En Mocassins/03/07

La bibliothèque libre.
Texte établi par Inst. des Sourds Muets,  (p. 193-215).


LA FIANCÉE DU MANITOU.


Sujet emprunté à Schoolcraft.


Rien peut-être n’est plus délicieusement sauvage que les collines de Kaug-Woudjou. Elles ondulent, quelque part au nord du lac Supérieur, sous un riche manteau de forêt dont émergent çà et là des rochers pittoresques, décorés de bouleaux rachitiques qui se tordent au vent. Dans leurs ravins, des ruisseaux promènent, en murmurant, leur onde, et des étangs dorment depuis des siècles, au chant des grenouilles, sous des nappes de nymphéas blancs et tout embaumés.

Leurs longs penchants vont finir sur les grèves du Kitchigami[1], et la continuité en est rompue par d’immenses terrasses dont le sol disparaît sous les bois, et quels bois ! On y marche à l’ombre des pins séculaires ; sur des tapis roussâtres de fines feuilles mortes que tache à peine le soleil de midi ; dans un air embaumé et à la musique si douce ! du vent dans les cimes vertes.

Dans le voisinage de ces beautés naturelles, on trouve, en remontant plusieurs générations, une famille algonquine. Lilino, jeune fille, en est l’unique enfant, et c’est une enfant gâtée, aveuglément aimée de ses parents qui la laissent grandir dans tous ses caprices. Naturellement timide et pensive, elle ne met plus de bornes à sa mélancolie, depuis que, isolée pendant quelques jours au fond d’un bois pour y prier son esprit gardien, elle s’est passionnée pour la solitude.

Chez les tribus algonquines, le petit garçon ou la petite fille, doit, vers l’âge de huit ans, mériter de connaître son manitou protecteur, et ce spirituel gardien ne se révèle à l’enfant qu’après y avoir été longtemps sollicité par le jeûne et la prière.

Cette rude préparation a duré sept jours pour Lilino, et elle les a passés, ces longs jours, dans une petite cabane d’écorce construite exprès pour elle, au fond d’une pinière très sombre. Là, sa mère ne lui portait que de l’eau et la nourriture suffisante ; pour l’empêcher de mourir, sans la soustraire à la fièvre et à l’hallucination. Aussi, a-t-elle fini par voir son manitou, et ce fut le plus joli qu’on puisse rêver : une espèce d’oiseau-mouche tout vert, à gorge de rubis, et qui passait d’un pin à l’autre, en bourdonnant.

Depuis cette sauvage retraite, elle ne cherche plus qu’à s’isoler. Le demi-jour des forêts, le recueillement des grottes, les symphonies plaintives des vagues, du vent et des oiseaux de rivage, exercent sur elle une attraction de plus en plus irrésistible. Dès qu’elle peut s’échapper de la cabane paternelle, elle court vers quelque site pittoresque.

Mais, de tous les lieux enchanteurs, aucun ne l’attire autant que la pinière de Manitouak. Est-ce parce que la poésie algonquine l’a peuplée d’Imakinacs et de Poukouaginins, et en a fait une espèce de bois sacré ?

Cette pinière longe le bord des eaux et une antique coutume défend aux canotiers de passer en face tout droit. Aussi ne manquent-ils jamais, même par un gros vent, de pousser une pointe vers le rivage. Sans atterrir, ils y lancent quelques jolis coquillages, offrande appréciée des manitous qu’ils se rendent ainsi favorables, et de nouveau s’élancent, confiants, au milieu des vagues.

Lilino ne se lasse pas de parcourir ce bois mystérieux et même redoutable à cause des Nibanabègues, génies sournois des eaux, qui fréquentent la grève. Elle y folâtre le long d’un ruisseau, parmi les hautes herbes, et souvent disparaît dans les talles d’eupatoire, sous la pourpre des larges corymbes. En jouant, elle cueille des fleurs, et revient avec de l’arum écarlate dans les cheveux, enguirlandée de blanche clématite ou d’apios aux grappes lilas et parfumées.

Semblable, dans cette parure, à quelque déesse des bois, elle fait asseoir, au pied d’un pin, sa vanité naïve, et là, se plaît à écouter longtemps les voix confuses de la forêt, qu’elle prend pour celles des manitous.

