En l’Année treize - Souvenirs d’un burgher mecklembourgeois/01

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EN
L’ANNÉE TREIZE
SOUVENIRS D’UN BURGHER MECKLEMBOURGEOIS[1].


I.

J’avais en 1813 quelque huit ans, — ce qui est peu, et quatre parrains, — ce qui est beaucoup. Le plus vénérable des quatre était sans contredit l’amtshauptmann ou chef de district, lequel professait de longue date une véritable amitié pour mon excellente mère. Mon père était bourgmestre de sa ville natale, de Stavenhagen ou Stemhagen, comme nous disons en bas-allemand. J’ai encore devant les yeux, au moment où j’écris, sa figure vénérable, que la mienne, — vénérable aussi par malheur, — m’aiderait, si besoin était, à me rappeler. L’amtshauptmann revit aussi dans mes souvenirs avec le bel habit bleu, les culottes jaunes et les bottes à revers qui décoraient sa personne quand il se promenait à midi sous les marronniers de la grand’ place. Je le vois également dans son vaste fauteuil, vers onze heures du matin, quand il me donnait audience pour écouter quelque message de mon père, lequel ne m’envoyait jamais plus tôt à l’imposant administrateur, connaissant les habitudes peu matinales de ce brave homme. Il était là, trônant au milieu de la chambre, la serviette nouée sous le menton, tandis que sa digne moitié, tortillant délicatement la petite queue de la chevelure auguste qu’elle venait de poudrer, tenait déjà le couteau de bois destiné à racler sur le front et autour des yeux la fine fleur d’amidon surabondamment éparpillée. Et après m’avoir écouté d’un air bienveillant : — Va, mon petit homme, va trouver mamzelle Westphalen... Elle te donnera de ma part pour ta peine une belle pomme.

Mamzelle Westphalen, — ainsi appelée depuis l’arrivée des Français dans nos pays, — avait compté jadis parmi les plus lestes fillettes de la cité; mais l’âge, développant outre mesure le relief de ses charmes incontestables, leur avait communiqué un caractère imposant, une majesté lente, qui contrastaient étrangement avec la vivacité de son langage alerte et court-vêtu quand elle notifiait ses ordres aux deux soubrettes chargées du service intérieur. Hanchen et Corlin ne chômaient guère sous le sceptre de l’impérieuse Westphalen, qui, malgré sa bonté native, avait su leur inspirer une terreur salutaire.

Un certain jour de cette mémorable année 13, je me croisai en sortant du schloss (château) avec le vieux meunier de Gielow. qui venait, humble et contrit, confesser à l’amtshauptmann les embarras de sa situation pécuniaire. Il était, paraît-il, aux abois, et sollicitait naïvement des autorités la permission de faire faillite. — Y songez-vous? à votre âge? lui dit l’amtshauptmann, après avoir écouté ses doléances... Ces choses-là sont acceptables quand on est jeune, mais chez nous autres vieillards ne sauraient se tolérer... Vous avez presque la soixantaine, j’en suis certain.

— Peut-être bien,... je ne sais pas trop, répondait le meunier. Notre ancien pasteur Hammerschmidt, qui tenait chez nous les registres de l’état civil, n’a jamais pu me dire à dix ans près l’époque de ma naissance.

— N’importe, vous êtes trop vieux pour vous mettre dans tous les embarras d’une faillite. C’est comme si je m’en mêlais, moi qui vous parle... Voyons, Voss, ne me trouveriez-vous pas absurde?

Voss était embarrassé pour répondre à une pareille question, venue de si haut. Il se gratta la tête, regarda le bout de ses bottes, et finit par convenir qu’une résolution de ce genre l’étonnerait prodigieusement.

— Vous voyez donc bien, reprit l’amtshauptmann, qu’il ne faut pas y songer... Qui vous pousse d’ailleurs à cette folie?

— Bien des choses, herr amtshauptmann. D’abord ce maudit procès avec mon frère : nous n’avons voulu céder ni l’un ni l’autre, et Dieu sait ce que la justice nous a mangé d’argent; puis ce juif, ce damné juif Itzig, à qui je dois cinq cents thalers depuis dix-huit mois et qui menace de m’exécuter. Mon frère est mort, direz-vous, mais il a laissé un grand coquin de fils qui court le pays les poches pleines d’argent, et qui se vante de me mettre à la raison relativement à cet héritage de mon oncle; or vous le savez...

