablement, pour bon nombre d’entre eux, le français, par cet autre inconnu qui est pour tous le bon allemand. Ils feraient dès lors un énorme détour pour arriver au but que, de l’avis même de nos contradicteurs les plus acharnés, ils doivent atteindre, c’est-à-dire à la connaissance et à la pratique de la langue française.

Et voyez à quelle aberration conduit la théorie des partisans de la Muttersprache. Dès lors que les premiers rudiments de l’enseignement doivent être donnés en allemand, la conséquence fatale, inéluctable sera que les autres matières du programme, histoire, géographie, calcul, ne pourront également être professées que dans la seule langue dont les élèves auront la connaissance. L’école restera donc complètement allemande, du moins pendant les premières années, et le français n’y sera enseigné qu’accessoirement comme une langue étrangère.


Qu’on me permette d’intercaler ici quelques réflexions sur la méthode directe, dont tout le monde s’entretient sans que personne essaye de la bien définir. On ne parle couramment une langue que quand on pense dans cette langue. Il ne faut pas qu’entre l’objet et le mot qui le désigne s’intercale le mot correspondant d’un autre idiome. Tant que je serai obligé de poser l’équation suivante dans mon esprit : « Die Thüre ist geschlossen : La porte est fermée, » je ne ferai qu’ânonner péniblement cette petite phrase, pourtant si simple.

Notez que pour l’Alsacien, parlant habituellement son dialecte et ayant fréquenté l’école allemande, le mécanisme de la méthode de traduction sera même plus compliqué. Il lui faudra employer deux transpositions successives : « Die Ther isch züe — Die Thüre ist geschlossen. — La porte est fermée. »

Il est donc nécessaire d’arriver au résultat suivant. La vue de l’objet doit, dans l’esprit de l’enfant, faire jaillir le mot français qui le désigne, sans que l’élève soit obligé de recourir à une traduction intérieure consciente ou inconsciente. La méthode directe a ainsi l’avantage d’écarter, autant que possible, tout emploi de la langue maternelle ou d’une langue apparentée comme intermédiaire forcé entre la pensée et la parole. Le maître désigne l’objet et prononce en même temps le mot français correspondant. Avec les mots, appris directement de la sorte, il compose des phrases très simples, et arrive ainsi progressivement et sans fatigue à enrichir le vocabulaire de l’enfant, tout en ne se servant lui-même que de la langue qu’il enseigne.

Que cette méthode, même appliquée avec la plus grande rigueur, puisse être profitable, cela ressort du fait que des instituteurs et des institutrices, venus de l’intérieur de la France, et qui ignoraient tant l’allemand littéraire que le dialecte alsacien, ont pu l’employer avec succès dans les écoles primaires de nos trois départements. Cela ressort encore de l’expérience tentée, avant la guerre, dans les dix-neuf écoles primaires supérieures de Berlin, où les maîtres, qui enseignaient le français et l’anglais, étaient des étrangers, auxquels on avait strictement interdit de recourir à la méthode de traduction.

Il n’est cependant pas venu à l’idée des autorités scolaires en Alsace et en Lorraine d’exiger l’emploi rigide et exclusif de la méthode directe ainsi comprise. On tolère que l’instituteur, pour simplifier son travail, ait recours au dialecte quand il veut donner à ses élèves la signification exacte du mot français dont il va dorénavant se servir dans son enseignement. Cela peut provoquer un léger retard dans le fonctionnement du mécanisme linguistique chez l’enfant ; mais c’est parfois une nécessité découlant davantage des aptitudes encore limitées du maître que des facultés réceptives de ses jeunes disciples.

On a prétendu que l’emploi de la méthode directe entraînerait la perte d’une année pour les élèves des écoles primaires, dont toute l’attention serait retenue pour la constitution d’un vocabulaire suffisant. Quand bien même le fait serait établi, il y aurait encore intérêt à donner aux enfants une connaissance du français leur permettant ensuite de suivre avec profit toutes les autres leçons qui leur seront données dans cette langue. Mais un maître intelligent et une maîtresse ingénieuse pourront facilement, même en disposant d’un nombre de mots d’abord limité, aborder avec leurs élèves les premiers éléments de l’instruction générale. Qui les empêchera par exemple de faire faire des additions et des soustractions avec les chiffres énoncés en français que la mémoire si souple des petits aura retenus ?

Le but à atteindre est, de toute évidence, de familiariser suffisamment les jeunes Alsaciens avec la langue française pour que tous les cours prévus par le programme puissent être professés dans cette langue. Toute la querelle porte sur la méthode qui permettra de l’atteindre le plus rapidement et le plus sûrement.

