En Extrême-Orient (1911)/02

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EN
CORÉE



En Corée


Chemulpo. — De loin un grouillement blanc, comme un vol d’oiseaux de mer ; c’est l’armée des portefaix qui, tout à l’heure vont s’abattre sur nous et s’emparer de nos bagages.

Si le bleu est la couleur chinoise, la couleur coréenne est le blanc : blanc vif de la craie, blanc mat de la boue, toutes les variétés du blanc se retrouvent dans les vêtements indigènes, et partout en Corée, ce sera la même symphonie en blanc majeur. Il n’est besoin d’aucune allusion à la future mainmise par le Czar pour appeler ce pays l’Empire Blanc.

Les portefaix s’avancent tête baissée, pliant sous un lourd crochet, véritable échafaudage dont les montants sont des morceaux de bois brut, presque des troncs d’arbre. Veulent-ils se reposer ? ils défont leurs bretelles de cordes et posent à terre leur appareil qui devient un siège profond dans lequel ils s’endorment sans vergogne :

Pour dormir dans la rue, on n’offense personne.

Les portefaix au nombre de près de 200.000 forment une corporation formidable ; parfaitement organisés et disciplinés ils sont embrigadés par province. L’importance de leur rôle apparaît nettement quand on songe que le pays n’ayant ni routes ni moyens de communication d’aucune sorte, les transports se font encore en grande partie à dos d’homme. Il y a donc là une force avec laquelle le gouvernement doit compter en cas d’émeute.

Quelle que soit leur puissance, les portefaix filent doux devant les matelots japonais chargés du service du port. C’est que les Nippons ont l’air parfaitement chez eux dans ce pays ; ils forment la presque totalité de la population de Chemulpo, et les Coréens,

MARCHANDS D’OIGNONS DEVANT SON ÉTALAGE.

sans leur avoir jamais pardonné les défaites subies, se voient contraints de leur faire bon visage.

Dans le train qui m’emporte vers Séoul, j’ai pour compagnon de voyage un mandarin de haut grade qui vient de passer à l’étranger les deux années de retraite imposées par un deuil de cour. Son chef s’abrite sous un appareil curieux que j’appellerai chapeau, faute d’un autre vocable. Qu’on se figure un pot de fleurs renversé, muni d’un rebord en crins noirs et posé sur une sorte de bonnet de police également en crins ; celui-ci est isolé du crâne par un serre-tête, et le tout est maintenu en équilibre par deux larges cordons noués sous le menton. Les cheveux, au lieu de pendre en natte comme chez les Chinois, sont relevés en chignon sur le haut de la tête.

Le costume n’est pas moins original que la coiffure : large pantalon, chaussettes fourrées, souliers en forme de jonques, redingote s’évasant jusqu’à la cheville et nouée sur le côté par un ruban ; ajoutez à cela des manchettes en osier tressé, un éventail, une longue pipe au fourneau de métal, et vous aurez, campée en pied, l’image de mon mandarin. En sa qualité d’ancien élève de l’école française, il parle correctement notre langue.

L’influence française est dominante en Corée et se retrouve partout. L’hôtel où je

UNE RUE À SÉOUL.

descends à Séoul est tenu par un compatriote. Les Français, au nombre d’une centaine, — missionnaires compris — forment la majorité des étrangers européens ; ils réussissent dans les affaires et occupent la plupart des postes officiels ; ingénieurs des mines et des chemins de fer, professeurs, officiers instructeurs, magistrats. Notre langue est parlée correctement ; au télégraphe, pour ne citer qu’un exemple on est salué par les employés d’un très correct « bonjour, monsieur ». C’est d’ailleurs un des nôtres qui a organisé le service postal et qui le dirige encore aujourd’hui.

CORÉEN REVÊTU DU COSTUME DE DEUIL.

Les temps sont bien changés, et l’on oublie sans peine qu’il y a vingt ans des arrêtés interdisaient sous peine de mort, aux étrangers l’accès de l’« Empire du Matin Calme ».

CHEVAL CHARGÉ DE PLANCHES.

— Séoul… tout le monde descend !

