En Petite-Russie - Le Commandant des troupes

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En Petite-Russie - Le Commandant des troupes
Revue des Deux Mondes4e période, tome 145 (p. 897-923).
EN PETITE RUSSIE
LE COMMAINDANT DES TROUPES


I

Qu’on se rappelle le dessin de la côte française entre le Cotentin et la Gironde, et l’on aura une figure assez exacte de la frontière qui sépare le monde russe d’avec le monde européen. La Bretagne est une proue qui fend l’Océan : la Pologne, semblable à la Bretagne, est un coin qui pénètre dans les terres allemandes pour les disjoindre et les déchirer. Au sud de ce saillant, un tracé convexe enveloppe la Galicie, golfe slave, et le coupe arbitrairement de la Volhvnie et la Podolie ; le Prout s’offre enfin comme limite et la ligne, qui se refuse, tombe avec le Danube dans la mer Noire.

Les gouvernemens de Vilna, de Varsovie, de Kief et d’Odessa, échelonnés le long de ce front de bandière, font face à l’Occident. En s’étendant au loin vers l’intérieur, ces grands commandemens forment ensemble une zone profonde où s’exerce toute la vie militaire russe, du moins toute la partie européenne de cette vie. Chaque hiver, les conscrits fournis par les districts du centre font route vers ces confins de l’Ouest ; les Cosaques du Don, de l’Oural, du Caucase, viennent s’y joindre à l’armée régulière, et cette migration annuelle n’est pas sans importance quant à la formation d’une conscience nationale et quant à l’unification de la langue et des mœurs.

Pourtant ces rassemblemens, comparés aux garnisons intensives de France ou d’Allemagne, gardent un aspect russe, étalé et diffus. Les cinq corps d’armée dont Kief est le chef-lieu couvrent une superficie presque égale à celle de la France. Seule la locomotive permet au gouverneur militaire d’exercer efficacement l’autorité absolue que met entre ses mains un régime décentralisateur. Une fois de plus, il vient de quitter sa résidence ; admis depuis quelque temps à l’honneur de partager sa vie voyageuse, nous sommes assis à côté de lui dans son wagon.

Le général quartier-maître s’abîme dans quelque méditation tactique ; les jambes croisées, un crayon entre les doigts, il tient d’une main son menton et de l’autre le carnet ouvert dont il considère attentivement la page ; deux reflets, sur les verres de ses lunettes, cachent ses yeux et font dans son visage austère deux trous lumineux. Le comte G..., officier et propriétaire, rêve peut-être de ses pouds de farine et de ses védros d’eau-de-vie, de tous les produits que lui donnera cette année son domaine de Podolie. Et voilà toute la suite du commandant des troupes, du général Dragomirov[1] ; lui-même est assis devant la table commune ; vêtu de la veste de peau qu’il porte d’ordinaire dans ce cabinet roulant, la papaka sur la tête, il fume un énorme cigare ; et comme je lui demande un éclaircissement sur une page de son livre Quatorze années, la conversation s’engage et s’étend ; de ce ton de voix heureux et calme qu’il a chaque fois qu’il s’approche de ses troupes, il parle, il raconte sa carrière.


C’est vers la fin des années quarante qu’il entra comme sous-lieutenant dans un régiment de la garde, le fameux régiment Séméonovski. L’armée russe d’alors était encore copiée sur celle du grand Frédéric, ou plutôt, grâce aux renchérissemens successifs de Paul, d’Alexandre et de Nicolas, elle était une imitation lointaine et difforme de cette armée. Détournée de son but final, la guerre, l’instruction militaire dégénérait en pratiques irrationnelles et machinales, et donnait comme résultat un soldat dressé à cent gymnastiques, rompu à toutes les obéissances, mais inconscient de ses devoirs, amoindri dans sa personnalité.

On enseignait trois espèces de pas : le pas de course, exigé des tirailleurs ; le pas accéléré, usité communément dans les manœuvres ; enfin, le pas lent, assouplissement qui plaisait particulièrement à l’empereur Alexandre.

Le soldat qui marchait vingt mètres au pas lent sans renverser une seule goutte d’un verre posé sur sa tête et rempli jusqu’au bord comptait dans les émérites et n’avait plus rien à apprendre. L’armée était pleine de ces vieux marcheurs qui n’avançaient pas. Ils connaissaient la charge, le démontage, l’astiquage, la nomenclature de l’arme ; quelques-uns même, la théorie du tir ; ne sachant en tout que leurs prières, ces illettrés parlaient de trajectoire et de parabole. Eh quoi ! songeait Dragomirov lieutenant, exigerez-vous du paysan la nomenclature de la charrue et la théorie du labourage ? Du combat, nul souci ; on admettait que les soldats avaient sur le pointage des idées innées ; quant à l’apprentissage du feu, ils brûlaient annuellement trois cartouches, à moins que l’exercice ne fût décommandé pour cause de mauvais temps. Rien enfin ne détournait le fusil, arme de jet par la balle qu’il lance, arme d’estoc par la baïonnette dont il est muni, de sa définition nouvelle : un ustensile à faire l’exercice.

Or l’instruction des troupes frédériciennes correspondait du moins à la-tactique frédéricienne. L’approche d’une ligne mince et l’emploi des feux de salve étant les deux moyens de cette tactique, d’une part l’automatisme de la marche individuelle aidait à cette manœuvre indivise et simultanée, de l’autre la pratique machinale du maniement d’armes assurait la vitesse du tir sur les rangs. La brutalité même du drill prussien se justifiait : à des troupes mercenaires et sans valeur morale, il fallait imposer un mobile plus fort que la peur, il fallait, selon la formule, faire craindre la baguette du caporal plus que la balle de l’ennemi. Mais pour nos combats du XIXe siècle où, renonçant à noyer l’adversaire sous la marée montante d’un seul assaut, nous prétendons lancer sur lui plusieurs brûlots, des bataillons, qui puissent et qui veuillent l’atteindre ; où, dans des unités souples et vivantes, chacun garde son juger et son vouloir ; pour des armées nationales, prêtées au pouvoir, non pas données et qui n’appartiennent qu’à la nation ; pour des sujets russes, si faibles et si doux, l’automatisme était-il un bon moyen, la dureté une bonne méthode, et fallait-il enfin, pour faire des soldats, commencer par étouffer l’âme ?...

La réponse nous est aujourd’hui aisée, car lorsqu’une vérité a passé dans la vie, peu s’en faut qu’elle ne paraisse évidente, éternelle ; mais il fallait alors et le courage de la dire et l’habileté de la faire entendre. Venu en France au sortir de l’Académie d’état-major Nicolas, le capitaine Dragomirov accompagnait nos troupes sur les champs de bataille d’Italie. Témoin de nos succès, il n’en faisait pas, comme d’autres, honneur au seul canon rayé ; pas davantage au plan stratégique, au commandement, à la préparation tactique ; « ces données ont leur signification quant au résultat de la guerre, mais cette signification n’est autre que celle du zéro placé à la droite de l’unité ; sans valeur propre, le zéro ne peut qu’augmenter quantitativement la somme ; et l’unité fondamentale, faute de laquelle le reste tombe à rien, c’est ici comme ailleurs et comme partout, l’homme... »

Où trouver donc un système d’éducation militaire respectueux de la personne humaine et qui tende à accroître l’homme dans l’homme ? Soucieux de ce problème, Dragomirov s’est mis à l’école des maîtres, Souvarov, Maurice de Saxe, Napoléon, Bugeaud ; mais rien ne vaut pour lui la leçon des faits. La campagne de 1866 s’ouvre ; il se rend en Bohême. Comme s’il apportait la paix dans sa poche, il arrive après la suspension des hostilités, à point cependant pour recueillir la preuve nouvelle faite par l’histoire. Par deux fois, en 1859 et en 1866, les Autrichiens ont rendu dangereux et fatal l’ordre qu’ils appliquaient partout et qu’ils croyaient infaillible, leur ordre sur deux lignes avec une réserve. C’est que la meilleure formation peut être mauvaise, la pire disposition devenir opportune, tout dépend de l’application. Rompons donc avec les règles absolues, imposées sans discernement, obéies sans réflexion ; disons que le combat moderne est action libre, œuvre complexe, chose de vie : les bataillons dans le régiment, les compagnies dans le bataillon, les hommes dans la compagnie ont besoin d’indépendance et droit d’initiative. A l’unité extérieure, mécanique, que donnait jadis la liaison rigide établie entre les divers élémens, il faut substituer une homogénéité intime, organique ; à l’autorité unique, omnisciente, l’essor commun des énergies, le jeu intensif des facultés, la solidarité unanime de gens qui veulent une seule chose et qui la veulent de tout leur cœur.

