En Chypre - Famagouste

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En Chypre - Famagouste
Revue des Deux Mondes6e période, tome 17 (p. 151-179).
EN CHYPRE

FAMAGOUSTE

A l’autre extrémité de la Méditerranée se trouve l’île de Chypre, trop peu visitée par les voyageurs ; elle mérite cependant qu’on y fasse un séjour à cause de la beauté des souvenirs historiques et de ce que l’Occident, notre pays en particulier, y a jadis élevé.

D’admirables monumens dorés par le temps, s’élevant sous un ciel resplendissant, sont parvenus jusqu’à nous, comme de précieux témoins de ses richesses d’autrefois.

Pendant quatre siècles environ, Chypre a été au pouvoir des Latins. Un royaume essentiellement français qui dura trois cents ans, avait fait de cette île une des contrées les plus florissantes du monde médiéval. Sous des seigneurs poitevins, les Lusignan, elle atteignit son apogée. Ses lois étaient les assises de Jérusalem. Quant à sa langue, je laisse à un voyageur normand, Pierre Mesenge, le soin de dire ce qu’elle était. Il visite l’île en 1507, peu de temps après que la domination de Venise s’y était établie, et il écrit : « Tout le pays est subject de la Seigneurie de Venise, depuys dix-huit ou vingt ans ença ; depuis lequel temps, ils ont changé tout l’ordre et manière de faire accoutumé car en paravent ilz faisoient leurs procès et escripteurs et plaidoient en françoys et maintenant ilz les font en italien ; ce quoy les habitans sont bien mal contens car tous ceulx du pays, et spéciallement les gentilzhommes, sont aussy bons françoys que nous sommes en France et sont merveilleusement mal contons d’estre en la subgection de la Seigneurie de Venise. »

Voilà ce qu’au commencement du XVIe siècle on disait de notre pays dans le Levant, et de nos jours, il suffit encore de parcourir l’Orient, Chypre en particulier, pour se convaincre une fois de plus, malgré le dire de certains écrivains, que l’histoire de France remonte à plus de vingt ans. Partout nous retrouvons des traces palpables du passage de nos aïeux, ces grands colonisateurs du moyen âge. Sans orgueil mal placé, mais aussi sans fausse modestie, nous pouvons nous en faire gloire, — car malgré bien des défaillances qu’il serait puéril de chercher à cacher, ces hommes, guidés par un même idéal, furent des légistes perspicaces, des artistes excellens, des soldats valeureux et des organisateurs hors de pair.

Parmi toutes les merveilles laissées par nos ancêtres, éparses sur le sol de l’île, l’incomparable Famagouste tient certainement le premier rang et c’est donc à elle que j’ai été d’abord, en venant de Larnaka par une radieuse après-midi de printemps.

Le printemps des îles de la Méditerranée orientale a toutes les fraîcheurs, toutes les tendresses du nôtre ; mais il a en plus, pour le faire chanter, le ciel le plus pur de nos meilleures journées d’été ; surtout après les courtes pluies qui, en cette saison, tombent de temps en temps.

Au-dessus de la campagne plate, jonchée de renoncules jaunes, de marguerites d’or et d’asphodèles, on aperçoit tout à coup, à l’extrême horizon, les hautes tours de la cathédrale Saint-Nicolas elles sommets d’églises, dont les pieds sont cachés par un rempart bas, à peine visible, à cause des talus de la contrescarpe. Arrive-t-on devant quelque ancienne ville d’Occident ? ou est-on, comme on l’avait pensé, dans le Levant ? On aurait bien de la peine à le dire si des têtes de palmiers ne venaient trancher la difficulté. C’est une vieille ville de France, née sur la terre d’Orient, au bord de la mer, qui m’est apparue là-bas, rappelant ces illustrations des contes de fées qu’enfans, le soir après le dîner, on mettait entre nos mains, pour que nous restions sages. Elles nous enchantaient, ces images, je m’en souviens si bien !

L’antique cité se précise davantage et devient une réalité au fur et à mesure qu’on s’en rapproche. Certains sites, comme certaines personnes, demandent à être vus de loin pour conserver tout leur prestige, mais ce n’est pas le cas pour Famagouste, car l’impression profonde qui s’en dégage ne fait que grandir, que s’accentuer quand, comme le dit un écrivain, après avoir franchi la vieille porte de Limassol, on pénètre dans la ville déserte, flottante dans l’immensité de sa formidable enceinte vénitienne.

Cette ville, qui eut jadis avec ses faubourgs, rapportent les voyageurs, une population de 70 000 âmes de toutes races, n’est plus habitée maintenant que par trois ou quatre cents Turcs[1]. Elle n’est donc pas morte, mais seulement endormie. Espérons que jamais personne ne viendra la réveiller : la terre est assez vaste pour laisser en repos ceux qui sommeillent.

Nous voici dans une rue (il n’y en a que trois ou quatre à peu près méritant ce qualificatif). De temps en temps, des chameaux, attachés les uns aux autres et portant des balles de marchandises, s’en vont de leur pas méthodique, toujours exactement compté, vers la campagne ; ils considèrent les passans avec une sorte d’air méprisant, parce qu’ils les regardent de haut.

Une femme strictement voilée, en robe rose, sort de chez elle pour aller bavarder avec sa voisine ; ou bien, un groupe de paysans en culottes bouffantes, venus pour un procès, se promènent désœuvrés, le nez en l’air, en attendant l’heure de l’appel de leur cause. Voilà à peu près tout ce qui paraît donner un semblant de vie à ces rues généralement calmes.

Cependant, vers la place sur laquelle jadis s’ouvraient les portes du palais, il y a un peu plus d’animation : c’est le quartier des marchands, des cafés, toujours vivans en Orient. A quelques pas de là, près de la cathédrale, se trouve l’école de la Mosquée où les enfans, en psalmodiant, récitent les versets du Coran.

J’ai oublié de parler d’un vieillard de quatre-vingt-sept ans, à la longue barbe blanche. Lui non plus ne fait pas grand bruit dans ce cadre de silence. C’est un Persan, jadis fondateur d’une religion ; expulsé de son pays, les Turcs le recueillirent ; mais, n’aimant pas beaucoup les innovateurs, ils le reléguèrent à Famagouste où il vit, depuis plus de cinquante ans, sans jamais sortir de chez lui, avec trois ou quatre de ses femmes, qu’il remplace de temps en temps. Une seule fois, cependant, il fit exception à la règle, en montant dans le train qui, de Famagouste, va à Nicosie. Sa joie fut complète, dit-on, mais ne voulant pas gâter cette première et unique impression, comme un sage, il n’a jamais recommencé.

La ville de Famagouste, altération française du nom byzantin d’Ammokhostos (les dunes de sable), fut fondée, peut-être sous les Ptolémées, à une petite distance au Sud de Salamine.

Pendant bien des siècles elle resta sans avoir d’importance. Au commencement de 1200, suivant les chroniqueurs et les récits des voyageurs, il n’y avait guère là qu’une tour fortifiée et un lieu de pèlerinage à saint Épiphane, évêque de Salamine. Cependant un évêque latin y résidait déjà. Il lui fallut attendre la prise de Saint-Jean-d’Acre par les musulmans, en 1291, pour qu’elle se développât. Les grandes maisons de commerce, les banques, les comptoirs, dont les sièges étaient à Acre, chassés de cette ville par les musulmans, vinrent s’y réfugier et, la même année, Nicolas IV interdit aux chrétiens, sous peine d’être excommuniés et déclarés infâmes à perpétuité, toute transaction directe avec les infidèles, surtout la vente d’armes, de chevaux, de bois et de vivres.

Famagouste devint ainsi le terrain neutre, où purent se faire, librement, les échanges entre l’Occident et l’Orient. De 1300 à 1373 sa richesse fut fabuleuse, son port était plein de navires, ses magasins regorgeaient de marchandises et, dès les premières années du XIVe siècle, la plupart des églises et les fortifications étaient en cours de construction. Mais en 1373, les Génois s’en emparent, la pillent, s’y livrent à toutes sortes de cruautés et la gardent jusqu’en 1464. En vain, après les premiers excès commis, essayèrent-ils de lui donner un lustre nouveau ; en vain, malgré les traités passés entre les rois de Chypre et la République, depuis celui de 1383 (tous portant comme condition essentielle d’assujettir le commerce d’exportation et d’importation à passer uniquement par Famagouste, sauf pour quelques articles destinés à l’Asie Mineure), tout fut inutile. Le système commercial égoïste de Gênes avait porté ses fruits. Délaissée par les autres nations, assiégée à plusieurs reprises par les Chypriotes, sa ruine alla s’accentuant, d’année en année, et lorsque le 6 janvier 1464, les Génois capitulèrent, Famagouste n’était plus que l’ombre d’elle-même.