— Je sais, je sais toute l’histoire, et depuis longtemps, interrompit l’amtshauptmann épouvanté.

— Mon beau neveu serait moins fier et moins riche aussi, reprit le vieux Voss, s’il avait vu comme moi ses troupeaux enlevés par les Français, que Dieu maudisse ! si ses chevaux avaient été mis en réquisition et sa maison pillée à deux ou trois reprises... Mais je ne m’inquiète guère de ses menaces. C’est le juif, le juif damné, qui me tient à la gorge.

— C’est cinq cents thalers que vous lui devez? A-t-il votre signature?

— Certainement.

— Il faudra donc vous arranger pour payer au terme convenu; ce qui est écrit est écrit...

— Je croyais pourtant, herr amtshauptmann.

— Ce qui est écrit est écrit.

— Vis-à-vis d’un juif...

— Juif ou chrétien, ce qui est écrit est écrit.

Sur cet arrêt définitif et sans appel, le pauvre meunier de Gielow s’en alla tête basse. Au fond, notre digne amtshauptmann avait le cœur plus gros qu’il n’en eût voulu convenir en songeant à la situation de ce pauvre diable établi depuis trente-trois ans dans le district de Stemhagen. — Comment l’aider? se demandait-il. Où lui trouver un prêteur disposant de cinq cents thalers? Je n’en sais qu’un dans tout le pays, le vieux Roggenbom de Scharfzow, et celui-là ne voudra jamais. Les temps sont durs, durs pour tout le monde. Si encore le juif consentait à attendre,... peut-être que vers Pâques je pourrais...

Le cours de ces charitables réflexions fut ici brusquement interrompu par le bruit d’une rapide cavalcade. Sept chasseurs français venaient d’entrer au grand trot dans la cour du schloss. L’un d’eux descendit de cheval, attacha sa monture à la porte du pigeonnier de mamzelle Westphalen, et, pénétrant sans la moindre façon jusque chez l’amtshauptmann, se mit, avec force blasphèmes et gestes forcenés, à lui crier aux oreilles toute sorte de choses que l’honorable magistrat n’avait garde de comprendre. Son embarras, que le nouveau-venu prenait pour mauvais vouloir et mépris, tendait à exaspérer la discussion, et le Français avait déjà mis plus d’une fois la main sur la poignée de son sabre quand l’amtshauptmann appela par la fenêtre son jeune factotum Fritz Sahlmann, un gamin de quatorze ou quinze ans qui faisait ordinairement les commissions du schloss. — Cours chez le burmeister, et dis-lui d’arriver au plus vite; les choses ici menacent de mal tourner. — Ce message, fidèlement transmis à la maison, fit sortir mon père de ses allures habituelles. Il vola au secours de l’autorité menacée, n’étant pas homme à s’intimider aisément, et sachant assez de français pour tenir tête à nos plus farouches vainqueurs. Son arrivée au schloss fut une vraie délivrance pour le chef supérieur du district, qui, un dictionnaire à la main, cherchait vainement à saisir et à s’expliquer les imprécations du terrible chasseur. — Quel homme! quel affreux sauvage ! Pour Dieu, mon ami, sachez ce qu’il veut, cria-t-il à mon père, qui venait d’entrer.

Ce que le Français voulait fut bientôt expliqué. Il demandait tout uniment quinze bœufs gras, une charge de blé, sept cents aunes de drap vert et cent louis d’or, sans parler d’une bonne quantité de vang pour rafraîchir ses hommes. — Ah çà! mon ami, disait l’amtshauptmann, pour qui nous prend-on? Cet homme a perdu la tête, cet homme est un brig....

— Doucement, s’il vous plaît, s’écria mon père, il a dû entendre quelquefois cette épithète, et pourrait fort bien la reconnaître, ce qui nous coûterait cher. Maintenant, si vous m’en voulez croire, nous lui donnerons du vang à discrétion, et quand ils auront bu, on verra ce qui peut se faire.

Fritz Sahlmann, convoqué tout aussitôt, reçut ordre d’aller demander à mamzelle Westphalen quelques bouteilles de vin, « et pas du meilleur, » ajouta sagement le digne amtshauptmann. Mon père but ensuite à la santé du cavalier français, qui lui fit raison, et ils n’en restèrent là ni l’un ni l’autre. Les rasades se succédaient avec une effrayante rapidité. — Herr amtshauptmann, prenez place et venez à mon aide, s’écria bientôt mon père, qui se sentait étourdir.

