En Kabylie - Les Pères blancs pendant la guerre

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En Kabylie - Les Pères blancs pendant la guerre
Revue des Deux Mondes6e période, tome 33 (p. 399-425).
EN KABYLIE

LES PÈRES BLANCS
PENDANT LA GUERRE

En quittant Maillot pour nous rendre chez les Pères Blancs d’Ighil-Ali, nous traversons une admirable région algérienne qu’on pourrait appeler la « Provence africaine, » car son paysage montueux, boisé d’oliveraies, rappelle, avec plus d’ampleur et de force, les campagnes d’Aix à Toulon.

En 1871, cette partie de la Kabylie fournit les chefs de la formidable insurrection qui tint en échec pendant plusieurs mois deux armées françaises, Maintenant, agréable constatation, malgré la guerre mondiale prolongée, c’est ici la sécurité absolue. Des patres en burnous et des laboureurs à jambes nues, beaux comme des figures de Virgile, saluent au passage notre voiture. Nous roulons vers l’une des plus curieuses villes berbères de l’Afrique où les Pères Blancs, puis les Sœurs, plantèrent bravement leurs tentes, au lendemain de la défaite des insurgés kabyles. Sans cesse la route s’élève de la vallée de l’oued Sahel vers la montagne de plus en plus dénudée, hargneuse et pourtant magnifique de couleur et de ligne. Le pays change d’aspect et, de provençal, devient âprement africain. A gauche, les cimes neigeuses du Djurjura semblent coiffer l’ « arekia, » cette calotte de laine blanche portée par certains Kabyles. Des pitons roux sont couronnés, sur leurs sommets, de bourgades de la nuance des mandarines et du corail. Les figuiers de Barbarie, en haies concentriques, forment des remparts épineux à ces villages qui s’affrontent et semblent se provoquer. Hier encore, en effet, les Kabyles se battaient de hameau à hameau et même de rue à rue. Aujourd’hui, les « çofs, » ces partis de mutualité offensive et défensive persistent toujours chez ces montagnards farouches. Aussi les « tsars, » ces vendettas, déciment encore certaines familles, et il n’est pas de mois où, dans l’un ou l’autre de ces hameaux, quelque personne ne soit victime d’un guet-apens. De village en village, pendant notre voyage, nous sommes passés à travers des affaires de meurtre de la journée ou de la veille.

Voilà la Berbérie que les Pères Blancs du cardinal Lavigerie voulurent conquérir à l’esprit de charité et à l’influence française [1].

Six mille habitans vivent agglomérés à Ighil-Ali en trois groupes, installés sur trois collines escarpées, qui donnent à ces quartiers des allures de forteresses. Et, à la vérité, ces divisions correspondent aux trois « çofs » qui se faisaient jadis une guerre perpétuelle. Les gens du faubourg de Tazaërt eussent été tués s’ils avaient eu l’audace de venir commercer avec les gens d’Ighil-Ali, et ceux-ci risquaient le poignard ou le plomb s’ils dépassaient d’une enjambée la porte qui marquait l’entrée du quartier de leurs voisins. Il fallait à ces citadins d’une même ville obtenir l’ « anaïa, » c’est-à-dire le sauf-conduit représenté par un gage que délivrait un notable ennemi.

Symboliquement, le couvent des Pères Blancs se trouve placé entre Tazaërt et Ighil-Ali, et il forme trait d’union. Son aspect n’est pas imposant. On le devine, une stricte économie présida à son érection, et les religieux ne cherchèrent pas à jouir des biens de ce monde, en ce lieu splendide pour un artiste amoureux de la montagne et de la féerie quotidienne de la lumière, mais déshérité, assoiffé, sinistre pour des Français accoutumés à notre aimable vie provinciale.

De la route qui continue vers les hauts plateaux de Sétif, il faut descendre par un chemin raide vers la cour extérieure bordée de murs, derrière lesquels se récréent une centaine d’écoliers kabyles. Chaque soir, cette cour est soigneusement close, car le Berbère, « chapardeur » de nature, fùt-il même l’obligé des Pères, ramasserait — le pauvre homme ! — tout ce qu’il trouverait : outils et vêtemens. A travers un corps de bâtiment destiné aux salles d’école, nous pénétrons dans une cour intérieure sur laquelle ouvrent les fenêtres des cellules, du réfectoire et des communs. Un peu en dehors de ces humbles constructions, sans étage sous leurs toitures de toiles à la romaine, se trouve la chapelle. Les mœurs berbères obligèrent les Pères à tenir leur église écartée des regards indiscrets des villageois, et un sentier bordé de haies vives fut tracé, qui permit aux femmes christianisées et aux jeunes filles de l’ouvroir des Sœurs de se rendre aux offices sans risquer d’être aperçues des hommes d’Ighil-Ali. Même les Kabyles convertis éprouvent une certaine angoisse à l’idée d’exposer leurs épouses ou leurs filles à l’examen de leurs voisins. Les religieux durent satisfaire à ce préjugé contre lequel ils luttent avec la discrétion diplomatique nécessaire.

Trois Pères assurent les divers services religieux, scolaire et d’assistance médicale de ce couvent. Sur le chemin, tout à l’heure, nous avions rencontré un petit homme olivâtre, aux yeux de houille, en uniforme de facteur rural. Il s’était offert à nous indiquer le chemin et parlait correctement notre langue. Son allure était celle d’un Européen. Nous le pensions un Vaiencien naturalisé, lorsqu’il éclata de rire :

— Moi ! je ne suis qu’un « bicot, » comme certains colons appellent les indigènes, mais je suis un bicot chrétien, voilà la différence. Je suis marié à une Kabyle convertie. Quand vous visiterez notre village, vous pourrez le constater, nous vivons à peu près comme des Français. Ah ! que d’obligations nous avons aux Pères ! Ils ont fait du gamin déguenillé que j’étais un employé du gouvernement !

Avec quel orgueil le facteur proclame ses fonctions ! Il ajoute aussitôt :

— Je sais lire et écrire votre langue, je pratique la religion catholique, il est donc bien naturel, n’est-ce pas ? que je porte la casquette galonnée et non pas « leur » chéchia.

L’employé, d’une main dédaigneuse, semble repousser tous les porteurs de turban, ses frères de race.

A peine avait-il prononcé ces mots, que nous aperçûmes, devant le couvent, un religieux robuste, vêtu du burnous blanc et de cette chéchia écarlate dédaignée par le postier ; celui-ci nous chuchota :

— C’est le Père C..., mon ancien maître. Tandis que vous lui parlerez, j’irai prévenir le Père supérieur.

Les yeux du religieux, d’un bleu de ciel armoricain dans son visage brûlé par le soleil, nous laissent à supposer que nous avons devant nous un compatriote ; avec une joie profonde, il s’écrie :

— Vous avez deviné, mon Dieu ! Seriez-vous aussi des Bretons comme moi ? Songez qu’il y a vingt-neuf ans que j’habite l’Afrique. Vingt-neuf ans que je bourlingue dans le « bled » et que je n’ai pas entendu le son des voix de chez nous et réjoui mes regards à la fraîcheur des coiffes de nos paysannes. On a beau se donner de toute son âme à sa mission, le cœur retourne souvent au cher village et, en songe, je reviens à nos landes pour me consoler de cette pierraille rouge qui nous entoure.

Vers nous s’en venait d’un pas de guerrier un grand homme drapé à la mode arabe dans la laine fine, au long visage maigre à la fois grave et patient, le Père B..., le supérieur. Nous souhaitant la bienvenue, il ajoute :

— Quoique notre patrie soit engagée dans une terrible guerre, vous goûterez ici la paix. En vous assurant que votre séjour parmi nous sera reposant, ne croyez cependant pas que des ermites comme nous aient toujours été exempts d’inquiétudes. Aux premiers mois des hostilités, nous n’étions pas rassurés au milieu des Kabyles de notre entourage.