Jacques II, fils bâtard de Jean II, essaya de la relever. Peut-être y serait-il arrivé s’il n’avait été enlevé soudainement en 1473. Jacques III, son fils posthume, mourait, à l’âge d’un an, d’une mort également mystérieuse. La veuve de Jacques le Bâtard, mère du malheureux jeune prince, Catherine Cornaro, fille adoptive du Sénat de Venise, fut forcée d’abdiquer sa souveraineté en faveur de la République, en 1489.

Les Vénitiens possédèrent Famagouste jusqu’en 1571, date à laquelle, après un siège mémorable de soixante-quinze jours, le général ottoman Mustapha s’en rendait maître. La population fut massacrée ou emmenée en esclavage et, depuis ce temps, s’appauvrissant toujours de plus en plus, elle est arrivée jusqu’à nous comme une très pâle image, une sorte de fantôme de ce qu’elle fut jadis.

A propos de la prise de Famagouste, en 1373, il est intéressant de connaître comment Gênes organisait ses expéditions militaires.

Les soldats étaient des volontaires engagés pour la durée de la campagne, ils recevaient une solde et participaient au butin (marchandises, esclaves, armes portatives).

Mais en même temps que l’armée se constituait, il se formait, dit Mas Latrie[2], « des Sociétés en commandite, que réunissait souvent une Société générale, pour fournir à la République l’argent, les vivres et les galères dont elle avait besoin. C’est ce qu’on appelait des Mahones ou une Mahone.

« Dans le courant du XIIe siècle, les flottes les plus considérables de Gênes s’équipaient déjà de la sorte. La Mahone se constituait par l’association d’armateurs, de capitalistes, de marchands, de petits propriétaires, d’ouvriers, de corporations religieuses ou laïques qui prêtaient leurs fonds en commun pour courir les risques de l’expédition projetée. Chaque sociétaire qu’on appelait le Mahon ou le Mahonais recevait, au prorata de sa mise, une part des profits soit en numéraire, soit en marchandises, soit en propriétés territoriales. C’est ainsi que les Justiniani de Gênes s’établirent dans l’île de Chio pendant près de deux cents ans.

« La Mahone de Chypre se forma avec un premier capital de 400 000 ducats. Ayant réalisé d’immenses bénéfices, par suite de la prise de Famagouste, elle se constitua en compagnie permanente pour faire le commerce sous la protection de la République et nominativement au nom de la compagnie.

« Le 15 octobre 1408 à Gênes, la Mahone se réunit à un office créé l’année précédente, pour concentrer dans une seule administration et sous l’invocation de saint Georges, patron de la République, la Ferme générale des Gabelles. C’est l’institution qui plus tard prit le nom de banque de Saint-Georges. La compagnie chypriote opéra son adjonction à l’office en achetant des actions sur les revenus publics pour une somme égale à la totalité de ses créances sur Famagouste et sur le roi de Chypre. »

Le prix de la cession de ses droits faite par la compagnie, à la Société de Saint-Georges, fut de 5 884 actions de la Mahone, valant 1471 actions de Saint-Georges ou 147 100 livres génoises. ; « Bien qu’absorbée dès lors par l’Office de Saint-Georges, la Mahone de Chypre n’en conserva pas moins sa comptabilité séparée, l’on distingua toujours dans les traités ultérieurs les intérêts de l’ancienne Mahone de Chypre (1373) et de la nouvelle Mahone de Chypre, formée peu avant la réunion de 1408. »

Près de la place où nous étions tout à l’heure, un peu à l’est, se trouve l’église Saint-Nicolas transformée en mosquée depuis l’occupation musulmane. C’est une merveilleuse cathédrale rappelant celle de Reims, moins grande cependant. D’une rare harmonie de proportions, d’une suprême élégance, elle s’élève vers le ciel bleu, splendidement dorée par les siècles et le soleil de l’Orient. Aucun autre monument du Moyen âge, ni dans le midi de la France, ni en Italie, ni en Espagne, où cependant les tons de la pierre sont admirables, ne peut rivaliser avec elle et ne m’a produit une semblable impression.

Elle est d’un roux chaud, presque fauve, mais d’un fauve un peu acajou rendu plus puissant par l’intensité de la lumière. Que le soleil frappe en plein sa façade ou qu’il la touche obliquement et que des ombres bleutées fassent mieux se détacher les détails de sa décoration, elle est toujours aussi belle.

Je suis allé m’asseoir, bien souvent, devant cette vieille église magnifiquement ambrée, à des heures différentes du jour pour mieux la contempler, et il me serait impossible de dire à laquelle de ces heures je la préfère.

Sa façade, cantonnée de hautes tours auxquelles adhèrent des tourelles d’escaliers octogonales (une d’elles, celle de gauche, a été malheureusement surélevée pour servir de minaret), est un modèle de puissance et de grâce. Trois portails aux tympans ajourés que surmontent des gables, en partagent la base ; puis, au-dessus du portail du milieu, occupant tout le centre, une grande fenêtre, d’un dessin nerveux, parfaitement pur, exquise de lignes, devait jadis, quand elle avait ses vitraux aux colorations violentes dont les maîtres verriers des XIIIe et XIVe siècles avaient seuls le secret, inonder l’intérieur de l’église de tons multicolores, comme ceux d’un tapis des Mille et une Nuits.

Un détail frappe à première vue, c’est la répétition des motifs ornementaux ; mais cette répétition a été faite avec tant de tact et la qualité de la sculpture est telle, qu’il ne s’en dégage aucune impression monotone ; c’est toujours avec le même plaisir que l’on retrouve, plus haut, ce que l’on avait rencontré plus bas.

M. Enlart pense, et l’idée est très plausible, que « l’impossibilité de réunir beaucoup de sculpteurs a déterminé l’architecte à supprimer certains détails, dont on n’eût pas manqué d’agrémenter une cathédrale française, et à répéter indéfiniment certains autres ; ce qui tend à prouver qu’au XIVe siècle, comme de nos jours, les sculpteurs du bâtiment devaient avoir chacun, dans la main, quelques motifs qu’ils reproduisaient constamment ; plus le nombre de ces ouvriers d’art était restreint dans un chantier, et plus la décoration de l’église était uniforme. »

Les côtés de Saint-Nicolas ne le cédaient en rien à sa façade ; si je parle au passé, c’est parce que la plupart des arcs-boutans ont été, après les tremblemens de terre du XVIe siècle, pesamment reconstruits ; mais ce qu’il en reste ne fait que davantage regretter ce que nous ne voyons plus. Quant à l’abside, elle est le digne complément de l’édifice avec ses deux rangées de fenêtres superposées ; celles de l’étage supérieur hautes, sveltes, éclairant brillamment le chœur, couronnées de gables aigus.

A la fin du XIVe siècle on a accolé à la cathédrale trois chapelles : une au nord dont il ne reste plus que des vestiges, et deux au sud. A n’en pas douter, ces constructions étaient des chapelles funéraires. Au nord se trouvait la sacristie.

En Chypre les églises n’avaient pas de toitures ; elles étaient remplacées par des terrasses bétonnées presque plates par conséquent, et donnant à la silhouette générale des édifices religieux un cachet très spécial. Au premier abord, cette particularité déroute un peu, mais l’œil s’y fait et cesse rapidement d’en être surpris.

Sur la façade et particulièrement sur le côté sud de l’église, on voit des traces de boulets tirés par les Turcs probablement pendant le siège de 1571. Or, en examinant le plan de Gibellino, publié à Brescia la même année, qui donne l’emplacement des batteries musulmanes et en mesurant les distances, sur le terrain, on arrive à cette conclusion, qu’à cette époque les bouches à feu avaient déjà une portée considérable.

L’intérieur de Saint-Nicolas est d’une grande beauté et d’une extrême simplicité : simplicité rendue plus saisissante encore par l’absence de statues et d’autels, par la blancheur éclatante du vaisseau. Avant sa transformation en mosquée elle devait être entièrement peinte, mais la religion musulmane défendant la représentation des figures humaines, les Turcs ont passé, sur l’ensemble, une épaisse couche de lait de chaux. Douze colonnes rondes, puissantes, six de chaque côté, partagent la nef en trois parties. Les chapiteaux également ronds, sans ornemens, soutiennent les arcades à double voussure et, tout en haut, des clefs de voûte sculptées en feuillage complètent l’édifice.