Le soir, son ingénu babillage raconte à ses parents ses petites aventures. Ils s’en amusent, non sans remarquer avec surprise, l’étrangeté de ses goûts et le caractère merveilleux de tout ce qu’elle dit. À l’en croire, elle aurait entendu parler une fontaine ; des génies voltigeraient sur les mousses ; traceraient des moires sur les eaux ; se cacheraient dans les arbres creux, les massifs de verdure ; danseraient devant une grotte nommée d’ailleurs et depuis longtemps la grotte des Esprits. C’est à se demander si la pinière de Manitouak n’est pas vraiment enchantée ?

Ils ont entendu parler des manitous, ses bons parents, surtout par les conteurs de légendes, mais n’en ont jamais vus. Aussi attribuent-ils tout cet enchantement à l’inexpérience et à l’imagination de leur fille. Persuadés que l’âge la corrigera, ils la laissent faire et c’est leur tort : l’âge ne fera qu’accentuer ces étranges tendances.

Elle en vient à ne plus passer un jour sans courir à la pinière. Elle y fait même de longs jeûnes dans le but de se rendre agréable aux esprits. Elle les prie, le matin, de conduire son père vers les retraites du gibier, le soir, de le ramener sain et sauf, de guider son canot, s’il est sur le lac et surpris par le vent.

Elle prend si souvent le chemin de ce bois, elle en revient chaque fois si visiblement impressionnée que ses parents la soupçonnent enfin de subir l’influence de quelque charme.

Elle y fait des séjours de plus en plus longs, devient plus rêveuse, plus réticente aussi depuis qu’elle devine l’inquiétude causée par ses absences.

Après tout, il peut y avoir du vrai dans ce qu’elle a si souvent répété. Sa mère finit par s’en convaincre, et, pour en avoir le cœur net, elle la suit un jour, de loin et sans être vue, jusqu’au fond de la ténébreuse pinière.

***

Sous les ombrages percés de chaude lumière, à travers la colonnade des hauts pins, elle court presque, la sauvage enfant. En sautillant comme une chevrette, elle dévale enfin vers le ruisseau et disparaît complètement aux yeux perçants qui la suivaient.

Sans faire de bruit, sa mère approche de la côte, choisit une pointe avancée et s’y glisse sous des ifs presque rampants. De là elle voit, sans pouvoir être vue, le bois et le vallon. En bas, l’onde claire passe, ici à peine ridée, là frissonnante sur un lit de gravier et donnant l’illusion d’un réseau bleu céleste, légèrement jeté sur les reflets sombres du sous-bois.

Elle reluit, en s’éloignant, à travers les rameaux ; disparaît sous un fourré, et, un peu plus loin, se repose en plein soleil, étendue sous une nappe de nénuphars entourée de hautes herbes.

Des feuilles jaunies, exilées de leurs branches, s’en vont à la dérive, se poursuivent, s’attendent, en tournoyant, sur des miroirs liquides, ou s’arrêtent à l’entrée de petites cavernes creusées par le courant sous les racines des arbres.

En face de ce jolie paysage, la mère, patiente, attend et scrute des yeux les hautes herbes qu’elle voit remuer près de l’étang.

Voici, émergeant des blanches fleurs de pigamon, la tête de Lilino. Deux brins de liseron tordus ensemble et retenant des grappes rouges vif de sureau, la couronnent. La jeune fille sort des herbes, parée d’un beau collier de clématite fleurie, ceinturée de lycopodes géants dont les ramifications flottent sur sa robe de chevreuil couleur feuille-morte et lui descendent jusqu’aux pieds. Hâtivement ; elle remonte la côte et se laisse choir sous un large pin.

Grande est l’anxiété de sa mère dont le regard l’épie à travers les ifs ; mais la figure de Lilino n’exprime que l’innocent plaisir d’une enfant habituée à s’amuser seule. Amusée, elle l’est dans le moment par de ces petits oiseaux qu’on nomme troglodytes et dont une couvée prend ses ébats devant elle, en bas de la côte. Le queue renversée sur le dos, ils courent en sautillant sur les aiguilles rousses et la fine mousse grise, autour d’une fantasmagorie de racines arrachées du sol, celles d’un arbre renversé par quelque ancienne tempête. Ils ont là, dans la terre bouleversée, de petites cachettes caverneuses, fermées par des rideaux de mousse et de brindilles, et gaîment, ils se promènent dans le voisinage de leurs sombres demeures. Mais tout-à-coup ils ne sont plus là… L’ombre d’un émérillon vient de passer au milieu de leurs joies, sur le sol taché de soleil.