Allons donc ! Père, proteste notre compatriote. Vous, pas rassuré ? Vous verriez approcher le martyre sans même froncer les sourcils. Et vous êtes tellement aimé des musulmans les plus endurcis que, même parmi ces gens, vous trouveriez des hommes qui se feraient tuer pour vous, si l’on vous attaquait.

Modestement, le supérieur avoue qu’il n’en doute pas ; certains Kabyles, au péril de leur propre vie, fussent intervenus.

Mais ne préjugeons pas de l’attitude des nombreux ignorans et fanatiques, continue-t-il. Que serait-il arrivé s’ils n’avaient pas été domptés dès le mois de septembre 1914 par notre victoire et par l’énergie prévoyante de notre gouverneur ? En assurant les distributions de céréales qui empêchèrent la famine de nos populations, qui ne vivent que de commerce et ne peuvent faire fructifier un sol presque aussi aride que le Sahara, le gouvernement algérien empêcha ces loups de sortir du bois : s’ils en étaient sortis, ils nous auraient dévorés, quitte à payer cher ce repas d’un jour.

— Ma foi ! c’est bien possible, accorde le Père C...

— L’un et l’autre vous êtes des pessimistes, s’écrie du fond du couloir un troisième moine, un sexagénaire au visage fin et aux yeux clairs qui s’approche de nous, et le Père C... nous présente l’arrivant en ces termes :

— Veuillez voir en notre Père D... le Fra Angelico de notre petit couvent.

— Je suis trahi, dit ce religieux avec un sourire, mais je n’ai, hélas ! aucune des qualités du suave artiste de San-Marco. Oserais-je néanmoins vous prier de visiter mon atelier ?

Nous le suivons dans une petite salle exposée au Nord. Par le large vitrage, un panorama prestigieux s’aperçoit : dans le bas, la vallée profonde et son oued limoneux qui serpente à travers les lauriers-roses ; plus haut, les oliviers aux crinières argentées montent à l’assaut des pentes rocheuses ; encore plus haut, le Djurjura et ses dentelures éblouissantes d’une neige qui brille à facettes comme des gemmes sur un ciel d’outremer profond.

— Voilà le tableau de Dieu qui m’humilie chaque jour et me donne la mesure de mon ignorance de barbouilleur, dit humblement le religieux qui, bras croisés, considère la puissante montagne balafrée de vert, de carmin et de bleu par ses forêts, ses rocs et ses failles. — Et pourtant, reprend-il, lorsque, plusieurs heures chaque jour, j’ai fait ma classe à mes cinquante petits Kabyles et donné mes soins médicaux à leurs parens, c’est avec un bonheur profond que je me retire dans ce cabinet vitré, pompeusement appelé atelier, et que j’y copie quelque portrait de notre fondateur, le cardinal Lavigerie, afin d’envoyer cette toile à l’un de nos petits moustiers de Berbérie. D’autres fois, je hausse mon orgueil jusqu’à tenter de créer une scène religieuse. Saints infortunés, combien je vous maltraite ! Enfin, j’ose m’inspirer du paysage qui nous entoure, et comme je suis devenu presque un sauvage dans cette solitude africaine, je peins des toiles où les arbres, les plantes, les pierres, sont peut-être reproduits avec amour mais sans art. Ah ! Roger de la Pasture, grand peintre de ma race, tu devrais bien quelquefois me porter secours ! Qu’importe ! Ce n’est là que ma récréation, mon devoir est ailleurs. Il s’agit d’abord de franciser mes enfans bruns, de leur donner une haute idée du génie français et, — sans apostolat, car nous nous défendons de faire aucune pression sur les petits musulmans qui nous sont confiés par leurs parens, — de les pénétrer un peu de la douceur, de la bonté et de la pitié, qui sont les parfums naturels à tous les Européens de tradition chrétienne.

En sa qualité de Breton, le Père G... ne veut pas nous quitter, afin de pouvoir évoquer, chemin faisant, la Bretagne, et s’offre à nous conduire à Ighil-Ali. Sans un introducteur aussi qualifié, nous ne serions pas admis dans les logis, et pourtant, là seulement, nous pourrons constater les résultats de l’œuvre des Pères Blancs.

Notre compatriote coiffe une chéchia neuve, une vraie pivoine, s’arme d’un solide bâton ferré pour escalader les ruelles et, gaillard, nous entraine. Cité saharienne d’aspect avec ses logis en alvéoles, Ighil-Ali possède également des maisons à plusieurs étages en encorbellemens d’une architecture mauresque. Certains bâtimens s’enorgueillissent même de tourelles en forme de pigeonniers.

— Voyez-vous, nous explique le Père C..., ces constructions variées vous donnent l’image assez incohérente des cervelles berbères où paganisme, fétichisme et islamisme s’entremêlent et se nouent comme l’osier d’une corbeille. Par là-dessus, ajoutez comme un souvenir du christianisme primitif, car pourquoi ces Kabyles n’auraient-ils pas été chrétiens à l’époque de saint Augustin ? Certes, ma supposition ne s’appuie sur aucun fait historique ; pourtant quelles singulières découvertes nous faisons parfois de croix entaillées dans les portes d’entrée ! Enfin, fréquemment, les femmes sont tatouées entre les sourcils de petites croix. Mieux encore, les tatouages dans quelques villages imitent le crucifix posé sur son piédestal. Bien entendu, ces dessins traditionnels sont reproduits avec une parfaite ignorance de leur signification. Dans ces conditions, ils ne communiquent aucune vertu spéciale à leurs porteurs qui sont, comme tous les Berbères de cette région, avides de gain. N’affirment-ils pas en riant que Juifs et Mozabites, chez eux, mourraient de maigreur ? Remarquables sont leurs dons commerciaux, trop remarquables même. Nos villageois excellent à vendre leur huile de mauvaise qualité et à maquiller les tissus et tapis d’Angleterre ou de Lyon qu’ils revendent effrontément aux Européens pour des produits orientaux rapportés par eux à grands frais de Brousse, de Damas ou de Perse, car ce sont des parleurs à langue dorée.

Or, tandis que le Père nous esquissait les caractères psychologiques de ses voisins, nous avions dépassé un cimetière tragique, aux tombes creusées en désordre à flanc d’une colline affreusement stérile. Assis sur les morts ou les piétinant avec une parfaite indifférence, quelques citadins s’entretenaient de leurs affaires, très éloignés de songer à leurs défunts.

— Leur attitude vous étonne, reprit le religieux : cependant, il ne faudrait pas les mal juger. En leur mentalité si différente de la nôtre, ces passans ne croient pas manquer de respect à leurs morts. Tout au contraire, ils pensent les réjouir de leur présence. Par leur bavardage, ils font la « djemâa » sur les pierres tombales, c’est-à-dire l’assemblée civile et politique, et ils sont persuadés qu’ils intéressent leurs ancêtres. Ah ! certainement, ne vous attendez pas chez eux à de grandes marques de sensibilité à la mort d’un père, d’un fils ou d’un frère. Non ! ils acceptent leur sort. Dieu l’a voulu ! Dieu soit béni ! Tenez, plusieurs fois, depuis cette guerre, l’on me chargea d’annoncer à des familles le glorieux trépas au front de leur garçon, un tirailleur. Je me rendais chez ces musulmans avec le recueillement de tout chrétien en semblable circonstance. Après quelques instans d’une conversation assez banale sur leur santé, leurs profits et leurs espérances, je leur faisais entrevoir peu à peu la triste nouvelle.

Sans qu’un trait de son visage frémît, le père me répondait froidement :

— Il est mort, Chadli ? Ça va bien !

