Hamilton - En Corée (traduit par Bazalgette), 1904/Chapitre XXIII

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Traduction par Léon Bazalgette.
Félix Juven (p. 349-369).


CHAPITRE XXIII


KANG-WHA : HISTOIRE ABRÉGÉE DE L’ÎLE. — UNE RETRAITE MONACALE : LE REPOS IDÉAL. — VISITEURS NOCTURNES. — MESSES DE MINUIT. — RETOUR À LA CAPITALE. — LES PRÉPARATIFS D’UN GRAND VOYAGE. — UNE SCÈNE DE DÉSORDRE.


L’île de Kang-wha, vers laquelle je naviguais à petites journées, est située dans la partie nord-est du golfe, formé par l’angle droit que fait la côte avant de décrire cette courbe vers le nord qui aboutit à l’embouchure du Yalu. Au sud et au sud-ouest, Kang-wha est exposée à la pleine mer ; au nord, l’île est séparée de la terre ferme par l’estuaire du Han, et à l’est, par un étroit passage, à peine large de deux cents mètres et que doivent prendre les bateaux allant de Chemulpo à Séoul.

L’île renferme quatre chaînes de montagnes nettement séparées l’une de l’autre et qui offrent des pics d’une altitude de deux mille pieds. De larges et fertiles vallées, allant de l’est à l’ouest et bien cultivées, les séparent. Les villages et les fermes qui abritent la population agricole se cachent dans les replis des bords de la vallée, cherchant à se garantir des rigueurs de l’hiver. Des centaines d’acres de terrain entre ces vallées et la côte, ont été conquis sur la mer et défrichés pendant les deux derniers siècles ; des digues d’une grande longueur et d’une extrême résistance furent construites en peu de temps. Sans ces immenses terrassements, les terres cultivées et florissantes qui existent aujourd’hui ne seraient qu’une étendue limoneuse inondée à chaque grande marée. Les empiètements continuels de la mer menacèrent à une époque d’engloutir toutes les terres en contre-bas.

Kang-wha avec ses curieux monastères et ses hautes murailles crénelées, qui ne sont plus aujourd’hui qu’une pittoresque ruine, a joué un rôle important dans l’histoire ancienne de la Corée. Elle a repoussé des invasions et donné asile à la famille royale et au gouvernement en des jours de troubles ; la fierté de sa situation fait d’elle l’extrême avant-poste qui subit la première attaque et qui est le plus important à défendre. Deux fois au treizième siècle, la capitale fut transférée à Kang-wha, par suite de l’invasion étrangère. À l’exception de la terrible invasion japonaise en 1592 où commandait Hideyoshi, et de la guerre sino-japonaise de 1894-95, Kang-wha a subi le premier choc de presque toutes les expéditions étrangères qui ont troublé la paix du pays pendant les huit derniers siècles, notamment celles des Mongols au treizième siècle, des Mandchous au dix-septième, des Français en 1866 et des Américains en 1871. De plus, Kang-wha fut le théâtre de la rencontre entre Coréens et Japonais qui aboutit à la conclusion du premier traité entre les deux pays, en 1876. La signature de cet acte, le premier de la série qui a ouvert la Corée au monde, a été apposée à Kang-wha. Le prédécesseur de l’empereur actuel naquit a Kang-wha en 1831 ; il vécut, retiré, dans la capitale de l’île jusqu’à ce qu’il fût appelé à monter sur le trône. À l’occasion, on a jugé Kang-wha un lieu d’exil convenable pour les monarques détrônés, les rejetons embarrassants du trône et les ministres en disgrâce.