De ces richesses d’autrefois il ne reste plus, dans la cathédrale, que deux beaux candélabres, hauts de plus de 1m, 50, en fer forgé du XIVe siècle, ornés de feuilles et de fruits de figuier et de poirier. Tout le reste, y compris les vitraux, a été brisé ou emporté.

Dès le 3 août 1300, écrit M. Enlart, les travaux de construction de Saint-Nicolas devaient être commencés. En 1308, l’évêque Guy laissait, pour l’œuvre de la cathédrale, une somme de 70 000 besans, stipulant que son successeur n’en aurait la disposition que sous le contrôle du chapitre ; mais ce successeur, Antonio Saurona, détourna une partie des fonds. Le 4 août 1311, d’après une inscription qui se lit sur l’un des contreforts du côté sud, on n’avait terminé que les absidioles avec les deux travées qui les précèdent. Heureusement que Baudouin Lambert, élevé au siège épiscopal de Famagouste, rouvrit, le 1er septembre de la même année, à ses frais, les chantiers, et qu’à partir de ce moment, les travaux furent rapidement poussés. Vit-il l’achèvement du monument ? Nous ne le savons pas avec certitude.

A droite du parvis et attenant à la cathédrale, bordant la place au sud, il y a une construction dont il ne reste plus que le rez-de-chaussée surmonté d’une terrasse, à laquelle on parvient par un large escalier situé, de l’autre côté, dans la rue. Cette terrasse, d’après M. Enlart, « est l’ancien sol d’une salle supérieure, qui devait être une salle synodale, une officialité, ou peut-être une de ces écoles de grammaire que les évêques de Chypre étaient obligés d’entretenir près de leur cathédrale, conformément au décret du légat Eudes de Châteauroux, publié en 1248. »

Ce bâtiment construit soit au XVe siècle soit peut-être même au XVIe, d’un ravissant effet décoratif, ne doit cependant pas être examiné de trop près à cause de ses choquans mélanges de styles et aussi à cause de la pauvre exécution des ornemens qui le décorent. Le porche, donnant sur le parvis, est certainement la partie la plus agréable. A l’intérieur, on voit une longue galerie, comprenant trois travées voûtées sur croisées d’ogives, maintenant coupée en deux par des murs modernes.

Pendant mon séjour à Famagouste, j’allais si fréquemment revoir Saint-Nicolas que le vieux muezzin était devenu un ami. N’avions-nous pas, tous les deux, la même admiration pour ce monument dont il était le desservant ? Et chaque jour, il prenait, pour me les donner, quelques fleurs dans le jardin situé en face du porche. Ce jardin, il le cultivait avec sollicitude, enlevant les mauvaises herbes, plaçant un tuteur pour soutenir les tiges fragiles et arrosant les plantes qui avaient soif avec l’eau de la fontaine des ablutions. Puis, l’heure étant venue, il montait lentement au sommet du minaret et là, appuyé sur la balustrade, le corps penché en avant, sa main placée près de sa bouche pour lui servir de porte-voix, il jetait aux quatre coins de l’horizon, par-dessus la ville déserte, le solennel appel à la prière :

« Dieu est plus grand. Dieu est plus grand. Dieu est plus grand. Dieu est plus grand. Je témoigne qu’il n’y a d’autres divinités que Dieu. Je témoigne qu’il n’y a d’autres divinités que Dieu. Je témoigne que Mahomet est l’envoyé de Dieu. Je témoigne que Mahomet est l’envoyé de Dieu. Venez à la prière. Venez à la prière. Venez au salut. Venez au salut. Dieu est plus grand. Dieu est plus grand. Il n’y a d’autre divinité que Dieu. »

Assis près des fleurs, j’avais devant moi la façade dorée de la cathédrale et je voyais, dans tous leurs détails, les trois portails, aujourd’hui à peine entr’ouverts et par lesquels passent ceux-là qui se sont réfugiés dans la fatalité. Beaucoup de joies et aussi beaucoup de douleurs humaines étaient passées jadis ; bien des cœurs heureux étaient venus remercier ; bien d’autres, brisés, étaient venus implorer : soldats partant pour la guerre, voyageurs arrivant ou s’en allant, êtres se chérissant, priant l’un pour l’autre ; rois ayant besoin de toutes les lumières divines pour pouvoir se diriger dans leurs royautés.

C’est à Saint-Nicolas, en effet, que les Lusignan étaient sacrés comme rois de Jérusalem, après que la couronne de Chypre leur avait été remise à Nicosie. C’est là que Pierre Ier, entouré de ses barons, montant sur le trône, reçut les onctions saintes, le 5 avril 1360, des mains du légat Pierre Thomas[3], revenu de Rhodes expressément pour cette cérémonie. La joie de la population fut immense, ajoute le chroniqueur.

Deux ans plus tard, un autre spectacle, non moins magnifique, fut offert aux habitans de Famagouste dont les monumens et les maisons étaient décorés de centaines de bannières soyeuses, flottant au vent. L’armée chypriote, après s’être emparée de Myra, en Lycie, dont saint Nicolas avait été évêque, rapportait, en triomphe, l’image du patron de la ville. Lentement, au bruit des cloches qui sonnaient à toute volée et qu’accompagnaient les chants liturgiques, devant le peuple agenouillé, les soldats pénétrèrent dans la cathédrale pour y placer, de leurs mains, la relique très vénérée et, à leur sortie, de longs et frénétiques vivats les accueillirent.

Mais, comme pour la ville, les beaux jours de Saint-Nicolas étaient comptés. Les Génois s’emparent de Famagouste, leurs mercenaires s’installent dans les couvens et il faut attendre l’année 1462 pour que la cathédrale se pare et s’illumine de nouveau, à l’occasion de la consécration solennelle du mariage du roi Jacques II et de Catherine Cornaro. Quelques mois après, ce prince intelligent, énergique, patriote, emporté par un mal mystérieux, y rentrait encore, mais, cette fois, dans son cercueil. Aux hymnes d’allégresse avait succédé le « Requiem æternam dona ei Domine » des morts. Seize ans plus tard, en 1489, sa veuve Catherine, entourée d’un brillant cortège, venait assister à une autre messe mortuaire : celle qui mettait fin au royaume de Chypre. Contrainte et forcée elle signa, en tremblant, devant le maître-autel magnifiquement paré, son acte d’abdication en faveur de la République de Venise, et, à l’issue de la cérémonie, elle assista, dans le chœur, à la pose de la plaque de marbre, véritable épitaphe commémorant ce douloureux événement. Ainsi se termina, sous les voûtes de Saint-Nicolas, la glorieuse domination des Lusignan.

Devant le portail, sur la place, les Vénitiens avaient dressé, jadis, deux colonnes provenant de Salamine et entre ces colonnes ils avaient placé un sarcophage découvert à Paphos et que, pauvres historiens, ils pensaient avoir été celui de Vénus, dont l’existence ne faisait aucun doute à leurs yeux.

C’est aussi à peu près à cet endroit que Bragadino subit son glorieux martyre quand, au mépris de toutes les conventions, il fut écorché vif par les ordres de Mustapha.

Le chevet de la cathédrale donne sur des terrains vagues, autrefois jardins de l’évêché. On y voit la chapelle particulière de l’évêque, dont le style est très loin d’être pur. Cependant, ce petit bâtiment offre une particularité intéressante : ses porte-bannière de pierre sont les mêmes que ceux de l’Ouakkâla Quaitbaï, près de la porte Bab en Nasr, au Caire, construite vers la fin du XVe siècle.

Quant au palais épiscopal, il était situé au Nord entre l’église et la rue Marchande allant du port à la place. C’était une étroite et longue construction, probablement du XIVe ou du XVe siècle ; dès la fin de 1400, il était inhabité. Peu de chose en reste, sauf dans sa partie centrale, et seulement jusqu’à hauteur de l’appui des fenêtres du premier étage. Il y a aussi sept boutiques donnant sur la rue, que l’évêque devait louer à des marchands. Ce maigre bénéfice, à l’époque de la domination génoise, lui fut certainement bien nécessaire pour pouvoir vivre, à en juger par ce que nous conte, N. de Martoni, dans la relation de son pèlerinage de Terre-Sainte en 1394.