D’un mécanisme à un organisme... Ceux qui savent le train du monde mesureront un abîme entre ces deux mots et, songeant à la carrière de Mikhaïl Ivanovitch Dragomirov, s’étonneront qu’une évolution pareille ait pu tenir dans les limites d’une vie humaine. C’est que cet homme était lui-même un signe des temps, le produit éminent de causes profondes et, dans un temps critique, le porte-paroles de sa génération. Peu lui auraient servi, au total, les exemples d’Italie et de Bohême, si la Russie des années soixante n’avait pas lutté pour sa régénération intellectuelle ; et c’est surtout de la guerre de Crimée qu’il est issu. Ses articles, publiés dans les recueils militaires, provoquaient des controverses et formaient autour de sa personne comme un commencement de parti : un général prenait la plume pour dénoncer en lui un manque complet d’esprit militaire, pour l’accuser de ruiner la discipline et de corrompre les jeunes officiers. D’autres s’étonnaient que parlant à tout propos d’action morale et d’éducation morale, il passât sous silence les influences religieuses. Le grand-duc Nicolas Nicolaiévitch, commandant du corps de la garde, intervint dans ce débat en prescrivant au jeune écrivain militaire de rédiger une instruction sur les manœuvres. C’est en exécution de cet ordre que fut écrite cette Préparation de la compagnie au combat, traduite aujourd’hui en toute langue et pratiquée dans le monde entier. Mikhaïl Ivanovitch avait cause gagnée ; dès lors une charge de professeur à l’Académie Nicolas, puis diverses fonctions d’état-major, marquaient pour lui les degrés d’un rapide avancement ; en 1873, ce général de quarante ans recevait le commandement d’une division d’infanterie.


— Ces soldats-là, les miens, poursuit-il au fil de ses souvenirs, je les ai instruits à ma manière et je l’ai bien vu alors...

Il s’arrête ; sa voix défaille et ne peut tout dire.

— J’ai vu que c’était la vérité, conclut-il d’un ton plus bas ; et, d’un coin de son grand mouchoir, il essuie ses yeux sous ses lunettes.

Devant cette évidence dont il parle, dans l’instant où sa parole, où ses larmes surtout, évoquent parmi nous des idées si belles, comment ne pas louer pour son œuvre intellectuelle ce positiviste de l’action ?

— Ai-je fait une œuvre ? reprend-il, ai-je un système ? J’entendais mettre tout en formules, et j’ai dit : Ne confondez pas les choses de l’esprit avec les choses de l’action. Mais ayez ici l’entendement, là la volonté...

Il attire à lui un papier posé sur la table, le marsch-route de notre voyage, et d’un coup de crayon distrait, trace la figure nommée en mécanique le parallélogramme des forces :

— ...Et prenez la résultante. Voilà tout.

Cependant Trophimitch, le doux serviteur qui préside à la commodité de notre voyage, vient allumer les lanternes dont il replie les voiles de soie rouge ; il met le couvert, apporte le panier aux provisions.

C’est une de ces âmes humbles, dont tout le savoir est de se dévouer, dont tout l’honneur est de servir ; attentif aux préséances, il nous intitule selon nos grades et marque toutes nos différences, depuis le général qui est Haute Excellence jusqu’à moi qui suis simplement bien né. Toujours frais, toujours souriant, bien que nous n’observions pas qu’il mange et que nous ignorions quand il dort, il occupe près de la porte une niche étroite et là cire les bottes, manipule le samovar.

Les pâtés expédiés qu’arrose le vin de Bessarabie, le thé fume maintenant dans les gobelets, puis le train roulant plus avant, Trophimitch revient étendre les lits sur les canapés. Le comte se débotte ; je vais voir au thermomètre et tourner la clef du poêle :

— Est-ce vous, Patrikïi Veniaminovitch ? appelle à ce moment le général.

Couché sur la banquette, il lit la Chartreuse de Parme, car il fait sa compagnie ordinaire de Stendahl, de Paul Louis Courier et de quelques autres officiers qu’il eût parfaitement bien mis aux arrêts si le hasard des temps et des lieux les avait placés sous son autorité.

— Écoutez cette phrase... dit-il en ajustant l’un à l’autre son pouce et son index... « Quelle insolence envers moi-même ! Pourquoi penserais-je avoir plus d’esprit aujourd’hui que lorsque je pris ce parti ? »

— L’idée a aussi son sens quant au haut commandement ?...

— Un sens terrible !... Que le général doit persévérer dans ses décisions, qu’il doit s’obéir à lui-même. Autrement tout craque sous lui : c’est un suicide. Allez maintenant, bonsoir ; il est tard...


II

La locomotive qui manœuvre notre wagon dans cette vaste gare de Koursk vient à tour de roues s’arrêter près du buffet ; un gendarme enveloppé dans son manteau gris, l’aigrette blanche à la coiffure, passe et repasse devant nos vitres. Coiffés, gantés et ceinturonnés, nous réglons nos montres sur l’horloge du quai, car l’heure change d’un bout à l’autre de ce vaste gouvernement ; le général passe au cou sa croix de Saint-Georges ; Trophimitch lui ouvre respectueusement les portes et l’homme si simple ici au milieu de nous descend du marchepied dans toute sa puissance militaire.

Plusieurs généraux l’attendaient, alignés sur un rang ; leurs longues barbes grises pendent sur leurs uniformes sombres et chamarrés ; dans leurs yeux loyaux d’un loyalisme russe brille toute la vie fougueuse de ce peuple nouveau. Comme ils n’ont cependant rien de grave à rapporter, ni faute disciplinaire, ni dette de jeu, ni rixe contre des juifs, ni beuverie un peu forte dégénérant en duel, les traîneaux nous emportent sans retard vers le lieu de l’exercice.

C’est une esplanade qui penche devant des casernes ; au fond du terrain et sur la pente opposée, un éparpillement de maisons rouges, de toits verts, d’églises à cinq coupoles, la perspective confuse de la ville russe ; plus loin, la plaine et le ciel, la blancheur et l’azur.

Les canons font face vers ce tableau ; les canonniers, silhouettes épaisses et grises, attendent immobiles à leurs postes quand subitement la voix formidable du colonel les galvanise en traînant sur eux son commandement tout en voyelles :

Batare-ï-a granato-ï-ou ! Pervo-ï-é[2] !

Ils logent l’obus dans la culasse ; le refouloir, résonnant dans les âmes d’acier, imite le bruit d’une pierre qui tomberait au fond d’un puits.

— Prêts !... Prêts !... crient-ils les uns après les autres en élevant l’écouvillon ; et, la montre à la main, nous notons les temps écoulés.

Il y a des années, m’a-t-on dit, que le commandant des troupes commença d’exercer sur son artillerie ce contrôle actif. Il combattait alors en elle le manque d’activité et d’objectivité, l’excès de cet automatisme favorable à la discipline du tir, inepte et odieux dès l’instant où l’on néglige le tir. Mais aujourd’hui, laissant la machine aller son train il s’approche des recrues formées sur deux rangs en arrière du front. Les recrues sont peu présentables encore, n’ayant en tout que deux mois de service et commençant à peine une instruction qui doit durer deux ans ; mais peu importe à celui qui est ici leur maître d’école ; sa canne à la main, il longe leur rang informe, s’arrête devant l’un d’eux, et dialogue avec lui.

