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En Mandchourie - Les populations de Mandchourie au cours de la dernière guerre

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En Mandchourie – Les populations de Mandchourie au cours de la dernière guerre
Raymond Recoult

Revue des Deux Mondes tome 30, 1905


EN MANDCHOURIE

LES POPULATIONS DE MANDCHOURIE AU COURS DE LA DERNIÈRE GUERRE

« Honte à toi, esclave des diables étrangers ! Maintenant ta mine n’est pas fière et ton compte sera bientôt réglé. » C’est par ces mots peu aimables que mon mafou (palefrenier) était accueilli quotidiennement, quand il paraissait à cheval, derrière moi, dans les rues de Moukden. J’avais beau le presser de me traduire ce que lui disaient ses compatriotes ; il s’y refusait obstinément. Mais le Père Villemot, le missionnaire français, m’ayant éclairé, j’appris que le seul fait d’être à mon service, moi qui pourtant n’étais pas Russe, valait au Chinois des bordées d’injures.

C’était après la bataille de Liao-yang. Sous l’irrésistible poussée des Jaunes, l’armée européenne avait fléchi. Des milliers d’yeux curieux et narquois, les innombrables boutiquiers, debout sur le pas de leur porte, contemplaient avec béatitude le grouillement des cavaliers et des piétons, le défilé désordonné des voitures, les mines flétries et hâves des soldats qui avaient lutté pendant huit jours, toute la saleté, le désarroi de la retraite. Huit jours durant, vers le sud, les roulemens assourdis du canon prolongeaient l’incertitude et l’effroi. Les Russes se défendaient âprement. Mais une fois de plus la furie, la bravoure japonaise l’emportèrent et le Chinois, qui était sûr de cette victoire, se réjouissait davantage de ce qu’elle avait un peu tardé.

Mon mafou, qui vivait sans cesse avec l’armée russe, aurait dû être impressionné par cette masse imposante de fantassins, de cavaliers et de canons. Un homme non militaire, quand il voit pour la première fois tant de force accumulée, ne doute pas que cette force ne soit invincible. Mais le mafou, le pacifique Chinois de Pékin, échappait à cette impression, entièrement persuadé qu’il était de la supériorité japonaise. Quand nous attendions la bataille à Ta-Ché-Kiao, la bataille bien lente à s’engager, il préparait, un jour, paquets et chargemens et nie disait, d’un sourire entendu : « Demain, Japonais venir ; nous partir vers Liao-yang. » Cette assurance m’agaçait : car enfin les Russes, depuis deux semaines, avaient creusé des trous, élevé des retranchemens ; deux corps d’armée gardaient ces fortes positions et pouvaient résister à l’assaillant. Et je disais au mafou : « Mais tu vois bien tous ces soldats, ces canons. Les Japonais ne pourront pas passer. » Le Chinois accentuait son sourire, qui se teintait d’un peu de pitié : « Canons japonais beaucoup plus forts, » répliquait-il, et il continuait à boucler les paquets.

Et le lendemain en effet, ou deux ou trois jours après, les Japonais, depuis des semaines immobiles, avançaient. Les avant-postes russes se repliaient : sur toute la ligne des tranchées, un grand combat d’artillerie s’engageait. La nuit venue, l’ordre arrivait du quartier général d’évacuer ces positions qui paraissaient si formidables. Nous allions dans les ténèbres, parmi les chemins encombrés, jusqu’à vingt, trente kilomètres en arrière, où la même attente, les mêmes dispositions et le même départ furtif recommençaient. Le Chinois avait bien raison de préparer d’avance les paquets ; sa confiance dans les Japonais grandissait encore. Il se représentait la guerre comme une suite de bonds en arrière effectués par les Russes, chaque fois que les Japonais entraient en contact avec eux.