« Un jour[4], après avoir entendu la messe dans l’église Saint-Nicolas, je me vis assez dénué d’argent. Je songeai à demander l’aumône, pour l’amour de Dieu, à l’évêque, et je m’approchai de lui avec respect en lui disant : « Père et Seigneur, voici qu’il m’arrive de répéter les paroles de l’Évangile : Je n’ai pas la force de rougir de mendier, je supplie votre paternité de secourir le pauvre pèlerin que je suis, par quelque don charitable. » Il me répondit qu’il était plus pauvre que moi et jura qu’il n’avait pas de quoi vivre dans son église. » Ses revenus étaient tombés, en effet, de 4 000 ducats à 2 000 ; tout en conservant des charges, sinon supérieures, tout au moins égales à celles qu’avaient eues ses prédécesseurs. Mais avant cette période de famine, grâce aux récits des pèlerins dont le plus grand nombre s’arrêtaient en Chypre, soit à l’aller, soit au retour de Jérusalem, nous savons à peu près ce qu’était Famagouste sous ses princes français, au temps de sa prospérité.

C’était une de ces villes uniques au monde et dont nous ne connaissons pas le pendant aujourd’hui, parce que, de nos jours, le commerce, la richesse et le luxe se sont répandus un peu partout sur la surface du globe. En quelques minutes on pouvait y apprendre tout ce qui se passait sous le soleil. Cinquante peuples de toutes les confessions, parlant cent langues différentes, s’y rencontraient. En dehors des Amalfitains, des Pisans, des Génois, des Vénitiens, des Catalans, des Provençaux ou des Champenois, c’étaient les Grecs qui formaient le fond de la population. Les Syriens, régisseurs, courtiers, négocians habiles, armateurs prodigieusement riches. Les Arméniens, souples, adroits en toute chose, très ménagés par les Lusignan et la noblesse latine. Les Maronites ; les Nestoriens, opulens, fastueux, administrés au spirituel par le métropolitain de Tarsous, dépendant du patriarche de Bagdad. Les Ibériens, originaires de l’Iméréthie au Nord du Caucase. Les Indiens ou Ethiopiens conférant le baptême avec un fer chaud sur le front : « Pour ce qu’ils disent que l’Evangile Sainct-Mathieu lequel ils ont reçeu de luy porte ces mois : Vous les baptiserez en feu et en esprit. » Les Albanais, les Jacobites, les Coptes, les Juifs.

Il est facile de se représenter ce que pouvait être cette population cosmopolite, sorte de carte d’échantillons de tous les peuples du bassin de la Méditerranée, et de contrées seulement visitées, en ce temps, par de rares voyageurs. Population active, industrieuse, religieuse et païenne, avide de tous les luxes, de tous les plaisirs ; gagnant l’argent facilement, le dépensant de même pour le bon comme pour le pire ; construisant des centaines d’églises, de chapelles ; se bâtissant de somptueux palais dans lesquels on trouvait tous les raffinemens de l’Orient. Chacun, cherchant à surpasser son voisin d’en face ou celui d’à côté.

Les rivalités ne devaient pas manquer entre les riches de la veille et ceux du jour, entre les nouveaux parvenus et ceux dont la situation était acquise. Dans une société homogène la lutte pour la suprématie est toujours âpre, mais combien devait-elle l’être davantage, dans ce milieu bigarré et se renouvelant sans cesse. Sans faire un grand effort, nous pouvons nous imaginer les rues de Famagouste, incessamment parcourues par une foule bruyante, enfiévrée par les affaires et l’agio, par des arrivans éblouis, par des partans lassés mais songeant néanmoins secrètement à un prochain retour.

Alors que les hommes portaient d’éclatans costumes, les femmes au contraire étaient, dehors, vêtues de mantes noires. ; Martoni vit : « un dimanche, une femme se rendant dans la maison de son mari en la manière que voici. Devant elle étaient portés vingt cierges allumés et derrière vingt autres. Elle se tenait à cheval entre les uns et les autres et avait les sourcils et le front teints. Après les cierges venaient quarante femmes ou plus avec des mantes noires de la tête aux pieds dans une attitude fort décente. »

« Toutes les femmes de Chypre vont ainsi, on ne leur voit que les yeux et, hors de chez elles, elles ont toujours une mante noire, cela se pratique depuis que les chrétiens ont perdu Acre, autrement dit Acon ou Ptolémaïde[5]. »

Sans doute les regrets, que provoqua, parmi les chrétiens, la perte de Saint-Jean-d’Acre, durent être immenses ; mais il me semble que l’usage de voiler les femmes fut bien plutôt emprunté à la jalousie des musulmans ; et ce qui me confirme dans cette idée, c’est qu’elles étaient étroitement surveillées et ne pouvaient pas sortir de Famagouste sans l’autorisation du capitaine « si elles ne veulent pas encourir de châtiment à leur retour ; cette autorisation est du reste rarement accordée. »

Si les vêtemens des femmes étaient sombres lorsqu’elles se promenaient dans les rues, il n’en était pas de même quand elles étaient chez elles, où elles avaient le droit de porter ces admirables étoffes de soie, tramées de fils d’or ou couvertes de broderies. Au moment de leur mariage, elles recevaient des dots magnifiques et des bijoux superbes, dont la valeur dépassait « toutes les parures des reines de France » car les pierres précieuses et les perles, en particulier, passaient presque toutes par les coffres-forts des marchands de Famagouste.

Les Lachas, des Nestoriens, brûlaient, quand ils recevaient des invités dans leurs palais, du bois d’aloès ; ils exposaient aux regards émerveillés de leurs amis des rubis, des perles, des objets en or dont leurs magasins regorgeaient et l’un d’eux acheta, un jour, une escarboucle merveilleuse, d’un rouge admirable, qu’il pila par ostentation dans un mortier.

Vers 1330, le voyageur allemand Ludolphe de Sultheim trouve à Famagouste plus d’épices chez un marchand de denrées coloniales qu’il n’y a de pain en Allemagne, plus de bois d’aloès qu’on n’en pourrait charger cinq voitures. Quant aux pierres précieuses, aux brocarts d’or et aux autres objets de prix, il préfère n’en pas parler car ses compatriotes ne pourraient le croire. Mais, comme revers de la médaille, la vie était devenue tellement chère dans cette ville, qu’un homme y était plus pauvre avec trois mille florins de rente, que dans son pays avec trois marks de revenu.

Ce luxe, ces habitudes orientales étaient non seulement en usage pour les vivans, mais encore pour les morts. En 133S, Jacques de Vérone assiste à un enterrement : « J’étais à Famagouste quand mourut un riche citoyen. Tous les religieux furent conviés à ses obsèques. Je m’y rendis et pendant que nous étions devant la porte du défunt j’entendis des femmes qui chantaient d’une façon suave. Alors je montai dans la maison et regardai où se trouvait le mort. J’aperçus à sa tête deux femmes qui chantaient à haute voix et à ses pieds deux autres qui se lamentaient. Ce sont les joueuses de flûte dont parle l’Evangile. Ces femmes chantaient en grec, en sorte que nous ne pouvions les comprendre... J’ai demandé ce qu’elles disaient et on m’a répondu qu’elles exaltaient la beauté, la sagesse et les autres vertus du défunt. »

Comme en Syrie jadis, les coutumes de l’Orient avaient profondément déteint sur la société chypriote ; les hommes d’Occident, un peu frustes, s’étaient facilement plies, sous ce beau climat, à une vie plus douce. Les jours n’étaient-ils pas chauds et lumineux ? les nuits merveilleusement étoilées ? les tentations nombreuses ? aussi, est-il facile de comprendre la surprise des pèlerins de passage, pendant leur séjour à Famagouste, et combien ils étaient scandalisés de ce qui se passait autour d’eux, dans cette ville corrompue.

La plupart des produits précieux, arrivant en Chypre des contrées lointaines de l’Asie mystérieuse, presque fabuleuse à l’époque, étaient embarqués à Beyrouth, Tripoli de Syrie, Lajazzo[6], à destination de Famagouste où, après avoir été entreposés, ils étaient réexpédiés en Europe. Nous savons par les contemporains de quoi se composaient ces riches cargaisons. L’un d’eux en particulier, Pergolotti, agent d’une maison italienne, qui séjourna en Chypre, de 1324 à 1327 et en 1335, nous a laissé une longue liste de ces marchandises. C’étaient des esclaves, des pierres précieuses, des perles du golfe Persique, percées à Ormuz par des spécialistes. De l’or, de l’argent, de l’ivoire, du bois d’aloès, venant du Kamroun (actuellement l’Assam occidental) ; du santal du Dekan ou de Timor, du camphre de Sumatra, de la rhubarbe, du gingembre de la Chine, de l’indigo dont le plus réputé était connu sous le nom d’indigo de Bagdad ; du bois du Brésil appelé par les Arabes Bakam et servant à teindre les draps en rouge ou en rose. C’étaient les épices, qui avaient joué, de tout temps, un rôle si important dans la préparation des plats et des boissons en Occident : le cardamome, le poivre, la muscade, la cannelle, les clous de girofle des Moluques dont le lieu d’origine, soigneusement caché, était inconnu même en Extrême-Orient.