Maintenant, Lilino, les yeux à demi fermés, semble écouter.

Au fond des bois, l’eau murmure parmi les pierres ; l’écho s’empare des sons, les prolonge et les enjolive. Inspirée probablement par cette musique fuyante, confuse, la jeune fille, d’un accent de mélancolique ivresse, se met à parler aux manitous :

Fugitifs esprits des fontaines,
Je vous entends mêler vos voix ;
Mais j’ai fait bien des courses vaines,
En vous poursuivant sous les bois.

Vos transparentes silhouettes,
Dès que je veux les voir de près,
S’effacent mieux que des bluettes,
Ou s’envolent comme des traits.


Si je vous lance mon obole
Alors que, jouant sur les eaux,
Vous agitez l’avoine folle
Et les aigrettes des roseaux,

L’onde se trouble et vous révèle
Par ses courants capricieux ;
Mais vous fuyez à tire-d’aile
L’endroit où vous cherchent mes yeux.


Elle se tait et les yeux qui la regardent à travers les ifs, s’agrandissent de surprise et d’inquiétude : jamais sa mère ne l’a entendue parler ainsi.

De nouveaux elle écoute… Au dessus d’elle des mésanges voltigent de branche en branche, en égrenant leurs notes à voix de cigale ; la grive qu’on nomme flûte-des-bois, chante comme au fond d’un rêve ; des pics martèlent au loin les arbres creux, et les échos répètent.

Mais de même que les étoiles scintillent sans éclairer le ciel de nuit, cette symphonie sauvage ne fait que consteller la profondeur du silence.

Un vent soudain, venant du lac, s’engouffre dans le vallon, ici amorti par l’écran des massifs, là charroyant des feuilles mortes et des papillons. En même temps, il se met à chanter vaguement dans le feuillage des pins. La jeune fille regarde alors vers les branches harmonieuses. À travers les sombres rameaux, elle voit l’azur céleste où volent de blancs nuages, où la vue s’égare dans le vague. Toute son âme candide passe dans ses yeux et, d’une voix sombrée à l’instar de celles qu’elle entend, elle recommence à parler aux esprits :

Là-haut, dans les ombres flottantes,
Crois-tu que je ne t’entends pas,
Fuyard esprit des pins qui chantes
Et chuchotes et ris tout bas ?

J’aime ton joli babillage
Avec le manitou du vent.
Tous deux vous hantez le feuillage
Et vos jeux le rendent vibrant.

Les rameaux vous servent de voiles,
Et vous regardez à travers :
J’y vois luire, ainsi des étoiles,
Vos yeux de flamme aux longs cils verts.

Sa mère ne peut saisir d’autres paroles prononcées d’une voix encore plus douce et plus faible ; mais ce qu’elle vient d’entendre lui paraît si extraordinaire qu’elle ne peut en croire ses oreilles. Elle ne peut non plus s’empêcher de penser à certain manitou nommé Plume-Verte et bien connu pour habiter la pinière. Pensée peu rassurante : c’est cet esprit qui agite les feuilles lorsqu’il ne vente pas ; c’est lui dont on voit briller les yeux, la nuit, comme de petites lumières bleues, sur l’étang des nénuphars ; lui qui attire les chasseurs au fond des bois et les égare, en imitant les pleurs d’un enfant. Mais la pauvre mère n’est pas au bout de ses surprises et c’est tout pensive, le cœur angoissé, qu’elle revient de la pinière.

***

Plus la jeune fille se plaît à fréquenter ce bois fatal, plus elle devient songeuse et se dégoûte de la vie réelle. Taciturne, sans attrait pour le travail et même pour les amusements propres à son âge, elle fuit jusqu’à ses compagnes d’enfance. À leurs discours comme à leurs jeux, elle ne sait guère plus qu’assister, l’esprit distrait. Comment l’occuper et la divertir ? se demandent ses bons parents ; comment éloigner le manitou qui semble bien l’avoir ensorcelée ?

