Hamilton - En Corée (traduit par Bazalgette), 1904/Chapitre XIX

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Traduction par Léon Bazalgette.
Félix Juven (p. 299-311).


CHAPITRE XIX


L’ABOMINATION DE LA DÉSOLATION. — À TRAVERS LA CORÉE.
LA CÔTE ORIENTALE. — PÊCHE ET SALETÉ.


La paix, la piété, la sublime ardeur des moines de Yu-chom et de Chang-an sont en frappant contraste avec l’état de choses qui règne à Shin-ki-sa. La magnificence de Yu-chom-sa et la charité de Chang-an-sa disposent à la tolérance et à la sympathie envers ceux dont les existences sont vouées au service de Bouddha, dans les silencieuses retraites des montagnes de Diamant. Le spectacle offert par le monastère situé au pied et au nord-est de Keum-kang-san, révèle l’existence de certains maux dont heureusement, les centres bouddhiques les plus importants de cette région ne sont pas affectés. Ce n’est pas le temps seul qui a causé cet abandon, et la décrépitude ne serait pas aussi lamentable si elle se rehaussait du charme et de la noblesse d’une pittoresque ruine. Le caractère des moines est ici complètement différent. Tout est négligé et personne ne prend soin des temples. Une couche de tuiles brisées entoure les édifices ; la saleté et la poussière, résultats de la négligence, les déshonorent à l’intérieur. L’esprit de respect fait ici défaut. Le spectacle change brusquement.

Shin-ki est un petit monastère. Ses temples n’ont peut-être été jamais comparables en grâce et en beauté aux sanctuaires de Yu-chom-sa. Rien ne peut cependant excuser l’abandon et le désordre de ses cours, non plus que la malpropreté du temple. Il semble qu’il n’y ait rien de commun entre ce monastère et ceux de l’intérieur des montagnes. On cherche en vain l’élégante dignité du vieux supérieur de Yu-chom-sa, dont l’esprit humanitaire est si élevé. La distinction, la politesse et la dévotion qui dirigent la conduite de ce dernier, manquent absolument chez le supérieur, les prêtres et les moines attachés à Shin-ki-sa. Le contraste est violent. Il est extrêmement triste de constater le déclin de ces temples autrefois prospères. La colère et la douleur remplissent l’âme du spectateur. Lorsqu’on promène ses regards au delà du temple, sur la belle et calme vallée qu’il domine, c’est comme si, d’un lieu de désolation, on considérait un monde autre et meilleur. Le squelette du passé demeure seul et on appelle de tous ses vœux le pouvoir qui restaurera l’édifice en son ancien état.

Par sa situation, le monastère emprunte quelque chose de l’esprit de la nature. Si l’on peut trouver une compensation à sa décadence, il faut la chercher dans la sauvage beauté des montagnes abruptes qui s’élèvent de la vallée et qui le dominent. Les épreuves et les tribulations du monde extérieur s’arrêtent au large de leurs faces de granit ; une fois enfermé dans leur grise enceinte, les petites ironies de la vie disparaissent. Les heures s’écoulent fraîches et calmes. Des forêts primitives vêtent les brèches profondes de la chaîne ; un flot de couleur s’épand des larges espaces où poussent les fleurs sauvages et les tons du feuillage des bois révèlent une infinie variété de vert. Au centre d’une clairière, débarrassée de ses broussailles et à laquelle on accède par un sentier qui serpente dans l’épaisseur des bois, est situé Mum-sa-am. Cette retraite est celle des vingt religieuses qui dépendent de Shin-ki-sa. Je ne connais rien de leur existence, mais à en juger par l’état de leurs temples et le désordre qui règne aux alentours, il m’a semblé, qu’à l’exemple des soixante prêtres, moines et novices du monastère, elles ne trouvaient pas beaucoup d’élévation à la doctrine de Bouddha et qu’elles n’appréciaient guère le paysage environnant.

