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En Turquie/01

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En Turquie
Revue des Deux Mondes3e période, tome 114 (p. 843-874).
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EN TURQUIE

L’ILE DE CHIO.

PREMIERE PARTIE.


I.

Lentement, avec un bruit d’hélice lourde et des bouffées haletantes de fumée noire, la Séléné dérâpe de son mouillage, dans le port du Pirée. Comme tous les paquebots du Lloyd, qui descendent de Trieste et qui vont, d’escale en escale, le long de la côte albanaise, malgré les rafales méchantes de la mer Adriatique, ce paquebot a des formes larges et une allure pesante. La ligne courbe du Pirée, les maisons blanches, aveuglantes sous le soleil d’été, la forêt compliquée des mâts, la multitude bariolée des petites barques amarrées au quai, s’éloignent. L’eau calme clapote doucement, et l’hélice fait bouillonner à la surface des lames une traînée d’écume. Dès que nous avons dépassé les deux fanaux qui marquent l’entrée de la rade, et doublé le petit cap où une batterie inoffensive aligne deux ou trois canons qui ressemblent à des joujoux, la côte, nue sous le ciel torride, allonge, sur le bleu sombre de la mer, une bande rousse, brûlée et pelée. Les contours du Corydalle tremblent dans une chaleur radieuse, qui vibre et flamboie. Les montagnes s’abaissent en collines fauves, en ardens promontoires, que fouillent et creusent les eaux marines. Du côté de Salamine, qui découpe en pleine lumière ses cimes aiguës, la mer luit et étincelle, trop lumineuse et trop éblouissante, pour nos yeux accoutumés à des visions plus molles. La plage de Munychie et de Phalère est déserte ; l’inhumaine splendeur du ciel a clos, comme des yeux accablés, les fenêtres des maisons assoupies. Le grand triangle bleu du Pentélique ferme l’horizon ; et, dans ce paysage d’azur et d’or, devant la haute pointe du Lycabète, sur le piédestal de l’Acropole, le Parthénon apparaît nettement, avec son fronton blanc, ses colonnes droites, ses formes précises et limitées. D’ici, il paraît achevé, complet ; on distingue à peine les ravages du temps et des hommes. Dans ce lointain, qui dérobe à nos yeux ses blessures et ses misères, il est royal et charmant ; et, tout près de la masse informe de l’Hymette, coupée de ravines et de précipices, tachetée, par endroits, d’une maigre verdure, le temple divin, œuvre du calcul et de la patience, domine de sa grâce calme et robuste la ville neuve, qui éparpille ses terrasses sur le déclin des pentes.

Tandis que nous rangeons l’Attique sèche et parfumée, le soleil descend à l’occident vermeil. Une rougeur épandue noie de pourpre rayonnante les pointes d’Égine. Les rayons obliques caressent de lueurs légères l’échine rugueuse de Gaïdouronisi, petite île triste, dont les roches sont mangées lentement par le flot. Le ciel rose se nuance de teintes pâles, où agonise la magnificence du soir, et le soleil ressemble à une énorme sphère de métal rougi au feu. L’ombre s’abat sur les vallées, estompe le profil des montagnes, bleuit leur surface, adoucit l’âpreté des lignes brusques. La couleur des eaux s’éteint et se ternit. La première étoile s’allume dans les transparences du ciel… Voilà Sunium. Sur la haute falaise, la blancheur du temple semble éclairer miraculeusement la nuit commençante. Placée en avant, bien en vue des bateaux qui venaient du large, la chapelle du dieu des eaux, asile des naufragés et recours des navigateurs, était l’avant-courrière de l’Attique, et comme la messagère de l’Acropole. Dans l’incertitude du crépuscule, les colonnes et les frontons semblent complets et intacts, tels qu’ils apparaissaient aux patrons de barques, venus de la lointaine Phénicie ou des ports de l’Archipel…

Au couchant, le disque enflammé disparaît envahi par la noirceur. Il va si vite, qu’il semble tomber, s’engloutir, s’abîmer dans la nuit. Ici, la mort du soleil est rapide. Il n’y a presque pas de transition entre le jour éclatant et la nuit semée de feux.

Maintenant, dans l’éther limpide, les petites étoiles, par myriades de myriades, scintillent. Un grand voilier passe près de nous, penché sur la vague. On dirait qu’il va nous frôler de ses ailes déployées. Le vent fait gémir ses vergues, et, de la poupe, où remuent des silhouettes noires, un bruit de voix indistinctes vient jusqu’à nous, coupé par le remous des houles et le rythme sourd de la machine. Cette rencontre nocturne d’un paquebot et d’un caïque évoque soudain des visions abolies, tout un passé confus, plein de bizarres contrastes. On pense aux caboteurs des temps très anciens, aux traversées d’une île à l’autre souvent arrêtées par les vents contraires, parfois interminables, toutes pleines de fantômes, d’apparitions mystérieuses et de terreurs paniques. On voit le débarquement des matelots en détresse, échoués dans une terre inconnue, hostile, leurs premiers pas sur la grève déserte, en quête d’un visage humain, les feux de bois sec, allumés dans les rochers pour écarter les bêtes, puis les invocations désespérées aux grands fétiches, Poséidon Secourable, Zeus Sauveur… Ou bien on rêve aux arrivées souriantes, dans les îles d’or, des galères peintes et des matelots chanteurs, à la descente des montagnards, qui viennent à l’échelle, près des criques de marbre, pour interroger les hôtes envoyés par les dieux : « Êtes-vous des marchands ? Êtes-vous des pirates ? Votre patrie est-elle loin d’ici ? » Questions naïves et intéressées, que les insulaires des Cyclades adressent encore à l’étranger qui passe, lorsqu’il accoste, avec ses bagages, à la marine de Naxos et de Tinos. Les Grecs n’ont pas changé. La plus vieille des races est devenue le plus jeune des peuples, sans que le fond du caractère national ait été modifié. Les vieux pilotes en bonnet rouge, qui sont assis, la pipe à la bouche, l’air rusé, patient et moqueur, à l’arrière de leurs caïques, sont superstitieux, bavards, ingénieux comme leurs ancêtres, capables, selon l’occasion, de mériter la gloire par leur héroïsme ou la potence par leurs pirateries.

La mer, qui a recouvert d’oubli tant de désastres, fait revivre, la nuit, des âmes évanouies, pour ceux qui regardent longtemps l’inconstance de l’eau, l’obscure mêlée des lames chuchotantes, où passent des voix éteintes et des reflets morts. Voici que, dans la brume d’un passé presque insaisissable, j’aperçois quelques-unes de ces races mal définies, sur lesquelles la science précise des épigraphistes et des archéologues commence à jeter un faible jour. Les Cariens, rauques et barbares, que l’on entrevoit dans l’Iliade, ces pillards, empanachés de hautes aigrettes, tatoués et effrayans, venaient jusqu’ici. Du haut de leurs citadelles, Kédréai, Palæapolis, Alinda, ils s’abattaient sur ces îles heureuses, et retournaient se cacher derrière leurs murs de grosses pierres, emportant des armes, des jeunes filles, du métal précieux. D’autres peuples sont venus, et, pendant des siècles, les mêmes habitudes de pillage et de crainte ont persisté. En 1825, lorsque Capo d’Istria voulut, au péril de sa vie, mettre un peu d’ordre dans le chaos de la politique grecque, les capitaines des ports se changeaient en corsaires, dès que le ϰυϐερνήτης (gouverneur), imposé par les puissances européennes, avait le dos tourné. Après tout, les Grecs n’ont pas eu trop à se plaindre de cette sauvagerie séculaire, puisqu’elle leur a permis de narguer, du fond de leurs mouillages bien abrités, les frégates de Hassan l’Algérien et d’Ali le Noir. Si l’habitude héréditaire d’écumer les côtes de la Morée et des Cyclades n’avait façonné, de longue date, l’âme et le corps des aventuriers de la mer, jamais les primats d’Hydra et de Spezzia n’auraient pu armer en guerre les goélettes de Sachtouris, de la Bouboulina, de Iakovaki Tombazis, et le brûlot de Canaris… Mais tous ceux qui ne sont pas Grecs ont le droit de bénir la vapeur et la division navale du Levant, qui ont dispersé peu à peu les bricks suspects, et obligé les descendans des pirates illustres à s’embarquer bourgeoisement sur des paquebots.

Le pont, sous la clarté jaune d’une lanterne qui vacille, est peuplé de formes grouillantes. Un pappas est debout, sale, dans une robe râpée, sous une toque crasseuse, d’où sort une tignasse blonde. Sur un monceau de paquets, de matelas et de coffres, deux officiers turcs, assis, les jambes repliées, à la mode de leur pays, fument sans rien dire. L’un des deux a enlevé sa tunique pour prendre le frais.

La Sélêné a drainé sur la côte adriatique, de Trieste à Avlona, tous les villages dalmates, monténégrins et albanais. C’est la saison où beaucoup de montagnards émigrent en Anatolie, où ils deviennent kavas, gardes, koldji de la Régie ottomane, magnifiques portiers des consulats francs. Ils sont assis, ou couchés pêle-mêle le long du bastingage ; ils portent le fez rouge sur leurs têtes rasées, la fustanelle, les tsarouks de cuir souple. Les ceintures qui sanglent leurs fines tailles sont de véritables arsenaux. Quelques-uns ont la petite toque rouge brodée d’or, et les soutaches entrelacées, par lesquelles les beaux garçons se rendent irrésistibles aux belles filles, dans les vallées des montagnes klementines, près des Bouches de Cattaro. Furieusement moustachus, ils sont à la fois effrayans et débonnaires, avec leurs longs poignards, dont ils se servent pour piquer des tranches de pastèques, qu’ils m’offrent gracieusement. Leurs femmes sont près d’eux, embéguinées de voiles blancs, et toutes bariolées de couleurs voyantes. Une d’elles, assez belle, et d’une grâce farouche, endort un petit enfant dans un berceau de bois. Ces pauvres gens, à la fois misérables et indomptés, toujours prêts aux exodes, aux risques de terre ou aux fortunes de mer, me donnaient une image en raccourci, comme une réduction de ces peuplades inconnues et de ces tribus ignorées que recèle la péninsule des Balkans. La diplomatie européenne, qui a coutume d’étudier la question d’Orient dans les salons de Belgrade, de Bucharest, de Péra et d’Athènes, sera bien étonnée lorsqu’elle mettra le pied dans cette fourmilière.