Et pourtant, j’en suis sûr, ce vieillard souffrait. Il ne souffrait pas à notre manière, mais à la sienne, contenue, farouche, fatale. Quant aux femmes, par exemple, elles hurlaient. Entendons-nous bien, elles se lamentaient en mesure. Leurs voix, d’abord graves, montaient à l’ut dièse en gamme chromatique. Et la mère interpellait son enfant dans un langage qui pourrait se traduire ainsi :

— Notre Chadli, réponds ! Où te trouves-tu a a ahi, hi, hi ? Que fais-tu ? Pourquoi ne reviens-tu pas ? o o ah ! ah ! a, — en gamme descendante. Rien de spontané, une douleur collective, rituelle et rythmée.

En vous donnant ce détail pour la mort d’un brave tué par les Allemands, je voudrais vous montrer combien noire tâche de religieux français et l’œuvre de notre gouvernement se heurtent à des difficultés inouïes quand nous devons agir intellectuellement sur ces populations. Il faudrait changer leurs cervelles cristallisées et remplacer leurs cœurs islamisés, pour espérer des résultats rapides de francisation, d’humanisation. Notez-le bien, je ne suis pas un découragé. Au contraire ; malgré les succès difficiles de nos missions, je crois en l’avenir. Depuis quelques années, la France a trouvé le point faible de ces têtes dures et elle obtiendra de plus grands résultats que les Romains, parce qu’elle associe les indigènes à notre système économique dont ils bénéficient. Voilà ce qui les touche. Nous autres religieux, qui visons seulement les âmes et les intelligences avec une telle discrétion que les cadis les plus hostiles ne peuvent nous reprocher aucune pression, mais constater seulement que leurs coreligionnaires viennent à nous spontanément ; nous autres Pères, vous le pensez bien, nous ne possédons pas la clef qui ouvrirait facilement ces êtres fermés : l’intérêt matériel. Mais, si les Berbères chrétiens sont la minorité, notre action rayonne pourtant sur la masse indigène, et il me plairait que vous interrogiez là-dessus les mahométans de l’élite : nous trouvons justice près de ceux qui devraient spécialement nous détester.


— Commençons par visiter des maisons musulmanes, plus tard nous nous rendrons au village des Berbères chrétiens, nous annonce le Père C. Ainsi pourrez-vous juger des changemens qu’apporte, non seulement dans les âmes, mais jusque dans leur vie matérielle, notre religion. D’ailleurs les uns et les autres, je vous en préviens, frappés par cette guerre qui les empêche d’aller vendre aux Arabes du Sud leurs figues et leur huile, ne vous donneront pas une image avantageuse de leur condition. Marchands et colporteurs, ils sont beaucoup plus atteints que les indigènes cultivateurs qui récoltèrent du blé et du sorgho avec abondance en 1915. Dans cette partie de la Berbérie, la production des céréales n’assure pas plus de trente jours de farine par an, et la population doit procéder à des échanges, vendre, trafiquer, s’ingénier. Comme presque tous les objets de fabrication européenne, française, anglaise et austro-allemande qu’ils colportaient ne leur arrivent plus et que leurs oliviers fourniront une maigre cueillette, voilà nos Kabyles réduits à la portion congrue. Sans les prêts et les dons du gouvernement, je ne sais trop ce qui serait arrivé.

Tout en nous entretenant, le Père Blanc piquait le sol de son bâton ferré et grimpait les sentiers difficiles creusés par le ruisseau médian qui servait aussi, hélas ! d’égout. A la vue du religieux suivi d’étrangers, dix, vingt, puis une nuée de garçonnets en petites djellabas ou burnous à capuchon et de fillettes en tuniques, fines et sveltes comme des cabris, bondirent devant et derrière nous et galopèrent sur nos côtés. Aux cous nus de ces gamines, de lourds colliers et les ifzimen, ces fibules d’argent et de corail qui retiennent sur les épaules, suivant une disposition vieille comme l’humanité, la pièce d’étoffe non cousue qui les vêtait, carillonnaient. Elles sautaient sur leurs pieds nus, effrontées, rieuses, charmantes, insolentes. Quelques-unes portaient à califourchon sur leur dos, retenus dans une sorte d’écharpe d’indienne bigarrée, des poupons extraordinaires, petits bouddhas ventrus dont les têtes bouffies branlaient à chaque gambade de leurs porteuses.

— Polissonne d’Aïcha ! Drôlesse de Seffa, les apostrophait le Père C..., ne feriez-vous pas mieux de vous rendre chez les sœurs du couvent ! Fi donc ! n’avez-vous pas honte de trotter comme des chèvres tout le jour ? Ah ! les sauvages !

Et Aïcha, Seffa, Zakia, Fathma répondirent l’une après l’autre à ces admonestations :

— J’irai chez la Mère Blanche quand je serai plus haute !... Non ! moi je ne pourrai jamais rester immobile comme une pierre !... Mon père, à moi, ne veut pas que je me rende au couvent des roumis... Moi, j’ai ma sœur grande, déjà, dans la maison à cloche.

Ce fut au tour des garçons de repousser violemment les filles pour converser avec nous dans un français naïf, rudimentaire. Soudain la canne du Père toucha le dos d’un gamin d’une douzaine d’années, cambré comme un coureur grec, et qui avait planté sur sa tête enturbannée une branche fleurie de pêcher.

— Je t’y prends, coquin, à manquer la classe du Père D..., Ah ! tu joues au guerrier sarrasin, dis-tu ? Eh bien ! garde-toi du chevalier croisé, il pourrait bien te donner une bonne frottée. Va vite à l’école.

D’abord penaud, le superbe guerrier mima le geste d’enfourcher un cheval et ruant et se dérobant, son plumet rose assuré sur sa calotte, il descendit vers le couvent avec des hennissemens de victoire.

— Croyez-vous qu’il soit facile de tenir en bride ces garçons, reprend le Père C... ? Quelle patience il faut unir à la fermeté pour n’être pas débordé par leur pétulance atavique ! Ces gaillards sont des pur-sang. Mais, Dieu merci ! il se trouve parmi ces indomptés quelques braves petits cœurs qui se donnent entièrement à nous et nous récompensent de notre effort parfois pénible.

A peine cette déclaration faite, un escadron de polissons, à califourchon sur des branches d’olivier, chargea du sommet de la ruelle en escalier et faillit nous bousculer ; alors le bâton du Père devint lance et glaive et, avec des rires gutturaux, ces petits Berbères arrêtèrent leurs montures de branches vertes.

— Si vous le voulez bien, nous allons visiter le « palais » du caïd d’Ighil-Ali.

En l’espèce, le « palais » de ce chef indigène semblait une assez pauvre ferme. La porte cintrée poussée, nous traversâmes une sorte de vestibule bordé par un vaste banc en maçonnerie. Sur ce terre-plein, les jours de réception, parens, amis ou cliens du caïd attendent, sans risquer d’apercevoir les femmes qu’un couloir coudé dérobe aux indiscrétions.

— Le Sidi n’est pas au logis, nous avertit un enfant.

— C’est regrettable pour ton seigneur, répondit gaiment le religieux ; nous verrons toujours sa famille.

Quelle marque de confiance donnée aux Pères Blancs que de leur permettre de rendre visite aux femmes en l’absence des maris ! Il faut voir là une preuve du respect qu’ils inspirent. Combien d’années s’écoulèrent avant que ces mahométans d’une jalousie morbide se décidassent à considérer ces religieux comme leurs propres pères ? Après avoir épié leur conduite, Berbères ou Arabes, pleins d’étonnement devant leur vertu, consentent à ce que le « baba » pénètre à sa volonté dans les logis. Chaque fois qu’il vient au village, ils savent qu’il donne un bon conseil, soigne les malades, écrit une lettre, intervient en faveur des malheureux, prévient les désordres, réconcilie les ennemis, juge les contestations, aide au placement des jeunes gens, sert d’intermédiaire entre nos colons et les ouvriers indigènes. De jour et de nuit, quand il est appelé pour un accident, une maladie, à travers le « bled » dangereux, parfois au risque de sa vie à la traversée des oueds débordés, le moine blanc saute sur sa mule, emporte sa pharmacie de voyage et va sauver de pauvres bédouins.