Les jours que nous passâmes dans les plus importants monastères des montagnes de Diamant s’écoulèrent sans événements. Les attentions et la sollicitude des moines pour le bien-être de leurs hôtes se manifestèrent à chaque heure du jour et ils saisirent toutes les occasions de nous prouver leur bienveillance. On nous offrit des logements frais et élevés ; on mit à notre disposition toutes les ressources du monastère. Le supérieur de Chang-an-sa prépara pour nous des boissons faites avec du miel et des gâteaux de graines de pin. Tous les matins on apportait à table des provisions de miel, de riz, de farine et des légumes frais ; durant tout le jour, rien de ce qui pouvait, dans l’esprit de ces hommes simples, nous procurer du bien-être, n’était négligé. Un étang profond, formé par le ruisseau qui descend de la montagne, nous fut réservé ; et lorsque, dans l’air frais du matin et à l’heure où la brise du soir avait fait tomber la chaleur, nous allions nous baigner, le supérieur avait, de sa propre initiative, donné l’ordre que personne ne vînt nous déranger.

Le temple que nous occupâmes pendant notre séjour à Chang-an-sa contenait l’Autel des Trois Bouddhas. L’édifice était vaste et imposant. Une large véranda l’entourait, des piliers en bois de teck soutenaient le toit massif ; et des tableaux allégoriques illustrant des incidents de la vie de Bouddha, décoraient les murs. Des tapis de papier gommé couvraient le plancher ; une nappe en soie, richement brodée, de petites nattes, des vases d’encens en bronze et des candélabres de cuivre, ornaient l’autel, au centre duquel siégeait une grande figure dorée des Trois Bouddhas. Tous les soirs, au coucher du soleil, les moines qui officiaient dans ce temple plaçaient des vases contenant du riz, du miel et des gâteaux de graines de pin sur l’autel, et allumaient les petites lampes et les candélabres. Les prières n’étaient pas toujours dites et les offices n’étaient pas toujours les mêmes, le nombre des moines variant toutes les nuits suivant le caractère de chaque office. Après le service, beaucoup s’approchaient de nous, intéressés par notre petit campement. Ils se réunissaient autour de la cuisine ; ils aidaient l’interprète à préparer les plats et ils les goûtaient. Ils maniaient avec étonnement nos ustensiles de cuisine et notre coutellerie de voyageurs. Parfois, leur familiarité croissante établissant une sorte d’intimité entre nous, les moines nous faisaient voir les boutons de leurs vêtements et leurs coupes à aumônes, nous demandant d’accepter des exemplaires de leurs livres en échange de photographies de leurs temples. Les mystères de l’appareil photographique les enchantaient, le seul aspect d’un fusil de chasse leur mettait l’angoisse au cœur, et ils n’étaient jamais fatigués de se balancer dans mon lit de camp.

Avant que notre camp fût transporté de Chang-an-sa à Yu-chom-sa, une solide amitié, créée par maintes bontés, par une prévenance attentive et le souci constant de tous nos besoins, s’était établie entre les moines et nous. Ils nous consultaient au sujet de leurs indispositions, qui étaient ordinairement une indigestion aiguë ou une dysenterie intermittente. Mes médicaments se limitaient à des pilules de quinine et à un flacon de sels ; ils acceptaient l’un et l’autre remède avec reconnaissance et beaucoup de philosophie résignée. Mais, tout en continuant à venir nous visiter aussi volontiers qu’auparavant, je remarquai qu’ils ne se présentaient plus aussi souvent, comme malades, pour être soignés. Quand vint le moment de notre départ, on nous força d’accepter beaucoup de petits cadeaux. Pendant longtemps il nous fut impossible d’obtenir le compte de ce que nous devions au monastère. À la fin, l’insistance de l’interprète triompha. Quand nous eûmes ajouté au paiement quelques dollars pour le fonds du monastère, les expressions de gratitude avec lesquelles ce don fut reçu auraient presque fait croire que c’était nous qui nous étions montrés bienveillants et hospitaliers à leur égard.

Notre logement à Yu-chom-sa ne fut en rien inférieur, et non moins délicieux par sa situation, à celui que nous venions de quitter. Du bâtiment des pèlerins à Yu-chom-sa, on jouit de la vue du torrent de la montagne, qui se précipite à travers les pentes rocheuses et boisées de la vallée. À Chang-an-sa, nous campions sous l’abri de la spacieuse véranda qui entoure le Temple des Trois Bouddhas, en évitant autant que possible de nous servir de l’édifice sacré. À Yu-chom-sa, cette réserve fut inutile ; l’édifice mis à notre disposition était celui qui était habituellement réservé aux visiteurs d’un caractère officiel de passage au monastère. Les appartements étaient propres, confortables et clairs. Des tablettes étaient suspendues aux murs, où étaient inscrits les noms et les titres des hôtes précédents. De hautes murailles entouraient l’édifice et des portes massives mettaient le local à l’abri d’une intrusion inattendue. La vie de ces campements est faite d’une paix et d’un bonheur idéal. On pouvait travailler sans être troublé ni tourmenté par les influences du dehors. Nous n’avions en réalité aucune idée d’une autre existence. Nous vivions dans la retraite d’un sanctuaire, où les craintes mortelles n’avaient pas pénétré et où les tribulations, qui assiègent l’humanité, étaient inconnues.

