En flânant dans les portages/06

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Les Trois-Rivières : les Éditions du Bien public (p. 41-49).

En préparant ses lignes

Seule l’impatience du pêcheur qui se prépare à pêcher pourra jamais se comparer à la patience proverbiale du pêcheur pêchant.

Mais alors que cette solide patience est sujette à combien de cruelles vicissitudes, des illusions quiètes, qu’il ferait si bon soustraire à l’implacable épreuve des réalités, tempèrent la fièvre d’un départ prochain.

Au milieu de ses occupations les plus absorbantes, et alors que lacs et rivières dorment encore sous les glaces, le disciple d’Isaac Walton se prend à songer aux plaisirs d’une saison que les lois, le climat, le métier, conspirent à faire si courte.

Les années même ne font qu’enfoncer plus avant au cœur l’innocente passion qui le possède. Viennent le soleil de mars, les dégels d’avril, les premiers bourgeons de mai, autant d’étapes impatiemment courues vers la réalisation du rêve. Un rayon plus chaud, une première mouche, le feront s’arrêter pensif, ou rechercher la compagnie d’un fervent de la ligne, pour entamer, sans se lasser jamais, le ressassage des éternelles histoires, qui bourrent, à le faire crever, le panier du pêcheur.

Écoutez-le songer tout haut, le soir, dans l’engourdissement béât d’une dernière pipe !

Oui, c’est bien vrai, le calendrier l’indique, dans un mois, dans une semaine, demain, la lune sera propice : un premier quartier. Avec le printemps que nous avons, la saison ne peut être que hâtive. Car il faut au pêcheur une raison plausible pour partir toujours un peu plus tôt, quitte à regretter, d’une année à l’autre, de n’avoir pu freiner son impatience.

Oui, dans un mois, je serai à mon endroit favori, la ligne en main, cheveux au vent, planté dans mes vieilles bottes, sur la grosse roche au pied de la chute grondante. Ce sera l’heure idéale ; le soleil vient à peine de se glisser derrière les pins de la montagne. Le vent tombe, une brise discrète ride à point les coins d’eau trop calme.

Je choisis dans mon livret une belle mouche neuve : noire en mai, bleue en juin ; puis une autre brune avec le ventre rouge, et, si vous y tenez, une troisième blanc et rouge. La truite, surtout celle qui habite les cours d’eau rapide, aime le rouge, et, quand il fait sombre, un peu de blanc tranche bien sur le ton foncé des eaux du printemps.

Inutile d’ailleurs de faire une sélection trop savante, car, à bien y penser, si la truite veut donner, — si elle n’est pas en humeur, rien à faire, — elle sautera, un peu plus un peu moins, sur la première mouche venue lancée d’une main experte et au bon endroit.

Vous avez sans doute remarqué combien vaguement les mouches artificielles ressemblent à celles que l’on veut imiter. Ce sont des leurres soignés, aux couleurs tentantes et jolies, mais adaptés à des conditions qui ne sont pas toujours les nôtres. D’ailleurs c’est tout simple : couleurs vives pour le printemps, les eaux et les jours sombres ; couleurs foncées pour les saisons plus avancées, les eaux et les temps clairs. La petite truite vorace n’en a cure, mais la grosse truite, plus rusée, demande de ces ménagements.

Des pointes parfaites, un crin simple, frais, trempé au préalable, une corde souple et imperméable, une perche bien balancée, un dévidoir en bon état, il n’en faut pas davantage…

Je suis toujours sur ma pointe de rocher, face aux eaux moutonnantes. Je recule de quelques pas pour ne pas effaroucher la grosse pièce qui, peut-être, se tient collée au bord ; je laisse tomber doucement mes mouches que le courant happe et fait tournoyer entre les cailloux, pendant que la main gauche qui contrôle la corde dévide ou retient au besoin.

Oh ! le petit frisson, le toc-toc d’un cœur ému, à la première belle prise de la saison !

Vous avez lancé en plein courant, là où le fretin saute hors de l’eau ; vous savez, le fretin saute quand la truite est en chasse, et c’est de bon augure ; vous faites danser vos mouches en frôlant les roches derrière lesquelles les truites se postent, le long des branches immergées sous lesquelles elles s’embusquent, et voilà que ça se décide.

D’un élan vif et sûr une première surgit, le temps de se retourner pour attraper votre appât qui file entre deux eaux. Puis c’est la petite lutte d’adresse pour tenir la corde bien tendue, sans brusquer ni tirer de trop, pour éviter les obstacles où la prisonnière veut emmêler votre ligne. Bientôt la corde se raidit moins fort, et vous ramenez doucement, avec des arrêts bien calculés pour vaincre les dernières résistances, en tournant le dévidoir au clic clic joyeux.

