En Mocassins/03/01

La bibliothèque libre.
Texte établi par Inst. des Sourds Muets,  (p. 116-118).

LE WINDIGO.

Je suis le Windigo, ne crains ni dieux ni diables,
Et marche par les bois, la tête dans les cieux.
J’ai mauvais œil ; mon souffle effarouche les sables ;
Ma main distraite arrache, en passant, des érables ;
Et je traîne le vent que fouettent mes cheveux.

Géant et manitou, je saute les vallées,
Et fais, dès que je cours, les ouragans jaloux.
Sous mon galop je vois des oiseaux par volées,
Des troupeaux de bisons et des plaines gelées
Où j’écrase des loups.

J’entends des cris plaintifs au fond de la tempête
De terre et de débris que soulèvent mes pas.
Une rapace gent m’accompagne et me fête ;
Je laisse les vautours se poser sur ma tête
Et s’arracher entre eux mes restes de repas.

Je me baigne en un lac et la côte s’inonde ;
J’enfourche une montagne et j’allume aux éclairs
Mon calumet ; je dis à la foudre qui gronde :
Cousine, à moi les monts et la terre féconde ;
Je te laisse les airs.


Lorsque sur un sommet je m’installe et pétune,
Ma narine fumante en remontre aux volcans.
Lorsque de ses baisers le soleil m’importune
Et que la sueur luit sur mon échine brune,
Je lance en l’air la boue et je noircis le temps.

Un soir, escaladant une cime rocheuse,
Dans le bleu-noir du ciel, si haut je m’enfonçai,
Que, me voyant couper sa route nébuleuse,
La lune me pria d’une voix doucereuse
De la laisser passer.

De voir souffrir m’amuse, ayant un cœur de pierre ;
Je dis à la frayeur, aux transes, au frisson :
Allez, et du wigwam je souffle la lumière,
Subitement j’éteins le feu sous la chaudière,
Sur le dos du plaisir je passe le glaçon.

Je lance des cailloux plus gros qu’une cabane
Au monstre assez hardi pour me barrer chemin ;
D’un coup de mon bâton j’abats l’aigle qui plane ;
Et, pour attraper l’ours courant dans la savane,
Je fauche avec la main.

Je devine, aux senteurs que la brise m’apporte,
Si je dois chasser l’homme ou l’élan qui bondit.
J’ai pour guide la Faim ; le dieu Trépas m’escorte ;
Et, dans le sac affreux que sur mon dos je porte,
Des mânes prisonniers me traitent de maudit.


J’erre de plage en plage et je vois, dans ma ronde,
Le soleil embraser des milliers d’horizons.
Je m’assieds tour à tour à chaque bout du monde.
Et je reviens du Nord lorsque la feuille blonde
Attriste les gazons.

Dans l’Ouest, où j’ai mon antre, ondule une campagne
Couverte d’ossements, car j’ai bien dévoré
Vingt peuples algonquins, seul avec ma compagne ;
Et de crânes j’ai fait une blanche montagne
Où joue avec la mort notre fils adoré.