— Mon ami, repartit l’autre, je suis d’âge et de charge à ne pas me commettre en buvant avec un drôle comme ce soldat.

— C’est pour le pays. D’ailleurs moi, je n’en puis mais….. Il nous faudrait une tête plus solide que la mienne.

Comme il disait ces mots, entre les battans de la porte entrebâillée se montra le visage du vieux meunier. — J’ai oublié pour mon procès,... commençait-il déjà. On lui coupa la parole.

— Ici, Voss! lui cria mon père. Il s’agit de griser ce Français. Je vous requiers formellement de rendre ce service à la patrie!

Le meunier de Gielow n’hésita pas, et prit bravement en face du chasseur, qui ne parut pas s’en apercevoir, la place de son bourgmestre. Le premier embarras passé, on l’eût dit fort à l’aise dans son nouveau rôle. Les deux magistrats conféraient ensemble. — Voilà qui va bien, disait l’amtshauptmann, celui-là sera bientôt sous la table; mais que faire des six autres? — Je crois, répondit mon père, que je tiens une bonne idée pour nous en débarrasser. L’inévitable Fritz Sahlmann fut mandé de nouveau. — Garçon, lui dit mon père, tu vas descendre par le jardin du château jusque chez l’horloger Droz. Ordre à lui de revêtir son uniforme, ses guêtres noires, son bonnet à poil, sans oublier son fusil et son sabre. Puis il se glissera jusqu’à la petite porte verte sur laquelle donne la fenêtre du coin, et nous préviendra en toussant de son arrivée.

Droz l’horloger, Neufchâtelois de naissance, avait porté les armes sous plusieurs drapeaux, entre autres sous ceux de la France, et après maintes aventures était venu s’échouer dans ma ville natale, où il épousa une veuve et s’établit définitivement. Son uniforme de grenadier pendait chez lui à un clou de sa pauvre boutique, et le soir, quand il faisait trop noir pour continuer ses rhabillages de montres et de vieilles horloges, cet ex-militaire se complaisait souvent à revêtir sa glorieuse armure, moins le bonnet à poil, dont la hauteur n’était pas compatible avec celle du petit atelier. Et là, devant sa famille, il discourait de « la grande nation. » Il se rappelait les manœuvres du Champ de Mars, les commandemens de « par file à droite! » et « par file à gauche! » s’exaltant et se démenant avec une telle furie que sa femme et ses enfans, saisis d’effroi, se réfugiaient bien vite dans leurs lits respectifs. Au demeurant le meilleur et le plus inoffensif bourgeois qui ait jamais figuré dans les rangs d’une milice communale.

Pendant que, docile aux ordres de son supérieur, il endossait sa défroque d’ex-héros, le meunier Voss et le chasseur français échangeaient des toasts passablement incohérens. — A vous! disait le soldat, qui semblait apprécier le vin rouge de l’amtshauptmann.

— Dieu vous mène loin d’ici! répondait le meunier avec un sourire tout amical.

— Serviteur ! recommençait poliment le fils de la Gaule.

— Mauvais chenapan ! répliquait le meunier plus affectueux que jamais.

Peu à peu la tendresse gagna pour tout de bon les deux buveurs, qui s’étreignaient, poitrine contre poitrine, avec des larmes sympathiques. Justement alors on entendit sous la fenêtre du coin la toux grave de l’horloger. Tandis que l’amtshauptmann se demandait in petto ce que le duc son maître penserait de la situation critique où se trouvait un de ses fonctionnaires les plus dévoués, mon père alla porter à la dérobée quelques instructions à maître Droz, qui les suivit de point en point avec une exactitude toute militaire.