Le Père C... s’annonce d’une voix retentissante à l’entrée du patio sur lequel quatre portes ouvertes correspondent aux quatre appartemens des proches parentes du caïd. Aussitôt des cris aigus répondent :

— Soyez les bienvenus ! Allah bénisse ce jour qui nous envoie des hôtes !

Une vingtaine de femmes et jeunes filles, grand’mères et jeunes épouses, vierges et fillettes accourent curieusement. Leurs yeux cernés par le koheul et leurs sourcils épaissis par le trait noir qui les réunit en accolade à la racine du nez, leur donnent des physionomies inquiétantes. Les Egyptiennes de Séti Ier étaient ainsi maquillées. Le henné rougit leurs ongles et la paume de leurs mains. De lourds bijoux des Benni-Yenni d’un style byzantin, pendeloques, fibules, anneaux de pieds, bracelets, colliers et diadèmes les font ressembler à des idoles ; mais ce sont des idoles très vivantes, impétueuses, ardentes, indiscrètes, criardes, désordonnées. Il faudrait encore, pour nous défendre de leurs importunités, le bâton du Père C..., mais ce glaive semble rentré dans son fourreau, et il ne serait pas galant de s’en servir contre ces guêpes féminines qui vocifèrent, interpellent et pincent nos vêtemens, afin de mieux retenir notre attention.

Goguenard, le Père C... les entretient en berbère. De plus en plus excitées, elles lèvent vers moi des bras supplians. Comme je ne réponds pas, et pour cause, à leur langage incompréhensible, elles redoublent de gestes et finissent par me saisir aux manches qu’elles baisent. Notre guide s’égaie franchement. Je le soupçonne de nous trahir. Que signifie cette comédie ? Enfin, comme il voit une vieille Kabyle édentée prête à se jeter à mes pieds, le Père C... l’arrête et m’explique cette scène.

Les parentes du caïd lui avaient demandé :

— Quel est ce Français que tu accompagnes ?

Pour plaisanter, il leur avait répondu :

— Si c’était le ministre de la Guerre, que diriez-vous ?

— Ah ! par Dieu ! c’est lui ! c’est donc lui !

— Je ne vous dis pas cela, c’est une plaisanterie, avait protesté le religieux.

— Non ! non ! baba ! tu regrettes maintenant de nous l’avoir appris ; c’est bien le ministre de la Guerre.

Et persuadées de s’adresser au chef suprême de l’armée française, ces naïves Berbères me suppliaient de ne pas leur prendre leurs autres fils et de leur rendre bientôt leurs maris. Mon silence leur laissant croire que j’étais troublé par leur insistance, c’est à grand’peine que je pus sauver mes vêtemens des griffes de ces femmes convaincues que j’avais les pouvoirs nécessaires pour renvoyer les hommes à leurs foyers.

Le Père C... riait encore quand il nous prévint qu’il allait nous mener dans une famille, méritante et sincèrement attachée à la France.

— Ce sont encore de nos « cliens, » c’est-à-dire de ces braves gens qui réclament nos soins, viennent se faire arracher leurs mauvaises dents et consultent le Père Supérieur dans les cas embarrassans de leur existence. Musulmans tièdes, ils nous écoutent volontiers et prononcent : « Vous êtes peut-être dans la vérité. » Cependant ils s’en retournent chez eux et nous ne les revoyons que lorsque leurs intérêts l’exigent. Nous savons d’ailleurs pourquoi ils ne viennent pas franchement à nous. La question de la femme les arrête. Une chrétienne peut montrer son visage à tous les hommes ; une chrétienne peut entretenir au passage un homme sans qu’il soit utile de tirer, par représailles, un coup de fusil sur son interlocuteur ; une chrétienne se rend au marché, achète et vend sans être surveillée par son mari ; une chrétienne ne doit pas être battue et traitée comme une bête de somme. Voilà ce qui fait hésiter ces Kabyles intelligens, mais égoïstes. Ils sont forcés d’accorder à la civilisation chrétienne une supériorité sur leur triste société musulmane ; pourtant, ils ne rompent pas les liens qui les enchaînent à leur demi-barbarie pour des raisons sans générosité et sans hauteur morale. Qu’arriverait-il de leur conversion ? Leurs épouses libérées ne voudraient plus accepter leur misérable servage. A l’idée que leurs femmes, ces créatures inférieures, pourraient un jour discuter avec eux et contre-balancer l’autorité d’un mauvais chef de famille, certains maris s’éloignent de nous, après avoir cependant reconnu qu’ils vivent dans l’erreur. S’ils l’osaient, ces rusés Kabyles proposeraient une singulière combinaison. Ils accepteraient pour eux le christianisme et la vie à l’européenne, à la condition d’en profiter seuls et de tenir comme auparavant leurs femmes soumises aux préjugés lamentables de l’islamisme. Les musulmans, je parle de la masse inculte répandue dans le bled et non de l’élite des villes, accepteraient les avantages de la francisation, droits civils et politiques, tout en continuant à tenir en esclavage leurs femmes et filles. En visitant le village de nos « paroissiens, » vous verrez combien ces Berbères se transforment, non pas seulement au moral, mais même au physique, par suite de leur vie plus décente et plus confortable. Dans la maison musulmane où je vais vous introduire, si les cœurs sont sains les corps sont affligés.

Au bout du classique couloir coudé qui sert à masquer l’intérieur du logis aux regards des passans, nous étions parvenus dans une cour où volailles, chiens et chèvres pataugeaient dans la vase noirâtre qui clapotait sur les pierres d’un ancien dallage. Dans une pièce ténébreuse, sous une arcade de maçonnerie, un âne côtoyait deux brebis. Accroupie sur le sol enduit d’un mortier de chaux grasse devenu à l’usage un stuc, une vieille femme paralysée des jambes se penchait et se redressait sans cesse avec une petite plainte. Près d’elle, une gracieuse figure biblique, une Rebecca de seize ans, déjà mariée, berçait un bébé enluminé comme une poterie. Plus avant, dans le clair-obscur, Arezki, maître du logis, vieillard qui semblait échappé d’une eau-forte de Rembrandt avec son nez de faucon, son long cou granuleux et son regard d’oiseau de nuit, nous salua. Contre la muraille étaient appuyées deux nattes dans lesquelles, le soir, cette famille s’enroulait pour dormir. Un kanoun, foyer composé d’un trou circulaire, laissait filtrer une fumée dense qui, ne trouvant aucune issue, se rabattait comme une draperie sur les roseaux de la toiture qu’elle vernissait en noir. Le vieillard vint baiser la main du religieux avec un respect qui ne trompait pas sur ses sentimens. Ancien revendeur, Arezki, parlant un peu le français, nous souhaita mille prospérités. La Rebecca fixait le Père C... avec des yeux étincelans de joie. Enfin, elle dénoua un pan de son voile de tête et en sortit une lettre.

— Ah ! Seffa, tu désires que je te lise ce papier de ton mari, le sergent Sadok, mon ancien élève ? Volontiers. Au fait, je vais voir s’il n’a pas oublié sa grammaire.

Parcourant la page griffonnée, le Père Blanc nous dit :

— Ce coquin doit être meilleur sous-officier qu’écrivain. Regardez-moi cette orthographe ! Et c’est à son poupon de huit mois qu’il écrit, non à sa femme, ce qui serait humiliant pour un musulman kabyle. C’est l’usage. Un garçon, même de six semaines, quel personnage à côté de la mère ! Reprenons cette page :


« Mon cer Chadli,

« On ait bien nourriz en France. La santhé est bon. Jé pas été blaissé. Je fourché un Boche qui parlera plus. Jé vu mon fraire Ahmed à Paris ou qu’il van des tapis mouton avec bainélîce. Après la guairre, jé ferai comme lui commerce. Lé Français sont bons avec nous. Il y a de l’argent à gagner en France. Les camaraddes ont espoir de fourcher encore des Boches. La midaille militaire vaut cent francs de rente ! Des fois je laurai.