La civilisation était représentée, sur la dunette, par un vieil Arménien en redingote noire, que son fez rouge faisait ressembler à un Turc, et qui, assis sur une chaise de canne, mangeait incessamment de la charcuterie. Il causait quelquefois longuement, dans les coins, avec une dame en gris, très maquillée, affligée d’un fort accent marseillais, et qui se rendait à Smyrne pour y exercer, disait-elle, a l’art dramatique. » Quand ce flirt obstiné lui laissait quelque loisir, il m’honorait volontiers de sa conversation gutturale. À table, assis près du capitaine, jeune Triestin qui ne comprenait que l’italien, il me disait que l’Acropole l’avait émerveillé, et qu’il admirait comment des hommes avaient pu monter si haut des marbres si lourds. Deux petits garçons, de jolie figure, de mise soignée, de façons courtoises, élégans comme les bambins du parc Monceaux et des Tuileries, se mêlaient souvent à nos propos. C’étaient deux petits Grecs, qui venaient de passer leurs vacances à Athènes, et qui rentraient chez eux pour suivre les cours de l’École évangélique de Smyrne. Les heures passaient ainsi, lentes et légères, tandis que la mer où tremblaient les étoiles battait de son frais clapotis les planches du bordage, et qu’un mince croissant de lune montait à l’horizon clair du côté de Tinos.


Dans la pâleur de l’aube, sort des eaux une bande de terre plantée d’arbres clairsemés, dominée par de hautes montagnes, qui prennent, sur l’horizon blême, des tons effacés de vieilles fresques. Nous approchons d’une rade, nous voyons émerger des touffes de citronniers, et, parmi cette verdure, une ville blanche. De vieilles fortifications décrépites, des bastions vermoulus, sans canons, s’avancent vers la mer, secoués et effrités par les vagues. Une tour, à demi croulante, est isolée au milieu du port, comme à Nauplie. Deux ou trois cheminées d’usines, noires et effilées, montent vers le ciel, éveillant des souvenirs d’Occident et des idées d’industrie, dans ce paysage oriental, où l’on ne voit d’ abord qu’un seul minaret. C’est Chio.

Un gros vaisseau de guerre turc est ancré près des remparts ; il est immobile et comme endormi. Au moment où notre bateau stoppe, des marchands très vociférans escaladent l’échelle et courent sur le pont : Oraio mastikha, kyrii ôraio mastikha ! (Du bon mastic, seigneurs, du bon mastic !) l’île de Chio est la terre classique du mastic résine odorante qui découle du tronc des lentisques, et que les Orientaux trouvent agréable au goût ; le mastic sert, dit-on, à beaucoup d’industries, et l’île en exporte une grande quantité ; on prétend aussi que le harem impérial en achète, afin de parfumer l’haleine des sultanes. Un canot officiel, qui porte en poupe le pavillon rouge au croissant d’argent, et que poussent vigoureusement des matelots en fez rouge et en veste blanche à col bleu, amène à notre bord un grand garçon maladif. Un jeune tchaouch (sergent), qui a l’air bon et ingénu, me dit tout bas à l’oreille, avec des mines respectueuses, que c’est le fils du gouverneur de Rhodes.

Pendant tous ces propos et toutes ces flâneries, mon fidèle Kharalambos, que j’avais amené d’Athènes, tordait de rage sa moustache inculte, et déclarait qu’il ne pouvait parvenir à s’entendre avec ces kèratas de bateliers. Kérata est une injure sanglante, qui attaque sans raison, pour le plaisir, l’honneur conjugal de ceux à qui on l’adresse, et qui est à peu près intraduisible en français. Les mots que Molière emploie pour marquer la même disgrâce ont quelque chose de bourgeois et de vulgaire, qui en rendrait mal la pittoresque saveur. Des drôles, fort éveillés, luttaient d’éloquence avec mon excellent serviteur, et j’entendais, tout en ayant l’air, par dignité, de n’y pas faire attention, l’entretien suivant :

— Combien veux-tu, toi ?

— Oh ! moi, bien peu…, un medjid[1] pour toi, les bardes et le seigneur…

— Que le diable te prenne, toi, ton père, ta mère, tes enfans et ta religion. Et toi, frère, qui ne dis rien, veux-tu faire une meilleure symphonie ?

— Oh ! moi, frère, je suis un homme honorable (timios anthrôpos). Je prendrai trois quarts de medjid.

Enfin, pour un demi-medjid, nous fûmes admis, Kharalambos, les malles, et, comme on disait là-bas, « ma Noblesse, » dans une vieille barque, dont les rames édentées racontaient de nombreux transports d’hommes et de choses. Seulement, nous comptions bien que nos seigneuries seraient uniques propriétaires de cette espèce de pirogue, et voilà que, de l’échelle du paquebot, un Grec sauta près de nous, puis un autre Grec, puis un grand coffre, enfin des femmes, des enfans, des couvertures, et des cages où il y avait des oiseaux…

À ce dernier coup, Kharalambos s’indigna, et, s’adressant au batelier :

— Tu n’es pas chrétien ! Nous t’avons donné un demi-medjid pour nous porter, et tu prends tous ceux-là, en même temps que nous. Comment t’appelles-tu ?

— Kostaki.

— Eh bien, Kostaki, je te jure par la Panaghia que jamais plus nous ne naviguerons dans ton bateau. Et, vous autres, vous n’êtes pas chrétiens, vous non plus. Ce que vous avez fait est digne des barbares.

Kostaki, philosophe et flegmatique, la cigarette aux lèvres, remuait nonchalamment ses avirons. Les autres passagers regardaient Kharalambos avec une expression presque attendrie, et lui répétaient patiemment, sans se mettre en colère :

— Voyons, frère, ne fais pas le sauvage ! (Vré, aderphé, un kamis ton agrio.)

Quand nous arrivâmes à la berge défoncée où s’accrocha la gaffe du batelier, nous étions tous fort bons amis.

C’est une opération très difficile, que de débarquer avec armes et bagages dans une ville de l’empire ottoman. Les douaniers turcs ne sont pas seulement, comme dans les autres pays, des percepteurs chargés d’alléger le plus possible la bourse des voyageurs ; ce sont aussi des censeurs fort tracassiers, qui ont la mission de rechercher si les valises des Européens ne recèlent pas quelque ouvrage matin, quelque journal injurieux, quelque livre dangereux, capables de porter atteinte à la religion de Mahomet et à la majesté du Commandeur des croyans. Le divan impérial a presque aussi grand’peur des imprimés que des armées moscovites. Un policier à mine de forban, vêtu d’une tunique déguenillée, où pendaient lamentablement des aiguillettes vertes, sortit d’une petite maison, devant laquelle un zaptieh[2] montait la garde, pieds nus, avec un fusil rouillé. C’était le douanier en chef, le deumhrukdji bachi. Il fit comprendre à Kharalambos, — car je n’entendais pas encore le langage des Osmanlis, — que nous étions obligés d’ouvrir nos malles. Très complaisamment, j’étalai par terre ma petite bibliothèque de voyage. Le deumhrukdji mit des lunettes, et flaira successivement tous mes papiers. Le Mémoire de Fustel de Coulanges sur l’île de Chio ne lui inspira point d’inquiétude : Kharalambos lui fit croire que c’était un éloge de l’administration turque, écrit, en Occident, par un khodja des plus renommés. La Description de l’île de Chio, par Jérôme Justiniani, conseiller du roi Charles IX et son ambassadeur près du sultan Selim ; le Voyage dans le Levant, du sieur Paul Lucas, échappèrent à la censure, mais non sans de nombreuses explications, par lesquelles furent endormis les scrupules du pauvre homme. Mais un Strabon, un modeste et tout petit Strabon, édition Teubner, lui inspira des doutes. Il le retourna en tous sens dans ses grosses mains, le fit voir au zaptieh qui montait la garde, et déclara, malgré nos protestations, qu’il voulait le montrer à un lettré, pour savoir s’il pouvait en permettre l’introduction dans l’île. Puis, mis en défiance par l’innocent géographe, il manifesta l’intention de faire main basse sur tous mes papiers, y compris mes carnets et mes lettres.

Je me fâchai. Kharalambos se fâcha et traduisit ma colère dans le turc le plus expressif. Nous remontrâmes que la loi autorisait la saisie des livres imprimés, mais non pas des teffers (registres) et des mekhtoubs (lettres). Rien n’y fit. Nous voulûmes résister à cet acte arbitraire, défendre notre bien. Le zaptieh fit mine de nous repousser avec la crosse de son fusil. J’eus recours au grand moyen dont on se sert en pareil cas, et je criai que je me plaindrais à mon consul.

Le douanier parut quelque peu intimidé. Kharalambos profita de son hésitation, pour lui tenir le discours suivant :

— Comment t’appelles-tu, petit agneau ?

— Suleyman.

— Écoute, Suleyman-effendi, ce seigneur est puissant. Dans son pays, qui d’ailleurs est allié avec la Turquie, il est vizir. Si donc tu t’obstines à le molester, il peut t’arriver malheur à toi et à tes enfans. Car les Francs sont vindicatifs, et il est juste que ceux qui ont la force aient le désir de la vengeance. Ainsi, réfléchis bien à tes actions, et ne nous fais pas une de ces avanies qui attirent des malheurs sur les peuples.

Suleyman réfléchit un instant, maugréa quelques paroles inintelligibles ; puis, il déclara qu’il ne pouvait nous rendre nos papiers, mais qu’il s’engageait toutefois à ne pas y toucher avant l’arrivée des autorités. Pour couper court aux discussions inutiles, nous acceptâmes cette combinaison ; mais en exigeant du deumhrukdji-bachi toutes sortes de précautions, qui d’ailleurs ne parurent pas l’humilier. On apporta une chandelle, de la cire, et des bouts de corde, que l’on trouva malaisément au poste des zaptiehs. Strabon, mes carnets et ma correspondance furent ficelés, cachetés, déposés devant témoins dans le coin du bureau des douanes où il y avait le moins de poussière. Et Kharalambos prit soin, par des imprécations énergiques, d’appeler d’avance les malédictions du ciel sur tous ceux qui oseraient toucher à ce précieux dépôt. Après quoi, nous nous mîmes à la recherche de l’agent consulaire.

Nous arrêtions au passage les hammals[3] du port. Nous entrions dans les cafés grecs et nous demandions au cafedgi :

— As-tu vu le proxène de France ?

On nous répondit partout :

— Il doit être dans sa pharmacie !

Cette pharmacie ne nous étonna point ; car les agens consulaires, n’étant pas rétribués par leur gouvernement, exercent d’ordinaire quelque petit métier.