Sur deux points de l’étroit canal qui sépare, à l’est, l’île de la terre ferme, on trouve des bacs pour passer les voyageurs. Kang-song, où le courant fait un détour brusque entre les falaises basses, rappelle l’expédition américaine de 1871 ; près de l’entrée sud du détroit et tout près du bac sont les forts qui repoussèrent l’assaut des Américains. Les rapides et le tourbillon fameux de Son-dol-mok, qui sont la terreur de la côte, sont tout près. Il y a de nombreux forts élevés le long des côtes de l’île, rappelant les fortins qu’on voit en Angleterre. Ils n’ont pas tous été bâtis en même temps ; la plupart ne datent que de la fin du dix-septième siècle, dans les premières années de Suk-chong. Le. rempart de la côte orientale, quii s’élève au-dessus du détroit et de la rivière, fut construit en 1283. Ko-chong, de la dynastie de Koryo, fuyant devant l’invasion mongole de cette époque, transféra sa cour et la capitale de Song-do à Kang-wha. Kak-kot-chi, où est le second bac, est à quelques milles au delà de Kang-song. À l’endroit où le bac fait le service, la montagne de Mun-su s’élève de douze cents pieds au-dessus du niveau de la mer. D’une jonque, à quelque distance du rivage, on dirait qu’elle bloque le détroit, tellement les falaises de Kang-wha sont rapprochées de la terre ferme. Ce petit endroit fut le quartier général du corps expéditionnaire français en 1866.

La capitale de l’île, la ville de Kang-wha, est une citadelle crénelée, dont les murailles ont quinze li de circonférence, et sont percées de quatre portes surmontées d’un toit en pointe. C’est une ville de garnison, qui présente un bel assemblage d’espaces verdoyants et de vieilles murailles en ruines. La guerre sino-japonaise, qui fut si fatale à un grand nombre de vieilles institutions de la Corée, a diminué la gloire antique de Kang-wha. Depuis deux cent soixante ans, avant cette campagne, Kang-wha était, au même rang que Song-do, Kang-chyu, Syu-won et Chyon-chyon, l’une des O-to ou Cinq Citadelles, dont dépendait la sûreté de l’empire. Elle possédait une garnison de dix mille hommes de troupe ; on comptait près de mille fonctionnaires divers. Le changement qui intervint dans les destinées du royaume modifia la fortune de l’île, qui est aujourd’hui administrée par un fonctionnaire de peu d’importance. Elle est encore cependant le chef-lieu d’une vaste région, et le centre commercial et industriel d’environ trente mille habitants. L’agriculture est la principale industrie ; la population travaille également à l’extraction de la pierre et à la fabrication des nattes. Au bord de l’eau il y a des salines ; la pêche, la fabrication restreinte de la poterie, la fonderie, le tissage de la grosse toile auquel s’emploient les paysannes, complètent les occupations des habitants. L’élevage du cheval, qui faisait naguère la célébrité de Kang-wha, est aujourd’hui complètement abandonné.

RUSSES DE LA RÉGION DE L’AMOUR ET LEURS MONTURES

Il y a neuf monastères dépendant de l’île. Sept d’entre eux sont situés dans l’île ; le principal est le monastère fortifié de Cheung-deung, le Temple des Histoires, à trente li au sud de Kang-wha, autrefois poste avancé et sauvegarde du royaume, et célèbre par le revers qu’y éprouvèrent les troupes françaises en 1866. Mun-su-sa, situé en face sur la terre ferme, fait partie de cette petite colonie de retraites bouddhiques, de même que Po-mun-sa, situé dans l’île de Ma-eum-to et connu pour la sauvagerie de son paysage et pour un temple creusé dans le roc au flanc de la colline. Les moines de Cheung-deung-sa avaient rang de militaires jusqu’à ces derniers temps. Ils se transformaient en soldats dans les moments de détresse nationale ; ils recevaient du gouvernement de l’argent, de la nourriture et des armes, pour se trouver toujours dans les conditions requises. Le bouddhisme a beaucoup perdu de son influence sur les gens de l’île, bien qu’il existât avant 1266. Il y a, à Kang-wha, un établissement dépendant de la mission anglaise de Séoul, administré par le révérend Mark Napier Trollope, dont les notes sur l’île ont été consignées en un rapport lu par leur auteur devant la section locale de la Société Asiatique pendant mon séjour en Corée. Ces notes m’ont aidé à réunir les données intéressantes dont j’ai tiré ces quelques paragraphes.