Puis, il y avait toute la longue liste des parfums : l’ambre gris, le baume, le benjoin, le musc du Tonkin.

Dans beaucoup de comptes ou d’inventaires du moyen âge, on trouve la mention soit, « d’oyselets de Cypre, » soit, de boîtes ou de cages destinées à les contenir. Ces oiselets n’étaient, en réalité, que des boules parfumées faites en forme d’oiseaux, peut-être recouvertes de plumes et qui, percées, laissaient s’échapper les parfums de la poudre contenue à l’intérieur. Ces poudres étaient également brûlées comme nous le faisons encore maintenant. Il devait y avoir aussi, en Chypre, le commerce des peaux odoriférantes, destinées à tailler des bourses, des pourpoints, des ceintures et principalement des gants, car, en France en particulier, le trafic de la parfumerie était entre les mains des maîtres gantiers, à qui Philippe-Auguste octroya des statuts en 1190. Enfin, il y avait les tapis, les fils d’or, les magnifiques étoiles de soie (drap d’or de Cypre) dont beaucoup, brochées ou soutachées de métal, étaient fabriquées à Nicosie et à Famagouste ; il y avait aussi la soie grège, les camelots, le coton, les caroubes, le vin de Chypre regardé comme le roi des vins. Le pèlerin J. de Vérone nous signale, dans sa relation, la violence de ses effets : « Il y a en Chypre un vin qu’on nomme Marea. Si quelqu’un le boit pur, sa chaleur lui brûle les entrailles, bien qu’au goût, il ne paraisse pas aussi fort ; aussi, lorsqu’on veut en boire, doit-on en mélanger un verre avec quatre verres d’eau. » Enfin, l’île exportait des quantités considérables de sel et de sucre. En une seule année, les Vénitiens gagnèrent avec le sel plus de 300 000 ducats.

Quant au sucre retiré de la canne, cultivée surtout aux environs de Limassol et de Paphos, on le fabriquait généralement au milieu des plantations appartenant au Roi, aux chevaliers de Saint-Jean de Jérusalem et plus tard aux Cornaro. Les Vénitiens étaient également les principaux acheteurs de cette denrée qu’ils répandaient ensuite dans toute l’Europe, dans des caisses contenant seize pains, enveloppées de toile de canevas et cordées.

A ces produits variés et précieux, dont les prix étaient, élevés, l’Europe n’avait à offrir, en échange, que ses draps de France, de Lombardie, des Flandres ; ses toiles de France ; du corail, du fer, de l’étain ; des vins d’Italie, de Grèce ; de la quincaillerie et de la mercerie de Milan.

Des rues bruyantes dont nous parlions tout à l’heure, il n’en reste que bien peu de chose. A peine, pour quelques-unes d’entre elles, est-il possible d’en suivre le tracé. Des palais, des loges, des maisons luxueuses de jadis, il ne reste pour ainsi dire plus rien : maintenant, des chèvres broutent, sur leurs emplacemens, l’herbe délicieusement parfumée, le printemps de la nature a remplacé l’hiver d’une très vieille cité.

Dès 1518, Jacques Le Saige, de Douai, aborde à Famagouste et il écrit déjà : « Elle est petite et il y a des logis les plus exquis qu’il est possible, mais ils sont destruicts. » Depuis ce temps, sa destruction s’est achevée ; Larnaca et surtout Port-Saïd ont été construites avec les pierres de ses maisons ; c’est dire que, non seulement, tout ce qui se trouvait au-dessus du sol a été enlevé, mais encore on a arraché jusqu’aux fondations. La partie Sud de Famagouste, celle qui se trouvait à droite en entrant par la porte de Limassol, était autrefois le quartier de la Monnaie et, entre ce dernier endroit et l’arsenal, il y avait le quartier des Grecs.

On y voit des églises byzantines et, à une petite distance de Saint-Nicolas, s’élève Saint Georges des Grecs. M. Enlart pense qu’elle fut construite vers 1360 ; très maltraitée par le bombardement de 1571, elle est à demi ruinée.

C’est un monument simple, comprenant une nef de cinq travées, avec des bas côtés sans contreforts, qui se termine par une grande abside et deux petites.

Le chœur, le mur sud du bas côté et une partie de la façade sont maintenant tout ce qu’il en reste, avec une construction byzantine accolée au sud-est. Elle était couverte, à l’intérieur, de peintures de facture italienne, du XVe siècle. Quoique assez effacées, il est cependant facile d’en reconstituer les scènes principales.

De l’autre côté de Saint-Nicolas, au nord, près du château, se trouvent des ruines que l’on croit pouvoir identifier avec Saint-Georges des Latins. M. Enlart lui assigne comme date de naissance le dernier quart du XIIIe ou peut-être le début du XIVe siècle.

Elle avait une nef unique de quatre travées, terminée par une abside à trois pans. Trois portails en permettaient l’accès.

Aujourd’hui, il n’y a plus debout que la moitié nord de l’édifice et le fond du chœur. Malgré son état de délabrement, de tous les monumens que j’ai vus en Chypre, Saint-Georges des Latins est celui qui m’a le plus complètement séduit par la grâce de ses lignes, sa sobre ornementation, et la qualité exceptionnelle de son appareil et de ses sculptures.

Son architecte n’a pu être qu’un artiste de haut goût, éduqué aux meilleures écoles de la plus parfaite période de l’art ogival.

Des palmiers entourant ces ruines complètent ce ravissant décor. Les églises gothiques de Chypre sont merveilleusement rehaussées par les dattiers poussant auprès d’elles. Nous avons été généralement habitués, depuis notre jeunesse, à voir ou à nous représenter nos vieilles basiliques, dans un cadre des pays du Nord, sous un ciel souvent maussade ; mais où il est possible de les admirer dans tout leur éclat, c’est assurément sous la lumière chaude et généreuse de l’Orient ; avec ces palmiers dont les troncs minces s’élèvent comme les colonnes des édifices ; troncs couronnés de palmes souples, nerveuses, s’agitant à la moindre brise et reproduisant dans leurs multiples ondulations les lignes harmonieuses des ogives des voûtes. Le palmier est, par excellence, l’arbre du style gothique.

Les parties nord et nord-ouest de Famagouste, totalement inhabitées, sont aussi celles qui offrent le spectacle le plus poignant. Le sol, bouleversé pour en extraire les pierres des fondations des maisons, n’est plus qu’une suite de creux et de bosses, recouvert d’herbes, momentanément égayé, au printemps, par des fleurs sauvages et marqué, de place en place, de plantes grasses. Des oiseaux de proie, pendant le jour, en quête de mulots et de souris, font entendre des cris aigus tout en décrivant dans le ciel leurs courbes sans cesse renouvelées.

Cependant la destruction des monumens n’a pas été complète, car plusieurs églises s’y élèvent encore dans un plus ou moins bon état de conservation. Ce sont l’église nestorienne, Sainte-Anne, une église non identifiée, Sainte-Marie du Carmel, et l’église arménienne. Nous allons les visiter successivement et en donner la description.

L’église nestorienne, d’après M. Enlart, auquel il faut toujours avoir recours s’il est question de l’architecture en Chypre, a probablement été élevée vers 1360 par les frères Lâchas, les riches marchands dont nous avons parlé plus haut.

« Son style est à peu près exactement celui du midi de la France. Cet art s’est surtout répandu en Chypre sous le règne de Pierre Ier, à la suite du voyage que fit ce prince à Avignon et du séjour de Pierre Thomas à Famagouste. »

Bâtie en belles pierres de taille, elle comprenait, à l’origine, une nef simple de trois travées et une abside. Quelques années après, on ajouta des nefs latérales avec leurs absidioles. Un clocher, rappelant celui de Bellapaïs, s’élève au nord-ouest. On pénètre dans l’intérieur par un large portail, très simple, regardant vers l’ouest, surmonté d’une rose, dont le remplage découpé a presque disparu. L’église était décorée de peintures italiennes et syriennes qui, quoique très effacées, sont encore visibles. Elles datent de la période comprise entre les XIVe et XVIe siècles.

Sainte-Anne est au nombre de cette suite d’églises faisant face au rempart. Elle remonte au commencement du XIVe siècle et, comme la précédente, appartient au gothique du midi de la France ; très gracieuse, extrêmement simple, elle se compose : « d’une nef de deux travées et d’un chœur à voûtes d’ogives, puis d’une travée droite de même largeur mais plus courte, et d’une abside à trois pans. » Un balcon, soutenu par des consoles, courait extérieurement au-dessus du porche couronné par un clocher arcade, d’un très joli effet.