Notre « proxène » était en effet dans son officine, tout près du bazar. C’était un homme grisonnant, petit, vêtu d’un « complet » de toile blanche, et d’aspect fort débonnaire. Je lui achetai quelques grammes de sulfate de quinine, pour mes fièvres futures, et je lui exposai ma requête. Il m’écouta d’un air bienveillant, parut scandalisé par la conduite du douanier, s’attendrit sur le malheureux sort de Strabon, et prit son ombrelle blanche à doublure verte, pour descendre avec nous jusqu’au port. Cet excellent homme était tout fier ; le long des boutiques de conserves et de poisson salé, il saluait ses amis d’un petit signe de tête important. Enfin, ce rêve caressé peut-être pendant toute sa vie se réalisait : le pharmacien du bazar de Chio représentait pour tout de bon une grande puissance ; il devenait le symbole visible de la République française ; il était le porte-étendard des trois couleurs ; dans cette île où les Français ne débarquent presque jamais, il protégeait un de ses nationaux ! Le visage pénétré et grave de Kharalambos laissait voir aux citadins de Chio que quelque chose de grand allait s’accomplir.

Le zaptieh montait toujours la garde. En nous apercevant, il eut un geste calme et nous fit signe qu’il n’y avait plus personne dans le bureau des douanes :

Konakda ! Konakda ! (Au konak ! Au konak !)

Il nous expliqua, avec le concours de l’on-bachi (commandant de dix hommes), que le gouverneur, instruit de cette importante affaire, avait envoyé son secrétaire pour se renseigner, et que celui-ci avait emporté au konak tous les livres suspects.

— Ah ! les kératas ! dit Kharalambos en grec. (Kératadès anthropi !)

— Montons au konak ! soupira l’agent consulaire.

Et, moins triomphans que tout à l’heure, nous revînmes sur nos pas, à travers les rues étroites, le long des boutiques d’où sortaient des curieux qui nous interrogeaient au passage.

— Tiens bon ! me dit tout bas un épicier grec, hérissé comme une brosse de chiendent : Quand le Turc a mangé du bâton, il se laisse tirer la barbe.

Le konak de Chio est une mesquine bâtisse toute neuve, en pierre blanche et qui ressemble plutôt à une mairie de la Beauce qu’à la résidence d’un pacha d’Orient. Quelques gendarmes dormaient dans le corps de garde, le dolman déboutonné et le fez sur les yeux. L’un d’eux se leva sur son séant, et, se frottant les paupières :

— Qu’y a-t-il ? Que voulez-vous ?

— Le moutessarif[4] est-il au konak ?

— Le moutessarif est parti ; mais tu pourras parler au bin-bachi[5].

Son Excellence le bin-bachi : un gros homme congestionné, bouffi, qui paraît tout près d’éclater dans sa tunique trop étroite ; un grand sabre traîne derrière lui, mal attaché à des courroies trop longues. Courtois d’ailleurs et affable, ce Turc se livre, en nous voyant, à la mimique très compliquée de la politesse ottomane : un geste pour faire semblant de ramasser de la poussière ; un autre geste pour porter cette poussière à son cœur ; un troisième geste pour porter la même poussière à son front. Cela veut dire, paraît-il : « Mon cœur et mon esprit sont à vous. » Mais nous n’avions que faire, en cet instant, du cœur et de l’esprit du bin-bachi. L’agent consulaire craignait d’être battu, dans ce duel, par l’inertie malicieuse des Osmanlis, et de donner, pour tout un hiver, des sujets de raillerie à son collègue italien. Kharalambos, turcophage de profession, et très persuadé, l’honnête garçon, qu’il avait autrefois combattu pour l’indépendance hellénique, regardait de travers ce traîneur de sabre. Et je songeais à mon Strabon.

D’une conversation très longue et fort confuse, il résulta que le moutessarif regrettait vivement de ne pouvoir rendre des honneurs extraordinaires au seigneur français qui daignait le visiter, qu’une affaire urgente l’avait appelé dans un district lointain et qu’en son absence Son Excellence le mufti nous recevrait pour nous donner entière satisfaction.

Le mufti était assis, les jambes croisées, sur un sofa recouvert de calicot blanc, au fond d’une salle claire, point meublée, où d’horribles tapis, venus du Louvre ou du Bon Marché, étalaient ces fleurs sur lesquelles beaucoup de Parisiens, dans leurs villégiatures suburbaines, aiment à reposer leurs pieds. Ce petit satrape à mine chafouine, les yeux clignotans sous d’énormes lunettes, paraissait accablé par le poids de son turban démesuré. Il aspirait un narghilé placé au milieu de la chambre et dont la fumée blanche allait jusqu’à ses lèvres par un long tuyau qui serpentait sur le tapis ; à chaque bouffée, on entendait, dans la carafe de cristal, le petit gargouillement de l’essence de roses. De sa main gauche, le mufti caressait alternativement son pied et sa barbe grise ; il causait avec trois ou quatre porteurs de fez, nous salua négligemment et fit semblant de ne plus s’apercevoir de notre présence. Kharalambos bouillonnait, et ses pieds frémissaient, menaçans, sur le parquet :

— Ne vous mettez pas en colère, me dit affectueusement l’agent consulaire. Ibrahim est un bon homme. On obtient tout de lui quand on est patient.

Mais Ibrahim continuait sa conversation avec ses voisins. Toutefois, il fit signe à un serviteur, lequel disposa devant nous trois guéridons, avec des cigarettes et trois petites tasses de café. Puis il se retourna vers ses interlocuteurs sans nous adresser la moindre parole.

Agacé, je n’y tins plus. J’affectai de ne toucher ni aux cigarettes, ni au café. J’étendis fort impoliment mes jambes en faisant sonner mes talons sur le plancher ; j’enfonçai mon chapeau sur ma tête le plus que je pus, et suivi par les regards admiratifs de Kharalambos émerveillé, je m’écriai en français, avec un âpre accent, plein de menaces :

— Monsieur l’agent consulaire, je vous prie de vouloir bien dire à Ibrahim que j’ai sur moi un boyourouldou (passeport), qui m’autorise à voyager en Turquie sans être molesté et que j’entends recouvrer sans retard les objets qui m’ont été confisqués arbitrairement.

Je tirai de ma poche un grand papier, sur lequel les scribes du grand-vizir avaient griffonné quelque chose, et je le donnai à un serviteur qui le remit à Ibrahim avec les marques du plus grand respect.

Ibrahim sourit derrière ses lunettes :

Effendim, dit-il lentement, sois le bienvenu ! mais pardonne-moi si je te déclare que je ne sais aucunement de quoi il est question. Je ne connais pas le sujet de ta plainte. Je te promets d’examiner le motif de ta réclamation et de te faire rendre justice le plus tôt que je pourrai. Quant à toi, seigneur consul, pourquoi ne m’as-tu pas raconté cette affaire plus clairement ?

On s’expliqua et nous apprîmes sans étonnement que nos paquets sont encore à la douane.

— Je les enverrai chercher, dit Ibrahim. Demain, effendim, on les portera dans ta maison.

Mais il ne faut pas se fier au « demain » des Turcs. J’exigeai la solution immédiate de ces difficultés ; et, après de longues recherches, on finit par trouver, dans le nombreux personnel du konak, quelqu’un d’assez énergique pour descendre jusqu’à la douane. Mes livres et mes carnets arrivèrent. Les manuscrits me furent rendus aussitôt. Un grand nigaud d’interprète arménien, qui me dit d’un air satisfait : Moua parlar franceso, fut commis à l’examen de Strabon. Il le déclara sans danger pour la prospérité de la Sublime-Porte. J’avais perdu, dans ces contre-temps, plus de la moitié de ma journée ; mais j’avais beaucoup appris sur le mécanisme de l’administration turque.


II.

Khora, le chef-lieu de l’île de Chio, n’est point pittoresque. Rien, dans cette ville presque entièrement neuve, n’attire l’œil et n’amuse l’attention. Depuis le tremblement de terre de 1881, on rebâtit incessamment ; et, d’ici à quelques années, les murs délabrés et les maisons éventrées qui coupent, par endroit, la ligne des façades reconstruites auront disparu. Les désastres publics, incendies, tremblemens de terre, inondations, sont indispensables en Turquie : ils nettoient. La ville a certainement gagné en propreté et en correction. Les rues sont nettes et droites. On a, malgré tout, une impression de prospérité renaissante, une sensation de vie large et facile. Mais quelle banalité ! Des minarets, passés au fait de chaux et qui ressemblent à des chandelles nouvellement sorties de chez l’épicier ; des églises aux formes lourdes et gauches, un palais et des casernes qui sont un mélange effroyable du style turc et du style jésuite. Peu d’arbres ; pas le plus petit palmier, balançant au vent son bouquet de larges feuilles. Les ruelles du bazar sont dénuées des splendeurs orientales que j’attendais. On y vend du blé, des cotonnades anglaises, apportées de Manchester, et un nombre incalculable d’objets en cuir : des courroies, des ceintures, des selles et d’énormes souliers. Hélas ! serait-il vrai que les illusions lointaines sont la grande magie, le sortilège décevant de l’Orient, et que ces pays doivent être vus confusément, dans la perspective lointaine où ils rayonnent, au bout de la nappe d’azur qui secoue, sous le soleil, des reflets aveuglans et des incendies de topazes dansantes ? Quand le kaïkdji nous débarque sur le sable de ces « échelles » tant désirées, la réalité répond parfois très mal à notre espérance. Il faudra bientôt, pour découvrir des terres vierges et rencontrer un peu de couleur locale, remonter jusqu’au Haut-Mékong. Là, peut-être, nous cesserons de retrouver cette imitation des mœurs occidentales, qui est la plus ennuyeuse des parodies et qui tue, presque partout, l’originalité des races. Déjà l’Egypte n’est plus tenable ; les petits Arabes qui vous offrent des ânes pour faire l’excursion des Pyramides ont tous été figurans à l’Exposition et parlent l’argot parisien avec le plus pur accent des boulevards extérieurs. La Syrie, le Liban, la Palestine, sont conquis par l’agence Cook. Quelques Cyclades ignorées ont échappé à l’invasion des belles manières et des confections de l’Europe. Mais il faut, pour y aborder, se résigner à de longues courses à la voile et payer, par de dures abstinences, quelques impressions vraiment rares.