Chez le Père Baret, le missionnaire de Liao-yang, je me trouvai, un jour, avec un messager chinois, arrivant d’Inkéou, occupé depuis trois semaines par les Japonais. Excellente occasion pour connaître son impression sur les vainqueurs. Le Père l’interrogea amicalement et me traduisit très exactement ses réponses : « Comme ils se battent bien, s’écria d’abord le Chinois. Le Cosaque s’enfuit dès qu’il les aperçoit. A Inkéou, quinze Japonais seulement ont chassé toute la garnison russe. Ils se précipitaient sur l’ennemi comme des diables ! » Tous ces détails étaient faux : les Japonais ne s’étaient pas précipités ; ils n’ont pas chassé la garnison russe qui s’était retirée d’elle-même, quelques heures auparavant. Mais c’est le sentiment qu’il faut retenir, l’exaltation, l’enthousiasme causé par cette victoire. Telle est cette exaltation que la réalité n’est plus pour elle assez forte ; la légende se forme qui crée des héros.

Le Chinois était fier de ces triomphes ; il en prenait sa part. Qu’importe que ce soit un maître, un étranger qui remplace un autre étranger ? Le Japonais lui est moins étranger que le Russe, et, s’il faut obéir à quelqu’un, il aime mieux, somme toute, obéir à celui-là.

Le Père Baret continuait ses questions et l’homme d’Inkéou nous racontait comment les Japonais avaient, dès la première heure, organisé la police, comment ils réprimaient le pillage. Du temps des Russes, on dévalisait des boutiques toutes les nuits ; les policiers russes ne savaient pas le chinois ; leurs agens, leurs interprètes indigènes étaient d’effroyables coquins qui s’entendaient avec les voleurs. Mais chez les Japonais tout change : ils savent la langue et, mieux encore, l’âme chinoise. Ils connaissent tous les tours du Chinois, plus nombreux que ceux de Panurge, pour dérober le bien d’autrui. Ce n’est pas eux qu’on peut tromper.

En un point, un seul, l’homme d’Inkéou se réjouissait peu de la présence des Japonais et regrettait le départ des Russes : les Japonais ne sont pas de généreux payeurs. Ils tarifent tout, les marchandises et le travail, et leur tarif est très bas, un tarif du temps de paix, non du temps de guerre : le poulet se paiera quinze cents, la livre de farine dix cents, la journée d’un coolie vingt cents, etc., etc. Fini le bon régime de l’offre et de la demande, la hausse incessante, scandaleuse des denrées, le chantage véritable exercé par les vaincus sur les vainqueurs. Le Russe bon enfant, si gaspilleur par nature, payait tout ce qu’on voulait et Dieu sait si le Chinois cupide voulait et volait de plus en plus. Les boutiquiers, supprimant entre eux toute concurrence, s’entendaient, avec un remarquable ensemble, pour élever les prix. Les gamins eux-mêmes, qui venaient sur les quais des gares vendre leurs mauvaises poires aux soldats affamés, adoptaient un prix uniforme et volaient tous également les pauvres diables qui achetaient par nécessité. Le Japonais besogneux frappe le Chinois à la bourse ; après l’occupation d’Inkéou, nombre de boys, accoutumés aux gros salaires russes et ne pouvant pas se résigner à la modicité imposée par les Japonais, revinrent dans les lignes russes, à Liao-yang ou Moukden. Chaque jour, quelqu’un d’entre eux se présentait à moi pour me servir, et, quand je lui demandais : « Pourquoi diable quittes-tu les Japonais que vous aimez tant ? » le Chinois répliquait, dans son anglais : « They are good people, but they no pay money. Ce sont de bonnes gens, mais ils ne paient pas. »

Sans doute, il aimerait les voir un peu plus généreux ; cependant il ne leur en veut pas d’être économes, attentifs à leurs biens, impossibles à duper ; ce sont là qualités qu’il possède lui-même et qu’il apprécie chez les autres ; pour un peu, il les en estimerait d’autant. Dans mes transactions avec les Chinois, quand je fermais l’œil sur les voleries quotidiennes de quelqu’un de mes domestiques, j’ai toujours remarqué que celui-ci ne m’en savait aucun gré. Il prenait cette indulgence pour de la sottise, me méprisait sans aucun doute, et servait encore plus mal. Ainsi les libéralités des Russes ne leur avaient pas gagné la sympathie des indigènes, pas plus que les Japonais liardeurs n’étaient détestés pour leur avarice.