Or, il me semble incontestable que plus tôt on commencera à parler français, plus le succès sera complet. Prenons en effet l’hypothèse où la méthode de comparaison ou de traduction serait appliquée. Qu’arrivera-t-il ?

Le petit élève commencera par apprendra péniblement les déclinaisons et les conjugaisons allemandes, qui s’éloignent de son dialecte. Après deux années de ce travail ardu, on mettra entre ses mains une grammaire comparée. On lui fera faire des transpositions de français en allemand et vice versa, sous la forme connue de thèmes et de versions. Le maître essaiera, toujours en allemand, de faire comprendre à l’élève ce qui différencie le génie des deux langues. L’esprit de l’enfant n’atteindra donc les mots français qu’à travers l’écran de mots allemands, qui ne lui sont même qu’artificiellement devenus familiers. C’est d’une complication formidable et décourageante.

On ne recule donc que pour mieux sauter. Le moment viendra toujours où il faudra recourir à la méthode directe, si on veut arriver à des résultats positifs. Pourquoi, dès lors, ne pas l’employer dès la première année de scolarité, et ne pas faire bénéficier les petits Alsaciens d’un enseignement donné, pendant huit années consécutives, dans la langue nationale ?

Il me serait facile de recourir ici à l’argument ad hominem. Je connais tels défenseurs bruyants de la Muttersprache qui ont confié leurs propres enfants à des pensionnats et à des collèges de l’intérieur, où l’allemand n’est pas enseigné. Pourquoi patronner en Alsace et en Lorraine l’emploi d’une méthode à laquelle ils ont délibérément soustrait leur progéniture ?

Et cela m’amène à envisager le problème sous un autre angle.


Il est certain que, dans un grand nombre de familles bourgeoises d’Alsace, on continuait, avant la grande guerre, à parler français. Il y avait donc moins d’inconvénient à introduire le français, comme langue exclusive de l’enseignement, dans les établissements d’instruction secondaire, après l’armistice. Néanmoins, on peut, sans crainte d’exagération, estimer à 50 p. 100 le nombre des jeunes élèves qui, fin 1918, n’avaient aucune notion et aucune pratique de la langue française, quand ils se firent inscrire dans les lycées et les collèges nouvellement ouverts. Or, si nous faisons abstraction do quelques fanatiques, dont l’opinion extrémiste nous est indifférente, personne ne proteste contre la « francisation » complète de l’enseignement secondaire et, après quatre années d’expériences heureuses, tout le monde reconnaît au contraire que le niveau des études dans nos lycées d’Alsace est tout aussi élevé que celui des maisons similaires du reste de la France. En admettant même que la situation sociale des élèves de ces établissements les prépare à une plus grande réceptivité, à une accommodation plus facile aux méthodes nouvelles, la preuve n’en est pas moins faite que, même chez des enfants qui n’y étaient pas tous préparés, ces méthodes ont été profitables.

Et alors, une question se pose. Allons-nous, de nouveau, comme avant 1870, créer deux catégories d’Alsaciens et de Lorrains, les fils et les filles des familles aisées, qui s’exprimeront habituellement en français, et les enfants du peuple, qui ne parleront que leur dialecte ? Ce fut la grande erreur des gouvernements d’autrefois de laisser subsister cette barrière linguistique entre les classes sociales dans les trois départements de l’Est. Il faut à tout prix, maintenant que l’expérience en a établi les inconvénients, n’y plus retomber.

On aurait tort de supposer que les gens du peuple s’opposent à l’enseignement du français par les méthodes les plus rapides et les plus efficaces dans les écoles populaires : « Si vous saviez comme mon gamin parle déjà bien le français ! » Que de fois n’ai-je pas entendu cette petite phrase, où se trouvait l’écho de l’orgueil qu’éprouvait un père de famille à voir son fils s’élever au-dessus de sa propre condition ! Car, quoi qu’on dise et quoiqu’on fasse, pour le vieil Alsacien du peuple, parler français c’est grimper d’un échelon sur l’échelle sociale.

Il a fallu toute la violence d’une campagne de presse difficilement excusable pour provoquer, en cette matière, une réaction, dont on aurait d’ailleurs grand tort de s’exagérer l’importance.

Immédiatement après l’armistice, il y eut, et je suis le premier à le comprendre et à l’excuser, un mouvement de révolte contre les méthodes nouvelles dans une partie notable du corps enseignant, auquel on demandait un effort qui semblait dépasser les possibilités immédiates. Cette opposition est tombée, au fur et à mesure que les instituteurs, se familiarisant eux-mêmes avec la langue qu’ils devaient dorénavant enseigner, ont compris, par les difficultés qu’ils avaient eues eux-mêmes à vaincre, les avantages du système qui leur était imposé.