Après tout, pourquoi se plaindre et s’indigner si fort ? Les choses sont bien comme elles sont, et, apparemment, la puissance qui nous mène avait son idée lorsqu’elle a conseillé aux marchands juifs de jeter sur le dos des Levantins et des Asiatiques les « complets))en drap frelaté que fabriquent les tailleurs viennois. On est quelquefois heureux, lorsqu’il faut cédera la nécessité de se vêtir, d’acheter à Smyrne, près du bazar obscur et grouillant, où les chameaux sont agenouillés sur leurs jambes calleuses, des chemises qui ne ressemblent pas tout à fait aux tuniques transparentes du harem et des chaussures d’Occident, moins incommodes que les babouches où les Turcs traînent leur somnolence. Et puis ces contrastes sont amusans, presque bouffons ; ils font rire le raisonneur qui est en nous et lui procurent de longues heures de réflexions gaies. Quelle belle occasion de philosopher sur le caractère essentiellement relatif des choses humaines ! Nous avons, dans nos brumes, sous notre ciel gris, la manie des bibelots venus des pays du soleil. Nous voulons nous asseoir sur des étoffes précieuses, tissées par les femmes d’Anatolie ; nous aimons à rêver dans une vague odeur de sérail, parmi les poignards et les cimeterres, que nous accrochons en panoplies aux tentures de Diarbékir et de Konieh. Dans ce milieu, propice à l’éveil des songes, le bourgeois débonnaire et paisible se figure qu’il devient pacha, se sent devenir féroce et lubrique, rêve à des tueries terminées en orgies, à des carnages qui finissent en danses de femmes, le soir, sous la tente, près des ruines fumantes de la ville prise… Pendant ce temps, les Turcs, — je parle des plus enturbanés, — font venir des pianos à Stamboul, s’accroupissent sur des poufs expédiés de Paris par l’Orient-Express, raccourcissent le tuyau de leurs pipes, se pâment aux ritournelles de Miss Hélyett, traduites en turc, lisent Paul de Kock et rêvent d’une grisette sous une tonnelle à Billancourt.

Heureusement, si les hommes changent, le divin pays garde sa jeunesse et son éternelle sérénité. Je me suis assis, dans un petit café, près du port, et j’ai oublié qu’il y avait au monde des propriétaires costumés en mamamouchis, et des fils du Prophète, déguisés en concitoyens de M. Georges Ohnet. L’eau bleue, pénétrée de lumière, s’étale et chatoie, avec des plis lustrés et des cassures de satin ; elle est gaufrée de vieil or par le reflet des promontoires, moirée de vert par les caprices de la lumière, brodée d’argent par les fantaisies de l’écume. Le soir, quand le vent tombe, la mer apaisée s’endort ; elle a des teintes d’une douceur et d’une tendresse infinies, un bleu voilé et comme amorti, qui caresse la vue et la repose. À bout de l’horizon, la côte d’Asie étend sur le ciel chaud une large bande de carmin et de mauve.

Presque tous les soirs, j’allais avec Kharalambos boire du raki, chez un certain Kostas, dont le café, un petit kiosque bâti sur pilotis tout près du havre où s’amarraient les barques, était un belvédère fait à souhait, pour voir « s’effeuiller dans la mer, comme dit je ne sais plus quel poète arabe, les roses et les lilas du couchant. »

Kharalambos, malgré la vivacité de son intelligence, ne comprend pas toutes ces belles choses. J’essaie vainement de secouer, devant toutes ces merveilles, son flegme dédaigneux. Mes extases lui paraissent étranges ; et, par momens, je crois qu’il me soupçonne en secret d’un certain égarement d’esprit. Les Grecs n’ont pas, du moins à notre façon, le sentiment de la nature. Un jour que je faisais remarquer à M. Vlavianos, démarque d’Amorgos, la beauté de la mer en furie, il me répondit simplement : « c’est bien incommode pour voyager. » Pour les Grecs, une montagne est tout simplement une chose hostile, dure aux pieds, et qu’il faudrait raser de la surface du sol, avec beaucoup d’oques de dynamite. L’idéal de ces montagnards, que le sort a condamnés à vivre parmi les rocs, ne va pas au-delà d’un paysage sobre, avec des routes rectilignes, des jardins régularisés au sécateur, des villes percées de rues droites, et quelques collines basses, d’où l’on puisse dominer les alentours. Parler politique sur un trottoir, voilà ce qu’il faut aux Grecs, tandis que les Turcs sont amoureux des platanes et des fleuves.

Mon compagnon me parlait des dernières élections, tandis que le soleil s’abaissait derrière les terrasses de Chio. Je ne voyais pas le faste de l’occident, mais je jouissais délicieusement des nuances changeantes et gaies que les rayons obliques posaient sur les caps d’Anatolie, et sur les petites îles étroites et effilées, que les navigateurs génois ont appelé l’archipel des Spalmadores. L’eau calme, émue parfois d’un frisson, pétillante de paillettes, de luisans et d’éclairs, mobile et à peine chuchotante, couleur de saphir, remuait doucement entre les môles en ruine. Les caïques au mouillage se balançaient sur leurs ancres, dans le clapotis des vagues, avec de sourds craquemens, qui faisaient songer à des plaintes mystérieuses ; leurs coques vertes, rouges, blanches, bariolaient de couleurs vives l’azur clair ; on lisait sur leurs poupes, en grosses lettres, des noms, presque tous empruntés, comme des talismans, à l’histoire des saints de Byzance : Jean-le-Théologue, Saint-Georges y Aghia-Sophia, Étienne-le-protomartyr. Leurs antennes penchées ressemblaient à des branches d’arbres morts ; les cordages s’embrouillaient en bizarres treillis autour des mâts pointus, où flottait le pavillon bleu et blanc des caboteurs de la mer Egée. Un soir, à quelques encablures du fanal, le grand profil d’un paquebot stoppé au large s’allongeait, tout noir, derrière le stationnaire ottoman, dont le pavillon rouge flambait en splendeurs de pourpre. Près du brise-lames, la petite tour génoise, où l’on allume un fanal pendant la nuit, était toute dorée. Les maisons neuves du port, avec leurs volets verts et leurs balcons à l’italienne, étaient banales et sans grâce, mais égayées, malgré tout, par cette auréole de clarté. Le mont Korakari dressait sa masse claire, tailladée, pareille à une immense améthyste. Puis, une fuite d’insaisissables nuances passa, en de rapides métamorphoses, sur le flanc de la montagne. Les tons les plus délicats de la mauve et de la jacinthe rendraient mal la douceur de cette apparition, indiquée sur le ciel ardent, comme par une main très légère. Pendant un instant presque imperceptible, elle fut toute rose ; puis elle rayonna, vermeille d’incarnat, puis elle pâlit, comme les fleurs de jasmin d’Arabie. À ce moment, les cheminées du paquebot envoyèrent un nuage de fumée noire ; il retira ses ancres avec un bruit saccadé de poulies et de chaînes et un bouillonnement de houles remuées. Et il s’en alla lentement, vers l’est en décrivant des courbes. Longtemps, au bout du sillage qui serpentait derrière lui comme une route, on put voir ses formes amples et robustes, insensiblement décroissantes. Une fraîcheur subite tomba sur les eaux décolorées. La petite tour, dépouillée de son nimbe, toute grise, avait l’air maintenant malheureuse et laide. Un coup de canon détona brusquement dans la tranquillité du crépuscule, et le stationnaire ottoman rentra son pavillon. Le soleil avait disparu. La fête de lumière était finie.

Il fallut retourner au logis, par les ruelles où clignotaient déjà des réverbères jaunes et clairsemés. Dans la principale rue de Khora, près de l’office télégraphique installé par une compagnie anglaise, il y a un hôtel, le ξενοδοχεῖον τῆς Ἀνατολῆς. L’hôtelier Bathy, Grec de race et sujet de sa majesté le sultan, met à la disposition des voyageurs des lits fort propres, mais défendus contre les moustiques par un tel luxe de mousselines superposées, qu’on risque d’y étouffer. Comme Bathy n’ignore rien des élégances européennes, il présente régulièrement à ses hôtes, avant chaque repas, un katalogos (d’autres disent plus simplement τὸ μενού ou bien ἡ λίστα) où il a énuméré, non sans quelque orgueil, tous les vins plâtrés ou résinés de sa cave et tous les plats de son office : le φιλέτο γαρνίτο, le μπιφτέϰι-με-πατατες, la costeletta à la milanéza pour ceux qui veulent se nourrir à la franca, et le pilaf, le iaourt, le kébab pour ceux qui préfèrent la cuisine orientale. Mais le triomphe de Bathy, c’est l’ἀσταϰός (homard). Les gamins du port lui apportent presque tous les jours une pêche abondante, recueillie dans leurs plongeons, et ce sont, d’un bout à l’autre de la table d’hôte, des cris de joie et de convoitise :

— Bathy, astako ! astako !…

Il y avait là beaucoup de personnes considérables : des négocians de Smyrne, venus avec leurs femmes et leurs filles, pour respirer, pendant la canicule, le bon vent de mer qui guérit de la fièvre ; des employés du télégraphe anglais, de la Régie impériale des tabacs, de la Banque ottomane, de la compagnie du Lloyd autrichien ; des scribes de la Badoise société d’assurances maritimes, enfin quelques fonctionnaires chrétiens de la Sublime-Porte, reconnaissables à leur fez officiel. Cela faisait une petite Babel assez divertissante. Je remarquai tout de suite, parmi les pensionnaires de Bathy, un jeune homme de belle mine, fort bien fait, brun avec des yeux vils et une moustache noire, et qui s’entretenait en un français remarquablement pur avec un Anglais dont l’accent et les propos étaient également ridicules. Je demandai à Kharalambos s’il savait son nom.

— C’est James-Bey.

— Quel James-Bey ?

— James, de l’illustre famille des Aristarchi ; le propre fils de l’ancien prince de Samos.

Certes, je connaissais le nom d’Aristarchi. Il n’en est pas de plus populaire et de plus respecté dans toutes les provinces grecques de la Turquie. La famille Aristarchi est une de ces dynasties phanariotes qui n’ont pas voulu quitter le sol natal, qui maintiennent vivante, à Byzance, la tradition de l’hellénisme, qui ont donné aux empereurs de Constantinople des protospathaires et des aularques, et dont les descendans ont été ou sont encore sous la domination turque, hospodars, voïvodes, grands-logothètes de l’Église œcuménique, titulaires des principautés vassales. Singulier exemple de ténacité politique, qui combine les concessions nécessaires avec les indomptables espérances et le souvenir des droits imprescriptibles ; rôle patriotique sans doute, mais quelque peu déconcertant, que l’âme simple des Occidentaux ne peut guère comprendre, mais qui est tout à fait d’accord avec le génie résistant et flexible de cette race, dont la patience ingénieuse est capable de vaincre, par la puissance du temps et la longueur de son obstination, tous les conquérans qu’elle n’a pu chasser violemment de son domaine héréditaire.