« Soignais les figuiers, mon père. Salut et santé à vous. »


— Es-tu contente, Seffa ? demanda le Père C... Ton mari me paraît un brave soldat, peut-être un peu intéressé ; mais, après tout, ce garçon, qui n’est pas Français, se bat de bon cœur. Nous lui revaudrons le service qu’il nous rend, père Arezki.

La vieille femme, cessant de se balancer, ne quittait plus de ses yeux passionnés le visage du moine :

— Oui, c’est un bon pays, la France, s’écria-t-elle. Mon fils aîné Ahmed me disait : « Mère, à Paris, la caillasse est d’or. » Aussi ne quitte-t-il plus cette grande ville et il y a fait venir Zakia, sa femme.

— C’est la vérité, nous assura le Père C..., et ce ménage kabyle, exceptionnel, s’est acclimaté aux Batignolles. Cet exemple mérite réflexion. Qui sait ? dans un milieu chrétien, peut-être les Berbères fusionneraient-ils rapidement avec nos ouvriers et nos paysans.

— Ahmed est resté musulman, proteste Arezki qui nous écoute attentivement.

— Non, méchant bonhomme, lui répond gaiement le Père C..., je le sais. Il n’est plus rien du tout qu’un vendeur de camelote, ton fils, et ce n’est pas suffisant pour faire un homme.

Le vieillard fait de grands gestes de dénégation. Non ! non ! C’est impossible que son garçon ait abandonné tout à fait Mahomet.

Et comme le religieux hausse les épaules en considérant Arezki, celui-ci, changeant de ton, nous dit avec douceur :

— Les « meskines [2] » doivent penser surtout à gagner des douros. Il ne faut pas leur en vouloir.

— Vilain païen, proteste le Père ; en Kabylie, vous adorez tous le Veau d’or.

Secouant sa tête de faucon, Arezki ricane et répète :

— Les meskines, Père, les meskines sont obligés de chercher à manger avant de songer à la prière. Les marabouts arabes, qui sont grrrâs, prient après un bon repas. Nous autres, toujours maigres, nous courons jusqu’à la mort après notre nourriture. Comprends-tu la différence ?

— Je comprends, et je sais que les Kabyles enrichis, reprend le Père, continuent à poursuivre âprement les douros et reçoivent volontiers soins, cadeaux, médicamens, alimens, écoles, ateliers professionnels, leçons de culture, prêts de semences, distributions de plantes et d’arbrisseaux, sans témoigner grande reconnaissance. Je vous excepte pourtant du nombre de ces ingrats ; aussi nous vous serons toujours dévoués.

A cette déclaration du religieux, Arezki, la mère et Seffa veulent lui baiser l’épaule, grande marque de respect.


Nous nous trouvons à l’office de cinq heures, à la chapelle du couvent qui domine la vallée bleuâtre. Au-dessus d’elle, tout autour, ce sont des pitons rocheux et, à l’horizon, la grandiose chaîne du Djurjura vêtue par l’hiver de son burnous blanc. Combien cette chapelle et ce couvent paraissent minuscules dans cet immense panorama d’une Afrique austère, hostile, déconcertante et pourtant sublime ! La petite cloche tinte. Quelle voix de France !

— Fermez les yeux et vous vous imaginerez près d’ici un bourg flamand ou breton. N’est-ce pas d’une douceur exquise ?

Ainsi s’exprime le Père D..., le Fia Angelico d’Ighil-Ali, comme l’a surnommé le Père C..., et il ajoute : « Comment trouvez-vous notre chapelle ? Nous en sommes les constructeurs. »

Tour à tour architectes, entrepreneurs, maçons, menuisiers, agriculteurs, vignerons, oléiculteurs, médecins, instituteurs et juges de paix, les moines du cardinal Lavigerie doivent, à l’exemple de Robinson, être capables d’organiser un village civilisé dans les contrées les plus dénuées de ressources.

La cloche sonne toujours et, par le sentier creux qui serpente entre le village chrétien et le couvent, nous voyons arriver les femmes qui viennent assister à l’office. Leur maintien décent garde une légèreté de marche qui tient à leur race montagnarde, déliée et nerveuse. De leurs visages sont bannis les fards, et si les tatouages décorent encore certains fronts, ces dessins datent de leur enfance.

Dans la nef divisée par une allée centrale, les femmes se sont placées à droite, derrière les jeunes filles de l’ouvroir, vêtues de gandourahs rouges, leurs cheveux noués dans des foulards cerise. Les religieuses font tache de neige parmi leur troupeau éclatant. A gauche, agenouillés sur les bancs, se dandinent les garçons de l’école franco-berbère issus de mariages entre Kabyles chrétiens. Leurs crânes rasés sont bleus. Avec quelle peine ces gamins peuvent se retenir de cabrioler ! Un enfant de chœur délicieux comme un angelot de Luini dans son petit burnous clair, trottine sur ses pieds nus autour de l’officiant.

Jeunes filles et garçonnets chantent avec un accent guttural plein de saveur. En dehors de ce petit vaisseau de style ogival, image de la France, c’est le vaste continent islamisé, sans tendresse, sans suavité, sans charité, où tous les faibles doivent périr ou se mettre en servage ; c’est le « bled » hostile où, seuls, les forts ont droit à la vie. Les Kabyles asservis à leur dur Coran, ce code qui n’a jamais d’effusions, mais seulement des ordres, des prescriptions et une philosophie trop pratique, comprendront-ils jamais la loi d’amour des peuples de l’Occident ?

C’est la sortie de l’office. Les femmes s’éloignent avec des airs pénétrés.

Dans la chapelle désertée, nous considérons sur les paremens les peintures du Père D...

— Hélas ! chuchote-t-il, San Marco est loin d’Ighil-Ali !

— Moi je dis, ça c’est beau, prononce d’une voix ardente le petit enfant de chœur kabyle qui saute sur ses pieds nus comme s’il voulait atteindre les tableaux.

— Voilà notre récompense, Père D..., dit avec un sourire le supérieur.

Le couvent des Sœurs Blanches, construit sur une colline aride, sans une herbe et pas même une mousse, domine le cimetière musulman harcelé par ses éclats de schiste enfoncés à la tête des tombes plates. Toute la sécheresse d’un Islam en décadence s’affirme dans ce tableau sinistre. Et nous allons brusquement retrouver l’esprit de charité et de bonté, aussitôt franchi le seuil de ces religieuses nées dans nos provinces où la vie aimable leur eût tissé des années de charme et de paix. Or, ces Françaises préfèrent l’exil en pays barbare.