J’avais fait halte un jour pour le repas de midi, dans la plus belle maison d’un village chinois, entre Liao-yang et Moukden. Je n’avais pas mis pied à terre que mon mafou avait déjà pris langue avec le propriétaire, lui racontait qui j’étais et ce que je venais chercher dans le pays. Le maître de maison m’accueille par un large sourire et, juste à cet instant, débouchent, du portail laissé ouvert, quatre à cinq cavaliers russes, conduits par un interprète chinois, un des interprètes de l’armée, dont la tenue mi-européenne, les bottes, le sabre battant au côté soulignent aux yeux de la population le caractère officiel. L’interprète paraît dérangé par ma présence ; sans doute il avait besoin d’être seul, car il se retire, avec les soldats, presque aussitôt. A peine a-t-il tourné le dos qu’un gamin de douze à treize ans qui se trouvait dans la cour, crache en le regardant, fait une grimace de dégoût et crie : « Pou hâou, pou hâou, mauvais, mauvais ! »

La grimace du gamin traduisait exactement le sentiment unanime des indigènes sur les interprètes au service des Russes. C’était un sentiment d’horreur. Sans doute ces interprètes, la plupart des coquins, pratiquant le chantage, pillant effrontément les populations, étaient haïs pour leur canaillerie ; mais ils l’étaient plus encore parce qu’ils aidaient, parce qu’ils suivaient les Russes. Le sentiment populaire, confus, mais très fort, voyait en eux des traîtres à la race. Les Japonais les punissaient comme tels : quiconque était convaincu, ou même soupçonné d’avoir favorisé les Russes, était sur-le-champ décapité. Depuis le commencement de la guerre, il y avait à Liao-yang, à Moukden, non seulement d’innombrables Chinois, agens des Japonais, mais des Japonais eux-mêmes, déguisés en Chinois, tapis dans quelque maisonnette, au fond d’un caravansérail mandchou, à l’affût des moindres nouvelles, surveillant les mandarins que leurs fonctions mettaient en rapport avec les Russes. Que de fois, par mon domestique, par les missionnaires, n’ai-je pas été averti de la présence de ces espions japonais. Seuls, les Russes l’ignoraient ou, peut-être, feignaient de l’ignorer, sachant bien que les premiers découverts et pendus, il en surgirait d’autres, comme ce rameau d’or, dont parle Virgile : uno avulso, non deficit alter.

Telle étant la sympathie des Chinois à l’égard des Japonais, cette sympathie fut singulièrement agissante pendant toute la durée de la guerre ; le Japonais, réfléchi, méthodique, consciencieux élève des Allemands, régla et organisa cette force, pour en tirer le maximum d’effet.

Pendant les longs intervalles de repos, les entr’actes, qui séparaient les batailles, une question revenait sans cesse sur les lèvres des officiers russes : « Où sont les Japonais ? Que fait Kuroki ? Que fait Nodzu ? » A vrai dire, on n’en savait rien, ou plutôt on en savait tous les jours des choses différentes, souvent contradictoires. Jamais armée en campagne ne fut, autant que l’armée russe, dans l’ignorance absolue de la position et des mouvemens de son adversaire. Les reconnaissances de cavalerie n’arrivaient pas à percer l’épais rideau d’infanterie qui s’étendait comme un voile impénétrable, sur tout le front de l’armée nipponne. J’ai vécu quelque temps, aux avant-postes, dans la brigade de cosaques du général Samsonof et j’ai pris part à plusieurs de ces reconnaissances, les mieux dirigées, car Samsonof était, sans contredit, un des plus intelligens, des plus habiles parmi les généraux russes. Le quartier général, à court d’informations sur l’ennemi, et voulant, à tout prix, en apprendre quelque chose, harcelait quotidiennement Samsonof, pour qu’il rendît un compte exact des forces qui se trouvaient devant lui. C’était après la bataille de Oua-Fan-Gou vers la fin de juin, et les avant-postes russes s’étendaient au sud de Kaiping. Le général Stackelberg, commandant le 1er corps sibérien, battu à Oua-Fan-Gou s’était replié vers le nord, suivi, mais non poursuivi, par l’armée du général Oku. Cette armée était-elle restée entière, composée des mêmes divisions qui participèrent à la bataille, ou bien ne s’était-elle pas dégarnie en faveur des autres armées japonaises, celles de Nodzu et de Kuroki, qui opéraient dans l’est, menaçaient de tourner les Russes ? Il était de toute nécessité pour l’état-major russe d’être exactement fixé là-dessus, et comme il n’arrivait pas à l’être, il harcelait Samsonof qui n’en pouvait mais.