J’eus vite fait d’entrer en conversation et en rapports d’estime mutuelle avec James Aristarchi. Il nous parut, sans qu’il y eût dans notre cas un excès de fatuité, que nous représentions dans cette solitude la civilisation contemporaine, et que, un peu perdus parmi ces insulaires, nous nous devions de mutuels secours. James, quoiqu’il fût très jeune encore, avait beaucoup appris et beaucoup retenu, au cours de sa vie très composite et très variée. Des images diverses apparaissaient dans sa mémoire et dans ses paroles, au hasard de nos entretiens. Son enfance s’était écoulée, paisible et ensoleillée, au milieu d’un décor de vignes et de lauriers-roses, dans le joli palais des princes de Samos. Longtemps, il avait joué, avec les enfans des primats de l’île, sur le dallage, en cailloux de mer, du konak princier, près des sentinelles débonnaires qui veillaient sur cette royauté familière et un peu fantastique, égarée dans un coin reculé des Sporades. Il avait assisté aux séances de la chambre des députés de Samos, et vu de belles illuminations et des danses populaires, lorsque les amiraux français de la division du Levant, après avoir salué, par des salves d’artillerie, le pavillon samien, venaient à terre, dans leur beau canot tout blanc, pavoisé de bleu, de blanc et de rouge, pour rendre visite à l’ami de la France, son altesse Aristarchi-Pacha, prince de Samos, Un jour, il avait quitté son palais et la petite marine où les vieux maîtres parlaient, le soir, en buvant du raki et en mangeant des pistaches salées, des exploits de Lycurgue Logothétis, navarque des Samiens. On l’avait embarqué sur un paquebot en partance pour l’Occident ; il avait à peine entrevu la ville presque grecque de Marseille, et on l’avait enfermé, pendant plusieurs années de son adolescence, entre les quatre murs du collège de Sainte-Barbe, à Paris. J’avais dû le connaître là, dans la cour maussade où les « moyens » et les « grands » tournaient, en casquette galonnée et en veste courte, le long des murailles rouges, sous la surveillance de l’inspecteur Dubois, surnommé Bache. Mais nous n’étions ni de la même étude ni de la même classe ; et, au collège encore plus que dans la vie, il y a des clans très fermés et des barrières infranchissables. Au sortir de Sainte-Barbe, il avait séjourné quelque temps en Angleterre, menant la vie des scolars d’Oxford ; puis, il s’était fait admettre à l’école polytechnique de Zurich. À ce moment, un grand malheur le frappa, une de ces catastrophes fréquentes en Turquie, préparées longtemps à l’avance par des intrigues et des rancunes, et qui fondent tout à coup sur une famille, pour la disperser à tous les vents. Le prince de Samos fut disgracié ; la princesse et ses filles furent exilées, sans que l’on connût exactement les causes de cette rigueur, James dut accepter la place que le divan lui offrait. Comme il avait étudié à l’école polytechnique de Zurich, on le nomma ingénieur en chef de l’Archipel.

Ce brave garçon, en qui je retrouvais, avec la finesse des grands seigneurs de Byzance, un peu de la bonne humeur par laquelle les gens de Paris atténuent leurs déboires, se mit à la besogne avec une élégante résignation. Il fit des routes à Lesbos, à Chio, à Nikaria, à Rhodes. Si les insulaires des Sporades peuvent maintenant apporter leurs provisions au marché sans s’écorcher la plante des pieds aux aspérités des sentiers, c’est à lui qu’ils le doivent. Aristarchi fut souvent mon guide dans mes visites à la belle société de Chio, et dans mes excursions aux villages épars dans l’intérieur de l’île. Quand il faisait trop chaud pour sortir, nous restions des heures à causer dans sa chambre, parmi les mille souvenirs qu’il avait rapportés de sa vie errante. Je ne saurais dire combien j’ai recueilli, dans ces entretiens, de faits inconnus, de notions précises et d’idées neuves, ni combien j’ai profité au contact de cette sensibilité très riche, où des acquisitions anciennes s’amalgamaient avec l’éducation moderne, et où les hérédités d’une race fière, combinées avec les souvenirs sinistres de plusieurs siècles de servage, s’alliaient à toutes les délicatesses d’un gentleman contemporain. Il n’est guère de moment, dans cette belle vie de loisir et de rêve, où je ne retrouve le souvenir de James Aristarchi.

Le lendemain de mon arrivée, l’hôtelier Bathy m’apporta dès le matin, avec la gravité d’un courrier de cabinet, une carte de visite sur laquelle je lus ces mots :


Le commandeur Spadaro.

Ce commandeur n’était autre que le dévoué pharmacien qui m’avait protégé la veille, en sa qualité d’agent consulaire de France. Il venait me signaler spécialement à l’attention de l’hôtelier, me demander si j’avais bien dormi, et me prier obligeamment à dîner pour la fin de la semaine. Je remerciai le seigneur consul de son extrême bonté ; mais je ne pus m’empêcher de songer au récit que fait Paul Lucas de sa propre arrivée à Chio, et des procédés bien différens dont usa envers lui, en 1701, le consul de sa majesté le roi Louis XIV.

— Ma foi, lui dis-je, monsieur le commandeur, je ne puis me tenir de vous conter comment les Français étaient maltraités ici il y a deux cents ans.

— Vraiment, dit-il, je voudrais savoir ce que fit, en ce temps-là, mon indigne prédécesseur.

J’ordonnai à Kharalambos de m’apporter le Voyage du sieur Paul Lucas, et je lus ce qui suit :

« Nous côtoyâmes encore l’île jusqu’au soir, que nous arrivâmes au port de Chio : je débarquai avec mes armes ; comme il était tard, les douaniers voulurent me les ôter ; mais dès que je leur montrai le commandement du Grand-Seigneur, ils cessèrent de m’inquiéter. Je priai même l’aga de la douane de me donner un homme pour me conduire chez le consul de France ; il le fit avec plaisir. Quoiqu’il ne fût que huit heures et demie du soir, l’on ne voyait plus rien. Je frappai plus d’un quart d’heure à la porte du consul, avant que personne répondît. À la fin, on mit la tête à la fenêtre, et on me demanda qui c’était : j’eus beau dire que c’était un Français, et dire que j’avais des lettres pour M. le consul, on me répliqua qu’il était heure indue, et que, si je voulais loger, j’allasse aux auberges. Je représentai qu’elles étaient éloignées et qu’on n’allait pas librement, de nuit, dans les villes turques : tout cela ne servit de rien ; on me conta, de la même fenêtre, que le consul n’y était pas ; qu’il n’y avait que son frère, et qu’ils étaient menacés, l’un et l’autre, d’être assassinés. J’aurais voulu être bien loin ; mais il fallut prendre patience. On vint me dire que le frère du consul me connaissait, mais qu’il demandait combien nous étions. Enfin, l’on ouvrit cette vénérable porte : je fus surpris de voir un homme dans la posture de Scaramouche, et la main sur la garde de son épée à moitié tirée ; je ne pus m’empêcher d’en rire. Je l’assurai qu’il n’y avait rien à craindre ; et, après avoir donné quelques paras à celui qui m’avait amené, je montai en haut. J’y trouvai le frère du consul à table : il avait, dessus son assiette, deux cuisses de poulet et une côtelette déjà rongée. Il eut assez d’honnêteté pour me prier d’en manger une part. Ce souper était plaisant, pour un homme qui sortait de dessus la mer et fatigué comme je l’étais : aussi n’y fis-je pas grand mal. Il y joignit pour dessert deux cents gasconnades toutes plus fades les unes que les autres. Ce qui fut, ce jour-là, le comble du malheur, c’est qu’il me fit donner un lit aussi doux que la table était bien servie. Le lendemain, après avoir entendu la messe dès le matin, la première chose que je fis fut de me faire enseigner une bonne auberge : l’on y porta mes bardes et l’on m’y traita à ma fantaisie. »

— En vérité, s’écria le commandeur Spadaro, en se renversant sur son fauteuil à bascule comme sur une escarpolette, voilà un homme singulier. Je pense que M. le consul-général de Smyrne aura fait un rapport sur cet agent. C’était sans doute un Justiniani.

Comme je ne comprenais pas très bien le sens de cette exclamation, l’agent consulaire m’expliqua que les Justiniani, descendans fort déchus des anciens conquérans génois, avaient exercé longtemps, par une possession à peu près héréditaire, les fonctions de consul de sa majesté très chrétienne. Il ajouta qu’ils n’étaient pas toujours très appliqués à leurs devoirs. L’excellent commandeur disait-il vrai ; ou bien se laissait-il entraîner par ce sentiment si naturel qui pousse les hommes, lorsqu’ils occupent un poste, à dire du mal de ceux qui les ont précédés dans leur charge ? Je n’ose le décider.

Il fut convenu avec M. Spadaro que nous irions ensemble rendre visite aux notables de Chio. Nous commençâmes notre tournée par un riche marchand de coton, qui, après avoir fait fortune à Alexandrie, avait tenu, par un sentiment de touchante piété, à finir sa vie dans l’île natale, d’où il était parti, léger d’argent et fibre de soucis, pour tenter la fortune à travers le monde. Il s’appelait M. Petros Kondarinis. Mais dans le patois de Chio, plein de réminiscences italiennes, on l’appelait familièrement sior Petro. Je l’avais connu à Athènes où il avait passé tout un hiver, accueillant royalement ses compatriotes et les étrangers dans ses beaux salons de la rue Sophocle. C’était un homme très bon et très droit, un de ces Grecs laborieux et industrieux, véritables bienfaiteurs publics, sans lesquels Athènes ne serait qu’une bourgade comme Belgrade ou Sofia. Des yeux bruns, très éveillés, brillaient dans sa large face brune, qu’encadrait une paire de favoris bourgeois taillés à la mode des Anglais d’Egypte. Il avait parfois des accès de tristesse, très affecté, disait-on, par les taquineries des Hellènes, fort peu aimables, comme on sait, pour les hétérochtones, et tracassé, d’autre part, par les exigences d’une déplorable famille qui le jalousait et lui empruntait, sans esprit de retour, des piastres qu’il avait péniblement gagnées. Il avait une fille et une nièce qui, dans des genres différens, réalisaient le type le plus achevé de la beauté levantine : l’opulente Melpomène, — avec ses lèvres savoureuses, ses lourds cheveux noirs, ses yeux superbes et placides, son port majestueux et l’ampleur vraiment magnifique de son corsage, — ressemblait à cette olympienne Junon dont Homère a célébré si souvent le « visage de génisse. » La rieuse Marika était, avec ses grâces adolescentes, ce qu’on appelle là-bas un loukoumaki[6] : frêle, fine, sa jolie chevelure un peu ébouriffée au-dessus de son front étroit de figurine tanagréenne, cette charmante fillette avait de délicieux enfantillages, et sa gouvernante suisse la tançait parce que, après avoir fait sa dictée, elle gardait souvent un peu d’encre aux doigts.