— Sais-tu le Pater noster, frère ?

Et répondant à l’aîné, le cadet dit sa prière au père commun qui est dans les cieux. Combien en ai-je vu déjà de ces faces timides et de ces yeux levés là-haut ! Maintenant je ne fais plus attention aux visages ; mais d’une perception abstraite, comme on entend une litanie récitée au fond d’un temple, j’écoute la Russie qui prie du fond du passé.

— ... Et délivre-nous du matin, ainsi soit-il.

Molodietz ! (un gaillard !) Tu es lettré, sans doute ?

— Peu lettré. Votre Haute Excellence.

— Et toi, poursuit-il un peu plus loin, sais-tu les commandemens de Notre Seigneur ?

— Le premier commandement sera : Aime le Seigneur ton Dieu de tout cœur, de toute ton âme ; et le second commandement sera : Aime ton prochain comme toi-même, Votre Haute Excellence...

Molodietz... Molodietz... Et toi, de quel gouvernement ?

Le soldat effrayé ouvre une grande bouche d’où la voix sort à peine :

— Du gouvernement... de Minsk, Votre Haute Excellence.

— Dans quel cas la sentinelle doit-elle tirer, frapper, ou pointer ?

Silence. Le général pose la main sur cette poitrine et trouvant que le cœur y bat à se rompre :

— Vous êtes nerveux, capitaine, dit-il à l’officier chargé d’instruire les recrues ; — cet officier, qui n’ose parler, se redresse avec une convulsion du visage et de tout le corps ; — vous êtes nerveux, je le sens bien.

— Pour la défense de soi-même... commence le soldat, pour la défense de soi-même... et pour la défense du poste.

— Et encore ?

La part que le général fait au service de garde dans son programme pédagogique est considérable. Ce règlement particulier, qui s’ajoute tout droit dans l’enseignement aux commandemens de Dieu, devient lui-même un catéchisme et contient tout ce que le soldat chrétien doit croire et pratiquer. « La sentinelle isolée est investie du droit terrible de vie et de mort et livrée à son seul discernement pour juger des circonstances qui entraînent l’accomplissement de ce droit. S’il ne tue pas quand il le faut, le factionnaire passe en jugement ; s’il tue quand il ne le faut pas, il passe encore en jugement[3]... »

Ainsi des responsabilités fatales évoquent par-dessus cette tête la grande mort qui étend ses ailes sur nous tous, soldats ; et c’est aussi la mort que montre ici du doigt l’instructeur suprême, le généralissime. Appuyé sur ces épaules et penché vers ces âmes, il détaille, il commente les termes du code ; par la constante incidence des mêmes mots sur les mêmes cerveaux, par une infinie répétition, monotone comme la vie même et qui fait en effet partie de sa vie, il mêle justement la loi à la vie, à cette vie russe, incertaine encore, incapable d’ordre, et par là d’effort utile et de durable volonté. Ouvrier de sa besogne, il sait l’extrême difficulté qu’il y a d’apprendre quelque chose à quelqu’un, il connaît sa matière et ne s’irrite pas contre elle : plus elle est dure, plus longtemps elle gardera sa forme. Et quant à l’outil, laissant là sa propre langue, sa langue moderne riche de termes abstraits, de tours littéraires, de dictons populaires et de réminiscences françaises, il parle moujik, il use de je ne sais quel vieil idiome slave où le mot n’est plus une chose légère et volante, mais un soc pesant, propre à défoncer les consciences.

— ... Et quand le prisonnier s’enfuit. Souviens-toi bien, frère, c’est la chose qu’il ne faut pas oublier. Quand le prisonnier s’enfuit...

Il poursuit ; eux tournent vers lui leurs yeux pleins d’un dévouement naïf, sincère, infini. Puis, congédiant lui-même les écoliers :

— Ecoutez mon commandement ! dit-il, la canne levée ; au pas de course, à vos casernes !

Ils se retournent, point très vite, mais le plus vite qu’ils peuvent, cherchent leur direction, se bousculent et, d’un gros mouvement que retarde le poids de leurs bottes, se dispersent en criant : Hourra !

Eux partis, les traîneaux qui filent de nouveau en nous éclaboussant longent un arc de triomphe désolé, gagnent la campagne, s’arrêtent devant des hangars pleins de matériel d’artillerie ; notre journée s’achève là, dans les cuirs, dans les graisses et dans les cambouis. Et la plaine au retour, la grande plaine unie où le ciel se reflète, est devenue une mer d’azur ; un contour net limite la ville aux rives de ce golfe imaginaire ; c’est la courbe de la rivière gelée, perdue sous l’universelle blancheur. De nombreuses petites silhouettes noires, — des patineurs de Yan Blarenberghe, — circulent, se penchent aux trous percés dans la glace, lavent du linge et puisent de l’eau,

— Eh bien ! me dit le général, vous commencez à connaître nos Pingot...

Je les connais bien mal encore ; j’ai vu pourtant le fondement religieux de leur discipline, la forme aisée et confiante de leur obéissance, comment leurs idées sont mises en perspective et fuient vers une idée unique, l’idée du sacrifice et du devoir, enfin ce que lui-même, Mikhaïl Ivanovitch, a mis d’évangélique dans sa doctrine...

— Je me suis souvenu de cette parole du Christ, répond-il, que qui donne son âme pour l’amour de moi, la retrouvera.

Nous arrivons cependant à notre maison roulante ; le maître d’hôtel tatare, anxieux pour son rôti, attendait sur la porte du buffet. Il y a par tout l’empire des milliers de Tatares dans les emplois de buvetiers et de cuisiniers ; on dit qu’ils font une deuxième fois la conquête de la Russie. Celui-ci, très professionnel, malgré ses longues moustaches et sa tête de chinois, jette lestement sa serviette sous son bras, offre avec élégance le sig délicat. « Volé-vo ? » me dit-il ; et c’est un Tatare fin-de-siècle qui non seulement parle russe, mais qui, pour un rien, parlerait français.


III

La locomotive, qui souffle en forçant peu à peu l’immobilité du train, semble simuler cet effort grâce auquel l’autorité, en s’attelant à la masse armée, réussit à la mouvoir. L’a-t-elle actionnée cependant une première fois, qu’elle entretiendra aisément ensuite la vitesse acquise, le mouvement, comme le repos, ayant son inertie. Telle est l’idée appliquée ici ; la machine militaire, ébranlée dès le temps de paix, passerait à sa marche de guerre par simple changement d’allure. La mobilisation est parmi les pratiques courantes ; chaque jour, nous voyons des régimens entiers formés, équipés, manœuvres, embarqués dans les conditions mêmes d’une entrée en campagne ; des officiers d’état-major, venus de Kief pour figurer dans des commissions locales suivent le détail de ces opérations et en font rapport.

Ainsi en va-t-il de l’importante unité qui se mobilise depuis quelques jours à Jitomir. La présence du général à la revue finale n’est donc pas absolument nécessaire. Une raison majeure nous fait pourtant sortir du wagon, et c’est le mauvais temps : les soldats devant être mouillés, il convient que nous le soyons aussi. Quant au moyen de transport, une voie ferrée étroite relie la station de Berditchef avec la ville de Jitomir, mais, récemment construite et pas encore tassée, sujette à toutes les traîtrises du dégel, elle n’est encore que promesse et que menace : tantôt les trains déraillent dans la campagne et tantôt ils naufragent dans le marais. Le comte frète des équipages à quatre ; nous grimpons sur ces perchoirs, puis, au galop sur la chaussée.

Je suis assis comme la vieille, dans Candide, pouvait s’asseoir ; la boue dans le dos et la pluie sur les genoux, je remercie d’être invité à des plaisirs pareils ; le comte me soutient, mais le général se moque de moi :

— Vous verrez donc une fois les conditions de notre travail...