Nous partions dans la nuit : une dizaine d’escadrons, cosaques et dragons, une batterie d’artillerie montée, un bataillon d’infanterie laissé en réserve composaient la colonne. Quand on arrivait sur la ligne des sentinelles ennemies, quelques escadrons mettaient pied à terre et se déployaient en tirailleurs. Les avant-postes japonais se retiraient bien vite, poursuivis par une charge des cavaliers russes. Mais bientôt, sur les collines, couvertes de tranchées, une agitation, un grouillement étaient visibles. Les Japonais mettaient en position leurs canons ; des lignes d’infanterie se formaient et commençaient un feu nourri. La reconnaissance était finie ; elle avait coûté une trentaine d’hommes, tués ou blessés et rapporté un nombre à peu près égal de sacs japonais, que leurs propriétaires avaient, dans la précipitation de leur fuite, abandonnés. Mais quels renseignemens nouveaux avait-on ? Nous avions vu un certain nombre de bataillons ennemis, preuve que les avant-postes étaient forts et devaient couvrir des troupes importantes. Ce qu’il y avait par derrière, l’importance de ces troupes, on l’ignorait. Il aurait fallu pour l’apprendre risquer une véritable bataille. Tel était le bilan ordinaire des reconnaissances de cavalerie.

Non seulement on ignorait absolument la position des corps ennemis, leur force respective, mais même, chose beaucoup plus grave, le chiffre total et approximatif de leur armée Les évaluations qu’en tentait l’état-major russe accusaient, d’un mois à l’autre, d’énormes variations, des sautes de cent mille hommes.

Les militaires de tous pays ont l’irrémédiable défaut, le défaut professionnel, de dénombrer les armées, non par combattans, mais par bataillons. Or le combattant est une réalité agissante, le bataillon n’est qu’une entité. Par je ne sais quelle déformation du jugement, ils attribuent à cette entité une valeur intrinsèque : ils ont, singulièrement tenace, profondément ancré, le culte, l’illusion des unités. Quand notre état-major, qui avait déjà assez de mal, dans un pays où l’on ne fait plus d’enfans, à garnir de recrues vigoureuses les cadres existans, créait les quatrièmes bataillons, il était dupe de cette illusion : il pensait que la victoire dépend, non pas du chiffre des soldats, mais du chiffre des bataillons. Les rapports les plus savans, les plus techniques des batailles vous donnent toujours le nombre des bataillons, très rarement celui des soldats. On ne saurait imaginer rien de moins précis ; j’ai vu moi-même des bataillons russes, qui, à un mois d’intervalle, avaient, par les épidémies et les batailles, perdu la moitié de leurs effectifs. Comparer bataillon et bataillon, c’est exactement comme si vous compariez le portefeuille de M. Vanderbilt avec celui d’un expéditionnaire à la Préfecture de la Seine : tous deux sans doute sont des portefeuilles, mais le contenu en diffère étrangement.

Or, les Russes n’ont pas même toujours su exactement le chiffre des bataillons ; ils ont toujours ignoré celui des combattans. Un pays de quarante-cinq millions d’habitans, comme le Japon, où les hommes ont pour le métier militaire tant d’aptitudes physiques et morales, ne saurait manquer de soldats : il créait en quelques mois ses soldats, dans la mesure de ses besoins. Ce qui aurait manqué plutôt, c’étaient les cadres qui exigent, eux, une préparation beaucoup plus longue. Mais comme ces cadres étaient, d’un avis unanime, excellens, on leur demandait davantage, on grossissait considérablement leur contenu : au lieu de donner à un commandant de compagnie deux cents hommes à conduire (c’était à peu près l’effectif d’une compagnie russe, au complet, ce serait celui d’une compagnie française en temps de guerre), on lui en donnait deux cent cinquante, et ainsi les forces japonaises ont été toujours bien plus nombreuses qu’on n’a cru.