Sior Petro nous reçut sous un berceau de clématite, au milieu d’un jardin frais et profond. Il était en compagnie d’un de ses frères, vieillard maussade qui ne daigna pas nous adresser un seul mot. Tandis qu’il nous conduisait le long des allées, nous montrant ses fleurs rares, son jeu de croquet et une grotte de rocaille qu’il venait de faire construire par un architecte vénitien, la cloche de la grille sonna vivement ; deux robes claires apparurent dans l’entrelacement des branches, et des fusées de rires firent partir les oiseaux. C’étaient Melpomène et Marika qui rentraient de la promenade. Elles étaient allées faire une excursion en voiture dans le Campos, riche pays de labour et de moissons qui s’étend à l’ouest de Khora. Un jeune Grec les accompagnait, coiffé d’une casquette blanche de lawn-tennis, raide et gourmé comme les commis anglais qu’il avait, sans doute, connus à Alexandrie.

Après de vigoureux shake-hand très britanniques, je fus convié à dîner séance tenante, et de si aimable façon que j’acceptai.

La table, dressée dans une salle à manger où des chromolithographies représentaient des lièvres morts et des perdreaux faisandés à point, était fort bien garnie. Un maître d’hôtel en habit noir nous servait. J’étais à côté de Marika, et la gentille enfant, en croquant des friandises exotiques, me priait sans cesse de lui parler de Paris.

Après dîner, nous passâmes au salon. Un exemplaire illustré du Maître de forges occupait la place d’honneur sur un guéridon, auprès d’un stéréoscope. Une vieille fille, maîtresse de français, vint s’asseoir à côté de moi, et cette sentimentale Suissesse, oubliant que je la savais Bernoise, me parlait avec un attendrissement obstiné du désir qu’elle éprouvait de revoir « notre chère patrie. »

Quand je rentrai à l’hôtel Bathy, par les rues désertes et obscures où passaient, par bouffées, des senteurs marines, un refrain bizarre obsédait ma mémoire : c’était un air de la Mascotte détaillé avec toute sorte d’inexpériences, d’hésitations et de candeurs par le fausset grêle et mal assuré de Mlle Marika.

Quelques jours après, je reçus une nouvelle invitation de sior Petro. Il me priait de prendre passage sur un petit vapeur, qu’il venait de louer pour transporter une nombreuse compagnie à la fête de Cardamyle, village grec, situé au pied des montagnes, près d’un petit amas de marbres, Rappelé, on ne sait pourquoi, l’École d’Homère. Je trouvai sur le pont, en jaquettes neuves et en fraîches toilettes, toute l’aristocratie grecque de Chio. La longue redingote de sior Petro allait et venait, avec zèle, pour placer commodément tout le monde et pour qu’il n’y eût pas de froissemens d’amour-propre ni de querelles de préséance parmi les invités. Ceux-ci, amenés par de nombreux canots où les ombrelles rouges des femmes brillaient au soleil levant, grimpaient solennellement les degrés de l’échelle ; et tous, sauf James-Bey et quelques autres, laissaient trop voir qu’ils croyaient faire grand honneur à leur hôte en venant s’installer et manger chez lui. Les Grecs, même les plus aimables, se débarrassent malaisément d’une certaine morgue, qu’ils prennent volontiers pour de la dignité.

Cette courte traversée fut une heure de ravissement. Le soleil apparaissait dans le ciel immaculé, au-dessus de la côte d’Asie. Notre petit vapeur courait, en se cabrant sur la vague, tout près des étroites prairies qui s’aplatissent comme une corniche, au pied des hautes falaises de marbre du mont Korakari.

Le temps est limpide, et cette clarté des matins d’Orient met les âmes et les yeux en fête. Les rayons du soleil vertical ne font pas encore resplendir les jeunes verdures et l’éclat stérile des pierres. La grande montagne, tantôt ronde et onduleuse, tantôt coupée par de brusques crevasses, semble défiler devant nous, avec ses gradins de rochers couleur de perle et l’ombre de ses profondeurs bleues. À mesure que le soleil monte, on voit plus nettement les mûriers et les oliviers de la côte, les hameaux couchés aux pentes des collines, et les cimes nues, sillonnées de torrens et de sentiers. Ce paysage de nuances indécises, fait avec deux ou trois touches très simples de fine aquarelle et dont je risquerais de faire évanouir le mirage en essayant de le fixer avec des mots trop précis, m’a donné des distractions tout le long de la route. J’ai à peine remarqué que le signer Strozzafoli, agent de la compagnie autrichienne du Lloyd, me faisait des politesses particulières et que sa fille Francesca laissait errer sur les choses deux yeux câlins et sourians dont la langueur viennoise était avivée, en de furtifs éclairs, par un pétillement d’ardeurs italiennes. Et je ne prêtai qu’une oreille inattentive aux doctes dissertations de M. Nicéphore Phoundouklis, vieux savant byzantin, qui préparait un glossaire des dialectes de Chio.

Le village grec de Cardamyle célébrait la fête d’un saint très obscur de la liturgie orthodoxe. Le port était encombré de barques, et des sous étouffés de musiques lentes vinrent au-devant de nous, à plus d’un mille en mer. Autour de l’abside et des coupoles vertes de l’église, dans les rues, sur la place, partout où il y avait un terrain vague et un espace libre, des hommes moustachus, coiffés de bonnets rouges inclinés sur l’oreille par de gros glands bleus, le torse pris dans des vestes trop courtes qui finissent presque sous les bras, au-dessus d’une large ceinture bariolée, dansaient, les mains entrelacées, une farandole grave, que le ballottement de leurs culottes bouffantes alourdissait. Les femmes et les jeunes filles, vêtues de couleurs tristes, regardaient leurs innocens ébats. Une musique rythmait leurs gestes gourds, cette musique d’Orient, toujours la même, que l’on retrouve partout, sans notables différences, de Tanger à Mascate, enfantine, exaltée et langoureuse, avec ses trois instrumens, la flûte qui chevrote des trilles aigus, et saute, en de soudaines fantaisies, d’une octave à l’autre ; la lyre à trois cordes, dont les notes s’égrènent comme des gouttes d’eau ; le tambourin, sur lequel les doigts agiles varient les mesures saccadées, jusqu’à ce que la paume de la main termine la phrase par un gros coup sourd. Les danseurs marquent le rythme par des battemens de pied ; parfois les musiciens, emportés par l’enthousiasme, appuient sur les beaux passages, en tirant de leur gosier des roulades déchirantes, avec une telle frénésie, que leurs yeux se ferment et que leurs veines se gonflent sur leurs fronts congestionnés. Dans tout le village, du fond des ruelles, de l’intérieur des maisons, des cafés où des gamins empressés distribuaient des verres d’eau claire, montait la mélopée monotone. Deux ou trois gendarmes turcs, en grosse tunique de drap bleu, serrée par le ceinturon à plaque de cuivre, se promenaient tranquillement dans la foule, inutiles et désœuvrés dans cette fête très calme, où l’on dansait des chœurs moroses devant une assemblée qui ne parlait presque pas.

Sior Petro, très connu et très influent à Cardamyle, avait obtenu que le scholarque lui prêtât la grande salle de l’école pour y recevoir ses invités. On avait enlevé les bancs et la chaire, et une bonne odeur de festin sortait déjà par la porte ouverte. Nous étions tous conviés à un somptueux banquet. L’instituteur Diomède Notaras m’expliqua, en grec, que c’était un πιϰ-νίϰ. Ceux qui n’avaient pas contribué de leur argent à ce repas étaient tenus quittes, s’ils voulaient bien se rendre utiles en quelque façon. La gracieuse Marika, un tablier blanc noué autour de sa taille fine, par-dessus sa robe rose, pelait ingénument des tomates. Melpomène avait ôté ses gants : grave comme une déesse, elle agitait, avec une cuiller de bois, une chaudronnée de pilaf, et me pria de lui apporter du sel, du poivre et des boulettes d’agneau. James-Bey aidait, non sans quelque apparence de flirt, la romanesque Francesca Strozzafoli. Je priai Kharalambos de nous donner un coup de main, et il se mit à rincer les verres, d’un air seigneurial.

Nous étions une quarantaine de convives à table. Sior Petro présidait. Toutes les autorités de la communauté grecque de Cardamyle étaient avec nous. Je n’étais pas loin de James Bey, qui causait en français, avec deux fringantes voisines, et je goûtais assez tranquillement le plaisir de vivre, lorsque ma sérénité fut troublée par un coup très imprévu. L’instituteur Diomède Notaras demanda le silence en faisant sonner son couteau sur son verre, et se mit à me porter un toast, avec une faconde désespérément correcte, que n’eussent pas désavouée Thucydide et Xénophon. Que faire ? Ne pas répondre eût été ridicule, surtout chez des gens qui ne comprennent pas que l’on reste court, quand même on n’a rien à dire. Répondre en français eût été à peine courtois, et les trois quarts de l’assistance ne m’auraient pas entendu. Je rassemblai mes esprits ; quelques phrases de journaux, quelques lambeaux de rhétorique, recueillis dans des cérémonies officielles, vinrent fort à propos au secours de mon éloquence. Je me levai, et tâchai de prendre une belle attitude, me rappelant que Démosthène a dit qu’une action bien réglée est la première qualité de l’orateur. L’exorde disposa favorablement l’esprit de l’auditoire. Le milieu n’eut d’autre mérite que de leur faire attendre quelques instans la péroraison, que terminait une pointe, à la façon d’Isocrate, sur les Gaulois philhellènes et les Hellènes gallophiles. L’indulgence du public fit le reste, et je fus applaudi. Je goûtai, ce jour-là, chez le peuple qui passe pour le plus difficile de tous en matière de discours public, toutes les ivresses des succès oratoires.

— Par la Panaghia, s’écria Kharalambos, il parle aussi bien que Tricoupis !

Il y avait, à l’hôtel d’Anatolie, un vieux monsieur, fort poli et de manières affables, qui me donnait le bonjour tous les matins, en me demandant, avec intérêt, des nouvelles de ma santé. C’était un Grec de Bessarabie, qui avait exercé pendant plusieurs années, en Europe, les fonctions de consul de sa majesté hellénique. Il avait un visage maigre et fin, une barbe grise un peu rude, des rhumatismes qu’il avait promenés un peu partout, avec l’espoir de les laisser enfin sur les grandes routes, et des sentimens particuliers sur l’île de Chio, dont il aimait mieux le climat que les habitans. Le lendemain de ma promenade à Cardamyle, il me dit, en sortant de table :

— Avez-vous fait la conversation avec M. Lysandre Kaïmacamis ?

Ce nom me rappela, en effet, un grand homme maigre, vêtu de noir, cravaté de blanc, fort correct et un peu solennel, avec qui j’avais échangé quelques propos affectueux.