Sorti furtivement des jardins du château, il prit, une fois en face de la principale entrée, des allures plus bruyantes. Il s’était redressé, il faisait sonner les capucines de son lourd fusil. C’était « la grande nation » dans toute sa gloire et dans toute sa jactance. Tout cela lui allait, car il avait fière et martiale tournure. Il attira bientôt l’attention des six chasseurs, debout près de leurs chevaux, et qui, le voyant, se mirent à chuchoter entre eux. L’un d’eux, se détachant du groupe, vint lui demander d’où il venait, et où il comptait aller. Sans même se retourner, et lui jetant par-dessus l’épaule un regard dédaigneux, notre homme répondit en français très sommaire qu’il était le quartier-maître du soixante-treizième, que son régiment arrivait de Malchin, et arriverait dans une demi-heure. — Il faut, ajouta-t-il, que je confère tout de suite avec M. le bailli… À ces mots, le chasseur parut s’émouvoir beaucoup, et Droz, prenant la balle au bond, laissa entendre qu’il s’agissait de certains maraudeurs spécialement pourchassés par son colonel. — Pas plus tard qu’hier, nous en avons fusillé deux, ajouta-t-il avec une gracieuse négligence. — Ces détails intéressaient peut-être les chasseurs, mais il n’y parut guère, car l’un après l’autre ils montèrent à cheval, et, bien que les deux derniers s’attardassent quelque peu, jasant entre eux et se montrant les fenêtres de l’appartement où leur camarade faisait bombance, la cour en quelques instans se trouva vide. Nous autres enfans qui batifolions près de la porte de Brandebourg, nous les vîmes passer, ces foudres de guerre, piétinant jusqu’au poitrail de leurs chevaux dans les épaisses fanges de nos routes mecklembourgeoises. On touchait effectivement au printemps, et le dégel avait commencé.


II.

Herr Droï, vous avez été pour nous un ange de délivrance ! — Ce fut en ces termes légèrement enthousiastes que mamzelle Westphalen félicita et remercia l’horloger, pour qui elle professait dans le secret de son cœur innocent une admiration sans conséquence. Elle l’appelait Droï, croyant mieux prononcer ainsi le français, langue dans laquelle elle s’exprimait assez péniblement pour que ses entretiens avec un étranger qui baragouinait un allemand presque inintelligible fussent sujets à de fréquens malentendus.

L’ange de délivrance, ayant déposé son bonnet à poil sur une chaise de paille et son fusil contre le calorifère de l’office qui servait de salon à mamzelle, s’était attablé devant deux flacons de vin, — cette fois du meilleur, — et les vidait à loisir ; ils lui rappelaient, disait-il, le bon vin du pays de Vaud, beau pays où il se déclarait fier d’être né. — C’est là que les oiseaux chantent et que les ruisseaux murmurent, — ajoutait-il avec un accent pathétique. Cependant la nuit se faisait. Les bouteilles menaçaient de tarir ; mais les propos ne tarissaient point. Survint tout à coup Fritz Sahlmann, porteur de nouvelles à sensation, — l’amtshauptmann se promenait seul, sans chapeau, dans son jardin, et se parlait tout haut à lui-même. Le burmeister s’était dérobé pour rentrer chez lui sans dire mot à qui que ce fût. Friedrich, le garçon meunier de maître Voss, attendait à la porte du château, avec la charrette, sacrant, comme à son ordinaire, contre les « patriotes » et contre Dumouriez. Le meunier mettait le poing sous le nez du chasseur, qui se laissait narguer et honnir sans donner le moindre signe de colère.

— Fritz Sahlmann, vous nous faites là des histoires à dormir debout, répliqua la mamzelle. Êtes-vous bien sûr que ce Français ne remue plus ? M’accompagneriez-vous près de lui ? Je vous sais poltron, et je m’en rapporterai à vous, si vous ne refusez point.

Fritz ayant consenti : — Voyons, continua la prudente demoiselle, allez me chercher le garçon meunier ! Herr Droï voudra bien aussi m’escorter. Vous prendrez tous, pour me défendre au besoin, des engins qui percent et qui coupent. À ces conditions, je me risque.

L’escorte s’étant formée, la Westphalen se mit en route, plus lentement encore que de coutume, pour se rendre dans la chambre à coucher de l’amtshauptmann. Friedrich marchait en éclaireur, et Droï formait l’arrière-garde, Fritz voltigeant sur les flancs du corps d’armée. Un spectacle étrange les attendait. Le meunier attablé, tenant un verre de chaque main et les choquant l’un contre l’autre alternativement, buvait solennellement à sa propre santé d’abord, puis à celle de son hôte. Il avait ôté sa veste, l’ouvrage lui donnant chaud. Au-dessus de sa face large et souriante s’agitait le casque de cavalerie à longue crinière avec une aigrette pour plumet. Le grand sabre du chasseur, accroché je ne sais comment à sa taille épaisse, accompagnait chacun de ses mouvemens d’un cliquetis métallique. Quant au Français lui-même, il était couché sur un sofa, coiffé du bonnet de nuit et roulé dans la robe de chambre à ramages de l’amtshauptmann. Par une inspiration facétieuse, le meunier lui avait glissé dans la main droite une longue plume d’oie que le malheureux, complètement hébété, brandissait comme une épée.