Je suis resté cinq semaines au monastère de Kang-wha, occupé à mettre sur pied le présent volume. J’y allai dans l’intention d’y séjourner une semaine tout au plus, mais je goûtai dans le calme et la solitude de ce sanctuaire un tel bien-être moral, j’y trouvai un remède si efficace pour mes nerfs malades, qu’il me coûtait de l’abandonner. Après quelques jours passés dans la jonque qui, après maints retards, m’avait amené de Chemulpo et où l’on était entassé comme des harengs, il me semblait délicieux de m’étendre sur le rivage. Je débarquai, un jour, à l’aube et allai trouver à l’improviste le gardien de la mission anglaise, le Père Trollope ; puis, dans la journée, je me dirigeai, à travers la campagne, vers le monastère. Les moines ne se montrèrent aucunement troublés par mon intrusion. Bien qu’il y ait moins de visiteurs à ce monastère qu’à ceux des montagnes de Diamant, leur présence ne suscite aucun commentaire, et on leur permet d’agir à leur guise sans se préoccuper d’eux et avec cette bienveillante discrétion qui est, dans certains cas, le plus haut point de la courtoisie. On annonça mon arrivée au supérieur, et, après quelques explications, il me fit préparer un édifice très aéré comme logement. Le bâtiment était élevé au-dessus du sol et, comme il était placé juste en bas de la cour principale, on y jouissait d’une vue magnifique de tout le domaine. Je pouvais voir dans le lointain les terrains cultivés de l’île et le miroitement du soleil sur l’eau ; aux premiers plans et tout près de mon nouveau domicile, j’apercevais deux puits, un cours d’eau, et les pentes des montagnes, fraîches, parfumées, couvertes d’arbustes et de végétation. Les temples émergeaient d’un océan de feuillage, qu’agitait en murmurant la brise. À l’une des extrémités de la salle que j’occupais étaient placés les ustensiles de cuisine et de table, au milieu mon lit de camp, et en face du paysage une table à écrire improvisée avec mes livres et mes papiers. Il n’y avait aucun élément de trouble dans mon installation. Tous les matins, le supérieur venait me saluer et me présenter ses souhaits ; le soir, nous causions, lui et moi, au moyen de mon interprète, sur une quantité de sujets. Bouddha et le Christ, ce monde et l’autre monde, Paris, Londres, l’Amérique. Mes nouveaux amis étaient retenus, certains soirs, par leurs devoirs au monastère ; mais ils me prévenaient toujours de leur absence, et jamais ils ne venaient me déranger pendant mon travail ni me surprendre. Ils me prouvaient de mille manières les sentiments de considération et de courtoisie dont leur bienveillante hospitalité était empreinte. Le peu que je pouvais leur témoigner en retour me rendait honteux vis-à-vis d’eux. Souvent, à minuit, lorsque ma lampe brûlait encore, le supérieur venait me trouver et, avec des sourires et une aimable insistance, me forçait à me coucher, en couvrant mon manuscrit de sa main et en me désignant mon lit. Il n’y avait pas de rideau sur le devant de ma chambre, de sorte qu’on pouvait du dehors observer l’étranger. Les moines se livraient sans bruit à cet examen ; lorsque je me retournais vers la cour, ceux qui étaient là en train d’examiner peut-être la forme de mon lit de camp ou le contenu de ma valise, suspendue en l’air par une solide corde, s’éclipsaient comme des ombres. On me laissait, à mon gré, songer tranquillement à mon ouvrage, ou contempler la splendeur du paysage qui m’entourait.