Ignorance des mouvemens, du nombre des ennemis, c’est là qu’il faut voir une des grandes faiblesses russes, une des causes de leur infériorité. On a dit qu’ils ne connaissaient pas le pays, qu’ils n’en possédaient pas de cartes et qu’ils furent, pour cette raison, battus. Mais cela n’est pas très exact : jusqu’à Liao-yang, la carte de l’état-major russe était excellente, si bonne que les Japonais n’en utilisaient pas d’autre (le témoignage d’un correspondant attaché à l’armée japonaise est formel à cet égard). Au nord de Liao-yang, la contrée était bien connue des Russes, sauf dans les montagnes, où le corps de Stackelberg s’engagea en effet un peu à l’aveuglette. Mais les grandes attaques japonaises, les attaques décisives qui firent fléchir le centre et l’aile droite russe eurent lieu dans la plaine.

Les tentatives des Russes pour se procurer des informations échouèrent. Les reconnaissances de cavalerie, nous l’avons vu, ne donnaient aucun résultat. Restaient les espions chinois. On essaya d’en dresser. J’ai connu personnellement des officiers russes qui s’y employèrent : ils étaient intelligens, habitaient depuis quelques années le pays, en parlaient la langue, disposaient de sommes considérables. Leurs efforts furent vains : les Chinois au service des Russes se sentaient, malgré toutes les précautions prises, observés, surveillés par une population hostile ; ils craignaient d’être découverts, dénoncés, surpris par les Japonais si malins. Même la cupidité n’arrivait pas à les décider. Ils accomplissaient mal leur mission et rapportaient des renseignemens sans valeur.

En regard de cette organisation rudimentaire, vouée, par la mauvaise volonté des indigènes, à une complète impuissance, il faut mettre les magnifiques résultats du système japonais. Quelques jours avant l’ouverture des hostilités, la Mandchourie, les grandes villes, surtout Port-Arthur, regorgeaient de Japonais. Tout ce qu’il y avait quelque intérêt à connaître, touchant les fortifications, les régimens, les bateaux, était, jusque dans les plus petits détails, connu.

La guerre commence : un réseau d’agens innombrables s’étend sur tout le pays et tient les Japonais au courant de tout. Il n’arrive pas un train militaire, on ne déplace pas une compagnie, un canon, un général ne bouge pas les pieds sans que les Japonais en soient aussitôt informés. Par Inkéou, par Sinminting, des courriers portent la nouvelle jusqu’au premier bureau de télégraphe, où se trouve un Japonais, le chef de service, qui la câble au quartier général. Quand les armées nipponnes occupent déjà une portion de la Mandchourie, des émissaires chinois, déguisés en coolies, en charretiers, en paysans, vont et viennent à travers les avant-postes. Les cosaques en arrêtaient à tout instant, qu’on trouvait porteurs de lettres et de renseignemens. Mais, pour un d’attrapé, dix passaient librement ; il était impossible, dans ce grouillement humain, d’arrêter tous les Chinois qu’on rencontrait. Les Russes se laissaient espionner, sans pouvoir rien faire : il y avait trop d’espions ; la population tout entière était avec les Japonais.

Pendant les combats d’artillerie, sur quelque monticule voisin des batteries russes, un homme agitait parfois des drapeaux et réglait ainsi admirablement le tir des Japonais ; on donna la chasse à ces hommes qu’on put assez souvent arrêter ; c’étaient des Chinois qui s’étaient familiarisés avec le tir des nouveaux canons. Ils furent immédiatement exécutés. Le soir de la bataille de Ientaï, une batterie russe était tapie au pied d’un petit tertre et la batterie japonaise tirait sur elle depuis des heures, sans parvenir à la découvrir. Tout d’un coup, le tir japonais, trop long de six cents mètres, se rectifie sans tâtonnement, sans hésitation, comme par miracle : les shrapnels pleuvent sur les canons russes ; en quelques minutes, quinze hommes sont atteints. Les artilleurs sont stupéfaits, regardent de tous les côtés : en arrière, sur la gauche, un Chinois, du haut d’un arbre, avait fait les signaux !