Mamzelle Westphalen contemplait quasi pétrifiée ce spectacle sans précédens pour elle. Son premier mouvement quand elle eut repris l’usage de sa volonté fut de courir sus à l’ennemi revêtu des dépouilles de son maître. Elle lui arracha lestement le bonnet de nuit profané ; puis, étonnée elle-même d’avoir osé tant : — Friedrich, dit-elle, ôtez à cet impie la robe de chambre de monsieur ! et vous, herr Droï, enlevez la soupière dont ce meunier de malheur a couvert sa pauvre tête ! Désarmez-le par la même occasion ! Maintenant que nous reste-t-il à faire ? continua-t-elle les bras croisés, quand ces derniers ordres eurent été exécutés.

— Je le sais, moi, s’écria Friedrich ; en même temps il tirait de sa poche un grand couteau de fort mauvaise mine. Mamzelle poussa un cri de terreur en le voyant écarter à la hâte les revers de la veste du chasseur, qu’il semblait vouloir égorger sur place. Droz au même moment s’était précipité. — Y pensez-vous ? disait-il, étreignant fortement le bras de l’assassin présumé. Fritz, penché à la fenêtre, appelait déjà l’amtshauptmann. Deux bons soufflets de la mamzelle arrêtèrent dès le début cette manifestation indiscrète. C’était là pour ce jeune serviteur la moitié tout au plus de sa ration quotidienne.

— Diable, diable, reprit Droz, on ne tue pas comme cela un pauvre garçon sans défense.

— Ah çà ! vous me prenez donc pour un cannibale, vous ? répliqua Friedrich stupéfait. Vous pensiez que j’allais lui planter mon eustache dans la poitrine ? Il s’agit bien de cela ; je voulais simplement couper les boutons de sa culotte.

— De sa culotte ? répéta la Westphalen, profondément scandalisée.

— Évidemment, mademoiselle, reprit l’autre avec le plus merveilleux sang-froid. Quand je servais en Hollande sous le duc de Brunswick contre les damnés patriotes et ce galérien de Dumouriez, tous les prisonniers en passaient par là, car, voyez-vous, mademoiselle, continua-t-il d’un air convaincu, c’est le meilleur moyen qu’on ait trouvé pour les empêcher de fuir. Dès les premiers pas, la culotte leur tombe sur les talons, et…

— Voulez-vous bien vous taire ? interrompit la Westphalen, et pensez-vous que je me soucie des… vêtemens de ce Français ? Ne pensons qu’à nous débarrasser de lui au plus vite, avant que monsieur ne rentre ? S’il voyait ses habits sur le dos d’un pareil misérable, il ne les voudrait jamais remettre, et c’est justement sa plus belle robe de chambre ; mais que deviendra cet ivrogne ?

— Ce qu’il deviendra, balbutia le meunier Voss, qui saisit au vol, comme dans un nuage, cette question de la Westphalen… Un homme qui m’a juré amitié, ce qu’il deviendra ? Mon hôte, pardieu, l’hôte du vieux Voss… Où je vais, il va… Ma porte lui est ouverte.

— Dieu soit béni de lui avoir mis en tête cette fantaisie, reprit la mamzelle.. Nous voilà quittes de ce double embarras. Allons, herr Droï, encore un coup de main, prenez les jambes de cet homme ! Soutenez sa tête, Friedrich ! Vous, Fritz Sahlmann, donnez le bras au meunier, et prenez bien garde qu’il ne glisse !…