UNE PORTE DE SÉOUL

Je ne rencontrai aucune difficulté pour la nourriture pendant mon séjour au monastère. On trouvait du riz, des œufs et de la volaille dans les villages situés en dehors des murailles du temple, et le marchand de beurre du monastère fournissait de la farine de riz ou des légumes. Je m’étais arrangé pour déjeuner le matin vers dix heures et pour dîner à six. Dans l’intervalle j’écrivais, et mon temps était toujours occupé. Avant le déjeuner, je faisais une promenade ou bien je préparais mes notes pour le travail de la journée ; après le dîner, je recevais mes visiteurs, complétant mes notes quand ils étaient partis. J’assistais ordinairement au service de minuit des moines et j’écoutais avec plaisir le son grave de la grande cloche du monastère, qu’accompagnaient les tintements aigus et moins mélodieux des clochettes. Ces sons étranges, vibrant dans l’air, répandaient sur les bois et sur les vallées une mélodie qui semblait emprunter ses accents à la musique des esprits. Lorsque, après la messe de minuit, l’écho s’éteignait, c’était un moment délicieux et suprême. Profondément las et rempli du plus absolu contentement, je m’étendais pour dormir sous la protection de mon moustiquaire, dans ma vaste salle voûtée.

Il vint beaucoup de monde à Chung-deung-sa pendant mon séjour ; les uns parce qu’ils avaient appris la présence d’un étranger, les autres par leur très sincère désir d’offrir un sacrifice à « Celui qui est béni entre tous ».

MARCHAND DE VOLAILLES

Deux dames coréennes de qualité vinrent, un matin, implorer l’intercession de Bouddha pour faire cesser leurs malheurs domestiques. Elles firent au monastère une offrande en monnaie coréenne, équivalant à dix shillings et s’entendirent avec le supérieur pour faire célébrer une messe de nuit dans le Temple des Grands Héros. Pendant l’après-midi, les prêtres préparèrent le temple où la cérémonie devait avoir lieu. On emprunta à la cellule du supérieur des rideaux ornés de dessins en style coréen, pour décorer le temple ; on fit cuire de grandes quantités de riz. De hautes piles coniques de sucreries et de gâteaux de sacrifice furent disposées dans de grands plats de cuivre devant le maître-autel, où se tenaient les trois figures de Bouddha dans leur attitude ordinaire de méditation divine. Devant chacune des figures était placée une tablette sculptée et dorée, haute de douze pouces, vis-à-vis de laquelle la nourriture était posée, et des vases d’encens allumé alternaient de distance en distance avec les plats. Aux deux extrémités de l’autel brillaient des cierges, dans de hauts candélabres ; au centre, suspendue à une longue chaîne dorée, était une lampe, faite d’un vase de jade blanc, où brûlait une mèche. D’autres petits autels étaient décorés de la même façon. Les accessoires du temple se composaient d’un gros tambour, d’une cloche massive et fêlée, datant du treizième siècle et d’une paire de cymbales. Il y avait là cinq moines ; les deux femmes étaient assises, en silence, à la gauche du supérieur. Les quatre prêtres se placèrent à droite — l’un près de la cloche, un autre près du tambour, et les deux autres près des cymbales, qu’ils firent résonner tour à tour. De chaque côté du temple, dans le renfoncement à droite et à gauche du maître-autel, les murs étaient ornés d’images des Dix Juges. En dehors des lumières de l’autel, qui rendaient l’intérieur du temple encore plus sombre et plus fantomatique qu’à l’ordinaire, l’édifice était dans l’obscurité.

KIOSQUE COMMÉMORATIF ÉLEVÉ À LA PLACE OÙ FUT BRÛLÉ, PAR LES JAPONAIS,
LE CORPS DE L’IMPÉRATRICE DÉFUNTE

La cérémonie commença par l’invocation habituelle à Bouddha. Le supérieur frappa le sol avec une canne de bambou ; tous se prosternèrent, le visage courbé, le front touchant le plancher. Ils étendirent en avant les paumes de leurs mains dans une attitude de respect et d’humilité. En même temps ils entonnèrent un chant thibétain, accompagné par un gong de cuivre, que le supérieur frappait avec une baguette en corne. Toute l’assemblée, y compris les femmes, se prosterna de nouveau. Ces dernières restèrent, pendant la plus grande partie de la cérémonie, silencieusement et respectueusement accroupies dans leur coin. À la fin, le supérieur transporta les offrandes du maître-autel aux petits autels, où les prières recommencèrent. D’interminables invocations furent adressées aux images des Dix Juges, devant lesquelles se succédèrent les chants. L’un des prêtres exécuta une danse étonnante et grotesque, qui rappelait singulièrement la danse guerrière des Cafres ; il frappait le sol d’un pied, avec accompagnement d’un coup de cymbales, pendant qu’il levait l’autre en l’air. Un autre prêtre fit retentir la cloche fêlée, pendant qu’un troisième battait le tambour de coups lents et monotones.

