En famille/Chapitre XXVI

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Flammarion (p. 301-312).

XXVI

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Quand l’ingénieur Fabry reviendrait-il ?

C’était la question que Perrine se posait avec inquiétude, puisque ce jour-là son rôle d’interprète auprès des monteurs anglais serait fini.

Celui de traductrice des journaux de Dundee pour M. Vulfran continuerait-il jusqu’à la guérison de Bendit ? en était une autre plus anxieuse encore.

Ce fut le jeudi, en arrivant le matin avec les monteurs, qu’elle trouva Fabry dans l’atelier, occupé à inspecter les travaux qui avaient été faits ; discrètement elle se tint à une distance respectueuse et se garda bien de se mêler aux explications qui s’échangèrent, mais le chef monteur la fit quand même intervenir :

« Sans cette petite, dit-il, nous n’aurions eu qu’à nous croiser les bras. »

Alors Fabry la regarda, mais sans lui rien dire, tandis que de son côté elle n’osait lui demander ce qu’elle devait faire, c’est-à-dire si elle devait rester à Saint-Pipoy ou retourner à Maraucourt.

Dans le doute elle resta, pensant que puisque c’était M. Vulfran qui l’avait fait venir, c’était lui qui devait la garder ou la renvoyer.

Il n’arriva qu’à son heure ordinaire amené par le directeur qui lui rendit compte des instructions que l’ingénieur avait données et des observations qu’il avait faites ; mais il se trouva qu’elles ne lui donnèrent pas entière satisfaction :

« Il est fâcheux que cette petite ne soit pas là, dit-il, mécontent.

— Mais elle est là, répondit le directeur, qui fit signe à Perrine d’approcher.

— Pourquoi n’es-tu pas retournée à Maraucourt ? demanda M. Vulfran.

— J’ai cru que je ne devais partir d’ici que quand vous me le commanderiez, répondit-elle.

— Tu as eu raison, dit-il, tu dois être ici à ma disposition quand je viens… »

Il s’arrêta, pour reprendre presque aussitôt :

« Et même j’aurai besoin de toi aussi à Maraucourt ; tu vas donc rentrer ce soir, et demain matin tu te présenteras au bureau ; je te dirai ce que tu as à faire. »

Quand elle eut traduit les ordres qu’il voulait donner aux monteurs, il partit, et ce jour-là il ne fut pas question de lire des journaux.

Mais qu’importait ; ce n’était pas quand le lendemain semblait assuré, qu’elle allait prendre souci d’une déception pour le jour présent.

« J’aurai besoin de toi aussi à Maraucourt. »

Ce fut la parole qu’elle se répéta dans le chemin qu’en venant à Saint-Pipoy, elle avait fait à côté de Guillaume. À quoi allait-elle être employée ? Son esprit s’envola, mais sans pouvoir s’accrocher à rien de solide. Une seule chose était certaine : elle ne retournait point aux cannetières. Pour le reste il fallait attendre ; mais non plus dans la fièvre de l’angoisse, car ce qu’elle avait obtenu lui permettait de tout espérer, si elle avait la sagesse de suivre la ligne que sa mère lui avait tracée avant de mourir, lentement, prudemment, sans rien brusquer, sans rien compromettre : maintenant elle tenait entre ses mains sa vie qui serait ce qu’elle la ferait ; voilà ce qu’elle devait se dire chaque fois qu’elle aurait une parole à prononcer, chaque fois qu’elle aurait une résolution à prendre, chaque fois qu’elle risquerait un pas en avant ; et cela sans pouvoir demander conseil à personne.

Elle s’en revint à Maraucourt en réfléchissant ainsi, marchant lentement, s’arrêtant lorsqu’elle voulait cueillir une fleur dans le pied d’une haie, ou bien lorsque par-dessus une barrière une jolie échappée de vue s’offrait à elle sur les prairies et les entailles : un bouillonnement intérieur, une sorte de fièvre la poussaient à hâter le pas, mais volontairement elle le ralentissait ; à quoi bon se presser ? C’était une habitude qu’elle devait prendre, une règle qu’elle devait s’imposer de ne jamais céder à des impulsions instinctives.