Diable soit de conditions pareilles ! Berditchef s’étale sous le déluge, s’enfonce dans le cloaque ; c’est la capitale des Juifs, le foyer où pullule leur race prolifique, le refuge d’où l’hébraïsme sort menaçant. Des Juifs donc, encore des Juifs, leurs longs caftans, leurs barbes en tire-bouchon, leurs casquettes et leurs cadenettes ; mêlés aux Juifs, ces animaux dont la religion juive interdit la chair et dont il semble que respectant la vie elle ait par là multiplié le nombre ; des maisons lourdes et basses, des boutiques souterraines ; sur l’une d’elles la consolation d’une enseigne française, ou presque française : Madame Caroline. Chapraux des dames. Modes de Paris. Tout d’un coup, je me souviens. C’est ici que Balzac est venu finir sa vie... Vraiment il avait mal choisi son endroit ! Mais derrière la barrière du péage, d’autres pires conditions ; rien que la chaussée droite à travers la crotte illimitée ; des mares, des baraques qui fondent dans l’eau ; un village enfin, des chaumières gauches et tortues, humbles sous le chaume, et qui semblent des cachettes creusées sous des meules de paille ; une diligence, mouvant échafaudage de Juifs entassés ; derrière eux, sur la hauteur, une église blanche aux dômes verts, tache de couleur où les yeux se reposent... La voiture s’arrête, c’est le relais.

— Le commandant des troupes !... Et l’on ne m’avertit pas ! dit le maître de poste effaré ; et se coiffant de sa casquette, laissant là sa tasse de thé, il se précipite sans manteau dans la cour.

A droite du vestibule, il faut que ce soit le salon, car un portrait de l’Empereur décore le mur blanchi à la chaux ; nous attendons là ; le poêle rayonne et languit dans l’angle ; la chambre est pauvre et pleine d’ennui. Mais de quoi nous plaindrions-nous ? La vie russe entière est pareille à cette attente de cinq minutes. Tout y est d’occasion ; on s’arrange du provisoire, on habite dans l’incertain ; — et pourquoi changer, quand à toute heure la porte peut s’ouvrir, et que le valet de poste peut venir dire : Le corbillard de Monsieur est avancé ?

Il est midi quand les voitures s’arrêtent aux portes de Jitomir. Un rang de poitrines chamarrées et d’épaulettes à bouillons, un décrochez-moi-ça de manteaux gris jetés précipitamment sur la haie : c’est la présentation des généraux. La pluie, que nous sommes venus exprès pour affronter, répond au défi ; des cataractes s’écroulent sur les soldats impassibles, traversent les manteaux, déteignent l’équipement tout neuf.

— Dans quels cas la sentinelle isolée doit-elle tirer, frapper ou pointer ? demande à un troupier tatare le commandant des troupes ; la visière de sa casquette crache comme une gargouille ; deux ruisseaux coulent sur ses joues, trempent son col, délavent sa médaille de Saint-Georges.

Cependant le quartier-maître fait vider un chariot-cuisine ; je m’approche pour voir le gréement de la voiture ; mais le général qui commande en cette ville, me retient par le bras pour parler français.

Il se dit un fervent de la raison, un zélateur de l’entendement ; ses yeux vifs qui brillent de l’amour des sciences, ses lunettes aux reflets logiques, son nez résolu, sa barbe blanche aux ondes régulières, tout révèle en lui le mathématicien. Il vante cette école que l’Europe nous envie, l’Ecole polytechnique ; elle a fait du bien, elle en fera encore ; que partout les trente-deux propositions d’Euclide deviennent les bases de l’éducation ; extirpons résolument du monde tout ce qui n’est pas rationnel... J’y consens bien volontiers ; mais suivant d’une oreille moins compétente son projet d’exposer le calcul différentiel au moyen des seules figures géométriques et de simplifier par là l’enseignement des corps de cadets, je provoque chez lui une fausse colère, exprimée dans la langue du boulevard :

— Mais vous me prenez pour un Scythe !... Mais vous me la faites à l’oseille !

Le dîner, un court exercice tactique tenu au cercle des officiers et c’est la fin de cette journée, mangée tout entière par ces immenses trajets. Nous revenons sous l’embellie ; l’air est liquide et pur, les bois sombres et mystérieux. Tout d’un coup, à cette heure de repos et de silence, on perçoit pour la première fois le printemps. Où ? dans les nuages légers, dans ce libre vent, dans les froides couleurs du paysage, car partout la lumière, avant-courrière de la chaleur, se divise sur les choses et leur promet un renouveau. Ah ! délices ! c’est donc le printemps ! et voici une année encore, une année pour vivre, une année pour travailler...

A droite et à gauche de la chaussée fuit cette aquarelle de Polésie ; les fers résonnent et les grelots tintent ; un ruisseau, qui coule entre des rives de glace, chante sa liberté ; un oiseau gazouille, heureux de répondre au ruisseau. Nous allons, la nuit tombe, la pluie revient.

— Combien de verstes encore ? demandons-nous au postillon ; il répond au hasard :

— C’est loin... Huit verstes au moins.

Et voici, pour le démentir, la barrière de Berditchef peinte de torsades blanches et noires. Les soupiraux des boutiques illuminent la rue : on voit danser sur la boue les ombres des marchands assis derrière les comptoirs.


IV

Le premier acte de cette journée est la présentation des officiers nouvellement entrés au service. Formés sur un rang dans la salle d’attente, près du samovar public et du comptoir chargé de mets, ils tiennent dans leur main gauche gantée la coiffure et le gant de la main droite.

Le général interroge sur le service de garde ; les réponses tombent sèchement dans le vocabulaire réglementaire : « Au nom du Christ, insiste-t-il, pas de locutions toutes faites. Servez-vous de votre cerveau. Raisonnez. » Puis comme ce n’est pas la peine de les gronder, eux qu’il doit voir si peu, de si haut, de si loin, et qui s’en iront sans lui vers un avenir pauvre, obscur, résigné, sanglant : « Oui, c’est ainsi,... répond-il lui-même. Quand vous avez bien délibéré votre devoir, alors accomplissez la loi, commandez le feu, versez le sang... ouïe sang versé, ou le jugement subi... »

Après l’inspection d’une boulangerie de campagne, nous montons au fort de Doubno.

La chaussée, échafaudée sur des pilotis, traverse le marais, puis s’enlace à la côte en longeant d’agréables villas. Là résident les ingénieurs qui, depuis dix ans, sans fin ni trêve, recousent et rapetassent le fort. Ils nous mènent par les rues, les escaliers, les poternes et les souterrains ; nous admirons ; mais le général ne consacre que peu de temps à écouter les comptes rendus et à considérer les plans.

Les hommes l’intéressent davantage. Il s’assied, le des tourné au rempart, devant une plate-forme où des canonniers manœuvrent un mortier ; puis, appelant l’un d’eux, il lui donne à régler la fusée de l’obus :

— Ceci, frère, n’est pas juste, dit-il après vérification, les deux mains posées sur le pommeau de sa canne. Ton commandant de batterie attendait un bon coup, et que sort-il du canon ? Rien qui vaille. Le péché est pour toi, frère. Et vienne la minute dont Dieu nous garde, alors tes camarades seraient exposés par ta faute. Une grande chose repose sur toi, frère...

Et s’adressant à l’officier :

— Il faut que vos hommes viennent à faire toutes ces choses d’une manière réflexe. Comprenez-vous bien ce mot ?

— Qu’ils agissent avec réflexion ?...

— Non pas, mais instinctivement au contraire, comme on mange ou comme on marche, par la seule force de l’habitude.

Midi qui rayonne, quand nous sommes redescendus à la gare, un vent léger qui souffle de l’est nous attirent dans les champs jusqu’au village de Strakof. C’est une colonie tchèque poussée parmi d’autres allemandes, sous le règne d’Alexandre II; la Volhynie, qu’on voit aujourd’hui se repeupler rapidement, déserte alors, portait encore sur elle la malédiction de l’histoire.