La seule intention des prêtres semblait être, d’après ce que je pus comprendre de leur cérémonie, de rompre le silence solennel de la nuit par le plus étrange des charivaris. Par moments, au cours du dialogue peu musical entre les tambours, les cymbales et la grosse cloche, les moines psalmodiaient leurs chants funèbres, que ponctuait le marteau de bois du supérieur heurtant la cloche dé cuivre.

Le concert était assourdissant, et jamais je n’ai eu le malheur d’assister à une aussi effroyable cacophonie. À la fin des exercices sur les cymbales, que l’exécutant frappait l’une contre l’autre en arrondissant beaucoup les bras, et qu’ensuite il jetait en l’air, pour les ressaisir et les entre-choquer de nouveau, comme font les indigènes sud-africains avec leur lance et leur bouclier, l’officiant retourna vers le collègue qui devait le remplacer. Ayant rempli pour l’instant ses fonctions, il se tint à l’écart, riant et causant avec ses compagnons d’une voix qui couvrait les chants des autres prêtres. Ensuite, essoufflé par les efforts qu’il venait de faire, il se mit à s’éventer avec la plus parfaite indifférence. Enfin, il examina attentivement le bord de son vêtement pour y chercher des poux ; le succès ayant couronné sa recherche, il retourna s’asseoir par terre et joignit sa voix à celle des ; autres.

Après que les sacrifices et les prières devant le maître-autel et les autels de droite et de gauche furent terminés, dès tables couvertes de pommes, de dattes, de noix, de gâteaux et d’encens furent disposées, avec les autres plats de riz, de gâteaux, d’encens et de pain, devant un petit autel placé en avant du rideau. Le riz fut pilé dans un vase ; les moines riaient et causaient dans le temple pendant le cours du sacrifice. Les deux femmes s’approchèrent de l’autel et se prosternèrent trois fois ; ensuite elles touchèrent chaque plat avec le doigt, s’inclinèrent de nouveau et regagnèrent leur coin. Au même moment, trois prêtresse détachant du groupe qui se tenait près des portes de l’édifice, vinrent s’asseoir au centre du temple sur leur natte de prière, à sept ou huit pieds de l’autel. Pendant que l’un chantait des prières coréennes qu’il suivait sur un rouleau de papier, un autre faisait sonner la cloche sans interruption, et le troisième frappait le gong. Pendant toute cette partie du service, les autres causaient avec volubilité, jusqu’au moment où ils s’unirent tous en un cantique d’actions de grâce qu’ils interrompirent pour chanter, à voix basse, une litanie d’un assez grand effet.

Toute la nuit on répéta les cérémonies que je viens de décrire. Le bruit était tantôt plus fort, tantôt plus faible ; parfois il cessait, pendant que les prêtres, assoupis, chantaient d’une voix chevrotante le nombre de litanies prescrit. Les femmes qui étaient assises, les yeux grands ouverts, contemplaient la scène avec intérêt et paraissaient satisfaites. Les prêtres avaient l’air de s’ennuyer. Moi-même j’étais fatigué, hébêté et abruti par tout ce vacarme. Pendant tout le cours de cette étrange cérémonie, je fus frappé par l’absence totale de cette ferveur dans la dévotion qui caractérisait à un si haut point les prêtres des principaux monastères des Montagnes de Diamant.