Dans l’espoir de l’intéresser, sa mère se met à lui confectionner de beaux habits qu’elle brode en porc-épic et enjolive de peinturlures. D’un œil réjoui, Lilino la voit coudre à l’épaule une dépouille d’oiseau-mouche, son totem. Tout ce joli travail lui plaît : elle aide même sa mère ; mais il devient bientôt évident que c’est pour aller mieux parée à Manitouak. Pour toute autre occupation, c’est la même apathie persévérante.

Aux heures de repos, ses parents, tout en se passant paisiblement le calumet, se confient mutuellement leur inquiétude et cherchent un moyen de sauver leur enfant.

Selon l’opinion de la mère son amant habite la mystérieuse forêt, et, pour le lui faire oublier, le meilleur moyen semble être de lui trouver un parti. Le fils d’un chef voisin l’entoure de ses attentions.

L’idée parait sage au père, et d’accord, les deux époux décident de favoriser le jeune homme. Ils font donc à leur fille l’éloge de son adresse et de sa beauté, ne négligent aucun moyen de persuasion, mais ne peuvent obtenir le consentement de Lilino. De leur insuccès, ils accusent surtout son excessive timidité, et, dans l’espoir que ses répugnances se dissiperont peu à peu, ils font savoir au jeune aspirant qu’il est accepté. Grande joie dans les deux familles : selon la mode indienne, on procède aux accordailles, on fixe le jour du mariage…, on fait les invitations, on prépare le festin des noces.

Lilino seule ne se réjouit pas et semble même désolée. Elle fait auprès de ses parents d’inutiles instances. Voyant qu’elle ne gagne rien, elle pleure amèrement, mais on continue de préparer la fête. Retenue de force au logis, elle réussit enfin à s’échapper et la voici courant de nouveau, sans se douter qu’on la suit, vers la pinière hantée.

***

Dans les herbes qui poussent follement près de l’étang, Lilino est disparue, et sa mère, anxieuse, encore cachée sous les ifs, l’attend… Une légère buée voile les arbres et rend leur éloignement plus mystérieux, les échos plus sonores et le soleil plus doux. La faible note des sitelles tombe de la verdure aérienne, et le rivage envoie, de loin, le doux sifflement de ses maubèches. Tout semble devoir passionner l’incorrigible rêveuse… Parée de fleurs sauvages, elle revient s’assoir sous l’énorme pin à l’ombre duquel elle a si souvent invoqué les esprits.

La mère anxieuse, les yeux fixés sur sa fille et l’oreille attentive, retient sa respiration dans la crainte de perdre quelque chose de ce qui va se passer.

Lilino, adossée au tronc rugueux et la tête un peu renversée, remue doucement les lèvres.

Quelques instants s’écoulent ainsi ; puis une brise souffle du lac et les feuilles aciculaires du vieux pin, toutes frémissantes, se mettent à chanter comme les cordes d’une harpe éolienne.

Les sons, inarticulés d’abord, se font de plus en plus distincts et se changent tout à coup en une voix harmonieuse qui parle ainsi à la jeune fille.

Entends la voix de Plume-Verte,
Le pensif manitou des pins :
Je hante la grotte déserte
Et ce bois de silence plein.

La Fiancée du Manitou
épiée par sa mère dans la Pinière Enchantée

J’ai ma retraite solitaire
Dans le massif au front songeur,
Avec l’enchantement, mon frère,
Et la félicité, ma sœur.

Ma voix semble, lointaine, vague,
Sortir du rêve et du sommeil.
Je suis fluide, ainsi la vague
Où fond le baiser du soleil.

Je fais broder par la lumière,
Ma tunique de papillon ;
Pour peindre mon aile légère,
J’emprunte au soir le vermillon.

Je taille dans la fantaisie
Mon panache, mes mocassins ;
Et j’excite la jalousie
Des fleurs aux caprices divins.

J’ai de l’émail et des peintures
Qu’à l’automne j’ai dérobés ;
Des triples colliers, des ceintures,
De l’arc-en-ciel un soir tombés.

Si je pars en course lointaine,
Le hasard, près de moi, s’assied
Dans mon canot de porcelaine
Ou sur le zéphyr, mon coursier.


Veux-tu, Lilino, ma pauvrette,
Le costume des colibris,
L’agilité de la fauvette,
La vie heureuse des esprits ?