— Eh bien, reprit l’ancien consul, M. Lysandre est un condamné à mort…

Je regardai mon interlocuteur, pour voir s’il ne parlait point par métaphore. Mais il poursuivit, impitoyable, avec un petit rire satanique qui découvrait toutes ses dents et faisait luire ses yeux :

— Oui, un condamné à mort, un vrai condamné à mort ! Vous n’avez, pour vous en assurer, qu’à consulter les registres de la cour d’assises d’Athènes.

Et il me donna des noms, des dates, des indications très précises, tout le récit d’un drame fantastique dont les actes successifs se déroulaient dans toutes les parties de l’Orient. C’était une longue et triste histoire. Un jour, le consul de Grèce à Alexandrie avait été assassiné. C’était justement l’ami de M. Lysandre, et son compagnon habituel dans des courses nocturnes aux maisons suspectes du quartier arabe. L’assassin, un portefaix nègre, fut arrêté, bavarda, déclara qu’il avait été payé par M. Lysandre pour faire le coup ; on le fit causer davantage, et il donna toutes sortes de détails, dans lesquels on entrevoyait un de ces cas de jalousie farouche et de sensualité affolante, qui, sur cette terre brûlée d’Egypte, sous le ciel chauffé à blanc, font perdre le sens aux plus raisonnables. L’autorité consulaire voulut mettre en prison M. Lysandre ; mais celui-ci, se rappelant à propos qu’il n’était pas né sur le sol de la Grèce libre, s’enfuit à Chio sur un bateau pêcheur, cria bien haut qu’il était sujet turc, et implora l’appui des autorités ottomanes, lesquelles, trop heureuses de montrer leur puissance aux infidèles, refusèrent l’extradition. Le dossier de l’affaire fut transmis aux juges athéniens ; le procès fut instruit ; l’accusé, cité à comparaître devant la cour d’assises d’Athènes, protesta de son innocence, tout en se gardant bien de venir plaider sa cause, et une sentence de condamnation à mort fut rendue par coutumace.

M. Lysandre s’en moque. Il achève paisiblement sa carrière au milieu de sa famille et de ses concitoyens. Il évite les abords du consulat grec et ne sort jamais de son île. Ses amis répètent qu’il est innocent. Il a même été honoré de plusieurs fonctions électives, malgré l’opposition de ses ennemis politiques, qui ont, il faut l’avouer, une assez belle « plate-forme. » Je le rencontrai plusieurs fois, après ces révélations de l’implacable M. Manos. Il m’adressait toujours un amical sourire, mais je ne pouvais me détendre, on serrant sa main cordiale, d’un petit frisson.


III.

Le jour fixé pour le déjeuner auquel m’avait convié le commandeur Spadaro étant arrivé, ce digne homme eut la bonté de venir me prendre, en personne, à l’hôtel du Levant. En traversant, avec lui, la grande rue de la ville, et les ruelles resserrées qui séparent les boutiques neuves du bazar, je fus surpris de voir partout, autour de nous, des préparatifs de fête. La place du Vounaki, entre le konak, la citadelle et la mosquée, était plus bruyante que de coutume. Les soldats attachaient à des poteaux verts, devant la grande porte de leur caserne, des lanternes vénitiennes et des guirlandes de papier découpé. Des lampions avaient été disposés sur les galeries des minarets, on avait accroché aux murailles nues du konak des trophées de drapeaux rouges au croissant d’argent, et des écussons verts au chiffre impérial. Sur des écriteaux, pendus aux murs à demi écroulés de la vieille citadelle, on avait calligraphié : « Padichahim tchoc lahia, longue vie au Padichah ! »

— C’est aujourd’hui la fête de sa majesté le sultan, me dit M. Spadaro ; si vous le voulez bien, nous irons dans l’après-midi faire une visite officielle à son excellence Kiémal-Bey, moutessarif de Chio.

— Volontiers, lui dis-je, à condition que nous ne rencontrerons pas son excellence le mufti.

Le commandeur voulut bien rire aux éclats de cette plaisanterie, et nous arrivâmes à sa maison, au-dessus de laquelle flottait, au bout d’un mât, un immense drapeau tricolore.

Une salle à manger claire et spacieuse nous attendait. La « consulesse » et ses deux filles avaient revêtu leurs plus belles toilettes, et nous causâmes quelque temps avant de nous mettre à table. Le commandeur me dit qu’il avait autrefois une maison bien plus belle, mais qu’elle avait été entièrement détruite par le tremblement de terre. Ce tremblement de terre ! l’agent consulaire en parlait avec effroi, et aussi avec quelque fierté. Ce désastre avait été, tout à la fois, le plus terrible et le plus beau moment de sa vie ! Les navires français de la division navale avaient mouillé en rade ! Le consul-général de Smyrne était venu « pour se rendre compte de la situation. » Chaque jour, des canots officiels traversaient le port, allant de l’agence consulaire aux croiseurs. Et, de tous les villages, les malheureux paysans venaient invoquer le commandeur Spadaro, pour qu’il voulût bien signaler leur misère à l’amiral des Français. Mon hôte me racontait tout cela, et appelait parfois au secours de sa mémoire ses deux filles qui, élevées au couvent des religieuses de Tinos, parlaient notre langue très correctement. Puis, il me montrait la photographie du consul-général Pélissier de Reynaud, en grand uniforme, et le portrait du capitaine de frégate de Montesquiou, commandant du Bouvet.

— Un descendant de l’auteur des Lettres persanes, ajouta le digne homme, d’un air entendu.

Après le café, qui fut servi dans de petites tasses, à la manière ottomane, le commandeur disparut un moment. Quand il revint, il avait au cou, et sur la poitrine, tout un assortiment de décorations, qui brillaient lorsqu’un rayon, à travers les volets clos, venait se poser sur les croix d’émail bleu, les médailles de vermeil, et les cordons de soies multicolores. Un peu ébloui, je remarquai que l’agent consulaire tenait à la main une casquette galonnée d’argent.

C’est dans cet équipage qu’il me conduisit au konak. J’étais un peu honteux de mon casque de liège, et du veston peu décoratif que m’avait vendu le tailleur athénien Aïdonopoulo. Les représentans des diverses puissances étaient déjà devant la porte, et échangeaient froidement des poUtesses diplomatiques. Nous montâmes, d’un pas assuré, les degrés du perron. Un gros officier à épaulettes d’or se promenait, sanglé et botté, dans le vestibule.

Hast our, cria vigoureusement un tchaouch.

Et deux factionnaires, dont un nègre, nous présentèrent les armes. En même temps, un orchestre, composé d’une peau de chien tendue sur un vase de terre, d’une mandoline et d’une petite flûte, appelée zurna, attaqua une espèce de danse de guerre, où je reconnus la Marseillaise.

Dans la petite salle des audiences, pauvre chambre meublée d’un tapis vulgaire, et d’un divan recouvert de toile grise, Kiémal-Bey, gouverneur du sandjak de Chio, est assis sur une chaise, devant un petit bureau d’acajou. Son excellence étouffe dans une redingote noire, plastronnée d’or et toute raide de broderies. Le moutessarif nous fait un aimable accueil, et nous dit dans le français le plus correct : « Messieurs, je suis désolé ; ces gens écorchent vraiment par trop votre chant national. »

Figure étrange et curieuse, ce Kiémal-Bey n’a presque pas les caractères extérieurs de sa race. Jamais on ne prendrait pour une tête de Turc ce visage puissant, rayonnant d’intelligence, couronné d’une large chevelure, qui déborde, en boucles abondantes, sous le fez officiel. Ce préfet turc est en effet un Albanais, et de plus un poète ; c’est même, au dire des orientalistes, le seul vrai poète dont la civilisation ottomane puisse s’enorgueillir. On a dit que les Turcs sont parfois des poètes qui n’ont écrit qu’avec le sabre. Kiémal a voulu écrire avec la plume. Hélas ! ses efforts n’ont guère servi qu’à donner au facétieux diplomate Fuad-Pacha l’occasion de faire un calembour médiocre. Une de ses tragédies était intitulée Patrie, et comme il n’y a pas, dans la langue turque, d’équivalent à ce mot, l’auteur dut emprunter au persan le vocable vathan,

— Comment voulez-vous que nous restions en Europe ? dit Fuad, après dîner, chez l’ambassadeur de Russie. Nous n’avons qu’un mot pour désigner notre pays ; et ce mot, c’est : Va-t’en !

Kiémal a vécu à Paris pendant de longues années ; il écrivait alors des articles qui parurent suspects au gouvernement impérial. C’est ce qui explique la médiocrité de sa carrière et la lenteur de son avancement. Avec moins d’indépendance et de vivacité d’esprit, il aurait pu devenir, tout comme un autre, ambassadeur, ministre, grand-vizir. Il gouverne les Chiotes, tandis que de grosses têtes, solennelles et vides, président aux délibérations du divan. Et puis, sa littérature a effarouché ses compatriotes. Elle l’a rendu célèbre et redouté, populaire et légèrement suspect d’hérésie. Quelques ulémas racontent avec mystère qu’il a été républicain dans sa jeunesse. Comme il n’y a pas de Bastille en Turquie, la Sublime-Porte a exilé cet homme de lettres dans l’Archipel, et, dit-on, tâche par tous les moyens de le réduire au silence. Louis XIV pensionnait les écrivains, et abaissait sa morgue royale jusqu’à les prier de vouloir bien se donner la peine d’écrire. Si j’en crois les mauvaises langues, Kiémal-Bey reçoit une pension pour interrompre la rédaction de son Histoire de l’empire ottoman. Voilà comment les ministres de sa hautesse encouragent l’essor des lettres[7].

L’insupportable défilé de fonctionnaires, saluant gravement en portant leur main droite à leurs pieds, à leurs lèvres et à leur front ! Kiémal-Bey se consolait comme il pouvait, en nous parlant de Sarah Bernhardt et en nous demandant des nouvelles du président Carnot. Dans un corridor, tout près de la salle où nous causions, on avait disposé un « buffet, » où un maître d’hôtel en turban avait étalé diverses boissons avec un rare éclectisme et un respect très louable des différentes religions. Les fils du Prophète trouvaient là une grande abondance d’eau claire, de sirops, d’orangeade, de citronnade et de sorbets ; quelques bouteilles de Champagne avaient été mises de côté pour les très hauts dignitaires, cette liqueur étant permise, depuis que le cheik-ul-islam a déclaré qu’elle n’était pas du « vin, » mais un « produit pharmaceutique. » On présentait aux giaours de la bière, du raki, et d’autres boissons fermentées. Son excellence voulut bien nous offrir quelques bocks.