La cérémonie maintenant avait lieu hors du Temple des Grands Héros, dans la vaste cour qui s’étend devant. Quand on eut allumé un grand nombre de feux, le supérieur et trois prêtres, accompagnés des deux femmes, défilèrent en procession, pendant que retentissaient les gongs et les cloches. Les moines récitèrent des prières autour de tas de branches de pin qu’on avait apportées et auxquelles on avait mis le feu, à différents endroits. Les chants et les prières recommencèrent, accompagnés du fracas des instruments. Il fallut une abondante pluie pour que les officiants retournassent dans le temple. Je fus vraiment reconnaissant envers le ciel de cette averse. Le matin, mon interprète me dit que cette procession dans la cour faisait partie des cérémonies usitées pour demander la pluie. Si cela était vrai, la coïncidence était curieuse. Le lendemain, à l’heure de mon déjeuner, les moines se disposèrent à continuer la cérémonie. J’avais encore la tête tout ébranlée des bruits discordants de cloches, de gongs et de cymbales de la fête précédente, et, à la vue des préparatifs, mon appétit s’en alla. Il me fut impossible de déjeuner ; je sortis pour demander qu’on me laissât la paix. Ce bienfait me fut heureusement accordé ; il fut décidé qu’on ne recommencerait pas la cérémonie — en raison, je pense, de la pluie — qu’on mangerait les offrandes. C’est ce que firent les moines et les deux femmes pendant toute la journée. Ce fut donc pour moi un jour de calme parfait, et ainsi chacun se trouva satisfait et absolument heureux.

UN POSTE RUSSE SUR LA FRONTIÈRE CORÉENNE

Mes vacances ne passèrent que trop vite. Je me préparai très tristement à rentrer à Séoul. Quand j’y fus de retour, la nouvelle de mon prochain départ s’ébruita rapidement grâce à mes domestiques. Tous les jours, les marchands de curiosités affluèrent à l’hôtel de la Gare où j’habitais de nouveau, m’y trouvant très bien, grâce aux attentions aimables de M. et de Mme Emberley. Il y a assez peu de choses valant la peine d’être achetées à Séoul : d’originaux ustensiles de cuisine en cuivre, des ferrures avec des incrustations d’argent, des boîtes à tabac, des coupes de jade, des éventails, des écrans et des rouleaux. Mes acquisitions furent peu nombreuses ; ce qui m’attirait le plus, c’était les meubles du pays, les armoires massives, les cabinets ornés de plaques de cuivre et les petites tables à thé. L’empereur m’avait fait envoyer à l’hôtel un cadeau consistant en soie et en éventails, et, avec ce que j’achetai, ma collection de souvenirs coréens fut complète. Les marchands me fatiguaient de leur importunité ; ils se pressaient à l’intérieur de l’hôtel comme des moutons bêlants dans un parc, et ce que je trouvai de mieux pour me débarrasser du fléau de leurs sollicitations fut de leur administrer quelques solides coups de pied. Ils acceptèrent le traitement de très bonne grâce et se retirèrent dans la cour, où, par moments, dans la journée, j’entendais une voix plaintive suppliant Son Altesse de venir examiner les trésors de son esclave. Mais Son Altesse avait déjà fait son choix.

L’atmosphère, à Séoul, pendant ces chaudes journées, était atroce ; l’air était chargé de miasmes mal odorants, il faisait lourd pendant le jour et humide pendant la nuit. Par suite de la chaleur étouffante de la capitale, il était sage de partir immédiatement, et je hâtai mon exode, me sentant un peu de fièvre et de mal à la gorge. Je recommençai l’interminable besogne de me procurer des domestiques, des guides et des chevaux, et enfin je pus fixer le jour exact de mon départ. La perspective était attirante — un voyage de Séoul à Vladivostock, environ huit cents milles à parcourir à travers une région sauvage et déserte. Une grande partie de cette région était inexplorée. C’était là une occasion unique dans la vie, et, en m’embarquant pour cette expédition, j’étais très heureux. J’avais fait mes derniers adieux et mes dernières visites — (je n’oublierai jamais l’aimable hospitalité de Séoul). Le jour du départ était arrivé, les chevaux piaffaient dans la cour.