Une compagnie de fantassins habite ici ; nous cherchons leur cuisine pour goûter leur soupe. Point de salle à manger, on pose la gamelle commune dans la boue du chemin ; quant au casernement, les soldats dispersés dans les chaumières couchent côte à côte avec les habitans,

— Un officier français, frères... Bien content d’être au milieu de vous !

L’éfreitor (brigadier) qui m’a prêté sa cuiller de bois montre la salle réservée pour les rassemblemens de la troupe. Les hommes déposent ici leurs coffrets ; les ouvriers travaillent dans les angles ; les fourriers écrivent devant les fenêtres. Frappante analogie des mots ! Il appelle ce lieu sobor, le temple ; le village ne possédant pas d’autre église, les gens fréquentent du moins celle-ci ; entrant par la porte ouverte à toute heure, ils viennent saluer les images militaires, et jetant des kopeks dans la tirelire, aident à l’entretien des lampes qui brûlent devant ce semblant d’iconostase.


V

Depuis plus d’une heure cet agent de police assis sur le siège me cachait le paysage, et j’étais las de son des affaissé, de sa capote graisseuse et de la lanière jaune de son revolver. La voiture s’arrêtant enfin sur le plateau au delà d’Ostrog, il saute à terre, montre sa trogne ravagée, ouvre la portière avec déférence.

— Le 126e régiment Rylski est rassemblé sous les armes... rapporte le colonel qui s’avance seul à la rencontre du général et qui le salue du sabre. Il dit l’effectif de la troupe, le nombre des chevaux et des fourgons.

La formation prise est l’ordre de réserve, une disposition simple, élastique, propre aux mouvemens par masses, propre au déploiement, et que consacrera bientôt le nouveau règlement d’infanterie. Les quatre bataillons que séparent des espaces égaux dans la largeur et dans la profondeur occupent les sommets d’un carré, et la voilà enfin, avec ses bastions mouvans, la forteresse russe dont chaque pierre est une poitrine d’homme. La musique joue un air léger et caressant que le vent rabat sur la troupe immobile et qui semble en exhaler l’âme obéissante ; les mains sont serrées sur les armes ; comme des tournesols virent au soleil, ces larges figures pivotent lentement sur ces épaules ; les yeux s’attachent aux yeux du général.

— Le bataillon se présente bien... prononce-t-il ; et tombant sur cette surface sonore, sa parole y rebondit, son éloge y déchaîne le remercîment unanime poussé à pleins poumons :

— R-r-a[4] !...

Jetant toute leur voix sur la première syllabe, ils n’en ont plus pour aller jusqu’au bout de la formule ; mais c’est ainsi qu’on doit répondre, d’une seule haleine, d’un seul cri.

Quelle est cependant l’homogénéité vraie de cette troupe à laquelle la garnison entière prête des hommes pour figurer les réservistes, quelle sa perméabilité par rapport à la volonté du chef, la manœuvre seule peut le faire voir.

Le général commande lui-même ; il ordonne des mouvemens rapides, ajustés. Un ordre en colonne succède à la première disposition, et voici que cette longue masse oscille, décroît, change en un taillis la forêt des baïonnettes. Un autre mot prononcé ramène les trois mille hommes ; les tambours, battant leurs caisses attachées à la ceinture, agitent les baguettes dans leurs mains hautes ; les musiciens, rangés sur le flanc, sonnent un air : c’est le défilé en ordre cérémoniel.

Certes, en tout pays du monde, la vue de l’infanterie est grande ; petits soldats de la République sous leur habit aux trois couleurs, grenadiers sombres de l’empereur d’Allemagne, fantassins rouges de Sa Gracieuse Majesté, tous ont leur caractère et portent avec eux des forces d’un certain ordre ; mais je ne sais rien de fatal et de religieux comme la marche d’un régiment russe. La baïonnette va devant, les hommes la suivent ; l’aspect est d’un assaut, l’allure est d’une procession ; c’est l’approche d’une force douce qu’une violence secrète gouverne et qui n’obéit qu’à regret.

Un bouc familier ferme gravement la marche de sa compagnie ; la tête basse, il braque ses cornes vers l’avant. Puis des rangs nouveaux montent vers nous, passent en se chassant les uns les autres. Quiconque troublerait leur succession majestueuse paraîtrait bien hardi ; mais c’est le général lui-même qui rompt le tableau et coupe court aux honneurs qui lui sont rendus.

Jusque dans cette cérémonie, il poursuit ses deux pires ennemies, inertie et passivité. Au moment où le troisième bataillon passe devant lui, il lui commande demi-tour, l’affronte ainsi au suivant qui poursuivait la marche et les précipite en hourrah l’un contre l’autre. Par cette surprise, pareille à quelque surprise de champ de bataille, il remet dans les consciences l’idée de l’offensive à outrance et la menace du risque personnel.

Les baïonnettes élevées au-dessus des têtes suppriment tout danger dans cet exercice purement psychologique ; mais des courroies, des bidons de bois, des gamelles, jonchent le terrain de la rencontre. La troupe se rallie ; nous causons entre officiers. La solde, l’avancement, la correspondance des grades français au nombre des galons, le paquetage de campagne sont nos thèmes. Le batiouchka du régiment nous écoute, noble figure de prêtre, la poitrine chargée de médailles, ses croix ecclésiastiques attachées par des rubans honorifiques aux couleurs de sainte Anne et de saint Wladimir. Nous défaisons, pour voir, un des havre-sacs que les soldats d’ici portent en sautoir, non pas sur le des comme nos soldats ; tout y est en ordre, mais l’imprévu et le nouveau, c’est ce biscuit de seigle, infiniment sec et dur, comparable à de la pierre ponce. La substance est pourtant nutritive et même stomacale ; on me la recommande pour le cas où je me trouverais fatigué après des excès de boisson.

Cependant une compagnie qui va travailler isolément s’est arrêtée face à nous. Son capitaine lui crie : Rectifiez-vous ! ce que notre langue plus douce traduirait par : Repos ! puis, les talons joints, il attend en tournant inquiètement la tête et toussant pour refaire sa voix.

— La cavalerie attaque par la droite à huit cents pas..., prononce le général.

Comme cette charge supposée apparaît à une notable distance, c’est par le feu qu’il faut y répondre ; mais le premier devoir de l’officier est d’avertir son monde :

— Enfans, la cavalerie nous charge par la droite...

Il fait front en hâte de ce côté, converse et déploie ses rangs ; la disposition prise, dissymétrique, permet du moins de mettre tous les fusils en ligne. Le général approuve et prescrit de revenir à l’ordre primitif.

— La cavalerie attaque par la gauche à trois cents pas.

Cette fois, le temps dont on dispose avant de recevoir la charge est trop court ; c’est avec la baïonnette, non plus avec la balle, qu’il faut agir ; les premiers rangs mettent un genou à terre, les autres serrent vers ceux-là, les soldats se tassent comme font les moutons en temps d’orage ; la troupe redevient troupeau.

A peine, s’est-elle ralliée que « l’infanterie débouche par derrière à cent pas ».

— Compagnie, demi-tour à gauche ! Hourrah !

Et sans arrêt, tant les habitudes offensives ont ici passé dans les moelles, la contre-attaque court au-devant de l’attaque...

Nous assisterons ensuite à des actions plus vastes ; les manœuvres d’été mettront devant nous aux prises l’infanterie, la cavalerie, l’artillerie ; nous verrons ces trois corps se combiner, réagir en mille conditions diverses de volume, de pression et d’échauffement. Mais voici constitué le premier être tactique ; le voici qui se déploie pour le tir, se reploie pour le choc, persévère dans la vie, s’irrite contre le danger. L’œil, surpris d’abord, se passionne bientôt. Suggestion de la force, persuasion du mouvement ! Tout d’un coup, une haute idée, l’idée de la guerre éternelle prend l’âme, comme on dit que l’idée de la paix du monde saisit Jean-Jacques Rousseau dans le bois de Vincennes et l’émut jusqu’à la pâmoison.