Elle retrouva son île dans l’état où elle l’avait laissée, avec chaque chose à sa place ; les oiseaux avaient même respecté les groseilles du saule qui ayant mûri pendant son absence, composèrent pour son souper un plat, sur lequel elle ne comptait pas du tout.

Comme elle était rentrée de meilleure heure que lorsqu’elle sortait de l’atelier, elle ne voulut pas se coucher aussitôt son souper fini, et en attendant la tombée de la nuit, elle passa la soirée en dehors de l’aumuche, assise dans les roseaux à l’endroit où la vue courait librement sur l’entaille et ses rives. Alors elle eut conscience que si courte qu’eût été son absence, le temps avait marché et amené des changements pour elle menaçants. Dans les prairies ne régnait plus le silence solennel des soirs, qui l’avait si fortement frappée aux premiers jours de son installation dans l’île, quand dans toute la vallée on n’entendait sur les eaux, au milieu des hautes herbes, comme sous le feuillage des arbres que les frôlements mystérieux des oiseaux qui rentraient pour la nuit. Maintenant la vallée était troublée au loin par toutes sortes de bruits : des battements de faux, des grincements d’essieu, des claquements de fouet, des murmures de voix. C’est qu’en effet, comme elle l’avait remarqué en revenant de Saint-Pipoy, la fenaison était commencée dans les prairies les mieux exposées, où l’herbe avait mûri plus vite ; et bientôt les faucheurs arriveraient à celles de son entaille qu’un ombrage plus épais avait retardées.

Alors sans aucun doute elle devrait quitter son nid, qui pour elle ne serait plus habitable ; mais que ce fût par la fenaison ou par la chasse, le résultat ne devait-il pas être le même, à quelques jours près ?

Bien qu’elle fût déjà habituée aux bons draps, ainsi qu’aux


fenêtres et aux portes closes, elle dormit sur son lit de fougères comme si elle le retrouvait sans l’avoir jamais quitté, et ce fut seulement le soleil levant qui l’éveilla.

À l’ouverture des grilles, elle était devant l’entrée des Shèdes, mais au lieu de suivre ses camarades pour aller aux cannetières, elle se dirigea vers les bureaux, se demandant ce qu’elle devait faire : entrer, attendre ?

Ce fut à ce dernier parti qu’elle s’arrêta : puisqu’elle se tenait devant la porte, on la trouverait, si on la faisait appeler.

Cette attente dura près d’une heure ; à la fin elle vit venir Talouel qui durement lui demanda ce qu’elle faisait là.

« M. Vulfran m’a dit de me présenter ce matin au bureau.

— La cour n’est pas le bureau.

— J’attends qu’on m’appelle.

— Monte. »

Elle le suivit ; arrivé sous la véranda, il alla s’asseoir à califourchon sur une chaise, et d’un signe de main appela Perrine devant lui.

« Qu’est-ce que tu as fait à Saint-Pipoy ? »

Elle dit à quoi M. Vulfran l’avait employée.

« M. Fabry avait donc ordonné des bêtises ?

— Je ne sais pas.

— Comment tu ne sais pas ; tu n’es donc pas intelligente ?

— Sans doute je ne le suis pas.

— Tu l’es parfaitement, et si tu ne réponds pas c’est parce que tu ne veux pas répondre ; n’oublie pas à qui tu parles. Qu’est-ce que je suis ici ?

— Le directeur.

— C’est-à-dire le maître, et puisque comme maître, tout me passe par les mains, je dois tout savoir ; celles qui ne m’obéissent pas, je les mets dehors, ne l’oublie pas. »

C’était bien l’homme dont les ouvrières avaient parlé dans la chambrée, le maître dur, le tyran qui voulait être tout dans les usines, non seulement à Maraucourt, mais encore à Saint-Pipoy, à Bacourt, à Flexelles, partout, et à qui tous les moyens étaient bons pour étendre et maintenir son autorité, à côté, au-dessus même de celle de M. Vulfran.

« Je te demande quelle bêtise a faite M. Fabry, reprit-il, en baissant la voix.

— Je ne peux pas vous le dire puisque je ne le sais pas ; mais je peux vous répéter les observations que M. Vulfran m’a fait traduire pour les monteurs. »

Elle répéta ces observations sans en omettre un seul mot.