Quelquefois, les Japonais eux-mêmes se plurent à marquer, avec une malice narquoise, qu’ils connaissaient, aussitôt qu’elles étaient prises, les décisions de l’état-major russe. Le général Kouropatkine avait placé son quartier général à Ta-Ché-Kiao et, pendant trois semaines, il resta là, attendant l’attaque des Japonais. Mais les Japonais, peu pressés, s’obstinaient à n’avancer point. Kouropatkine retourne alors à Liao-yang, et part dans les montagnes du côté de l’Est. Or, le matin même de son départ, les Japonais attaquent, et quand Kouropatkine rentre en toute hâte à Liao-yang, la position de Ta-Ché-Kiao est déjà évacuée par les Russes. Les Japonais connurent le déplacemem du généralissime ennemi, avant même qu’il se fût produit, quelques heures après qu’il avait été décidé. Il y avait dans cette rapidité, dans cette sûreté de leurs informations, quelque chose d’effrayant !

Les espions chinois, si nombreux, si bien entraînés, ne suffisaient pas encore. Les Chinois sont toujours des Chinois, peu versés dans les choses de la guerre, susceptibles de se tromper dans les observations. Quand il s’agissait d’une enquête difficile, des Japonais venaient la faire eux-mêmes, déguisés en Chinois. Le Japonais se déguise si vite en Chinois : c’est la constatation matérielle de leur parenté, de leur cousinage, ainsi que le secret de leur sympathie. Il se met une queue postiche. Certains Nippons s’étaient même, depuis des années, laissé pousser une queue, en prévision des services qu’elle leur rendrait pendant la guerre. Le fait est prouvé par des témoignages nombreux. Tant qu’Inkéou fut occupé par les Russes, c’étaient par là que les espions japonais pénétraient en Mandchourie. A Shan-Haï-Kouan, distant d’un jour de chemin de fer d’Inkéou, se trouvent des officiers japonais et des troupes japonaises, un détachement du corps international d’occupation. Voilà la volière d’où partaient les pigeons voyageurs. D’Inkéou, par les nombreuses jonques remontant le Liao-Ho, par la route mandarine, à travers champs, les espions se répandaient dans le pays, gagnaient le poste d’observation qu’on leur avait assigné. Des courriers sûrs apportaient à Shan-Haï-Kouan leurs lettres. La police russe d’Inkéou saisit plusieurs fois ces lettres. L’une d’elles, qu’on m’a traduite, contenait ceci : « Aujourd’hui (la date) au garage de… nord de Liao-yang, sont passés, venant de Moukden, tant de trains, comprenant tant de wagons, amenant de l’infanterie. Les soldats avaient sur leurs épaulettes ces signes » (ici le Japonais, ne connaissant pas les lettres russes, avait très minutieusement des sine les initiales et le numéro du régiment).

Le Russe, grand remueur de terre, creusait partout des fossés et des trous, qu’il défendait, d’ailleurs, très énergiquement, quand on lui commandait de les défendre. Le Japonais s’arrangeait toujours pour connaître, quelques jours avant la bataille, la disposition exacte et la force de ces tranchées. Les officiers se déguisaient en coolies, ne dédaignaient pas de revêtir des défroques sordides, d’aller pieds nus par la boue des chemins et des champs. Besogne répugnante et terriblement dangereuse ! Car les Russes devenus méfians n’étaient pas particulièrement tendres pour les Célestes ou pseudo-Célestes qui s’approchaient de leurs positions. Le sentiment qu’ils avaient d’être espionnés sans cesse et malgré tout, finissait par les exaspérer. J’ai vu administrer de terribles raclées à des Chinois qui, malgré la défense, s’obstinaient à rôder aux environs. Ces Chinois n’étaient peut-être que des cultivateurs paisibles, invinciblement attirés par leurs champs. Les innocens payaient pour les coupables ; mais les officiers japonais parvenaient, malgré tout, à faire leurs observations. Les distances étaient repérées, la place des batteries déterminée, et, quand commençait le combat, les Russes n’avaient qu’une ressource, pour dérouter les canonniers japonais : c’était de mettre leurs pièces en d’autres lieux que ceux qu’on avait préparés pour elles.