Depuis le tas informe où ses soldats se mêlaient tout à l’heure jusqu’au souple animal qu’ils composent maintenant, une vaste évolution se résume, une ère plus longue que l’histoire même, toute l’infinie distance qui sépare la défense de soi-même d’avec nos modernes défenses nationales. Mieux encore, rangés dans cet ordre de complexité croissante, leurs groupemens militaires ne font que rappeler et que mesurer les degrés divers d’association qui séparent l’homme primitif de l’homme civilisé. Ces jeux du stade sont rythme et figure ; des athlètes représentent devant nous un symbole sacré : ils font et défont la cité des hommes...

Cependant le général, en maniant et pétrissant cette troupe, ne se lasse pas de jouer par rapport à elle le rôle informant et organisant. Veut-il la changer d’emplacement ? Il indique d’abord un but, puis infléchit le front comme pour marcher vers ce but, — sa règle psychologique générale, de montrer l’objet avant d’ordonner l’action, voulant ici qu’on subordonne alignement à direction. Puis, vérifiant l’orientation prise :

— Cette affaire-là, frères, vous l’avez mal faite... On vous dit : Rangez-vous sur l’église ; mais vous vous rangez à votre manière ; le diable sait sur quoi vous vous rangez.

Il les reprend, les redresse, les converse, les dédouble, les lance à la charge et, rassemblés enfin face à lui, dialogue avec eux :

— Vous n’êtes pas fatigués ?

— Absolument pas !

— Alors on peut vous commander encore un hourrah ?

— Hourrah ! hourrah ! vocifèrent-ils en se jetant à la rencontre.

La canne levée, il entre dans leur bagarre et veut les arrêter. Trop tard. Pris dans son filet, le pêcheur d’hommes. Alors il les regarde s’éviter, se mêler, grouiller, bouillir, ou plutôt il regarde ses idées incorporées aux faits et passées dans l’action, qui reviennent vivre et combattre autour de lui.

Souriant et rafraîchi après ce bon bain de foule, il a renvoyé les soldats manger la soupe et boire le boujaron d’eau-de-vie ; il a remercié les officiers réunis en cercle. Puis, leur parlant d’une regrettable affaire et les félicitant d’avoir exclu naguère ce mauvais camarade :

— Quant à vous, vivez âme à âme, dit-il de sa voix attendrie, et croyez que le reste n’est rien.


VI

Du Boug jusqu’au Dniestr, cheminant sur les plateaux de Podolie, nous finirons dans un monde cosaque notre voyage militaire ; et déjà une batterie de cosaques d’Orenbourg, formée dans un champ au bord de la route, est venue s’offrir à la revue du général. Ce sont des artilleurs qu’il faut louer comme cavaliers ; corps maigres, figures osseuses façonnées sur le modèle Bachkir, ils montent des chevaux de steppe, au large ventre, à la tête massive, petits et laids. Nous les vîmes évoluer, vire-volter, franchir des fossés et des levées de terre ; puis le colonel, tout rouge et ruisselant, fit un temps escorte au général ; il espérait un mot d’éloge qu’il n’obtint pas.

Maintenant les deux troïkas, d’une poursuite sans fin, courent dans les traces l’une de l’autre. Là-bas, au ras de l’horizon, un épervier trace sur le bleu du ciel son vol angulaire et méchant. Des gens, au bord d’un enclos, tirent leur bonnet à Son Excellence ; derrière eux, sur le faîte de la chaumière, une cigogne va et vient, puis s’arrête pour nous regarder passer. C’est la dernière cigogne, car tantôt, dans une région plus sèche, nous ne rencontrerons plus l’oiseau de bon augure. La plaine à présent, la terre noire qui verdit par endroits. Gagnée de plus en plus à ces suggestions paisibles, incapable même d’un songe, l’âme s’identifie à la nature ; et seuls les houhou du vent, le son des grelots monotone comme un chant de grillon résonnent vaguement dans le silence du cœur.

Midi, le relais, sur la limite de deux districts ; un officier de police s’en va las, crotté, essuyant son front ; l’autre tout frais, prêt à prendre les de vans, attend que les chevaux soient attachés à la flèche. Cependant un pope, coiffé de la kamilavka violette, est venu saluer au passage le commandant des troupes ; sans descendre de son siège, il range simplement roues contre roues sa charrette en forme de bateau, il accoste comme s’il voulait embarquer le général.

Des verstes, des verstes encore, jusqu’à rencontrer devant soi un bourg d’aspect européen ; les maisons ont des étages, les rues ombragées semblent des boulevards ; c’est la colonie allemande de Dounaevtzi. Grande halte chez un propriétaire polonais, autrefois rencontré à Kief ; il avait posté des guetteurs sur la route et nous attendait depuis le matin. Ce domaine hérité de son père, — les Polonais héritent en Podolie, s’ils n’y peuvent acheter, — le détient bien loin du monde ; la vieille maison vide et triste, les affaires de la culture hasardeuses et difficiles, la gare de Proskourof à 80 verstes, Odessa et Kief à deux jours de trajet, Nice à une infinie distance ; voilà sa vie, qu’égaient seuls les journaux de Paris. Un cousin, venu pour l’aider à faire ses honneurs, renchérit sur le thème de l’isolement complet et de l’ennui fatal ; sa ressource à lui a été d’installer dans son parc un tir aux pigeons. Causant ainsi, nous descendons la pelouse semée de violettes, nous longeons l’étang où des saules pleureurs mouillent leurs branches chargées déjà de bourgeons, et, par la vaste orangerie-où se meurent quelques vieux arbustes, nous revenons vers la salle à manger.

Des corbeilles de fleurs couvrent la table ; un vieux domestique aux mains prudentes verse un vin centenaire dans les gobelets de cristal ; et la gentillesse polonaise, offrant la chère délicate, double vraiment la saveur des choses et le prix de l’hospitalité. « Nous arrêterons-nous au retour dans sa gentilhommière ? ou plutôt ne reviendrons-nous pas à l’été ?... » Sans oser promettre, on remercie du moins en prenant congé. Et de nouveau les roues ronronnent ; le vent siffle, le soleil descend.

Une coupole d’or se lève mystérieusement derrière le contour du paysage ; elle brille là comme un phare ; nous allons, elle demeure toujours et s’éteint à la fin sans que le clocher ait émergé du sol. Le comte G..., venu autrefois ici en voyage d’état-major, explique le phénomène. C’est que les cours d’eau, parallèles au Zbroutch, fleuve frontière, parallèles entre eux et parallèles à notre chemin, creusent plus profondément leurs vallées à mesure qu’ils s’approchent du Dniestr ; les villages se cachent dans ces plis du terrain. Entre ces lignes de défense, des espaces découverts, des bois pour la guerre de chicane, des routes rares et recroisées en un petit nombre de nœuds, enfin une belle carrière pour ces Cosaques du Kouban chez qui nous souperons ce soir ; mais le singulier est ce caprice de l’histoire, grâce auquel ces Cosaques venus du Caucase sont cependant ici chez eux.

A la fin du siècle dernier, quand toute autonomie fut définitivement enlevée à l’Ukraine, Potemkine se trouva vis-à-vis des Cosaques zaporogues dans le même embarras où le gouverneur de l’Indo-Chine se voyait naguère à l’égard des pirates chinois du Tonkin. Que faire d’une population essentiellement militaire qui ne sait que la guerre et ne veut que la guerre ? Ou la détruire, ou l’employer à la guerre : on put prendre, par bonheur, ce dernier parti. Le Caucase commençait d’occuper les militaires russes ; les zaporogues, transplantés là-bas, s’établirent sur la ligne du Kouban. On sait s’ils y guerroyèrent à l’aise. Maintenant que la besogne est faite, après cent ans, ils reviennent au lieu de leur origine ou bien près, ils rapportent leurs étendards zaporogues, ils rapportent une pure langue petite russienne, de laquelle les philologues se délectent, et rentrant dans Kamenetz délivrée du Polonais, purgée du Turc, reprennent pour la Russie orthodoxe leur métier de garde-frontières.