Ici le manitou baisse la voix, et la jeune fille qui regarde les branches harmonieuses, sourit avec une expression de ravissement mêlé, le croirait-on ? d’une indéfinissable tristesse. Ce fait n’échappe pas à la clairvoyance de sa mère qui ne peut retenir ses larmes. Le fait qu’elle n’a pu saisir les dernières paroles de l’esprit double son angoisse, et c’est l’âme bouleversée par la crainte qu’elle revient du bois enchanté.

***

Une autre surprise l’attendait à la cabane familiale. Elle y trouve sa fille déjà rendue et très gaie, plus apathique du tout, mais active et enthousiaste, et cela dure.

De bonne heure, le lendemain matin, Lilino réjouit de ses chants le joli paysage qui entoure la demeure paternelle. C’est au bord du roi des lacs, un champ dépouillé de grands arbres et couvert d’un luxe éblouissant d’épilobes aux longues grappes violettes, avec, çà et là, de gracieux bouquets de sorbiers et des merisiers noirs aux fruits rubiconds. Il y voltige, par cette fin d’août, des bandes de pics dorés, des merles, des rouges-gorges à manteaux bleus. Lilino y ramasse des fagots pour l’entretien du foyer, et, le soir, y court par les petites battues, à la rencontre de son père revenant de la chasse et le soulage de son gibier.

Trois jours s’écoulent ainsi, pendant lesquels elle s’applique à tout préparer pour la fête des noces. Des peaux de loutres et de castors tapissent l’intérieur de la cabane ; de longues mousses peluchées, d’un blanc verdâtre, s’y accumulent pour servir de tabourets. Des pleins paniers de bleuets se balancent, suspendus aux chevrons. La mère achève de fabriquer une immense marmite d’écorce dans laquelle on cuira la venaison en y jetant des roches rougies au feu.

Nonobstant ses occupations, Lilino trouve du temps pour sauter à la corde et jouer aux osselets avec les jeunes filles du voisinage. Le manitou de la mélancolie semble vaincu.

La mère seule n’est pas complètement rassurée. Elle a comme le pressentiment d’un malheur. Tout en paraissant se réjouir, elle éprouve une vague inquiétude, car elle se demande, sans pouvoir l’expliquer, comment sa fille a pu oublier aussi vite et aussi complètement les séduisantes paroles du rusé manitou.

***

Demain le mariage. Déjà le soleil a dépassé le milieu de sa course ; il descend derrière un immense rideau très léger, transparent, de petits nuages roses, et, d’une lumière douce, presque magique, inonde le paysage. Dans cet éclairement suave, les arbres et les fleurs que pas un souffle n’agite, paraissent songer. Un bruissement monotone de grillons et des gazouillis d’hirondelles, contribuent, plutôt qu’ils ne nuisent, au recueillement de la nature. Mais autour de la cabane, on s’emploie depuis le matin à lui faire sa toilette extérieure de fête. Le cône qu’elle forme se dresse couronné d’un haut panache de sorbier aux grappes rutilantes, et porte une double ceinture de lycopodes très longs, agencés et tordus à plusieurs brins. Et l’effet est délicieux des dentelles festonnantes qu’elles déploient, ces ceintures, en courant d’une perche à l’autre, et de leur teinte vert pâle sur la rousseur des écorces qui servent de toile.

Cette luxuriante parure contraste avec les crânes d’ours et d’orignaux suspendus aux branches d’un érable qui verse l’ombre à la demeure ; mais il faut respecter ces animaux dont la chair a nourri la famille, sinon, leurs ombres vengeresses avertiraient leurs frères vivants qui ne voudraient plus se laisser prendre. Et voilà pourquoi on ne dérange pas leurs reliques mises là-haut, en place d’honneur.

La figure animée, vermeille, Lilino achève de décorer le logis et s’en éloigne de quelques pas, afin de mieux voir l’ensemble de son travail. Elle se complaît quelques instants à le regarder, puis, d’un air satisfait : « Tout est prêt, dit-elle, pour la fête, excepté moi ; mais je vais me parer ».

Sans rien dire, ses parents sourient de cette parole en apparence irréfléchie, et tranquillement ils continuent de dépecer un jeune orignal tombé, le matin même, sous la flèche du fiancé.