« C’est bien tout ?

— C’est tout.

— M. Vulfran t’a-t-il fait traduire des lettres ?

— Non, monsieur ; j’ai seulement traduit des passages du Dundee News, et en entier la Dundee trades report association.

— Tu sais que si tu ne me dis pas la vérité, toute la vérité, je l’apprendrai bien vite, et alors, ouste ! »

Un geste souligna ce dernier mot, déjà si précis, dans sa brutalité.

« Pourquoi ne dirais-je pas la vérité ?

— C’est un avertissement que je te donne.

— Je m’en souviendrai, monsieur, je vous le promets.

— Bon. Maintenant va t’asseoir sur le banc là-bas ; si M. Vulfran a besoin de toi, il se rappellera qu’il t’a dit de venir. »

Elle resta près de deux heures sur son banc, n’osant pas bouger tant que Talouel était là, n’osant même pas réfléchir, ne se reprenant que lorsqu’il sortait, mais s’inquiétant, au lieu de se rassurer, car il eût fallu, pour croire qu’elle n’avait rien à craindre de ce terrible homme, une confiance audacieuse qui n’était pas dans son caractère. Ce qu’il exigeait d’elle ne se devinait que trop : qu’elle fût son espion auprès de M. Vulfran, tout simplement, de façon à lui rapporter ce qui se trouverait dans les lettres qu’elle aurait à traduire.

Si c’était là une perspective bien faite pour l’épouvanter, cependant elle avait cela de bon de donner à croire que Talouel savait ou tout au moins supposait qu’elle aurait des lettres à traduire, c’est-à-dire que M. Vulfran la prendrait près de lui tant que Bendit serait malade.

Cinq ou six fois en voyant paraître Guillaume, qui, lorsqu’il ne remplissait pas les fonctions de cocher, était attaché au service personnel de M. Vulfran, elle avait cru qu’il venait la chercher, mais toujours il avait passé sans lui adresser la parole, pressé, affairé, sortant dans la cour, rentrant. À un certain moment il revint ramenant trois ouvriers qu’il conduisit dans le bureau de M. Vulfran, où Talouel les suivit. Et un temps assez long s’écoula, coupé quelquefois par des éclats de voix qui lui arrivaient quand la porte du vestibule s’ouvrait. Évidemment M. Vulfran avait autre chose à faire que de s’occuper d’elle et même de se souvenir qu’elle était là.

À la fin les ouvriers reparurent accompagnés de Talouel : quand ils étaient passés la première fois ils avaient la démarche résolue de gens qui vont de l’avant et sont décidés ; maintenant ils avaient des attitudes mécontentes, embarrassées, hésitantes. Au moment où ils allaient sortir, Talouel les retint d’un geste de main :

« Le patron vous a-t-il dit autre chose que ce que je vous avais déjà dit moi-même ? Non, n’est-ce pas. Seulement il vous l’a dit moins doucement que moi, et il a eu raison.

— Raison ! Ah ! malheur.

— Vo n’direz point ça.

— Si, je le dirai parce que c’est la vérité. Moi, je suis toujours pour la vérité et la justice. Placé entre le patron et vous, je ne suis pas plus de son côté que du vôtre, je suis du mien qui est le milieu. Quand vous avez raison, je le reconnais ; quand vous avez tort, je vous le dis. Et aujourd’hui vous avez tort. Ça ne tient pas debout vos réclamations. On vous pousse, et vous ne voyez pas où l’on vous mène. Vous dites que le patron vous exploite, mais ceux qui se servent de vous, vous exploitent encore bien mieux ; au moins le patron vous fait vivre, eux vous feront crever de faim, vous, vos femmes, vos enfants. Maintenant il en sera ce que vous voudrez, c’est votre affaire bien plus que la mienne. Moi je m’en tirerai avec de nouvelles machines qui marcheront avant huit jours et feront votre ouvrage mieux que vous, plus vite, plus économiquement, et sans qu’on ait à perdre son temps à discuter avec elles — ce qui est quelque chose, n’est-ce pas ? Quand vous aurez bien tiré la langue, et que vous reviendrez en couchant les pouces, votre place sera prise, on n’aura plus besoin de vous. L’argent que j’aurai dépensé pour mes nouvelles machines, je le rattraperai bien vite. Voilà. Assez causé.