Mais tout à coup, encore un retard : une députation de paysans barre notre chemin. Ils offrent à Sa Haute Excellence le pain et le sel posés sur une serviette ; le vent frais du soir secoue leur vêtemens de bure, agite sur leurs fronts découverts les mèches épaisses de leurs cheveux, et c’est une grave et discrète assemblée, respectueuse non seulement de celui auquel on parle, mais aussi de celui qui parle. « Puisqu’on nous prendra notre terre après la moisson, pourrons-nous du moins paître nos bestiaux sur nos champs, après ces tirs ?... » Il a fini, mais un vieillard reprend pour distinguer « la terre, notre terre » de la terre du propriétaire ; et le général, qu’on attend ailleurs, clôt le débat par le commandement : « En avant ! »

Et voici le dernier épisode : l’arrivée à Kamenetz, une entrée triomphale dans une ville enchantée. Un peloton de cosaques attendait à quelque trois verstes du terme ; et non seulement l’éclat de leurs costumes, la richesse de leurs armes, mais aussi la beauté de leurs visages caucasiens charme les yeux hantés encore par ces vilains masques d’Orenbourg. Trois s’en vont sagement au pas, portant entre eux le fanion bleu du général ; les autres se répandent dans les champs, tirent des coups de feu, se laissent pendre la tête en bas, mènent d’extravagantes voltiges, — et voilà leur manière d’escorter. Une fanfare, dont les cadences font danser sous les cavaliers les minces petits chevaux de Kabarda, se range ensuite derrière la voiture ; et c’est aux sons d’une valse internationale que nous entrons dans ce réduit de Podolie.

Des lumières étoilent déjà le plateau ; par-dessus les toits, un minaret s’effile vers le ciel, jalon que les Turcs ont laissé là pour mesurer derrière eux leur immense recul. Passant sur le pont, on découvre la hauteur du rocher qui porte la ville et la profondeur du ravin qui la défend ; une fraîcheur monte du gouffre où le Smotritch écume et bruit. Si net est le tracé, si roides les escarpes de ce fossé naturel, qu’on le croirait construit par les hommes ; mais bien avant qu’ils eussent paru sur la terre, la rivière perpétrait déjà pour eux ce lent travail ; usant la pierre au rabot de ses eaux, elle assurait ce refuge aux soldats d’autrefois, d’aujourd’hui, de toujours.

Après leur accueil cosaque, après leur hospitalité gaie, copieuse et cordiale, après les beuveries elles musiques, nous n’avons plus, le comte et moi, la ressource de remettre à demain les affaires sérieuses ; l’aiguille a dépassé minuit. Deux cosaques se dressent sur notre seuil ; comme nous les envoyons se coucher, ils répondent qu’ils ne dormiront pas ; ils veulent veiller, ils veulent servir, et, marchant sur la pointe des pieds derrière la porte mal jointe, ils emportent leurs brocs, rapportent de l’eau, astiquent et brossent jusqu’à ce que l’aurore, abrégeant l’insomnie, vienne ajouter le jour au jour.

Le champ de manœuvres est inondé déjà de lumière et de chaleur. De loin, les cosaques apparaissent comme une ligne noire et rouge hérissée de hachures obliques qui sont leurs carabines portées en sautoir, cachées dans des fourreaux de poil de mouton. De près, leur alignement ne paraît plus irréprochable, et la vérité m’oblige à dire que leur immobilité sur les rangs n’est pas complète ; mais chacun d’eux, sous son costume oriental et ses armes de prix, semble un chevalier servant pour son plaisir ou pour l’honneur de sa maison. La tcherkesska, ample vêtement noir dont le nom seul rappelle l’origine montagnarde, laisse voir le col galonné du bechmet, de la chemise rouge qui recouvre la culotte de peau rouge ; les gazyri sont, sur la poitrine, ces étuis que remplissent de fausses cartouches au culot d’argent niellé ou ciselé ; la tesma jetée de l’épaule gauche au flanc droit portait autrefois le briquet ; elle sert, si l’on veut, pour la boussole, mais n’est plus en somme qu’un ornement d’argent, recroisé avec le baudrier d’argent. La papaka doit être de fourrure noire ; quelques officiers pourtant la préfèrent brune, et celle du colonel est un énorme bonnet à poil dont l’astrakan blanc frissonne au vent.

A défaut de l’homogénéité apparente, ils ont, ce qui vaut mieux, l’unanimité et la simultanéité dans l’action. Ils manœuvrent ; leurs petits chevaux, braqués sur le mors, courent d’une allure égale et battent le sol meuble avec leurs sabots non ferrés ; passent les cavaliers sombres, sans bruit, car l’équipement du cosaque est fait de choses molles et qui ne cliquètent pas ; puis les longues queues poudreuses pendent parallèlement, les croupes baies s’éloignent, mur vivant où chatoient des reflets mordorés. Les six sotnias ont ainsi défilé successivement ; elles vont plus loin converser, se ployer, se traverser avec cette élégante instabilité qui est le propre de la cavalerie. Revenues à la fin en colonne serrée, leur masse frémit et bout comme dans un vase trop étroit ; elle voudrait s’étendre et se répandre, et tout d’un coup, — des voix qui commandent, des bras qui se lèvent, — elle déborde en effet de droite et de gauche avec un bruit de houle ; elle se déverse à cette extrême vitesse, normale pour le cosaque ; c’est maintenant une marée puissante qui roule et qui gronde vers nous...

Comme elle nous enlèverait, fétus que nous sommes, si l’un de nous n’était justement celui qui dispose d’elle et de bien d’autres forces ! Elle s’est arrêtée à deux pas du général. Les chevaux s’ébrouent ; cette onde de poussière qui roulait tantôt sur leurs pieds s’enlève au vent et peu à peu dérobe la troupe, plus grande maintenant par l’immobilité qu’elle n’était tout à l’heure par le mouvement.

Les précédentes journées nous avaient montré des unités de différens ordres dans les évolutions qui leur sont propres ; mais la leçon que le général donnera ce matin, la leçon de l’attaque traversante, prépare à l’action mutuelle du champ de bataille. Déjà Souvarov pratiquait ces exercices ; faisant se traverser au bout de la manœuvre les deux partis opposés, il évitait qu’aucun d’eux pût se croire vainqueur, et les persuadait l’un et l’autre que le terme d’une affaire est au delà de l’ennemi. Dans les combats modernes, engagés à grande distance et soutenus d’abord par le feu, ces étreintes corps à corps n’ont plus une importance exclusive ; mais elles se rapportent toujours à l’acte décisif du combat, à la période aiguë du délire offensif, à cet extrême instant où l’homme, face à face avec la mort, n’est plus qu’un animal lâché dans le terrible et dans le fatal. Son action alors, toute physique, pareille à la décharge électrique d’un accumulateur, ne dépend que de ses provisions mentales et des habitudes antérieurement classées dans son cerveau. De là l’opportunité d’un dressage qui l’habituera à supporter l’impression du choc, à marcher contre un assaut, à jeter la mort au-devant de la mort.

Ce principe une fois justifié se fractionne dans la pratique en autant d’exemples qu’en peuvent fournir les trois armes combinées deux à deux. Il s’agit ce matin de l’attaque traversante infanterie contre cavalerie. Face à chaque escadron, un bataillon s’est formé en colonne par quatre. Les files des cavaliers, largement ouvertes, offrent des couloirs où les fantassins pénètrent ; puis leçon spéciale pour les chevaux qui s’inquiètent et mâchent nerveusement le mors, maniement d’armes, batterie de tambours, sonnerie de clairons.

— Caresse, frère, caresse,... dit le général ; trois fois il fait recommencer cette approche selon la progression naturelle des allures, du pas au trot et du trot au galop. C’est à la fin une élégante figure de carrousel : les chevaliers abordant les hommes de pied, ceux-ci donnent une salve dans l’instant du croisement.