L’intérieur est orné de peintures de style italo-byzantin d’époques diverses, du reste assez frustes.

Avant d’aller plus loin, je veux faire ici une remarque qui, tout en s’appliquant aux églises de Famagouste que nous visitons en ce moment, peut être étendue aux décorations peintes du monde entier.

Les peintures murales, pour bien des raisons, sont essentiellement périssables, même dans les climats secs. Dans les édifices religieux, par exemple, elles ont contre elles la poussière, les fumées des cierges, de l’encens. Leurs couleurs qui, en se fanant, pâlissent, sont, par ce fait même, la cause d’un rajeunissement. Enfin, et c’est le cas le plus fréquent et le plus grave, au cours des années, la façon d’interpréter les scènes religieuses s’étant modifiée, ces fresques, servant autrefois à l’instruction religieuse des fidèles (car elles avaient surtout ce but), ayant cessé de parler à leur cœur, à leur imagination, furent remplacées soit en totalité, soit partiellement, par de nouvelles peintures au goût du jour.

Chypre ne pouvait échappera la commune mauvaise fortune. A l’époque où l’argent fut abondant, on fit sans doute venir d’Italie ou on profita du passage dans l’ile, d’artistes de ce pays ; mais quand les fonds manquèrent, il fallut se contenter de peintres orientaux. De là, l’explication toute simple du mélange d’écoles, d’époques, que nous retrouvons à chaque pas en visitant les églises de Famagouste.

A quelques pas de Sainte-Anne se trouve une délicieuse petite abside, seul vestige d’une chapelle du XIVe siècle bien malheureusement disparue.

Un peu plus loin, il y a une autre église de dimensions modestes dont nous ne connaissons pas le nom. Quoique ayant un portail dont la voussure est ornée de torses et de gorges en zigzag et qui indiqueraient, chez nous, l’époque romane, M. Enlart la date du XVe siècle mais il ne sait si elle a été bâtie par les Latins, les Grecs ou les Arméniens.

« Cette église est un curieux exemple du mélange des styles gothiques de France, d’Aragon et du style byzantin, avec des formes qui rappellent les édifices d’Arménie ; elle montre surtout quel énorme retour en arrière les influences grecques et italiennes imprimèrent, à partir du XIVe siècle, à l’architecture de Chypre. »

Construite sans contreforts, elle est dans un très bon état de conservation. On voit dans les voûtes, des cruches acoustiques[7] et, sur les parois, des restes de médiocres peintures byzantines.

Près du bastion Martinengo, toujours dans cette même suite d’édifices, s’élève Sainte-Marie du Carmel, une des plus importantes de ce quartier de Famagouste et un des plus beaux monumens de Chypre. « Appartenant au style gothique du midi de la France, sa construction semble dater de l’époque du séjour de Saint-Pierre Thomas ; elle fut probablement élevée au retour des voyages qu’il entreprit avec Pierre Ier à travers les cours de l’Europe, et grâce aux aumônes qu’il avait recueillies dans ses tournées. »

Très simple, composée d’une nef de quatre travées, elle se termine par une abside à trois pans ; malheureusement les voûtes se sont écroulées. Elle était décorée de peintures italiennes des XIVe et XVe siècles, dont on voit encore de nombreux vestiges : tels que saint Georges, terrassant le dragon sous les yeux d’une jeune fille épouvantée ; une sainte, d’une très élégante facture, tenant un livre ; des écus de Chypre ou d’Arménie, de Jérusalem et de Lusignan. Sur le côté sud, à l’extérieur, une conduite de poterie qui servait à déverser les eaux tombées sur les terrasses, est encore en place.

Enfin, tout à fait à l’angle nord-ouest, voici la dernière de ces églises, c’est plutôt une chapelle à cause de l’exiguïté de ses dimensions ; elle appartenait aux Arméniens et se compose d’une nef d’une seule travée et d’une abside, auxquelles on a accolé postérieurement une seconde chapelle. Dans la voûte, on retrouve des cruches acoustiques semblables à celles que nous avons signalées plus haut.

M. Enlart la date du milieu ou de la fin du XIVe siècle. Comme les précédentes, elle était décorée, à l’intérieur, de peintures. Celles-ci sont byzantines et d’une pauvre exécution. L’un des panneaux mérite cependant d’être signalé, il représente la Nativité : « Au premier plan deux sages-femmes lavent l’enfant ; la vierge Marie est couchée, avec son nom inscrit en arménien sur sa robe de pourpre ; crèche semblable à un sarcophage, dans lequel l’enfant est représenté une seconde fois, accosté de l’âne et du bœuf, et entouré de treize anges adorateurs. »

« Cette peinture est identique à une peinture du XVe siècle relevée à Mistra, en 1896, par M. Ypermann et étudiée par M. Millet. »

La colonie arménienne en Chypre se forma de deux façons ; elle se forma par des individus isolés qui, tentés par le négoce, vinrent s’y établir librement ; mais ce qui lui donna son importance numérique, ce furent les massacres périodiques que ce peuple eut à subir dès cette époque de la part des musulmans. Rien ne change, en Orient, car pendant mon voyage j’ai été à Tharsus et à Adana et ce que j’y ai vu, ce qu’on m’y a raconté, corrobore pleinement les lignes suivantes écrites, en 1335, parle frère prêcheur Jean de Vérone ; il arrive à Famagouste : « A l’heure de mon entrée dans le port, le 31 juillet, plusieurs grands navires et galères vinrent de la ville de Lajazzo en Arménie. Ces bâtimens étaient chargés de vieillards, d’enfans, de femmes, d’orphelins, au nombre de plus de quinze cents, qui fuyaient l’Arménie parce que le Sultan avait envoyé des forces nombreuses pour détruire cette province ; ses troupes avaient mis les campagnes à feu et à sang et emmené en captivité plus de 12 000 personnes sans compter celles qu’elles avaient massacrées. Seigneur Dieu ! Quelle tristesse de voir cette multitude éplorée se lamentant sur la place de Famagouste, ces enfans cherchant le lait sur le sein des femmes, ces vieillards et ces chiens faméliques poussant des gémissemens plaintifs. Puissent-ils entendre ces lamentations, les chrétiens qui, dans leurs cités et dans leur demeures, mangent, boivent, vivent au milieu des délices.... ! »

Si maintenant, revenant vers la place, par une ruelle, qui jadis devait être la rue des loges, des nations faisant du commerce à Famagouste, nous voyons les restes d’un bâtiment de la renaissance italienne ; peut-être la loge des Génois, et en face, deux chapelles jumelles, séparées seulement l’une de l’autre par une ruelle étroite. L’une d’elles, celle du nord, serait, d’après M. Enlard, la chapelle des Templiers, datant de la fin du XIIIe siècle ou du commencement du XIVe, et l’autre, celle des Hospitaliers, remonterait à peu près à la même époque : « En 1308, comme nous l’apprend Florio Bustron, la maison du Temple, avec leur église consacrée à Saint-Antoine, furent saisies et données à l’Hôpital. »

Ces deux monumens se composent d’une nef et d’une abside. L’une et l’autre ont sur leur façade un porte-bannière de pierre, comme c’était l’usage alors en Chypre, et à l’intérieur, il reste des traces de peintures.

Le large portique de quatre arcades, donnant sur la place en face de la cathédrale, avait autrefois un étage supérieur : c’était l’entrée du palais reconstruit sous les Vénitiens, peu de temps avant la prise de la ville par les Turcs. Dans le fond de la cour, on voit les murs d’un bâtiment remontant à la même époque ; sur la gauche, les restes d’une construction gothique servant maintenant d’écurie aux chevaux du corps de la police.

Le palais, dont la date de fondation n’est pas connue, remanié à plusieurs reprises, très endommagé par le siège de 1571, est, pour ainsi dire, totalement en ruines.

Il fut habité par Pierre Ier qui avait une prédilection particulière pour Famagouste et, sans doute, c’est dans ses salles, que ce grand roi reçut les chevaliers qu’il emmena à la prise d’Alexandrie en 1365.

Le jeune Pierre II y fut gardé à vue par les Génois, en 1373.