Dans un cirque de montagnes aux sommets découpés en dents de scie, Séoul, comme toutes les villes coréennes, ressemble de loin à un vaste amoncellement de meules de foin. Il doit cet aspect aux toits de chaume entassés les uns contre les autres et formant une surface ininterrompue dont émergent seuls les faîtes des légations étrangères, de la cathédrale et des palais impériaux. Les constructions sont presque toutes composées de pierres brutes assemblées avec du mortier et maintenues par un réseau de lianes ; elles sont chauffées au moyen d’un four placé sous le plancher et qui utilise du crottin desséché comme combustible.

À part quelques belles avenues, les voies ne sont que des ruelles sordides. Ce qui impressionne surtout, c’est le calme le silence profond qui règne dans toute la ville et qui contraste de la manière la plus étrange avec le fourmillement de la foule blanche. On dirait une cohue de fantômes placides et doux, une vision d’êtres immatériels ; à peine par-ci par-là quelques touches de couleurs vives, des femmes recouvertes d’un manteau vert aux manches pendantes et des petits garçons semblables à des petites filles avec leurs jupons roses et leurs cheveux séparés de chaque coté de la tête.

À un carrefour, des bœufs stationnent, disparaissant presque sous leur charge de bois ou d’herbes ; auprès d’eux, leurs

LA CHAISE DE L’AMBASSADEUR DE FRANCE.

gardiens devisent tranquillement, assis dans leur gigantesque chapeau.

La Corée est décidément le pays des couvre-chefs bizarres. Elle eût pu fournir à Aristote un supplément à son chapitre « des chapeaux ». C’est que la coiffure n’est pas seulement une partie du costume, elle est un emblème et une marque indicatrice du rang social. De même que le titulaire de la coiffure en forme de toit de case est nécessairement un paysan et que le gros chapeau conique est un signe de deuil, de même l’on reconnaîtra un lettré dans le porteur de la double couronne dentelée en crins tressés ; un chapeau de feutre garni de plumes recommandera au respect de tous un dignitaire du Palais ; le chef d’un mandarin s’ornera dans les grandes cérémonies du bonnet à deux ailes ou de la mitre en cuivre, traversée d’une longue épingle. N’oublions pas le chapeau parapluie qui rend de grands services aux classes populaires avec son enveloppe imperméable en papier huilé.

Le papier sert ici à tous les usages, et sa préparation qui le rend indéchirable est une industrie nationale. Il y a quelque temps on en faisait des cuirasses soi-disant impénétrables aux balles. Aujourd’hui encore, il remplace le verre à vitre ; il est employé également pour les semelles de chaussures, et entre, sous forme de bandes ou de doublure, dans la confection des vêtements.

SIMPLE PARTICULIER EN POUSSE-POUSSE.

Au lieu d’être cousus, les vêtements sont simplement collés. Les différentes pièces qui les composent sont fréquemment lavées puis tapées sept ou huit heures durant sur un billot à l’aide de rouleaux de bois ; cette opération a pour objet de donner à l’étoffe le lustrage exigé par la mode. Aussi la principale qualité d’une jeune fille à marier est-elle d’être bonne blanchisseuse et bonne repasseuse. Tous les soirs, c’est un rythme cadencé de rouleaux frappeurs, qui, sortant des maisons, me rappelle étrangement le bruit sourd du grain pilé dans les nuits soudanaises.

La position de la femme en Corée n’a rien d’enviable : son rôle est d’avoir beaucoup d’enfants, de les allaiter pendant plusieurs années, et d’être, d’une façon générale, l’esclave de son mari. L’homme, lui, se contente de fumer des pipes, accroupi devant le seuil de sa maison.

Toutefois, la condition de l’épouse n’est pas uniforme et la sphère de ses occupations est réglée par un code infiniment minutieux, suivant la caste à laquelle elle appartient. À l’aristocratie sont réservés la culture des vers à soie, l’élevage des abeilles, la profession d’institutrice, le

L’Empereur de Corée.
métier de vendre des sandales ou des

étoffes. Vendre des légumes serait déroger. Une bourgeoise pourra être nourrice, servante au palais ; elle pourra fabriquer et vendre des blagues à tabac, toutes occupations interdites à la femme du peuple.