Je ne saurais trop, à ce propos, faire l’éloge des maitres qui, avec tant de courage et tant d’abnégation, ont consenti à oublier tout ce qu’ils avaient appris pour apprendre ce qu’on les avait condamnés à ignorer Ils l’ont fait et le succès a couronné leurs généreux efforts. A peu d’exceptions près, ils sont aujourd’hui à même d’enseigner utilement le français, que peu d’entre eux possédaient au lendemain de l’armistice. Et songez combien leur esprit dont, je le répète, les premiers préjugés paraissaient justifiés, a évolué. Il s’en trouve déjà qui, publiquement et au risque de s’exposer aux pires attaques, proclament les bienfaits de la méthode directe. Ces manifestations se multiplieront et le dernier carré des défenseurs de la Muttersprache fondra sous le feu convergent de leurs adversaires de la première heure et de leurs anciens amis.

L’opposition avait cependant été si forte, à un moment donné, que le recteur de l’Université de Strasbourg lui-même avait failli en être ébranlé : « Je m’étais demandé, disait-il dernièrement, si je n’avais pas fait fausse route. Aujourd’hui, je suis sûr d’être dans le vrai devant les résultats obtenus. » Hé ! oui, il était dans le vrai. S’il n’avait pas procédé à une opération radicale dès le début, dans vingt ans le problème se serait posé avec la même acuité.

II en est de la langue scolaire, comme de la langue judiciaire. Pour cette dernière, il fallait également, tôt ou tard, en venir à l’usage exclusif de la langue nationale. Maintenir l’allemand dans les prétoires, c’était peut-être faciliter la tâche immédiate de quelques plaideurs ; mais c’était singulièrement compliquer celle des juges qu’on ne pouvait pas tous recruter sur place. La dent a été arrachée d’un seul coup. La souffrance n’a été que passagère. A l’heure présente, nos avocats alsaciens plaident en un français très élégant et les magistrats peuvent suivre utilement les débats. Les interprètes qui, de toute façon, eussent été nécessaires, font le reste. Là encore nous aurions vécu, pendant de nombreuses années, dans le plus fâcheux des provisoires, si on avait écouté les défenseurs de la prétendue langue maternelle.

Ceux-ci, il faut bien le reconnaître, argumentent avec la plus implacable logique, et de prémisses fausses déduisent les conclusions les plus rigoureuses. Ne vont-ils pas jusqu’à exiger que tous les fonctionnaires nommés en Alsace et en Lorraine aient la connaissance et la pratique de l’allemand et même du dialecte local ? Comme les Flamands, les Bretons, les Béarnais, les Catalans et les Provençaux pourraient avoir les mêmes exigences, les malheureux fonctionnaires migrateurs de la République passeraient toute leur vie à apprendre tous les idiomes parlés sur le territoire national. Or, c’est précisément parce que la langue commune est le lien le plus solide qui unit tous les Français en un solide faisceau, qu’il importe tant d’en donner l’usage courant à tous les citoyens. Ne renversons donc pas les rôles. Les écoles de Bretagne sont et doivent être des écoles françaises ; sans cela, les Bretons n’auraient plus aucun lien intellectuel avec la grande Patrie. Il en est de même dans les provinces libérées.

Et les avantages du bilinguisme ? clament nos contradicteurs. Ils sont incontestables. Encore ne faudrait-il pas que, sous prétexte de bilinguisme, on refoulât le français à l’arrière-plan. Avant tout, l’étude de la langue nationale. S’il reste ensuite du temps pour l’enseignement de l’allemand littéraire, je ne vois aucun inconvénient à l’y employer pendant les dernières années de scolarité. Les programmes actuels y ont d’ailleurs pourvu. Ce contre quoi je m’insurge, c’est contre l’enseignement donné d’abord en allemand, à l’âge où l’esprit de l’enfant reçoit les premières et les plus durables impressions.

Qu’on n’exagère pas d’ailleurs la nécessité du bilinguisme, comment dirai-je ? vulgarisé. S’il est utile que des Français possèdent suffisamment l’allemand pour pouvoir suivre les travaux littéraires et scientifiques de nos voisins de l’Est, comme l’avait fort judicieusement fait remarquer M. Poincaré, cette considération vaut surtout pour les classes cultivées de la population. Les élèves des écoles primaires alsaciennes qui, d’aventure, seraient amenés à chercher du travail de l’autre côté du Rhin, se tireraient parfaitement d’affaire avec leur dialecte ; car, phénomène curieux, il y a très peu d’Allemands du peuple qui se servent habituellement de la langue écrite de leur pays.