Au sud de Ta-Ché-Kiao, des soldats russes, après une poursuite éperdue dans les champs de sorgho, arrêtèrent deux de ces espions japonais. Le troisième réussit à s’échapper. J’étais au quartier général du corps d’armée, quand les deux prisonniers furent amenés : sordides, couverts de boue, les mains et la face sanglantes, tout à fait hors d’haleine. On les fouille, l’un d’eux portait des plans, des croquis qu’il avait levés ; il avoue tout de suite qu’il est officier, connaît les lois de la guerre, le sort qui lui est réservé et ne demande qu’une chose, qu’on en finisse au plus tôt avec lui. Aucun affaissement, aucune douleur, le calme le plus absolu devant la mort toute proche, et même un éclair de joie et de triomphe, quand on l’interroge sur son troisième compagnon et qu’il acquiert ainsi la certitude qu’on n’a pas pu l’attraper : deux sont pris, mais le troisième est sauvé ; ce soir son général aura les plans ; le petit Japonais va mourir content !

Un Japonais, sous le déguisement chinois, peut tromper à la rigueur un œil européen ; mais un Chinois le reconnaîtra tout de suite, si habile soit-il à se déguiser. Ces espions japonais ne pouvaient donc circuler dans la campagne qu’avec la complicité de la population. Tous ceux qui furent pris, le furent par des Russes, jamais avec l’aide d’un Chinois. Et ainsi, nous arrivons toujours à la même cause : la sympathie des Chinois pour les Japonais.

Ce fut une des grandes forces de la guerre : sans diminuer en rien les brillans mérites de l’année japonaise, sans oublier les défauts intrinsèques de l’armée russe, cette force qui servit aux uns et nuisit aux autres, eut des effets considérables. Matériellement, moralement, les Chinois furent les auxiliaires des Japonais. Ils leurs fournissaient des renseignemens, des hommes, de l’argent. Les bandes de Konghouses qui inquiétaient sans cesse les Russes, étaient au service des Japonais. La Mongolie, qui aurait inépuisablement ravitaillé de chevaux, de bétail, l’armée, était après six mois de guerre presque entièrement fermée aux Russes par les bandes qu’y organisaient les Japonais.

Dans la guerre qui vient de finir, le Japon avait tous les avantages. Et cette inégalité de la lutte, l’officier russe, le soldat russe, ce moujik à l’âme enténébrée qu’on avait arraché à sa chaumière pour l’envoyer se battre dans un Orient lointain, ils la sentaient du premier coup. Ils avaient devant eux une armée aussi forte que les plus fortes armées de l’Europe et pour vaincre cette armée qui opérait à quelques journées de chez elle, ils avaient dû, eux, venir tout au fond de l’Asie. Quand au sortir de leur prison roulante, après un voyage de quarante jours, ils arrivaient dans quelqu’une de ces immenses villes chinoises, Liao-Yang, Moukden, tout les étonnait, les inquiétait. Ils se trouvaient dans une fourmilière de jaunes, parmi des visages renfermés ou hostiles que, seule, la cupidité parvenait à dérider quelquefois. Nul ne leur souriait, si ce n’est le marchand qui s’apprêtait à les voler. On subissait leur présence, puisqu’il était impossible de faire autrement, mais de mauvaise grâce ; on affichait l’espoir et même la certitude que cette présence serait de courte durée. Sur l’ordre du haut commissaire impérial, le colonel…, tous les boutiquiers de Moukden, arboraient à leur porte le drapeau russe, le jour de quelque fête russe, religieuse en patriotique. Mais en même temps chaque boutiquier gardait au fond de son échoppe un drapeau japonais, un drapeau flambant neuf qu’il venait de fabriquer, et n’attendait que l’occasion de déployer. Et les Russes savaient tout cela. D’autres se seraient emportés, auraient peut-être essayé de la violence pour acquérir des sympathies. Mais, eux, trop sages ou trop fatalistes, ils se résignaient à cette chose fatale. Ils se battaient tout de même, sentant bien qu’ils ne pourraient pas vaincre, entêtés pourtant à se défendre et gagnant, par leur ténacité farouche, de n’être jamais complètement vaincus.


RAYMOND RECOULT.