Maintenant, est-il bien certain que les femmes berbères apprécient le dévouement des Sœurs Blanches ? C’est ce que nous demandons aussitôt à la Mère Supérieure, une religieuse jeune encore dans l’Ordre, mais déjà riche d’œuvres bienfaisantes. Elle nous reçoit dans une salle chaulée, pauvre, à peine meublée, où cependant nous respirons comme une atmosphère de chez nous au milieu de l’air brûlant et sans caresses de ce « bled. » Elle nous répond :

— Sans doute, surtout depuis cette guerre qui prive les indigènes kabyles même d’une nourriture suffisante, les indigènes nous sont reconnaissantes d’aider leurs filles ; mais comment voudriez-vous que les mères de famille comprissent, je ne dirai pas notre sacrifice, car nous consentons avec joie à cette existence souhaitée par nous, mais les petites privations spirituelles et matérielles dont nous souffrons quelquefois ? Il faudrait à ces pauvres femmes la connaissance de la France et de sa vie toute baignée de suavité, la vie de nos compatriotes restés à l’ombre de leurs belles églises dans l’affection de leur parenté et les attentions des êtres polis de leur race. Quand ces Berbères demi-nues sous leurs bijoux archaïques viennent nous trouver, comme elles sortent de leurs taudis sans mobilier, glacés l’hiver et brûlans l’été, elles trouvent que nous jouissons, dans ce couvent pourtant plus dénué de confort que la dernière des fermes françaises, d’un vrai bien-être, parce que les salles sont balayées et qu’on y mange a sa faim tous les jours de l’année. Quel phénomène inexplicable pour ces primitifs qui se gavent à l’époque de leurs récoltes et s’ingénient ensuite à subsister d’herbes, de paille hachée, de couscous fabriqué avec de la farine de glands ou de racines amères comme les arums qui les empoisonnent. Notre morceau de pain bis, chaque midi, et notre soupe aux légumes secs leur semblent un luxe merveilleux.

Une sauvagesse tatouée jusque sur le menton, qui semblait nous écouter avec plaisir et avait assisté plusieurs fois à nos exercices religieux, me dit une fois :

— Je sais maintenant pourquoi vous vous êtes faites chrétiennes. Là-bas, dans votre pays, vous pâtissiez. Ici, sans travailler la terre, sans aller chercher l’eau si lourde à remonter de la vallée, vous mangez chaque jour plus que vos dents ne peuvent broyer d’épis.

Ainsi cette pauvre créature réduisait notre vocation à son petit raisonnement utilitaire. Comme je lui objectais qu’au contraire, nos religieuses perdaient en bien-être ce qu’elles gagnaient en joie d’accomplir leur devoir, elle m’interrompit vivement :

— Seriez-vous donc des innocentes ?

Toutes les Kabyles, d’ailleurs, ne tiennent pas ce langage brutal. Quelques-unes, d’âme plus douce, plus compréhensives, soupçonnent la joie profonde de certains renoncemens.

La Supérieure nous conduisit à son ouvroir. Dans une salle au carrelage couvert de nattes une trentaine de fillettes et de jeunes filles kabyles, quelques-unes tatouées et parées de leurs fibules, colliers et lourds anneaux, à croupetons, cardaient de la laine ou bien, assises jambes allongées derrière des métiers, tissaient des burnous.

Les plus jeunes retiraient des toisons brutes, avec leurs doigts légers, les graines et les épines que les moutons accrochent au passage, travail préparatoire.

Une Sœur vaillante, chef de cet atelier dirigeait ces Africaines avec bonne humeur.

— Ces fillettes ne gagnent pas même leur soupe du matin, les pauvres ! nous dit-elle ; nous les acceptons cependant afin de leur donner l’habitude de la discipline, de la propreté.

Au seuil de son petit moustier africain que le soleil calcinait, la Supérieure, d’une voix mélancolique, termina :

— J’avais fait un seul rêve au temporel, voir les arbres que je plante autour de notre maison brûlée nous donner une douce ombre qui nous eût rappelé l’atmosphère de France. Vaines tentatives ! Frênes, figuiers et jusqu’aux oliviers périssent, et pour- tant nous arrosons, nous piochons et nous allons chercher la terre fertile au bord de l’oued. Nos arbres veulent mourir. Quelle leçon ! Ils semblent nous signifier :

« Non ! ne cherchez pas à oublier l’Afrique pierreuse. Ce n’est pas en notre ombrage qu’il faut mettre votre satisfaction. »


A l’entrée du village des Kabyles chrétiens, isolé d’Ighil-Ali et de Tazaërt, afin d’assurer l’indépendance de vie de ses habitans, le facteur des postes nous attend. Il tient à nous conduire d’abord dans son logis, afin de nous faire constater le progrès accompli sur les masures des Berbères restés musulmans. Trois beaux-frères, tous trois convertis : un fabricant d’huile, un mercier-épicier et le facteur occupent chacun un des côtés d’un bâtiment à corps central et deux ailes donnant sur une cour entourée de hauts murs. Même chrétiennes, leurs femmes répugnent à être aperçues de leurs voisins.

La vaste chambre du postier comporte un lit en bois ciré « à la mode de Paris, » nous assure-t-il fièrement, une armoire à glace qui ferait le bonheur d’un « pipelet » de Montmartre, une table en faux Louis XIII, des chaises, luxe inconnu dans les intérieurs musulmans et un étrange berceau aérien formé d’une corbeille d’osier suspendue au bout d’une corde. L’appareil oscille à travers la pièce. Deux réveille-matin semblent engager une lutte de vitesse sur une étagère.

La femme du facteur, ancienne élève des Sœurs, s’avance vers nous. Elle a eu le bon goût de ne pas abandonner son costume indigène. Dans son visage d’un ovale allongé transparait une expression nouvelle. Ses yeux vous examinent avec franchise. Elle n’a point l’hypocrisie sauvage de la Berbère qui dérobe son regard en présence de son mari. D’une voix chantante d’écolière sage, elle nous apprend que, malgré sa jeunesse, elle est déjà mère de neuf enfans. Nous apercevons le dernier-né dans le berceau.

— Si je sais un peu tenir ma maison, reprend-elle, je le dois aux religieuses. Quand je reçus ces meubles français, jugez de mon embarras. Comment s’en servait-on ? Devait-on les laver ? Je faillis décoller mon armoire à glace en jetant à pleine cruche de l’eau dans son tiroir. Je voulais tellement bien faire !

... A ce moment la femme du mercier vient nous prier de visiter son logement. Nous y remarquons un mobilier semblable tenu avec la même propreté. Cette Kabyle évolue avec une parfaite aisance dans cet intérieur qui pourrait être celui d’un employé de Rennes ou de Grenoble. Nous la complimentons.

— Oh ! ne me croyez pas civilisée, j’ai beaucoup de défauts dont je n’ai pu encore me corriger, avoue-t-elle avec une honte qui colore son teint citronné. Je ne puis m’empêcher d’aimer mes bijoux kabyles.

Elle sort d’un tiroir des agrafes d’argent massif sertissant du corail.

Comme nous nous intéressons à son petit trésor, elle court nous chercher des « rdif, » ces légers anneaux pour les chevilles dont on retrouverait peut-être l’origine à Byzance, et plus loin encore, en Assyrie, en Egypte. D’une voix qui s’anime, elle nous explique que ses « rdif » sont à la dernière mode, tandis que sa mère porte encore des « khelkhel, » ces lourds bracelets de pieds qui, à chaque enjambée, tintent avec le bruit des chaînes pour prisonniers. Sa comparaison la fait éclater de rire ; puis elle marche sur la pointe des pieds, afin de nous prendre à témoin de la supériorité des « rdifs » dont elle s’est parée. Soudain, dans la porte s’encadre le Père D...

— Jolie scène de genre pour un peintre profane ! s’écrie4-il. Je t’y prends, Jeanne la coquette.

Jeanne Bou-Chakfa se sauve dans l’appartement de sa sœur, tandis que le Père nous offre de nous mener à la classe du Père breton désireux de nous montrer ses cinquante élèves avant de les renvoyer.

Par les baies vitrées de l’école, le prestigieux Djurjura bleu et blanc se profilait au-dessus des oliveraies argentées. Les écoliers en gandourahs rayées étaient assis à leurs bancs ; dans leurs capuchons rabattus entre les épaules, nous apercevions les petits turbans ou les chéchias qu’ils recoifferont à la sortie. Parmi ces enfans, quelques-uns très roux aux yeux bleus.