Le chargement des deux ivrognes dans le chariot ne s’opéra point sans difficulté. Sur la paille du fond, le représentant de la grande nation s’étala tout du long, et le meunier, tant bien que mal daossé à deux sacs de blé, fut supposé capable de se maintenir sur son séant. Ces arrangemens terminés, la charrette se mit en mouvement; mais elle n’avait pas fait trois pas qu’un cri de Fritz Sahlmann suspendit sa marche. — Et le cheval? disait-il. — Le cheval du chasseur attendait, nous l’avons dit, à la porte du pigeonnier. On alla le chercher sans retard, et on l’attachait à la queue du chariot lorsque l’amtshauptmann survint, non sans contrarier beaucoup sa femme de charge. — Ce n’est rien, ce n’est rien, lui dit-elle, allant au-devant des questions qu’elle voyait poindre sur ses lèvres. Le meunier Voss a invité ce Français à passer la nuit au moulin de Gielow. — Rien de mieux, si cela les arrange, dit l’amtshauptmann, évidemment soulagé par cette bonne nouvelle. Bon voyage, meunier, je ne vous oublierai pas!

Le meunier répondit à cette gracieuseté officielle par quelques vagues allusions au beau temps qu’il faisait, et sans autre éclaircissement la charrette sortit de la grande cour du schloss pour prendre la route de Malchin. Au bout de quelques minutes, Friedrich, qui tenait les rênes, se retourna pour voir où en était son patron, et si les cahots de son rustique véhicule l’avaient laissé en place. Hélas! le meunier avait glissé entre les deux sacs, et gisait à la renverse, sans se douter le moins du monde que la perpendiculaire lui manquât. Ceci jeta Friedrich dans une série de réflexions mélancoliques. — Évidemment, se disait-il, maître Voss ne descendra jamais tout seul de la charrette. Que diront sa femme et sa fille? et quelle scène je vais avoir, moi, par ricochet ! Maudit Français ! voilà pourtant de quoi il est cause !

Alors notre homme se rappela qu’en cette même saison et par un temps tout pareil il s’était vu, durant sa campagne de France sous le duc de Brunswick, poursuivi, traqué par les gens du pays envahi; il se rappela comment il avait fallu fuir sans habits, sans rien dans le corps, à moitié mort de faim et de misère. Et combien de ses camarades étaient morts sur les routes, combien au fond des taillis, entre autres son meilleur ami Kristian Kruger, et comme ils trouvaient peu de pitié! Ensuite lui revint le souvenir du bel attelage que l’ennemi lui avait tout récemment confisqué. — Mes deux beaux bais bruns remplacés par ces deux rosses affamées! Encore faut-il qu’elles s’épuisent à traîner un vil coquin de maraudeur pour lequel une potence ne serait pas de trop,... car ce n’est pas un soldat, ce bandit... Ah! galérien de Dumouriez! ta mauvaise graine a germé.

Tout à coup, au sein de ces amers retours, la colère le prit. Il arrêta brusquement ses chevaux, sauta par terre, fit le tour du chariot, et, fouillant sous la paille, attira dehors plus qu’à moitié le corps inerte du misérable ivre-mort, qu’il prit ensuite sur ses épaules et transporta dans l’épaisseur du bois de Stemhagen, où il le coucha sous un orme. Le Français, mal à l’aise, ayant quelque peu bougé : — Ah ! c’est cela? reprit Friedrich; tu trouves la terre humide? Mais toi-même, à l’intérieur, n’es-tu pas suffisamment mouillé ? Voilà qui mettra de l’eau dans ton vin, méchant patriote!... Après tout nous sommes à la fin de février. Le coucou chantera bientôt, comme l’an dernier, dans les branches de cet orme. Pour une nuit de printemps passée en plein air, un gaillard de ton espèce n’est pas si à plaindre. Il ne tiendrait qu’à moi de te cacher sous trois pieds de terre; personne, je pense, ne m’en demanderait compte.

Mais au lieu de terre Friedrich, en bon chrétien, alla chercher trois brassées de paille qu’il jeta sur le Français, dont les membres refroidis frissonnaient au souffle de la brise humide. Ensuite, songeant à la reconnaissance que lui devraient la femme et la fille du patron pour les avoir débarrassées d’un hôte pareil, il remonta sur la charrette. A quelques pas du moulin, il interpella son maître, qui dormait encore, et qui de prime abord lui répondit en termes très respectueux, croyant parler à l’amtshauptmann. Petit à petit cependant, ses idées s’éclaircirent, et il put descendre à peu près sans aide sur le seuil où l’attendaient la meunière et la gentille Fieka, leur enfant unique.

