En flânant dans les portages/01

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Les Trois-Rivières : les Éditions du Bien public (p. 9-12).

Revanche

La fête, des arbres.

À l’arrière d’une lourde barque qui, lentement, refoule le courant du fleuve étonné, le laboureur normand, debout, front plissé sous la brise et le soleil ardent, s’appuie d’une main au manchon lisse d’une charrue neuve au soc frais aiguisé.

Son œil de terrien fouille les baies, les pointes et les caps, qui, sans fin, découpent les rives monotones.

La forêt a tout conquis : vallées et collines. L’arbre règne, souverain indiscuté, laissant à peine aux eaux des chemins étroits, tortueux, où couler des flots que l’impatience agite.

En vain le laboureur inquiet cherche, dans les feuillées claires du sud, dans les feuillées plus sombres du nord, une clairière ou l’herbe rase d’un champ.

La moisson sylvestre, qui, depuis des siècles, lève, depuis des siècles, patiente et tenace, a tout envahi.

Sur le sable fin d’une baie tranquille, la barque lasse s’arrête.

Alors, comprenant que, de haute lutte, il faudra disputer ce sol à la forêt insatiable, l’homme saute sur la rive, crispe ses deux mains sur la cognée, et à grands coups qui montent en résonnant le long du tronc énorme, il abat un gros pin qui tombe en fracassant ses branches. Puis, prenant dans la bar­que la charrue endormie, sur la première souche il appuie le premier soc, enlève son bonnet trempé de sueur chaude, et, défiant la forêt, la regarde les bras croisés !

Longtemps la forêt résiste. Mais sous les haches qui se lèvent, qui s’abaissent, sans pitié, sans répit, peu à peu elle recule.

Pour échapper enfin aux morsures incessantes des prés qui la rongent, fuyant la vallée hérissée de sou­ches grises, lugubres stèles funéraires, elle s’est réfu­giée là-bas sur les montagnes arides, qui dressent leurs pierres ainsi qu’une barricade.

Petits-fils de ceux-là qui taillèrent à même les grands bois nos plaines et nos campagnes, ayant fait la trêve et regrettant les pins et les sapins touf­fus, nous replantons, sur la terre trop nue, les arbres qu’autrefois nos pères avaient coupés.