Quelques instants s’écoulent et leur fille sort en effet de la cabane, revêtue de ses plus beaux habits, de sa tunique à frange et de ses mocassins brodés, de son collier et de ses bracelets en coquillages. Elle a huilé et tressé sa chevelure noire aux reflets bleus ; elle y a mis des plumes d’épervier, des grappes de merises et des mouchetures blanches d’édredon. Elle court se mirer dans une source voisine, revient et déclare qu’elle sen va à la rencontre de son fiancé.

Veut-elle plaisanter ? — Mais non : elle devient grave, sa voix change ! Elle se tient debout devant les auteurs de ses jours, et, de plus en plus émue, joignant ses mains devant sa poitrine, s’écrie enfin avec un étrange accent de vérité : « Adieu, mère qui m’as tant aimée, tu as fait mon enfance heureuse. Je t’aime toujours ; mais adieu ! Père chéri, tu as bien parcouru les bois pour me nourrir et m’habiller. Oh, je t’aime toujours ; mais adieu ! Adieu, douce cabane où mon enfance fut à l’abri du froid et des tempêtes ! Je vous quitte, adieu, adieu !

Cela dit, elle s’élance en courant vers la pinière.

Paralysés d’étonnement, ses parents la regardent s’éloigner jusqu’au moment où, parmi les pierres et les arbrisseaux, elle disparaît.

Alors son père se ressaisit et observe qu’il ne faut pas la prendre au sérieux : « Cela ne peut être qu’une crise, dit-il ; elle reviendra comme d’habitude au soleil couchant ». « Je sais elle va, réplique sa mère en essuyant ses larmes ; je suis sûre que les esprits lui parlent, » et, tout angoissée, elle raconte ce qu’elle a vu et entendu.

***

Derrière les promontoires empourprés du rivage le soleil a disparu. À l’horizon sud-ouest se rattachent, comme par un ourlet d’or, l’incendie du ciel et celui du lac très calme. La côte et la cabane pimpante, déjà dans la pénombre, semblent partager l’inquiétude et la tristesse qui les habitent, car Lilino n’est pas encore revenue. En prévision de ce retard appréhendé, ses parents ont fabriqué des torches pour aller à sa recherche. Enfin, l’heure est passé d’attendre et ils partent, ayant chacun, sous le bras, une gerbe de brindilles résineuses et d’éclisses de cèdre. Sans doute qu’au bois, il fait déjà noir, et ils se hâtent, les deux époux, vers la pinière hantée…

Lorsqu’ils y arrivent, on n’y distingue déjà plus que les ilhouettes enchevêtrées des arbres…

Mais n’est-ce pas Lilino qu’ils aperçoivent à la lisière mal définie du bois ? N’est-ce pas la teinte pâle de ses habits qui tache l’ombre ? Et ils s’empressent d’atteindre un arbuste dont les premiers baisers de l’automne ont jauni le feuillage.

Bientôt, c’est une autre illusion qui leur fait battre le cœur, c’est une pierre qu’ils prennent pour leur fille assise au pied d’un arbre.

Ils courent maintenant dans le bleu-noir du sous-bois, la femme en avant, vers le vieux pin, le pin musical de Lilino et de Plume-Verte. Ils y arrivent, en font le tour… Rien ! Les ombres voisines sont parcourues et fouillées… Rien, rien !

Ils continuent de courir vers un rocher qui, face au couchant, borde en un endroit le vallon du ruisseau.

Devant la haute paroi roussie de reflets crépusculaires et comme vert-de-grisée par des taches de mousse, ils s’arrêtent le temps d’allumer leurs faisceaux. À dix pas, sous les branches pendantes de cèdres aromatiques, cramponnés aux crevasses de la pierre, la grotte des Esprits s’ouvre, presque menaçante, sur la nuit qui n’en sort jamais.

Vont-ils pénétrer dans ce repaire mystérieux ? — En d’autres conjonctures, ils ne l’auraient certes pas osé ; mais leur fille est peut-être là, et, dussent-ils l’arracher aux bras d’un manitou !…

Hardiment, flambeau à la main, ils s’aventurent sous la voûte noire, vont jusqu’au fond, fouillent tous les recoins, en appelant Lilino… Pas de réponse… Il ne sort de cette ombre que des chauves-souris empressées de s’enfuir par l’ouverture béante.