A mesure que lui revenait le souvenir de ses hauts faits, le vieux meunier se sentait pénétré du sentiment de son importance : sous le regard désapprobateur de sa femme, il se rengorgeait en marchant aussi droit que possible, et comme la meunière se permit de remarquer qu’il avait dû boire un coup de trop : — L’essentiel, répondit-il fièrement, est de savoir avec qui. J’estime qu’on peut sans grande honte frayer avec l’amtshauptmann, trinquer avec le bourgmestre, tenir tête à un général des armées françaises. A propos, où est le Français, cria-t-il avec une sorte d’inquiétude. Qu’a-t-on fait de mon ami ?

À cette question, Friedrich seul aurait pu répondre; mais il se tenait exprès hors de portée, affectant de panser les chevaux avec des soins tout à fait inusités. Fieka, honteuse et mécontente de voir son père dans l’état où l’avait réduit son duel bachique avec un des ennemis de la vaterland, restait un peu à l’écart, absorbée, semblait-il, par son travail de couture. La meunière seule accueillait les incohérentes paroles de son époux, qu’elle exhortait à se mettre au lit, et qui bientôt, nonobstant sa colère contre Friedrich, se laissa loger entre deux draps. On lui apporta un verre de bière chaude pour chasser le mauvais air, et cinq minutes après il ronflait de la manière du monde la plus rassurante.

Les deux femmes, restées seules, se regardèrent tristement. — Voilà, dit la mère avec un certain découragement, voilà comment, une fois dehors, il s’occupe de ses affaires, et cela sous le coup d’un désastre presque certain, en présence des menaces de cet affreux juif. Ah! ma pauvre enfant! si vous eussiez écouté, l’an dernier, les propositions de mariage que vous faisait ce négociant de Malchin...

— Vous oubliez, mère, qu’il nous croyait riches ou tout au moins à notre aise. Eut-il été bien de le laisser s’engager sur une fausse route? — Puis, sans attendre une réponse, Fieka, déposant son ouvrage, vint baiser sa mère au front, et se retira dans sa petite chambre. La meunière, livrée un temps à ses pénibles réflexions, finit par se lever à son tour. — Elle a raison, cette enfant, dit-elle avec un soupir... Fions-nous à la bonté de Dieu, qui sait mieux que nous ce qui nous convient.


III.

Après le départ du meunier, mamzelle et l’horloger Droz avaient d’un commun accord repris la séance interrompue; mais, à peine assis en face l’un de l’autre, ils virent entrer encore une fois Fritz Sahlmann, affublé pour le coup du casque et du sabre dont le chasseur français avait été dépouillé. Une belle moustache en noir de fumée complétait la mascarade, que mamzelle Westphalen prit en assez mauvaise part, et qui valut au jeune factotum une nouvelle paire de soufflets lestement appliqués. — Laissez là ces armes! s’écria la femme de charge, et courez dire à Mme Droï qu’elle n’a pas à s’inquiéter de son mari. Je le lui renverrai ce soir après qu’il aura soupe. C’est bien le moins que nous lui devions.

La reconnaissance n’était pas l’unique mobile de la Westphalen en cette circonstance. Elle détestait en général la solitude à laquelle sa dignité la condamnait, croyait-elle; mais elle la détestait tout particulièrement lorsque, la nuit venue, les longs couloirs ténébreux du vieux schloss s’emplissaient de formes vagues et de bruits inexplicables, lorsque le toit frémissait et craquait en ses jointures vermoulues, lorsque le vent s’engouffrait dans les tuyaux des cheminées pyramidales. Alors, dans sa crainte doublée d’ennui, la digne demoiselle goûtait tout spécialement la compagnie d’un respectable causeur, fidèle aux traditions de l’ancienne galanterie, assez respectueux pour qu’on n’eût rien à craindre de lui, et cependant assez porté au madrigal pour que certaines illusions flatteuses ne fussent pas absolument dépourvues de toute vraisemblance. A un moment donné de la conversation, mamzelle tressaillit tout à coup. — Comment, s’écria-t-elle, un roulement de tonnerre?

Droz prêta l’oreille, et sa figure après un instant s’éclaira d’une lueur martiale. — Ce n’est pas le bruit du tonnerre, mademoiselle, c’est le roulement des fourgons. Écoutez ! le bruit continue. La place du marché doit être encombrée d’artillerie.