La Coréenne porte un costume assez semblable à celui de la moukère algérienne. D’abord une chemisette en toile transparente s’arrêtant au-dessus de la poitrine, puis, attachés en dessous, une série de pantalons superposés : le nombre des pantalons croît avec le rang et la fortune ; ils sont recouverts par une robe de gaze, presque

CORÉENNE PORTANT SON ENFANT.
toujours d’un bleu violet. Les cheveux

plats et collés sur le dessus de la tête, se terminent en chignon dans le cou. À la ceinture sont suspendus la blague à tabac et l’étui renfermant les lunettes. Celles-ci sont énormes, montées en écaille et munies de verres fumés ; c’est à la richesse des lunettes, véritable objet de luxe, que l’on peut apprécier l’élégance d’une femme.

De même que la Japonaise a constamment près d’elle un vase de fleurs, la Coréenne garde toujours à portée de sa main le « vase national ». Cet objet indispensable sert d’oreiller ou de crachoir, parfois il contient du riz ou tout autre chose, il me suffit, du reste, de dire que c’est un ami constant et fidèle, dans l’intimité comme dans le monde.

La pudeur féminine existe en Corée ; elle consiste à ne jamais laisser voir la nudité des pieds. Les convenances ordonnent aussi à la Coréenne de condition de ne sortir jamais que dans une petite boîte peinturlurée, rehaussée de cuivre et de

MAÎTRE D’ÉCOLE CORÉEN.

fer-blanc et secouée très énergiquement par deux robustes porteurs.

Il y a peu de temps encore il était interdit aux habitants de Séoul de rentrer dans la ville une fois le soleil couché ; les portes des murailles étaient fermées et les clefs déposées au Palais. Il est vrai que les portes s’entrebâillaient sous la pression du pourboire et que les murs avaient des brèches qui permettaient l’escalade. Il était également défendu aux hommes de circuler le soir dans les rues. Cette interdiction ne s’étendait pas aux femmes, et certains noctambules, pour éviter tout ennui, adoptaient sans scrupule le costume féminin. Toutes ces mesures de précaution avaient pour but de rassurer l’Empereur, qui vit dans la crainte depuis que les Japonais ont assassiné sa femme, l’Impératrice Min. Le monarque apeuré a quitté le vieux Palais et ses jardins, magnifiques, pour se réfugier auprès des légations dans un enclos de masures et de bicoques où l’on travaille à lui construire un nouveau palais.

De nombreux soldats assurent la garde du monarque. Ils sont armés de fusils Gras et serrés dans des uniformes à l’européenne. Beaucoup ont gardé les cheveux longs, si bien que, sous le képi, on aperçoit toujours le serre-tête et l’effet n’en est pas très martial. D’ailleurs, l’armée coréenne, comme

AVENUE DES MINISTÈRES À SÉOUL.

la garde nationale de nos pères, présente souvent un caractère assez bourgeois, témoin cet ordonnance qui suit son officier en portant avec respect le vase à tous les usages dont j’ai parlé plus haut.

La crainte est le commencement non seulement de la sagesse, mais aussi de la générosité : l’Empereur paye assez largement ses soldats et, par une attention paternelle, envoie à chacun d’eux, au jour de l’an, un éventail en papier de riz. La solde est de 5 à 6 yen par mois et suffit à faire vivre une famille ; aussi le droit de servir s’achète-t-il comme une charge.

J’avais fait le portrait du ministre des finances, Y-Yong-Ik, cet ancien coolie devenu personnage tout-puissant. Notons en passant qu’un ministre coréen offre un singulier mélange d’affectation et de simplicité. En temps ordinaire, rien ne le distingue extérieurement du commun des mortels et il daigne très bien se faire véhiculer en pousse-pousse ; mais qu’il se rende à une cérémonie officielle, il accroupira Son Excellence sur une peau de tigre dans une chaise à porteurs, ou bien, s’il se contente d’aller à pied, deux serviteurs, le tenant sous les bras, soutiendront ses pas chancelants ; ceci pour montrer au peuple l’état d’épuisement où l’ont mis les affaires de l’État.

UNE BOUTIQUE À SÉOUL.

Le portrait de Y-Yong-Ik ayant plu, j’avais été invité à exécuter également celui de Sa Majesté, et rendez-vous avait été pris à une heure précise pour la première séance de pose. Quand j’arrivai, l’Empereur dormait encore, suivant son habitude. Ce monarque fait du jour la nuit et de la nuit le jour, cela au grand désespoir de ses ministres qui se soucient peu d’expédier les affaires de l’État à trois heures du matin. Le seul bénéficiaire de ce système est la compagnie d’électricité, l’étiquette voulant que le moindre recoin du palais soit éclairé quand l’Empereur est debout. On ne saurait avoir meilleure clientèle.