— Vous connaissez l’hypothèse de Gaston Boissier ? Il tenait ces Berbères blonds pour des Aryens d’Espagne, nous dit le Père C... Intelligens ? Sans doute, ils le sont. Laborieux ? Certains. Ils apprennent aisément le français et ils sont surtout doués pour le calcul. Quels habiles marchands en herbe ! Presque tous ces garçons nous viennent de familles musulmanes et nous nous gardons de tout prosélytisme à leur égard. Les parens le savent, d’où la confiance qu’ils nous témoignent. Ici, par principe, je ne fais donc que cultiver les intelligences et leur donner quelque éducation, — ce dernier point très important. Il faut les civiliser, les polir, les discipliner. Ces poulains échappés m’arrivent avec des cabrioles et vous voyez qu’en somme, nous obtenons d’eux un silence et une décence que pourraient envier leurs condisciples de France. Parfois, dans l’un ou l’autre de nos établissemens de Kabylie, nous découvrons un sujet tout à fait exceptionnel qui s’attache à nous. Nous le gardons. Il vous arrivera de rencontrer, à travers le bled, un religieux que vous croirez Français et, pourtant, ce sera un Berbère. L’instruction, la vie en commun avec nous et la piété l’auront transformé. Voilà nos meilleures victoires.


A travers les tribus des Beni-Yenni, des Kouriet, des Beni-Mahmoud et des Beni-Aissi, nous avons visité d’autres couvens où quelques Pères, isolés parmi la population la plus rude de l’Afrique du Nord, consolent, soignent, protègent et font aimer la France.

Dans l’importante tribu des Ouadhia qui fournit en ce moment tant de braves tirailleurs à l’armée, nous sommes restés à Taguemmount-Azouz, dans l’une des maisons les plus importantes de la Berbérie. Son supérieur, le Père Vidal, jouit d’un véritable prestige dans les villages de la région. Lorsque, en sa compagnie, nous traversions ces bourgs d’un millier d’habitans perchés comme des aires de faucon au sommet des collines, hommes et femmes s’élançaient vers lui en clamant avec un accent à la fois comique et touchant :

— Pârre Vidal ! Pârre Vidal !

Toutes et tous voulaient l’entretenir, lui demander avis, être soignés par lui. Au passage, de pauvres montagnardes lui remettaient une pièce d’argent en lui disant :

— Garde pour moi ! Cela me vient de mon allocation, car mon fils est soldat à la guerre. Garde, j’ai peur d’être volée. Je crains aussi de mal dépenser. Quand j’aurai besoin, j’irai te réclamer, Pàrre Vidal.

Le religieux me disait en souriant :

— M’obligent-elles à exercer ma mémoire ! Il faut que je me souvienne de tous ces dépôts. Malheureuses créatures ! Vous n’entendez chez elles aucune plainte, et pourtant combien d’entre elles, veuves, orphelines, infirmes vont gratter le sol pour en extraire des racines ! Oui, la détresse est grande dans cette tribu sans terres arables, aux familles de huit et dix enfans. Que faire ? Nous favorisons les engagemens à l’armée et nous plaçons les tâcherons. Nos Pères s’attachent à cette population des Ouadhia en proportion même de sa pauvretés Certains d’entre eux souhaitent mourir au milieu de ces Kabyle, qui, je n’en doute pas, — peut-être m’accusera-t-on d’optimisme, — nous sont reconnaissans et aiment la France.

A la déclaration de la guerre, que de paroles émouvantes nous avons entendues dans les familles des soldats partis pour la France ! Au retour des fontaines, les femmes s’assemblaient sous le drapeau tricolore que nous avions planté sur le portique de notre couvent et lui adressaient des discours passionnés :

« O drapeau, qui couvres les têtes de nos maris et de nos fils, flotte toujours haut dans le ciel ! O nos garçons ! ramenez-nous ce drapeau-là triomphant, ou bien nous noircirons vos visages à la suie [3] ! ! ! »

Pendant notre promenade, plusieurs fois des femmes et des vieillards supplièrent le Supérieur de venir chez eux lire une lettre récemment arrivée de l’armée. Un tirailleur, ancien élève des Pères, écrivait à ses parens :

« Il faut connaître les Français en France pour savoir combien ils sont bons. Comme j’avais été renvoyé à l’arrière pour le repos, j’allais aider un jardinier. Alors cet homme me nourrit à sa table et sa famille me considéra comme un fils. Et ils me dirent : « Si tu veux, après la guerre, tu resteras chez nous, car tu es brave et honnête ; » mais ce sont eux qui sont braves et honnêtes. Après la guerre, je voudrais bien rester parmi ces jardiniers. »

Dans un autre logis, le Père Vidal traduisit à ses naïfs auditeurs, qui rabattaient leurs oreilles avec la main afin de ne pas perdre un mot, une page griffonnée au crayon violet par un caporal de « turcos. »

« O mes parens ! O mon père, écoutez et retenez cet écrit jusqu’à votre mort, car ceci est la vérité. Partout, dans les villes riches de France, les habitans nous donnent à manger et à boire et nous offrent des fleurs pour nos fusils, et nous disent des bonnes paroles, et nous traitent comme leurs propres enfans. Ainsi, sachez-le, les soldats kabyles et les Français sont aussi semblables que les doigts de la main ; mais si nous sommes le petit doigt parce que nous sommes ignorans encore, les Français sont le grand doigt parce qu’ils savent beaucoup. Mais les uns et les autres nous appartenons à la même main, et cette main-là frappe durement ses ennemis et distribue le bien à ses amis. Répétez-le. »

Lorsque le Père eut achevé cette traduction, dans le silence profond qui suivit, les yeux de ces Kabyles considérèrent avec émerveillement la feuille qui recelait ces nouvelles étonnantes. Enfin, ils s’exclamèrent :

— Dieu est grand, et que notre fils soit béni de nous apprendre de telles choses !

Au détour d’un chemin, nous fûmes arrêtés par un jeune homme dont la courte gandourah laissait voir les genoux déliés et forts. C’était un superbe montagnard, large de poitrine, mince de flancs, avec un visage cuivré énergique. Il nous annonça :

— Je pars m’engager. Je suis tes conseils, Père Vidal. Ne me disais-tu pas le mois dernier : « Puisque ton travail de colporteur ne te nourrit plus et que vous êtes sept enfans à la maison, sois soldat. En allant combattre les Allemands, tu défendras la Kabylie, car vous serez plus heureux après la victoire de la France. » Mais avant de partir, Père Vidal, je te confie la garde de ma femme et de mes deux enfans. Si je n’avais pas su que je pouvais compter sur toi mieux que sur ma propre famille, je ne me serais pas engagé.


Nous avons encore été les hôtes de quelques petits couvens du Djurjura.et lorsque nous nous promenions dans les villages, les Berbères que nous interrogions, afin de connaître leur sentiment sur les Pères répondaient presque toujours : « A la fin d’août 1914, quand les bruits de certaines victoires allemandes se répandirent dans le « bled, » quelques-uns d’entre nous frémirent. Même ceux qui se trouvaient heureux de la domination des Français qui améliora leur bien-être se souvinrent, malgré tout, qu’ils étaient les fils des insurgés de 1871 et regardèrent vers l’Europe, afin d’apercevoir les maîtres de l’heure. Quelle ne fut pas leur surprise lorsqu’ils remarquèrent que pas un Père Blanc ne quittait la Kabylie ! Dans toutes leurs maisons ils continuaient d’aller et venir et de nous porter des secours comme au temps de la paix. Alors, le soir, dans les djemâa des villages, ces Kabyles dirent : « Puisque ces religieux français restent dans leurs logis et puisqu’ils continuent de nous assister, ô hommes, soyez-en assurés, la France n’est pas vaincue, la France sera victorieuse. »

— Moins fatalistes que les Arabes, par conséquent plus sensibles à l’influence de notre civilisation, nous disait le Père L... à Aït-Lhassen, les Berbères nous jugent d’après nos actes, et nous vous affirmons que s’ils ne sont pas toujours reconnaissans des bienfaits qu’ils reçoivent, nous obtenons au moins d’eux une neutralité bienveillante. Chez leur élite, mieux encore, c’est du respect, sinon de l’affection. Quant à nos chrétiens, ils nous témoignent un vrai dévouement. N’oublions jamais, dans nos colonies, les services, même politiques, que nous rendent les indigènes convertis. En Indo-Chine, n’est-ce pas aux avertissemens des catholiques que nous devons d’avoir pu échapper à la tentative d’empoisonnement général de nos officiers et de nos troupiers ? Interrogez en Algérie les chefs indigènes, qui certes ne sont pas de nos catéchumènes, mais des musulmans ralliés à la France, et demandez-leur ce qu’ils pensent de l’action de nos Pères et de nos religieuses.