Ce n’est pas sans ironie que je me rappelle mes campagnes d’avant-guerre pour l’introduction du français (oh ! comme langue étrangère) dans les programmes de nos écoles populaires d’Alsace et de Lorraine. On me les a suffisamment reprochées en opposant mon attitude d’alors à celle que je prends aujourd’hui. La situation était cependant tout à fait différente. Si nous faisions abstraction de quelques cantons peu étendus de langue française, nous ne pouvions pas prétendre, surtout trente ans après l’annexion, que le français fût la langue maternelle de notre population. Il nous était même difficile de trop mettre en relief la distinction qui existait entre le dialecte et le bon allemand, puisque le premier n’était pas une langue écrite. Je combattais donc avec les seules armes dont je pouvais me servir pour sauver du naufrage ce qui restait du passé. Or, phénomène curieux, ceux-là mêmes qui aujourd’hui luttent pour le maintien de l’allemand, Muttersprache des Alsaciens, étaient, en ce temps-là, mes plus ardents adversaires et ne cessaient de me répéter que l’école primaire, avec ses programmes surchargés, ne pouvait pas comporter l’enseignement d’une langue étrangère. Tempi passati !

Il ne me reste plus qu’à examiner rapidement le côté le plus délicat du problème, celui qui a déjà provoqué tant et de si ardentes polémiques : j’ai parlé de l’enseignement religieux. Il est de toute évidence que cet enseignement doit être assuré dans les meilleures conditions possibles de compréhension et qu’on ne saurait le donner en français, du moins d’une manière exclusive, que quand les enfants, qui fréquentent le catéchisme, disposent d’un vocabulaire assez étendu pour se l’assimiler complètement. Il appartient aux autorités religieuses de décider le moment où, dans des écoles déterminées, on passera du catéchisme allemand au catéchisme français, aux curés et aux vicaires de procéder à des sondages, si je puis m’exprimer de la sorte, avant de proposer ce changement. Personne ne contestera que là, où toutes les conditions d’utile réceptivité sont assurées, l’enseignement de la religion doit, comme tous les autres, être donné en français. L’intérêt même des enfants, dont beaucoup seront amenés à remplir plus tard leurs devoirs religieux dans les départements de l’intérieur, l’exige même impérieusement.

Si les ministres des cultes ont la volonté d’aboutir, ils étendront sans hâte, mais aussi sans hésitation, le domaine de la langue française, même en cette matière, ce qui ne sera pas la conquête la plus négligeable de la France sur les esprits et sur les cœurs dans nos deux provinces libérées. Il ne saurait à la longue y avoir de barrière infranchissable entre les croyances religieuses de la population d’Alsace et de Lorraine et la langue nationale. Chacun peut et doit travailler à faire disparaître cet obstacle, sans d’ailleurs, je le répète, apporter à cette tâche aucune imprudente précipitation. De ma première enfance j’ai gardé le souvenir que, dans les écoles des villes d’Alsace, le catéchisme était professé très utilement en français, tandis que, dans bon nombre de villages, on l’enseignait en allemand, parce que l’école elle-même y était, hélas ! restée en grande partie allemande. Dans les cas d’espèces, qui se présenteront encore pendant quelques années, il appartiendra au clergé de prendre les déterminations que la raison, le tact et la volonté de faire pour le mieux lui inspireront.

Pour prévenir toute fausse interprétation, je tiens à bien spécifier qu’ici, plus qu’en toute autre matière, il faut distinguer entre un passé auquel nous ne pouvons plus rien changer et un avenir que nous devons préparer, entre les adultes qui, ayant reçu une instruction complètement allemande, ne peuvent tirer profit que de sermons allemands, et les générations nouvelles qui, instruites à la française, devront prier en français. Les mêmes difficultés se sont jadis produites dans d’autres provinces de la République. Elles ont trouvé une solution satisfaisante, grâce à la coupure qu’on a progressivement établie entre ce qui était et ce qui devait être. L’unité du pays exige ces sacrifices, qui peuvent à première vue paraître pénibles, mais qui ne le sont en tout cas que temporairement et dont les représentants des vieilles générations, beaucoup plus indulgentes qu’on ne se l’imagine, sont les derniers à se plaindre, parce qu’ils sont les premiers à souffrir de ne pas être à même de se mêler, comme ils le souhaiteraient, à la vie française.

Laissons le temps agir. Il travaille pour nous. L’Alsace et la Lorraine sont françaises. Elles se réjouissent de le devenir chaque jour davantage, même et surtout par ce qui fait le ciment le plus solide de toutes les parties du grand tout qu’est la France, par la langue nationale.


E. WETTERLE.