L’épuisette est à portée de votre main. Accroupi, le bras droit levé, à demi-tendu et un peu en arrière, vous tenez ferme la poignée et la corde. Le bout de votre ligne s’arque fortement. Votre main gauche plonge l’épuisette et recueille la captive : ventre rouge, dos noir, ailerons blanc et noir, dans le filet qu’elle agite de ses soubresauts désespérés.

Puis c’est une autre et une autre encore. Vous étendez de la ligne et lancez maintenant au loin, en plein courant. La corde siffle impatiente au bout de votre bras infatigable, et les mouches tombent de ci, de là, sautillent, promenant leur appel tentateur.

Le jour s’éteint trop vite à votre gré. Déjà les engoulevents marathonnent en jetant là-haut leur appel criard.

Restez encore car c’est l’heure des belles prises. Changez plutôt pour la mouche blanche, la mouche du soir.

Vous ramenez distraitement à vous pour un nouveau lancer en laissant s’enfoncer quelque peu vos appâts, lorsque soudain un remous se dessine. Votre ligne rudement secouée vous échappe presque des mains. C’est une grosse truite, qui, comme il arrive souvent à la tombée du jour, a saisi votre dernière mouche à quelques pouces de la surface, sans sauter, et appuie maintenant vers le fond de tout le poids de ses deux ou trois livres.

Ah ! la belle lutte, surtout si vous pêchez dans une eau rapide !

Allons, pas de brusquerie, du sang froid, du doigté ! C’est le temps de se rappeler les erreurs passées, les impatiences non contenues, avec, comme résultat, le crin ou la mouche cassés et adieu, la belle capture ! N’essayez pas d’enferrer à fond, votre truite est piquée et chaque effort l’enferre davantage si vous avez soin de garder la tension voulue. Méfiez-vous d’une détente subite, soyez prêt à ramener vivement de la gauche, car le plus difficile est de garder une prise qui vient vers vous après une volte-face inattendue. Vous vivez les plus beaux moments de la pêche, mais souvenez-vous toujours qu’il y a souvent loin de la rivière à l’épuisette.

Autant il est facile de cueillir la petite pièce, autant il faut d’adresse pour en amener une grosse, et plus encore… deux ou trois !

L’épuisette bien immergée, dissimulée le long du rocher, vous approchez lentement votre truite, la perche tenue haute et ferme, laissant au fin bout le soin de répondre aux tractions de la prisonnière. Parfois vous avez mal calculé son épuisement et la vue du filet lui redonnera un regain de vigueur. N’insistez pas, donnez de la corde et recommencez le travail d’approche, jusqu’à l’instant voulu où, en bonne position, un coup d’épuisette de bas en haut assurera votre victoire.

o-o-o

Ainsi le pêcheur, les soirs d’hiver ou de printemps maussades, vit ses rêves et pêche à peu de frais, les yeux fermés !

Il fréquente comme cela tantôt des rivières merveilleuses, sans craindre les moustiques, tantôt les lacs qu’il connaît et d’autres qu’il ne connaîtra jamais. Il glisse en canot silencieux et berceur ; il va le soir, ou le matin dans la brume humide, le printemps, à la bouche des ruisseaux, l’automne, sur les eaux calmes près des décharges ; il salue d’un sourire amical tel rocher, tel tronc mort au fond d’une baie perdue, points de repère précieux, où certain jour il fit cette pêche fameuse, oubliant volontiers les heures et les heures qu’il a passées depuis à ces mêmes endroits, sans jamais rien prendre qu’une bouffée d’air pur et une rasade en souvenir d’un lointain exploit.

Le rêve allumant des désirs impatients, vous le verrez, lui qui à peine s’achète un mouchoir, fréquenter les magasins d’agrès de pêche, ramasser aux étalages des mouches diverses aux noms fantaisistes, accumuler dans un placard : dévidoirs perfectionnés, lignes de toutes les longueurs, culottes et habits impossibles, que le premier vendeur venu lui cédera pour le bon prix.

Que voulez-vous, autant flatte sa manie. Tous ces objets sont prétextes faciles pour égarer sa pensée vers de futurs et chers plaisirs.

Se préparer à la pêche c’est déjà pêcher un peu, et les brochées prodigieuses que l’on rapporte en imagination font oublier les nombreux paniers vides.

Croyez-moi ! Le plaisir éphémère et incertain du pêcheur pêchant ne vaudra jamais la douce impatience du pêcheur qui rêve de pêcher.

Mais c’est une consolation que le vrai pêcheur ne goûte qu’en saison close !