Pour répondre à ce vœu, nous nous rendons à Djemâa-Saridj, cette délicieuse oasis berbère où les sources de la région se sont assemblées pour fertiliser les terres et arroser caroubiers, orangers, figuiers et grenadiers qui forment des sous-bois parfumés et multicolores. Le caïd Cheurfa, portant beau sous le turban qui fait un diadème à son front intelligent, nous accueille : « Certes ! nous confie-t-il, le point de vue confessionnel des Pères Blancs ne m’intéresse pas, mais comment ne tiendrais-je pas pour une bénédiction la présence dans ma petite ville du couvent des Sœurs ? Si les femmes de cette commune sont un peu meilleures ménagères que leurs compagnes des villages monta- gnards, elles le doivent à l’éducation pratique qu’elles reçoivent de ces religieuses dévouées jusqu’à la mort. Et ce ne sont pas là des mots. Des faits leur valent l’admiration reconnaissante de notre population. En 1911, une épidémie de typhoïde faisait mourir jeunes femmes, vieillards et enfans. Avec abnégation les Sœurs Blanches veillaient nos malades, prodiguaient leurs remèdes, indiquaient les précautions à prendre, montaient la garde pour assurer le jeûne prescrit, sauvaient ainsi les convalescens et risquaient à chaque heure leur vie.

Le caïd voulut nous accompagner au couvent de Djemâa-Saridj édifié sur le modèle des petits moustiers toscans. Sur la galerie extérieure les pampres montent à l’assaut des gros piliers ocrés, et les lianes festonnent comme une décoration perpétuelle de fête entre leurs arceaux. Un jardin à végétation africaine exubérante, où chantent les oiseaux et les eaux vives, entoure ce couvent.

Prévenue de notre arrivée par une jeune Kabyle au teint de mandarine qui bondit afin d’accomplir plus vite sa commission, la Mère Supérieure, à laquelle quarante années de Kabylie n’ont pas enlevé son accent morlaisien qui frappe les syllabes comme un marteau sur l’enclume, regrette l’absence de deux Sœurs en ce moment occupées dans les villages environnans à donner leurs leçons d’hygiène, de ménage et de travaux manuels aux femmes qui ne savent ni coudre, ni tricoter, ni cuisiner ni soigner leurs enfans.

— Il meurt presque la moitié des nourrissons, faute de soins, ou plutôt à la suite d’horribles superstitions que nous combattons de notre mieux, nous assure la Supérieure.

Approuvant ces paroles, le caïd conclut :

— Les Sœurs Blanches l’ont compris, ce qu’il faut à nos femmes, ce n’est pas tant la connaissance de la grammaire française, qu’une éducation de mère de famille. Elles ignorent les élémens mêmes de la civilisation. Incurie et malpropreté, gaspillage et basses sorcelleries, voilà leur lot. Avec un sourire, la Supérieure reprit :

— Caïd Cheurfa, n’est-ce pas un peu la faute dés musulmans, s’il en est ainsi ? Ne préfèrent-ils pas que leurs filles restent incultes, afin de les mieux dominer ?

Levant les bras, le caïd répondit avec bonhomie :

— Vous pourriez bien avoir raison ! Cependant, dans le Coran, je vous l’assure, le Prophète n’interdit pas l’instruction des femmes.

— Mais il ne la conseille pas non plus, repartit la religieuse. Sur la table du parloir où nous étions reçus, de vieilles monnaies vert-de-grisées se trouvaient amoncelées.

— Voilà le résultat des fouilles de notre chère sœur M..., nous apprit la Supérieure. A Djemàa-Saridj, ancien centre de colonisation romaine, nous avons découvert des sarcophages, des colonnes, des pièces, et nous voudrions être plus savantes pour reconstituer l’histoire de ce pays jadis christianisé. Après quinze cents ans, nous reprenons donc l’œuvre interrompue.

Dans un bâtiment séparé, à gauche de la cour, nous étions entrés dans l’atelier des tapis organisé par les religieuses, afin d’apprendre un métier à leurs jeunes Kabyles. La Sœur qui le dirige tâche de se procurer des modèles berbères anciens, afin de les faire reproduire par ses élèves qui étalent à nos pieds des tapis de haute laine où toutes les nuances des fleurs d’Afrique éclatent harmonieusement.

A la sortie du couvent, comme nous apercevions sur la place de Djemâa-Saridj, à l’ombre d’un caroubier, d’énormes pierres superposées, la Supérieure, avec un sourire malicieux nous expliqua leur signification :

— Ils nous narguent, ces blocs pesans qui commémorent l’Assemblée de 1850 par laquelle les tribus Berbères réunies ici proclamèrent que la loi salique serait désormais appliquée en Kabylie et que les femmes n’hériteraient plus. Ainsi, en face de notre maison, chaque jour, nous contemplons ce monument de la déchéance des femmes. N’est-il pas vrai, Si Cheurfa ?

Le caïd en convint et ajouta :

— Vous autres, Sœurs Blanches, détruisez patiemment ce barbare témoignage de l’égoïsme, et par vous les femmes seront relevées qu’écrasaient ces rochers.

A Taguemmount-Azouz, une sorte de « Maternelle » fut organisée par les religieuses dans le triple dessein de garder les orphelines ou les petites filles sans surveillance, de leur apprendre à coudre et enfin de les nourrir sans offenser par une charité trop visible la susceptibilité ombrageuse de leurs parens, courtiers et revendeurs, atteints par la guerre qui ralentit leur négoce.

Les Sœurs nous content que la fierté des fillettes berbères de quatre à dix ans, fines et élégantes comme des Tanagra dans leur misère secrète, les surprend. Ces enfans ne se plaignent pas, ne réclament rien. Dans la salle, assises sur leur bancs, leurs petites figures ciselées comme des bijoux n’expriment aucune angoisse, mais elles ferment tout à coup les yeux et semblent s’endormir. Elles sont évanouies. Depuis la veille, elles n’ont pas mangé. Pendant la récréation, l’une d’elles danse avec une sorte de frénésie et s’effondre. Encore une qui n’a pu recevoir de sa malheureuse mère une pincée de farine de glands doux.

Un bon repas les ranime ; et, lorsqu’elles se sont signalées par leur sagesse, la douce Sœur qui veille ces fillettes leur accorde comme récompense suprême... un petit morceau de savon de Marseille ! Jamais parfum précieux ne fut emporté avec plus de fierté et de bonheur...

………………………………

A travers la montagneuse Kabylie presque inconnue, dans ces villages du Djurjura à peine desservis par des sentiers muletiers qui courent au bord des abîmes ou sont coupés par des oueds infranchissables pendant les crues, les petits couvens blancs attestent à ces archaïques Berbères qu’une France généreuse les protège et les élèvera de leur brutalité primitive vers la civilisation des roumis, faite de bonté, de pitié pour les faibles, de prévoyance et de méthode.


CHARLES GENIAUX.

  1. Les Pères Blancs m’assurèrent qu’ils faisaient d’abord et avant tout œuvre de propagande française.
  2. « Meskines, » pauvres.
  3. Dans les guerres entre tribus, les femmes noircissaient les visages des hommes qui fuyaient.