De nouveau, ils parcourent les bois enténébrés, mais le nom chéri qu’ils jettent de tous côtés, leur revient seul, plus doux encore et multiplié, comme une moquerie de génies espiègles. Après bien des courses et des appels, ils s’arrêtent épuisés, dans le silence morne, écoutant et n’entendant que les battements de leurs cœurs. Et c’est pour recommencer encore et encore leurs recherches infructueuses.

La sonore pinière se contente de répéter mille fois le doux nom de Lilino mêlé à de tendres reproches : « Pourquoi quitter tes pauvres parents ? Reviens nous consoler… N’abandonne pas notre vieillesse… Reste avec nous puisque tu ne veux d’aucun amant… Jamais nous ne te ferons plus de peine… Reviens, reste avec nous jusqu’au jour où tu nous fermeras les yeux. »

Les jours et les nuits qui suivirent ils eurent beau, les deux infortunés, surveiller le pin hanté et les abords de la grotte aux Esprits, passer de longues heures, cachés près de l’étang ; ils eurent beau pénétrer dans les plus obscures retraites de la forêt et revisiter cent fois tous les lieux pittoresques dont leur fille aimait à parler, ce fut peine inutile. Ils espéraient avec leur flair de sauvages, découvrir quelques pistes sur le sable des grèves, quelque lit de feuilles sèches au pied des rochers… Illusion ! Aucun indice ne leur révéla jamais le passage de l’être chéri qu’ils avaient perdu. Avec le temps, ils se lassèrent de chercher : leur amour ne se consola jamais.

Longtemps après l’événement douloureux, on aurait pu reconnaître la mère de Lilino, à ses cheveux en désordre, à sa persistante tristesse, à ses yeux rougis par les larmes. Bien que plus contenue, la douleur de son père ne fut pas moins profonde. L’un et l’autre se reprochèrent toujours, combien amèrement ! de n’avoir pas surveillé la jeunesse de leur fille, d’avoir laissé se fortifier ses inclinations bizarres et de les avoir ensuite inconsidérément contrariées.

***

Par un soir très calme, sous un ciel encore embrasé par l’astre disparu, des pêcheurs ont jeté l’ancre en face de Manitouak, et tendent leurs lignes dans l’image renversée de la forêt. Là, pendant qu’immobiles, ils attendent le poisson, une femme se montre sur le rivage, dans la brune lueur tombant du ciel.

Curieux de l’examiner de plus près, ils rament tout doucement vers elle ; mais des rides lumineuses sur l’eau sombre, trahissent le mouvement du canot, et rapidement l’apparition s’enfuit.

En s’éloignant, elle traverse un endroit directement éclairé par les feux du couchant, et tous pensent reconnaître la fille perdue… N’est-ce pas là sa taille ?… N’est-ce pas sa démarche ?… Oh ! quel brillant costume !… Mais que voient-ils à côté d’elle ? — Une silhouette diaphane, empanachée d’une longue plume ondoyante. Avec un frisson d’effroi, ils prononcent tout bas le nom de Plume-Verte. Et Lilino, avec son spirituel amant, disparait sous les pins, dans l’ombre mystérieuse.

Préambule.

Les algonquins du Nord se sont toujours montrés naturellement doux. Cependant, on en a vu quelques-uns, abrutis par la misère, commettre des crimes atroces. Ces mangeurs d’écorce, comme les appelaient les riches Iroquois, en étaient souvent réduits à se nourrir d’une espèce de mousse vulgairement nommée tripe-de-roche et du liber de certains arbres.

Nonobstant leur condition de nomades qui les obligeait à traîner péniblement leurs malades et leurs infirmes, ces crimes étaient plutôt rares chez eux, et jamais ils ne manquaient de les flétrir et d’en punir les auteurs lorsqu’ils le pouvaient. Le lugubre souvenir s’en conservait sous forme de légendes, dans leurs tribus vagabondes, et ces légendes, admirablement racontées, inculquaient des principes salutaires à la jeunesse toujours avide de récits.

Celle qui suit a été recueillie par nos missionnaire chez les Cris de l’Abbitibbi et de la rivière Moose qui la conservent encore. Elle vise manifestement à inspirer de l’horreur pour le crime de ceux qui abandonnent leurs vieux parents.

  1. Nom algonquin du lac Supérieur.