Après Shin-ki-sa on arrive, après un voyage de quinze li par une excellente route dans la direction est-nord-est, à Syong-chik, situé sur la côte. La vue et l’odeur de la mer, après les désagréments et les fatigues de Shin-ki-sa, nous furent particulièrement agréables. Entre Yu-chom-sa et Shin-ki-sa, le pays est coupé de marais et de champs de riz. Les difficultés rencontrées parmi ces marécages et ces boues retardèrent beaucoup les chevaux. La route par la côte, si elle est rude et pierreuse par endroits, est du moins exempte de ces obstacles, et ses sinuosités ne sont pas dépourvues d’agrément. Serpentant parmi des pentes basaltiques, escaladant leurs surfaces unies par une série de degrés grossièrement taillés, elle descend jusqu’au sable de couleur brillante. Un crochet par l’intérieur des terres vers l’ouest et le sud-ouest, évite les contreforts abrupts d’une chaîne de montagnes voisine.

UNE BELLE MAGICIENNE

La mer lèche en murmurant le sable, et la brise légère ne ride qu’à peine l’étendue bleue ; les variations constantes que présentent le sable d’or, la mer étincelante, les vallées et les collines verdoyantes, contribuent au charme et à la fraîcheur du voyage. Le sentiment d’isolement, inséparable d’un voyage à travers des régions où la barrière des montagnes vous sépare du monde extérieur, disparaît aussitôt qu’on se trouve en contact avec l’océan et les navires qu’il porte. Très loin, sur l’immense étendue de la mer tranquille, on apercevait des bateaux de pêche, des jonques ; leur coque disparaissait à l’horizon et leurs voiles brunes s’enflaient par moments aux bouffées de la brise. Dans les bas-fonds, le long du rivage, des hommes bruns et nus pêchaient au filet des harengs et des éperlans, pendant que leurs enfants poursuivaient des crabes et, avec des cris de joie, plongeaient dans l’eau profonde à la recherche de leur proie.

Autour des cabanes, dans tous les petits villages groupés au bord de l’eau, les hommes dormaient au soleil. Pendant que leur seigneur et maître se reposait, les femmes raccommodaient les accrocs des filets, ou s’occupaient à construire les pièges grossiers à l’aide desquels leurs maris attrapent du poisson. L’aspect de ces villages le long de la baie n’était guère attrayant, et on ne pouvait les comparer aux villages de l’intérieur que nous avions traversés. Ils étaient sales, en ruines, mal tenus ; l’aspect des gens décelait une grande malpropreté. L’air était chargé de l’odeur du poisson séchant au soleil — odeur agréable en elle-même par son goût de sel marin — mais ici tellement mêlée aux relents des ordures et des tas de débris pourrissant au soleil, des poissons et des algues en décomposition, que l’odeur générale faisait mal au cœur. Les gens n’étaient ni curieux ni malveillants ; la plupart montraient de l’indifférence et nous offraient en vente des œufs frais, du poisson et des poulets. La baie, le long de ces villages, était couverte de poissons, séchant sur le rivage de la manière la plus primitive. L’art de fumer le poisson est inconnu ; et leur façon rudimentaire de faire les salaisons prouve qu’ils n’ont aucune méthode de préparation. Les chiens se couchent sur ces tas de poissons, les poules y picorent librement ; en maints endroits, les hommes dorment tranquillement, avec un tas de poissons comme oreiller sous la tête. À voir une telle négligence, on comprend que nombre des maladies qui règnent parmi les Coréens puissent être attribuées au poisson séché dont ils sont si friands.