Le général fait sonner « merci » ; la troupe répond « R-r-a... » et c’est amusant, ce gloussement qui succède au tara ta de la trompette. On se dispose maintenant pour les exercices spéciaux de taille au sabre dans lesquels ces Caucasiens sont passés maîtres ; ils savent, dans une course au galop, arrêter d’un seul coup, sans une éclaboussure, la chute d’un filet d’eau ; ils savent trancher une branche comme au couteau, sans déchirer l’écorce. La condition mathématique de ces coups heureux est toute simple : que le plan du tranchant coïncide avec le plan décrit dans l’air. Mais ici comme ailleurs le passage de l’abstrait au concret est malaisé.

On a posé sur une piste des billots plantés de verges verticales ; le cosaque entre en lice à sa pleine allure de carrière ; son cheval, les rênes sur le cou, tangue et roule ; lui, déploie le bras de toute sa longueur et devient un animal étrange, tout yeux et tout lame. D’un geste violent, car il sait combien la vitesse de sa course emporte de son effort, il frappe à droite, relève la main, galope deux foulées, frappe de nouveau. Je ramasse les éclats dont je viens faire mon compliment au colonel. Une expression de joie anime depuis ce matin son rude visage, rouge sous la papaka blanche, hâlé deux fois du froid de l’hiver et de la chaleur de l’été. Il dit que le sabre est un bon outil pour qui sait s’en servir, — les Français pointent, ils ont tort, — et me montre sa vieille lame zaporogue prise jadis sur un Polonais, qui la tenait sans doute de quelque Allemand, car on y lit encore en caractères presque effacés : « Vivat Hollandia. 1614. » Le kindjal aussi a son mérite ; poignard, il sert pour le corps à corps, ou comme ceci pour la rencontre avec l’ours...

— Sauvages si vous voulez, poursuit-il en riant, tandis que je frissonne d’être l’ours dans sa démonstration. Mais j’aime commander à des sauvages ; ils ont plus de cœur que les gens civilisés...

Sur ce champ de manœuvres, au soleil de midi, sauvagerie et civilisation ne sont que des vocables indifférens, et ce n’est pas cette sauvagerie qui en impose, c’est plutôt cette raison que dit le colonel ; c’est la confraternité, c’est la douceur des cosaques ; car on peut éviter une charge, parer des coups de sabre, mais quand une troupe s’en va d’un seul mouvement et n’a qu’un seul cœur, civilisée ou sauvage, on ne l’arrête pas.

— Merci, frères, pour le travail..., crie le général à la sotnia qui se reforme ; et tandis qu’il galope de droite et de gauche pour remercier les autres, celle-ci s’éloigne en musique ; la voix du zapévalo se mêle à la mélopée de la zourna[5]. Que chantent-ils ? Une ballade du Caucase, pareille aux vieilles ballades de l’Ukraine, une complainte militaire apprise de bouche en bouche et qu’on ne trouverait pas dans les livres :


« Au de la de la rivière, au delà du Kouban, dans une vallée, le Cosaque donne le fourrage à son cheval ; puis il l’attache avec le tchoumbour ; il tire son briquet, il allume du feu.

Il cueille des herbes et les fait cuire sur son feu ; il panse ses blessures cruelles et les pansant, leur parle :

Ah vous ! mes blessures, mes blessures cruelles, vous avez tari mon sang, vous avez atteint mon cœur.

Et le Cosaque qui va mourir parle à son cheval :

Ah ! toi, cheval, mon cheval, mon gentil cheval bai ! Et moi ton maître encore si jeune !... Brise le tchoumbour de soie, arrache le pieu de chêne et va-t’en, toi, mon cheval, par la route marquée de poteaux ; n’écoute pas, mon cheval, l’endroit où les herbes frémissent[6] ; écoute au loin le bruit du Kouban. Et ne te rends pas à mon ennemi, mais rends-toi à mon père, à ma mère qui m’a mis au monde, et à ma femme encore si jeune... »


Bercés par la chevauchée musicale qui sonne et piaffe autour de nous, nous roulons de nouveau dans les rues de Kamenetz. L’isthme de la presqu’île, la porte naturelle qui ouvre au sud la citadelle, est large à peu près comme un pont-levis ; à droite et à gauche le Smotritch se brise et blanchit contre le rocher. Un château construit par les Turcs garde cette issue, puis c’est le grand plateau, le grand vent, le grand soleil.

— Au revoir ! heureux voyage ! Tout vous soit bon, camarade français !

Les mains droites, au-dessous desquelles la nagaïka pend attachée par une lanière, s’offrent à nous ; les mains gauches tournent bride. Nous fuyons plus avant, nous gagnons vers la Bessarabie au galop de nos chevaux. L’odeur acre de leur sueur se mêle aux senteurs terreuses de l’air ; une heure, deux heures... Une descente précipitée à travers les rues de Jvanetz, nous met enfin au bord du Dniestr ; derrière nous, des curieux, foule bigarrée et déjà méridionale, garnissent la pente. Les bateliers au blanc costume roumain, ou plutôt romain, présentent au courant l’énorme bac sur lequel nos voitures sont rangées ; des cosaques du Térek, bechmet bleu, papaka grise, attendent en peloton sur la rive opposée.

Nouvelle escorte, nouvelle revue, et puis, nouvelle fête préparée à la lisière d’un bois. On sert la vodka, les pâtés, la savoureuse soupe de poisson, le vin du Caucase au parfum de framboise, le vin de Crimée dans lequel baignent des fraises.

Les souffleurs de zourna et les chanteurs sont formés autour de deux instrumentistes qui, déployant les bras avec des mouvemens rythmiques et concertés, sonnent en cadence le boun-tchouk[7]. Entrant dans leur cercle, un danseur mince et gracieux, aux yeux étranges, au visage olivâtre, et, sauf son kindjal dont le fourreau d’argent bat à sa ceinture, noir de la tête aux pieds, exécute un pas tzigane. Deux autres commencent la lizguinka, poursuite circulaire qui se développe à petits pas, avec des ports de tête et des gestes de bras ; autour d’eux les voix chevrotent, les mains claquent rythmiquement. Des détonations éclatent ; les deux figurans s’arrêtent, se font face en vociférant, repartent par saccades régulières et pivotantes : ainsi la mélopée et les coups de feu mêlent ici la guerre et l’amour, ces deux inspirations du primitif.

Mais bientôt le bruit, les sons, la fumée les ont tous grisés ; un ouriadnik[8] barbu, lançant des regards furieux, entre dans le cercle et s’y démène comme un possédé ; une bourrée générale se déchaîne, par-dessus laquelle tournaillent et tressautent les bountchouks échevelés.

— N’est-ce pas que nous les battrons ? me demande un officier tout noir de poussière, en montrant la direction de l’ouest. Et souriant à ma surprise, embrassant d’un grand geste tous ces frénétiques :

— C’est leur âme ! me dit-il gaîment.

Comment traduire en français ces trois mots russes, comment en exprimer l’étrange pouvoir ? L’âme étrangère qui cherchait à comprendre, tout d’un coup vient à sentir. Elle sent passer sur nous, elle voit s’envoler dans l’air avec les fumées de poudre, monter au ciel, à travers le feuillage, cette force mystérieuse, réelle pourtant, qui rit, palpite, vit, chante, danse, aime et combat, et qui est leur âme...


ART ROË.

  1. Par oukaze du 1er/13 janvier 1898, le général Dragomirov. tout en continuant d’exercer les fonctions de commandant des troupes a été fait gouverneur général de Petite-Russie, Volhynie et Podolie.
  2. Batterie à obus ! Première (pièce) !
  3. Préparation de la compagnie au combat.
  4. Pour : radij slaratsia, — ravis de nous efforcer.
  5. Sorte de flageolet nasillard.
  6. Endroit de l’embuscade.
  7. Chapeau chinois.
  8. Sous-officier.