En 1463, Jacques le Bâtard y rentrait en vainqueur après la prise de la ville, et dix ans plus tard, il y mourait, sans doute empoisonné, comme son fils posthume devait l’être quelques mois après. À partir de 1489, le palais fut habité par le provéditeur vénitien et c’est par sa grande porte que sortit, en 1571, Marco Bragadino allant en grande pompe au camp de Mustapha Basso pour y signer la capitulation de Famagouste. Nous savons que, peu d’heures après, il devait être ramené garrotté, accablé d’outrages, devant cette porte, sur la place pour y subir son douloureux et glorieux martyre.

Au nord du palais, séparée de ce dernier par une rue étroite, sans doute moderne, il y a une église que M. Enlart croit pouvoir identifier avec l’église et le couvent des Franciscains. C’était, dit-il, « un des établissemens religieux les plus importans de Famagouste, c’était aussi l’un des plus anciens ; on le trouve, dès l’année 1300, dans une situation très prospère. » « En cette même année, qui n’était pas une année d’épidémies, un notaire génois enregistra huit legs en faveur de Saint-François de la part d’étrangers qui avaient succombé au climat. »

L’église se compose d’une nef simple, terminée par une abside à trois pans, plus tard on ajouta deux chapelles plus larges que profondes et moins hautes que la nef. D’une construction très soignée, Saint-François est encore aujourd’hui, parmi les églises en ruines, une de celles qui sont les plus intéressantes à visiter.

Enfin, pour terminer, nous irons à Saint-Pierre et Saint-Paul située au sud du palais et construite, nous dit le Père de Lusignan, sous le règne de Pierre Ier, entre 1358 et 1369, par un riche marchand, Simone Nostrano, avec le tiers des bénéfices qu’il retira d’un voyage en Syrie ; ce qui donne une assez bonne idée des gains que pouvaient réaliser, à cette époque, les commerçans de Famagouste.

Ayant de grandes ressemblances avec Saint-Georges des Grecs, d’un aspect lourd mais imposant, cette église nous a été heureusement conservée à peu près intacte.

Elle se compose à l’intérieur d’une nef, avec des bas côtés de cinq travées, d’une abside et de deux absidioles. A l’extérieur, les bas côtés n’ont pas de contreforts. Au sommet des culées et au-dessus des fenêtres de la nef, on voit des porte-étendards de pierre. A l’ouest, il y a trois portails en tiers-point, d’une grande simplicité, et, au nord, un autre portail beaucoup plus riche mais sans doute remanié. Il est orné de feuillage, de fruits, d’un animal fabuleux au pied d’un cep de vigne, d’un Saint-Michel figuré sous les traits d’un ange et d’un autre ange tenant un encensoir. Ces sculptures sont couronnées d’un gable aigu au sommet duquel, une chouette grise, l’oiseau fatidique par excellence, avait élu domicile. De son poste d’observation, elle regardait avec mélancolie, les yeux mi-clos, le palais des Lusignan et ses splendeurs d’antan, dont la ruine est pour toujours révolue. Toutes ces magnifiques églises que je viens de décrire forment un ensemble incomparable qu’en aucun autre endroit du monde il ne serait possible de rencontrer. Cet ensemble est non seulement extraordinaire par le nombre des monumens, par leur qualité, par l’état dans lequel ils se sont conservés jusqu’à nous, si l’on songe, qu’endommagés par de violens tremblemens de terre, des sièges épouvantables, ils sont restés depuis plus de trois cents ans, dans le plus complet état d’abandon ; mais encore pour l’étude du gothique ils offrent une abondante moisson de documens qu’en Europe la désastreuse guerre de Cent ans, les nombreuses luttes religieuses et civiles nous avaient ravis.

Tour à tour nous voyons s’épanouir en Chypre les influences les plus pures de l’Ile-de-France, de la Champagne, du Languedoc, de la Provence, auxquelles se mêlèrent plus tard le style flamboyant de Catalogne ou le style vénitien. Si je ne craignais d’avancer une idée fantaisiste, je dirais que c’est dans cette île d’Asie qu’il faut venir, pour mieux se pénétrer du charme de nos Écoles d’art d’Occident, spécialement de France ; car là, certains mélanges étrangers ne font qu’en rehausser la sobriété voulue, le goût impeccable.

Enfin et par-dessus tout, cathédrale, églises ou chapelles, dorées par les embruns, les siècles et le soleil, se dressent, sous un ciel éperdument bleu, sur de l’herbe verte comme de l’émeraude, dans un cadre indescriptible de repos et de solitude. Il semble que cherchant à obtenir le pardon pour ce que fut la Famagouste d’autrefois, il leur a été permis de lui survivre, dégagées des liens de l’humanité, afin de pouvoir continuer à honorer Dieu, mais cette fois dans une muette prière.

Cette solitude, ce silence les grandissent, les anoblissent encore davantage, les rendent mystérieuses, et, si cette ville merveilleuse était en Bretagne, sans doute y verrait-on, par les sombres nuits d’hiver, quand la tempête faisant rage déchire la nature et couche violemment les ajoncs jaunes des landes, des fantômes, revêtus d’étoles, venant célébrer les saints offices sur des autels de rêve, remplaçant ceux de pierre, à jamais disparus.

Dès que Famagouste eut pris de l’importance, on songea, naturellement, à mettre ses richesses et sa population à l’abri des convoitises des pirates et des nations étrangères.

En 1211, Willebrand d’Oldenbourg trouve ses défenses peu importantes et ce n’est, d’après le Père de Lusignan, que sous le règne d’Henry II, de 1285 à 1324, et surtout vers 1310, époque à laquelle la ville était au pouvoir de son frère l’usurpateur Amaury, qu’on acheva ses fortifications[8], complétées seulement sous Pierre II en 1372.

En 1394, N. de Martoni[9] écrit : « La ville a des remparts plus beaux que je n’en ai vu nulle part ; ils sont élevés et offrent sur tout leur circuit de larges boulevards et des tours hautes et massives. Jour et nuit les Génois gardent avec soin la cité par peur du roi de Chypre ; ce soin est assuré avec une grande discipline par sept cents soldats à la solde des Génois. » Ces boulevards n’avaient cependant alors que cinq pas de largeur, les tours quatre pas de diamètre. Et il ajoute : « Le fort est assez beau et presque en entier dans la mer, à l’exception d’un quart du côté de la ville ; dans ce quart, il y a de beaux fossés de part et d’autre, que remplit l’eau de la mer.

Ces remparts, qu’admirait Martoni, n’ayant plus de valeur militaire au XVe siècle à cause des progrès de l’artillerie, il fallut les reconstruire, et ce que nous voyons aujourd’hui est l’œuvre des Vénitiens.

Ils ont été édifiés entre 1492 et 1544. En 1518, Le Saige, de Douai[10], en fut émerveillé : « Les murailles de Famagouste, écrit-il, sont toutes nouvelles ; il y a boulleverre bien exquis. Pour faire court c’est une ville imprenable, si il y avoit garnison souffisante. Mais il n’y a que huit cens soudards que paient les Venissiens. »

Il est assez curieux de noter, en passant, que 7 à 800 soldats formèrent, pendant toute la durée de l’occupation latine, la garnison ordinaire de Famagouste, car nous retrouvons ce même nombre d’hommes dans le récit du siège de 1571, du frère Ange Calepin[11] ; à ce nombre il faut cependant ajouter 200 Albanais et 3 000 citoyens ou villageois, sans doute des réfugiés venant de la campagne.

Ce siège, le dernier que la ville, bombardée jour et nuit (elle reçut plus de 170 000 boulets de fonte), devait subir, fut atroce. Du 21 juin au 5 août, l’armée turque, commandée par Mustapha Pacha, donna six assauts terribles et entre ces assauts, pour mieux les préparer, les Ottomans tentèrent de faire tomber une fraction du rempart en allumant un énorme brasier qui brûla pendant quatre jours. Sans cesse les assiégés avaient à repousser les travaux de mines ; enfin, après avoir mangé les chevaux, les ânes, les chats, après avoir épuisé leurs provisions de pain et de fèves, les Famagoustains, accablés par les fatigues d’alertes sans cesse renouvelées, décimés par le feu et les maladies, n’ayant plus d’eau potable, se rendirent aux 200 000 hommes du Grand Seigneur. On peut s’imaginer ce que fut le pillage, si l’on songe que parmi les soldats ottamans se trouvaient 60 000 aventuriers, venus avec l’unique espoir de faire fortune, tant la réputation de richesse de la ville s’était perpétuée dans les imaginations.

Nous avons vu plus haut qu’au mépris de tous les engagemens, le malheureux Bragadino fut écorché vif ; sa peau, emplie de paille, après avoir été promenée par la ville, fut accrochée à la vergue d’une galère, qui alla montrer ce trophée d’un nouveau genre dans tous les ports de la Syrie et le rapporta ensuite à Constantinople.