LE SUPÉRIEUR DU MONASTÈRE DE CHANG-AN-SA

Le commerce du poisson salé et séché est très considérable et se répand dans tout le royaume. Il fait l’objet d’un important trafic par terre avec la capitale. Dans tous les villages on voit des chapelets ou des piles de poisson séché ; le piéton sur la route, promenant sa besace, en porte presque toujours une petite provision avec lui. Une industrie parallèle à la salaison du poisson est celle des marais salants, dont les opérations sont conduites d’une manière également primitive et sans méthode. Pour la prospérité de ces deux industries, il est indispensable de posséder quelques connaissances techniques élémentaires, aussi bien qu’un certain capital ; le manque de ces deux éléments est un obstacle à la réussite du travail. Il y a tellement de poisson le long de la côte, que si le produit de la pêche était convenablement préparé, on pourrait établir immédiatement un commerce prospère d’exportation. Pour le moment, on n’en retire que juste de quoi vivre, et les jours de prospérité n’ont pas encore lui. L’industrie est complètement paralysée par les exactions des fonctionnaires ; les pêcheurs, comme les paysans, savent trop bien que la seule façon de se garantir contre les demandes du Yamen, est de rester dans l’extrême pauvreté.

MONASTÈRE BOUDDHIQUE DE SHIN-KI-SA

Nous traversâmes beaucoup de villages de pêcheurs au cours de notre voyage. Ils se ressemblaient tous, ne différant que par leur importance, le nombre des bateaux de pêche tirés sur le rivage, la force de leurs odeurs. La misère et la malpropreté de ces hameaux étaient extrêmes. Les gens semblaient dépourvus de toute vie spirituelle, satisfaits de passer leur existence vide et crapuleuse à bâiller, dormir et manger tour à tour. En dépit de l’argent offert, il nous fut impossible de louer leurs services pour une journée de pêche. Le résultat de cette indifférence de la part des gens du pays, est que les pêcheurs japonais sont en train de s’emparer des pêcheries de la côte. Si ces gens mornes, rêveurs et sales ne se réveillent pas bientôt, la pêche dans leurs propres eaux leur sera enlevée. Les Japonais prennent le poisson en toute saison ; les Coréens ne pêchent qu’à une certaine époque de l’année. Leur influence va donc diminuant de jour en jour dans une industrie d’un profit tel, que dix mille bateaux de pêche japonais en vivent déjà.

LE TEMPLE DU CIEL À SÉOUL

Il est dangereux, en raison de la malpropreté des villages, de s’y arrêter. Il est plus prudent de camper au dehors en plein air. Pour mon malheur, je me suis arrêté dans plusieurs d’entre eux. À Wha-ding, village situé à soixante-quinze li de Won-san, je fus torturé par les insectes comme je ne l’avais jamais été auparavant en Australie, en Amérique, en Afrique et en Asie. Les puces étaient partout ; elles flottaient dans l’air, comme les parcelles de sable fin soulevées par les vents du nord-ouest, en Nouvelle-Zélande et par les vents chauds, en Afrique. Ici tout était recouvert d’un enduit pénétrant de puces. C’est à Wha-ding que j’ai passé une des nuits les plus cruelles que j’ai connues. Il était impossible de rester debout, également impossible de rester assis ; on ne pouvait, bien entendu, songer à dormir. Nous secouâmes nos vêtements, nous nous baignâmes, nous nous lavâmes, nous nous mîmes de la poudre. Chaque effort nous causait une torture, et toutes les précautions augmentaient l’ironie de notre situation. Pour ajouter aux fléaux de cet endroit maudit, nous étions assourdis par les incantations d’un sorcier qui nous fendait les oreilles et qui avait été loué par l’aubergiste du village pour exorciser un démon qui l’avait ensorcelé. Nous nous demandâmes ensuite s’il fallait attribuer à cela l’activité diabolique de la vermine. Après avoir essayé inutilement de nous arranger avec le magicien en le corrompant à prix d’argent par l’entremise de mon interprète, nous décidâmes que l’un des conducteurs tiendrait le rôle de l’esprit malin. Il sortit dans la nuit et se mit à hurler plaintivement, pendant que nous réunissions les anciens et le nécromant, et alors nous déchargeâmes gravement nos revolvers dans les ténèbres sur l’esprit qui s’enfuyait. Malheureusement, nous ne parvînmes pas à convaincre le sorcier que l’esprit avait disparu. Il fallut que, perdant patience, je précipitasse ses gongs et ses cymbales dans un puits, où je le jetai ensuite lui-même, pour que nous fussions débarrassés des tortures de ce fléau supplémentaire.