Mes effets, mes fusils, mon lit de camp, ma tente et mes provisions étaient empaquetés, cordés et chargés sur les chevaux ; j’avais réglé mon compte à l’hôtel, quand mon interprète vint tranquillement me dire que mes domestiques s’étaient mis en grève, demandant, pour chacun, dix dollars mexicains — une livre sterling — d’augmentation par mois. M. Emberley tint ferme contre cette exigence ; j’offris de transiger en offrant la moitié ; ils s’entêtèrent.

Il me parut qu’une crise était imminente. J’étais trop fatigué et de trop mauvaise humeur pour discuter et faire des reproches. J’élevai mon offre à huit dollars ; ils refusèrent et les domestiques furent renvoyés. Un tumulte s’éleva dans la cour : M. Emberley tenta de l’apaiser en persuadant aux hommes d’accepter ma dernière offre de huit dollars mexicains. Le domestique en premier, qui était le frère de mon interprète, refusa l’arrangement. Il fallait se montrer ferme. Je pense à présent que je fus peu sage en acceptant de changer d’une façon quelconque le prix convenu. Je tins bon pour la question des deux dollars ; je dis que je ne donnerais pas un dollar de plus. L’interprète s’approcha de moi pour me dire que si je n’emmenais pas son frère, il ne partirait pas non plus. Je le regardai pendant un instant et, comprenant à la fin qu’il s’agissait d’un complot, je le frappai. Il se mit à courir à travers la cour, en hurlant qu’il était mort, que je l’avais assassiné. Les conducteurs l’entourèrent avec sympathie en poussant des cris. M. Emberley les fit venir et leur expliqua la situation ; pendant ce temps je marchais de long en large dans la cour. Le chef conducteur vint vers moi, et me demanda une augmentation de trente dollars en monnaie coréenne ; sur les gages qu’il avait acceptés auparavant ; de plus, il voulait que les trois quarts de la somme convenue lui fussent versés d’avance, au lieu d’un quart, comme il avait été stipulé. Je refusai l’augmentation et je lui administrai une volée de coups de fouet.

Mon voyage était fini pour l’instant, et il se termina par une vengeance. Le chef conducteur, tempêtant et jurant, se démenait comme un fou furieux parmi les autres. Il vint ensuite vers moi, armé d’une grosse pierre ; je lui appliquai un coup de poing sur la tempe, et alors commença une scène de désordre. Mes bagages furent jetés à bas des chevaux, et des pierres volèrent dans l’air. Je frappai de tous côtés mes assaillants, et pendant quelques minutes, entouré par eux, ma situation fut très mauvaise. Les domestiques et les conducteurs, mon interprète et quelques-uns des assistants se mirent vigoureusement de la partie. À la fin, M. Emberley fit évacuer la cour, et je rentrai en possession de mes bagages ; mais j’avais une blessure légère à la tête, et la main fracturée en plusieurs endroits. Il était donc plus que jamais nécessaire d’ajourner mon voyage ; mes craintes au sujet de ma santé se réalisèrent. Vers le soir du même jour, des symptômes de maladie devinrent visibles ; la douleur de ma main et de mon bras avait augmenté ; la tête me faisait mal ; j’avais la gorge enflammée. On me conseilla de partir immédiatement pour le Japon ; le lendemain j’étais en route, me proposant d’aller à Yokohama et de là à Vladivostock, en prenant la ville forte russe comme point de départ de l’expédition. Mais, au moment où le navire me débarquait au Japon, j’étais empoigné par la fièvre entérique, Il ne pouvait plus être question de voyage ; et quand on me transporta d’un hôtel de Yokohama à la cabine d’un paquebot japonais qui devait me ramener en Angleterre, j’avais fait en moi-même mes adieux aux pays de ce monde, car le docteur m’avait dit que j’étais mourant.

CARTE DU THÉÂTRE DE LA GUERRE RUSSO-JAPONAISE