Quelques années plus tard, les Vénitiens rachetaient les restes de l’infortuné général et les plaçaient pieusement dans une urne, encore visible à Venise, dans l’église de Saints-Jean-et-Paul, où sont conservées les cendres des plus illustres et des meilleurs citoyens de la République.

Dans sa presque totalité, l’enceinte de Famagouste est l’œuvre de Giovanni Sanmicheli ; et, si elle n’a pas, pour les yeux des profanes, la poésie, le charme, des fortifications de Rhodes, au point de vue militaire elle n’en constitue pas moins une œuvre de premier ordre ; car les ingénieurs italiens étaient, à cette époque, d’une bonne centaine d’années en avance sur les nôtres.

Le périmètre total est d’un peu plus de 3 000 mètres formant un rectangle irrégulier, allongé du Nord au Sud. Les fronts, en partie taillés dans le roc, en partie construits, sont flanqués de bastions espacés de 100 à 150 mètres. Ces fronts viennent se souder les uns aux autres, aux angles, par d’autres bastions dont le plus important, parce qu’il était le plus exposé, est celui de Martinengo, au Nord-Est.

Il faut visiter ces casemates, protégées par d’épaisses couches de béton, se rendre compte de la raison de certains flanquemens, étudier l’emplacement de pièces d’artillerie, pour comprendre ce que fut la science consommée des ingénieurs italiens de la Renaissance. Et pour bien l’apprécier, deux promenades sont nécessaires : l’une, à l’intérieur sur le chemin de ronde, et l’autre, sur les glacis ou dans le fossé. Peut-être, en quelque endroit, y a-t-il un angle mort, mais je n’en ai pas trouvé.

Une seule porte, celle de Limassol, au millésime de 1854, sur le front de terre, permet d’entrer dans la ville.

Autrefois, une autre porte, datant de 1496, s’ouvrait sur la mer ; mais, depuis quelques années, les Anglais en ont percé une troisième.

À l’angle sud-est se trouvait, relié à la mer par une porte d’eau, le bassin de l’arsenal maintenant recouvert de terre et transformé en jardins, dans lesquels poussent des orangers, des mandariniers et des grenadiers.

À l’angle nord-est, lui faisant pendant, il y a le château ou, pour mieux dire, le fort. On pénètre à l’intérieur par une porte en plein cintre, ornée du lion de Saint-Marc et portant cette inscription : Nicalao Foscareno Cypri Praefecto MCCCCLXXXXI.

Ce fort rappelle, et par sa situation et par les différentes modifications qu’apportèrent à sa défense les Vénitiens, le château de Cérines que nous visiterons plus tard.

Le noyau date de 1310, mais à l’époque de Sanmicheli, il fut renforcé et complètement transformé.

Illustré par sa véritable histoire, le château de Famagouste ne l’a pas moins été par les tragiques amours de Desdemone et d’Othello, le more de Venise, dont Shakspeare avait fait un gouverneur de Chypre. Et, là encore, la légende, se mêlant à la vérité, contribue à faire, de cette ville extraordinaire, un des sites les plus captivans du monde.

En sortant par la porte de Limassol, une route bordée de pins, d’eucalyptus, de mimosas aux senteurs exquises, et qui sont, au printemps, jaunes comme de l’or, conduit vers le bourg de Varosia n’offrant aucun intérêt, sauf celui de pouvoir s’y loger.

La vieille Famagouste s’anime cependant quelque peu, annuellement, pendant les derniers jours de mars, au moment du grand marché d’animaux, qui se tient en dehors de la ville. Dès l’avant-veille et la veille, de longues files de paysans conduisant des chameaux, des ânes, des mulets, venant de toutes les parties de l’île, convergent vers le champ de foire, où ils se rencontrent avec des acheteurs, arrivant de la côte d’Asie.

Les femmes musulmanes, ces modernes recluses, vêtues de robes voyantes, assises à l’écart sur les talus des remparts, contemplent avidement ce tohu-bohu d’hommes, d’animaux, de marchands ambulans, annonçant à grands cris leurs marchandises. Tons les groupes sont autant de tableaux pittoresques et charmans : ici, voici des bédouins venus des déserts d’Alep et tentant d’acheter des animaux avec l’aide d’un grand nègre qui leur sert d’interprète. Plus loin, ce sont des Syriens, s’apercevant après coup d’un marché désavantageux, cherchant à rendre, mais souvent sans succès, des animaux maquignonnés. Et, à ce rendez-vous de tant de races différentes, viennent s’ajouter les romanichels ou Gypsies de Chypre, diseurs de bonne aventure, vanniers, marchands d’animaux et, entre temps, un peu voleurs, mais uniquement pour ne pas faire mentir leur ancienne réputation, car, dès le temps du Père de Lusignan, ils étaient déjà considérés comme tels.

Les historiens ne mentionnent la présence des romanichels, en Chypre, qu’à partir des XVe et XVIe siècles ; de nos jours, ils forment un groupe de cinq à six cents individus, errant à travers l’ile comme le font ailleurs leurs frères d’Europe ou leurs pères de l’Inde.

Pour dire au revoir ou peut-être adieu à Famagouste, il faut aller, au moment du coucher du soleil, sur le rempart longeant la mer. C’est là que, tous les jours, je finissais mes après-midi.

A cette heure, le port est encore plus calme qu’il ne l’est en d’autres temps. Cinq ou six barques seulement y sommeillent, amarrées, attendant un chargement, et les rares ouvriers des quais sont, depuis longtemps, partis. Au loin, vers le Levant, dans la direction de la Syrie, s’étend la mer, mauve à ces heures, unie comme un miroir, n’ayant pas une voile à l’horizon pour l’animer.

A l’Occident, au contraire, c’est la féerie des couchers de soleil des pays d’Orient. Sur le ciel rose d’abord, puis d’un rouge feu, ce sont les dattiers aux troncs grêles, aux palmes retombantes, qui se silhouettent en noir bleuté ; c’est Saint-Georges des Grecs, ce sont d’autres églises en ruines, c’est Saint-Nicolas surtout, d’un roux doré, s’assombrissant progressivement avec le déclin du jour et devenant comme une sorte de monolithe fantastique, d’un brun violacé.

Rapidement, la lumière diminue, les détails s’estompent, puis, la nuit se faisant, l’étoile du berger, suivie de bien d’autres, apparaît.

Et au milieu du grand apaisement des soirs, planant silencieusement au-dessus de la ville depuis des siècles endormie, monte lentement comme une voix d’enfant, tant est grand l’espace qu’elle a à remplir, la voix du muezzin annonçant la prière.

Jadis, le son des cloches de ces mêmes tours, à cette même heure, appelait, pour l’Angélus, le peuple exubérant de vie d’une cité fameuse, et il m’a semblé, en écoutant de toutes mes oreilles, qu’à cet instant toujours solennel de la fin du jour, l’Orient se symbolisait dans la voix du muezzin appelant, pour l’Adhân, au-dessus des ruines accumulées, une humanité tombée en léthargie...


COMTE JEAN DE KERGORLAY.

  1. Jusqu’en 1878, époque de l’occupation anglaise, seuls les musulmans avaient le droit d’habiter à Famagouste.
  2. Histoire de l’île de Chypre, t. II, p. 386
  3. Acta Sanctorum... januarii, t. II, p. 1004. Vila Sancti Petri Thomassiî. Philippe de Mézières, § 47 et 48.
  4. Pèlerinage à Jérusalem de N. de Martoni, p. 583 et suiv. Revue de l’Orient latin, 1895, t. III.
  5. Pèlerinage à Jérusalem de N. de Martoni. Revue de l’Orient latin, 1896, t. III.
  6. Au moyen âge, Lajazzo était un port très important situé près des ruines de l’antique Egée. Marco Polo y passa près de vingt ans avant la prise de Saint-Jean-d’Acre.
  7. Les cruches acoustiques sont des cruches dont la panse est engagée dans la maçonnerie et dont le goulot est tourné vers l’intérieur de l’édifice ; elles étaient destinées à empêcher les résonances.
  8. Enlart, l’Art gothique et de la Renaissance en Chypre, t. II, p. 606 et suiv.
  9. Pèlerinage à Jérusalem, 1394. Revue de l’Orient latin, 1895, t. III, p. 617-628.
  10. Jacques Le Saige, de Douai, p. 135.
  11. Description et histoire de Chypre, par le Père E. de Lusignan, 1580. — Récit de la prise de Famagouste, par le frère A. Calepin, de Cypre, de l’ordre de Saint-Dominique, p. 272.