Pour charmer mon attente, je reçois la visite du petit prince impérial, âgé de six ans et déjà protégé des Russes qui veulent en faire un futur Empereur : le bambin, d’humeur fort turbulente, est constamment suivi par un serviteur qui, bon courtisan, s’esclaffe à chacune de ses espiègleries.

À six heures, on m’introduit auprès de Sa Majesté qui vient de se réveiller. Elle me reçoit derrière une table recouverte d’une simple moquette, sans nul apparat, et j’ai l’impression d’être en face d’une Majesté joviale, bourgeoise et bon enfant. Sa physionomie, intelligente et expressive, contraste avec la face inerte de son fils aîné, le prince héritier, pauvre déshérité de la nature, aux gros yeux à fleurs de tête, et si myope que les serviteurs qui l’entourent doivent littéralement voir pour lui. À l’inverse des Coréennes qui s’affublent de lunettes par snobisme, le pauvre garçon ne peut recourir à celles dont il aurait si grand besoin puisque les usages défendent le port de cet

PAYSANNE CORÉENNE SE RENDANT AU MARCHÉ.
ornement devant un supérieur, et que le malheureux prince vit avec son père.

Tandis que je travaille, j’entends un bruit sec et, en même temps, je vois un petit doigt émerger du mur ; c’est une femme impériale qui, de la pièce voisine, a eu la curiosité de considérer le « grand professeur de peinture » et a trouvé tout simple de pratiquer un « regard » dans la cloison faite. d’une simple feuille de papier. Peu après, l’audience prend fin sur quelques phrases aimables du souverain qui me fait dire que « j’ai l’air bien vieux, » traduisez : « Vous avez une figure intelligente, vous avez dû beaucoup travailler. » Il faut juger les formules à leur intention.

Le lendemain, quand je reviens pour la deuxième séance, je trouve un repas préparé à mon intention, et les premiers eunuques me font l’honneur de prendre place à mes côtés. Au dessert, une délicate surprise : les danseuses impériales — il y en a 80, fournies par les 8 provinces de l’Empire, à

TOMBE D’UN GRAND MANDARIN À SÉOUL.

raison de 10 par province — entrent dans la salle et exécutent des danses d’abord guerrières, puis religieuses, terminées par des rondes autour d’un arbre fleuri de papier rose. Elles portent une coiffure monumentale de faux cheveux nattés et dansent avec assez de grâce sur un rythme monotone et lent. Elles ne semblent point farouches et ne craignent pas de venir

BONZES CORÉENS EN PRIÈRE.

près de moi prendre un cigare dans la boîte déjà largement entamée par mes compagnons, les serviteurs.

Enfin l’esquisse du portrait est terminée : l’Empereur, en grand costume, est assis sur un trône doré, derrière lequel se déploient les panneaux sculptés et fouillés à jour d’un paravent en laque rouge. Sur une toile de fond, due au pinceau d’un artiste indigène et d’un effet fort décoratif, un soleil jaune collabore avec une lune également jaune pour éclairer un paysage où s’entassent, en

ANCIEN PALAIS DES MÛRIERS.

une confusion pittoresque, les montagnes, les forêts, les fleuves, les rochers, la mer. Désireux de me remercier de mon travail, Sa Majesté me fait demander ce qu’il me serait le plus agréable de recevoir : une décoration ou un souvenir. La Corée a produit jadis de jolis bibelots, des incrustations, des pièces ciselées, des porcelaines rares, j’opte donc pour le souvenir et, la veille de mon départ, je vois arriver, en grande pompe, un mandarin spécialement choisi comme sachant le français. Il escorte un brancard porté par deux serviteurs et chargé des présents impériaux. En voici la nomenclature d’après la traduction même du mandarin :

1o 53 éventails en papier de riz et en lamelles de bambou, destinés à procurer toujours de l’air frais au voyageur ;

2o 12 nattes sur lesquelles le voyageur pourra s’accroupir ;

3o 12 stores contenant des caractères de bonheur qui garantiront le voyageur contre les ardeurs du soleil.

Soit au total 77 objets…

Je regrette la décoration.