— Mais…

— Si vous n’avez pas compris, c’est bête, je ne vais pas perdre mon temps à vous écouter. »

Ainsi congédiés, les trois ouvriers s’en allèrent la tête basse, et Perrine reprit son attente jusqu’à ce que Guillaume vint la chercher pour l’introduire dans un vaste bureau où elle trouva M. Vulfran assis devant une grande table couverte de dossiers qu’appuyaient des presse-papiers marqués d’une lettre en relief, pour que la main les reconnût à défaut des yeux, et dont l’un des bouts était occupé par des appareils électriques et téléphoniques.

Sans l’annoncer, Guillaume avait refermé la porte derrière elle. Après un moment d’attente, elle crut qu’elle devait avertir M. Vulfran de sa présence :

« C’est moi Aurélie, dit-elle.

— J’ai reconnu ton pas ; approche et écoute-moi. Ce que tu m’as raconté de tes malheurs, et aussi l’énergie que tu as montrée m’ont intéressé à ton sort. D’autre part, dans ton rôle d’interprète avec les monteurs, dans les traductions que je t’ai fait faire, enfin dans nos entretiens j’ai rencontré en toi une intelligence qui m’a plu. Depuis que la maladie m’a rendu aveugle, j’ai besoin de quelqu’un qui voie pour moi, et qui sache regarder ce que je lui indique aussi bien que m’expliquer ce qui le frappe. J’avais espéré trouver cela dans Guillaume qui lui aussi est intelligent, mais par malheur la boisson l’a si bien abêti qu’il n’est plus bon qu’à faire un cocher, et encore à condition d’être indulgent. Veux-tu remplir auprès de moi la place que Guillaume n’a pas su prendre ? Pour commencer tu auras quatre-vingt-dix francs par mois, et des gratifications si, comme je l’espère, je suis content de toi. »

Suffoquée par la joie, Perrine resta sans répondre.

« Tu ne dis rien ?

— Je cherche des mots pour vous remercier, mais je suis si émue, si troublée que je n’en trouve pas ; ne croyez pas… »

Il l’interrompit :

« Je crois que tu es émue en effet, ta voix me le dit, et j’en suis bien aise, c’est une promesse que tu feras ce que tu pourras pour me satisfaire. Maintenant autre chose : as-tu écrit à tes parents ?

— Non, monsieur ; je n’ai pas pu, je n’ai pas de papier…

— Bon, bon ; tu vas pouvoir le faire, et tu trouveras dans le bureau de M. Bendit, que tu occuperas en attendant sa guérison, tout ce qui te sera nécessaire. En écrivant, tu devras dire à tes parents la position que tu occupes dans ma maison ; s’ils ont mieux à t’offrir, ils te feront venir ; sinon, ils te laisseront ici.

— Certainement, je resterai ici.

— Je le pense, et je crois que c’est le meilleur pour toi maintenant. Comme tu vas vivre dans les bureaux où tu seras en relation avec les employés, à qui tu porteras mes ordres, comme d’autre part tu sortiras avec moi, tu ne peux pas garder tes vêtements d’ouvrière, qui, m’a dit Benoist, sont fatigués…

— Des guenilles ; mais je vous assure, monsieur, que ce n’est ni par paresse, ni par incurie, hélas !

— Ne te défends pas. Mais enfin comme cela doit changer, tu vas aller à la caisse où l’on te remettra une fiche pour que tu prennes, chez Mme  Lachaise, ce qu’il te faut en vêtements, linge de corps, chapeau, chaussures. »

Perrine écoutait comme si au lieu d’un vieillard aveugle à la figure grave, c’était une belle fée qui parlait, la baguette au-dessus d’elle.

M. Vulfran la rappela à la réalité :

« Tu es libre de choisir ce que tu voudras, mais n’oublie pas que ce choix me fixera sur ton caractère. Occupe-toi de cela. Pour aujourd’hui je n’aurai pas besoin de toi. À demain. »