L’Orient est le pays de tous les contrastes. Au sortir du konak d’un moutessarif homme de lettres, me voilà, toujours en compagnie de l’agent consulaire, transporté, sans transition, dans un salon presque parisien. Je n’ai fait que traverser la place ; je ne vois plus ni zaptiehs, ni khodjas, ni turbans blancs ni fez rouges, ni yatagans, ni fusils Martini, et je prends du thé, assis devant deux aimables femmes, qui ont habité Paris et le connaissent mieux que moi. Mme Foggia et sa fille s’accommodent avec résignation du séjour de Chio, où M. Foggia est venu organiser une succursale de la Banque impériale ottomane ; mais elles sont ravies de parler parisien, et s’en acquittent à merveille. Je me surprends à prêter l’oreille, pour entendre monter, de la rue, le roulement des fiacres et le fracas des omnibus. En écoutant ces voix si bien timbrées, ce pur accent, un peu alangui de nonchalance levantine, j’oublie que nous sommes dans les États du Grand-Seigneur. Les Foggia ne sont point Grecs. C’est une de ces familles catholiques qui, venues avec Villehardouin et Dandolo, sont restées en Orient, après la débâcle de l’empire latin, et que l’on retrouve, agglomérées en groupes tenaces, à Péra, à Smyrne, et dans certaines îles des Cyclades, particulièrement à Naxos et à Santorin.

— Maintenant, me dit M. Spadaro, qui me tient et qui ne me lâche plus, nous allons voir le reste de la « colonie. »

L’agent consulaire entend par ce mot non pas une population de colons français (car les Français, hélas ! ne voyagent guère), mais quelques maisons catholiques, dont il a, en vertu des Capitulations, la tutelle et la garde. Pauvre colonie, qui décroît de jour en jour, et que la politique italienne nous dispute avec une avidité sournoise et un sourd désir de curée. Les protégés de la République française à Chio sont au large dans leur petite église. Au temps de Paul Lucas, en 1701, « ils étaient bien huit mille catholiques. » Maintenant, ils sont à peine trois cents, me dit en soupirant l’évêque latin, Monseigneur Fidèle Abbati.

Cet évêque est logé comme un pauvre curé de village. Il est assis, pâle et maigre, avec sa belle croix d’or sur la poitrine, dans une salle nue, où quelques enluminures un peu violentes représentent des martyrs flagellés et des saints en extase. Une seule chose console ce pasteur sans troupeau, c’est le zèle des religieuses françaises de Saint-Joseph qui ont eu le courage de fonder une école dans ce diocèse désolé. Je n’ai jamais visité sans émotion ces maisons religieuses, qui sont, pour notre pays, autant de foyers d’influence extérieure. Quelque opinion que l’on professe en matière de dogme, on ne peut s’empêcher d’admirer ces modestes ouvriers, qui travaillent silencieusement, et sans demander de salaire, à la diffusion de notre langue et de notre civilisation, au maintien de notre bonne renommée. Il serait décourageant de penser que l’esprit laïque et l’indépendance intellectuelle sont de mauvaises conditions pour entreprendre de grandes œuvres : pourtant, il faut bien constater les faits ; peu de laïques consentent à s’expatrier, pour établir loin de leur patrie de pareils centres de propagande. Au contraire, les moines et les religieuses sont partout. Il y a des lazaristes à Smyrne, des jésuites à Césarée de Cappadoce, à Mersivan, à Bagdad. Les sœurs de Saint-Joseph ont un hôpital à Smyrne, des écoles à Athènes, à Tinos, à Naxos, aux Dardanelles, à Aïdin, dans bien d’autres villes qu’il serait trop long d’énumérer. Ces missions permanentes travaillent assurément pour la religion catholique, qui est leur raison d’être. Mais elles travaillent aussi pour la France. Cela doit nous suffire. Le moment serait mal choisi pour porter hors de nos frontières notre fureur de laïcisation.

Je pensais à tout cela, tandis que la sœur Gonzague, glissant avec ses sandales discrètes sur le parquet bien ciré, nous montrait le parloir, tout blanc de rideaux empesés qui ressemblaient à des nappes d’autel, les salles de classe, où les alphabets étalaient d’énormes majuscules, la pharmacie, où une vieille sœur gasconne préparait des onguens, des potions et d’innocentes confiseries.

Je regardai un cahier sur un des pupitres, et j’y lus ce nom : Ahmed. Beaucoup de petits Turcs et de petites Turques apprenaient l’A B C aux écoles enfantines des sœurs de Saint-Joseph. Hélas ! est-ce que ce rayon de lumière, si faible, mettra un peu de clarté et de vie dans les torpeurs du harem ?

Quand la porte du couvent se referma derrière nous, déjà nous étions assourdis, aveuglés par les réjouissances populaires : musiques endiablées qui jouaient des cantilènes d’Anatolie, lampions rouges et verts, qui brillaient, sous les feux de la nuit pure, au front des monumens officiels, torches de résine qui flambaient dans de grands fourneaux de fer, et qui faisaient saillir vivement, dans l’ombre, des cercles de visages durement éclairés. Les nizams de la garnison avaient paré, avec la meilleure volonté du monde, la façade de leur caserne. Un encadrement de verdure montait le long des piliers de l’entrée. Au-dessus de la porte, un trophée de fusils et de sabres rayonnait en étoile autour d’une image de papier peint, qui représentait le padichah. Dans ce décor de feuillages et de lanternes, parmi le va-et-vient des soldats en tunique bleue, deux personnages considérables trônaient et buvaient du café en cérémonie : l’un avait un turban, des culottes bouffantes, et un caftan de drap zinzolin ; l’autre, d’allure plus dégagée et d’aspect militaire, portait une veste de toile blanche et un fez écarlate.

Dans la foule, aux sons d’un tambourin et d’une flûte, quelques hommes dansaient… Chez nous, le mot de danse éveille l’idée d’un mouvement joyeux et assez violent, d’un exercice allègre où l’on saute, où l’on trépigne, où l’on galope, où l’on tourne, où l’on se démène, où l’on se donne beaucoup de mal et beaucoup de plaisir. La danse des Turcs, comme celle des Grecs (c’est la même chose, et l’on ne sait lequel des deux peuples l’a inventée), n’est guère qu’une marche rythmée, une série de pas mesurés, en rond, accompagnés de claquemens de doigts et d’une contorsion lente du torse et des hanches. En Turquie, les femmes ne dansent pas publiquement : pour imaginer leur beauté indolente, leurs yeux battus d’amour, leur sourire, leurs bras pâmés de lassitude et la cadence de leurs mouvemens, que rythme le cliquetis des sequins, nous sommes obligés de recourir aux rêves des Mille et une nuits, et aux fantaisies pittoresques par où l’on a essayé de nous dépeindre les ivresses du sérail… En tout cas, le spectacle improvisé devant la caserne des nizams ne donnait aucune idée de ces délices. Deux gaillards enturbanés, chargés de remplacer les houris absentes, paradaient dans des robes mal attachées, fleuries de dessins écarlates, où la lueur vacillante des torches posait de mobiles éclairs. Ils agitaient des écharpes et tâchaient, par une gymnastique enragée, de nous représenter la fameuse « danse du ventre. » Mais, décidément, ces aimées en moustaches n’avaient pas assez de charme et de douceur. J’aimais mieux regarder les gens autour de moi, le papillotement de reflets qui s’allumait dans la large flambée des troncs résineux, une face bronzée de jeune soldat qui ressortait en pleine lumière, avec un vigoureux relief, la haute stature d’un tchaouch, colosse aux mains larges, aux manches galonnées de rouge, toutes ces physionomies brutales, mais fortes, venues de loin, évoquant des souvenirs de guerres terribles, de conquêtes sanglantes, de folles galopades qui se sont déchaînées à travers le monde, et qui ont entraîné l’escadron débridé jusqu’à ce que, devant l’Occident massé comme un infranchissable obstacle, le tourbillon des cavaliers d’Asie s’arrêtât court.

Vers le milieu de la place, loin de la lumière, des formes blanches, accroupies sur le sol, s’agitaient confusément, avec un murmure vague de voix gazouillantes. Ces fantômes pâles, relégués à l’écart, dans un flottement de voiles et de vêtemens amples, c’étaient des femmes turques, à qui l’on avait permis de prendre part, de très loin, à la fête du glorieux sultan. Les hommes importans étaient réunis dans la petite maison du général Nedjib-Pacha, près de la porte de la citadelle génoise. Le cadre des fenêtres laissait voir des coins de tableaux où j’apercevais le profil busqué du général, et, tout autour de lui, une assemblée de turbans blancs, qui ressemblaient à un conseil fantastique de patriarches.

Le konak était éclairé de bougies, et Kiémal-Bey, ayant quitté ses dorures, recevait ses invités en simple stambouline. Un petit café grec, au milieu de la place, était rempli de gens qui buvaient en plein air des verres de sirop de cerise, de la limonade et des tasses de café turc. Les chapeaux ronds et les paletots européens circulaient parmi les accoutremens des insulaires. Quelques familles, se tenant par la main, étaient venues prendre le frais dans le quartier musulman, après le repas du soir. Des jeunes filles grecques, en cheveux, riaient et babillaient. Je m’occupais à analyser les sentimens divers de cette foule composite. Étrange fête nationale, qui est célébrée seulement par une minorité armée, et que le reste de la population regarde avec indifférence, malveillance ou simple curiosité ! Ce même soir, le Bosphore était en feu ; on illuminait à Andrinople, à Sivas, à Erzeroum, à Jérusalem, à Tripoli de Syrie. Mais cette fête n’était plus qu’un éclatant lambeau de gloire, un ressouvenir des victoires éclipsées, et je voyais diminuer cette féerie, à mesure que je m’enfonçais dans les rues obscures, éteintes, hostiles, du quartier grec.


GASTON DESCHAMPS.

  1. Pièce d’argent, qui vaut, selon le pays où l’on se trouve, de 23 à 33 piastres, environ quatre francs.
  2. Gendarme à pied.
  3. Portefaix.
  4. Gouverneur d’un sandjak. Ce fonctionnaire est inférieur au vali, qui commande à tout un vilayet, et supérieur au caïmacam, qui est chargé de l’administration d’un caza.
  5. « Commandant de mille hommes. » C’est le titre qu’on donne, en Turquie, aux capitaines de gendarmerie, lesquels commandent ordinairement une vingtaine de zaptiehs.
  6. Diminutif du mot turc ràhat loukoum, qui signifie « délices de la bouche, » et qui désigne une pâte parfumée dont les Orientaux font leur régal.
  7. Kiémal-Bey est mort depuis le voyage de l’auteur de cet article.