L’horloger ne se trompait pas : une commère du voisinage arriva bientôt tout essoufflée annonçant l’arrivée des Français. — A telles enseignes, ajouta-t-elle, que mon mari a reçu du bourgmestre les ordres les plus pressans pour courir par cette nuit affreuse dans les villages des environs. Il faut que tous les attelages disponibles se trouvent ici demain à midi. La réquisition est formelle.

La Westphalen était trop expérimentée pour ne pas prévoir les conséquences probables de cette arrivée inattendue. Hanchen et Corlin reçurent l’ordre de préparer sans retard la chambre bleue pour le commandant de la colonne française. — Croyez-vous aux revenans? demanda-t-elle à Droz quand les deux suivantes furent parties. — Jamais, répondit le Suisse avec un sourire philosophique. — Vous avez tort, reprit mamzelle. La chambre bleue est hantée... C’est pour cela que je la donne à ces étrangers. Si le fantôme est tant soit peu chrétien, il ne les laissera guère dormir, et c’est le moins que je leur souhaite.

Cependant un bruit de pas et de voix se fit entendre à la porte du schloss. Un colonel, un adjudant et deux plantons s’y présentèrent à la fois, plus tôt qu’on ne s’y serait attendu. Mamzelle Westphalen courut les installer dans la chambre bleue. Droz, resté seul au coin du feu, commençait à se sentir embarrassé de sa propre personne ; tranchons le mot, il avait grand’peur de se rencontrer en uniforme de grenadier français avec ces nouveau-venus dont il attirerait nécessairement l’attention, et qui peut-être lui demanderaient un compte sévère de ce travestissement irrégulier. De fil en aiguille, on pourrait même remonter à l’histoire de la matinée, où il avait joué un rôle compromettant à l’encontre de la « grande nation, » jadis sa suzeraine. Plus il y songeait, plus sa situation lui paraissait critique et périlleuse.

Sur ces entrefaites, la Westphalen rentra précipitamment, aussi précipitamment que s’y prêtait sa corpulence peu commune. — Il ne faut pas songer à sortir d’ici, disait-elle. Ces Français vont et viennent de tous côtés, comme des rats dans un grenier. Avez-vous peur des revenans?

— Je vous ai déjà dit que non, répondit Droz avec plus de dédain que jamais.

— Tant mieux, je vous garderai ici jusqu’à demain matin. Votre femme sait que vous y êtes en compagnie honnête et chrétienne. Vous coucherez dans ma chambre, dans mon grand lit à baldaquin, et moi, bien entendu, j’irai coucher dans celle de nos deux servantes. Pourtant, quoi qu’il arrive, ne faites pas de bruit. Vous ne serez séparé que par une mince cloison de la chambre bleue, où les Français s’arrangent en ce moment pour passer la nuit.

Ceci convenu, nos deux personnages prirent ensemble le chemin de la chambre où Droz allait être casé. Cinq minutes plus tôt, ils en eussent vu sortir Fritz Sahlmann à très petit bruit. Ce malicieux petit drôle y était arrivé porteur d’un morceau de glace beaucoup plus gros qu’un melon ordinaire. Je ne me serais pas chargé de le hisser sur le ciel du grand lit à baldaquin destiné à receler chaque nuit les volumineux attraits de la femme de charge; mais la rancune prête des forces, le souvenir des nombreuses taloches dont il avait été régalé donnait à Fritz un énorme surcroît de vigueur et d’agilité. — Ah! qu’on est bien! s’écria Droz lorsque, après avoir déposé près du lit son attirail militaire et appuyé à la muraille son lourd fusil, le brave homme sentit une douce chaleur envahir la couche mollette où dans de beaux draps blancs il remplaçait sa bienveillante amie. Peu après, il entendit remonter le colonel français et son adjudant. Le souper de l’amtshauptmann les avait mis en gaité; ils bavardaient comme deux pies. Néanmoins le silence se fit, et seulement alors les oreilles de Droz perçurent un bruit sec et régulier qui lui remit en mémoire les questions de la Westphalen au sujet des revenans. — Toc! toc! toc! on eût dit que du bout d’une baguette une main légère frappait à la porte. Droz impatienté prit doucement un de ses souliers, et le lança dans la direction de cet inexplicable tapage. Le projectile atteignit la porte et retomba sur le parquet non sans éveiller quelques échos. — Ohé! qu’on se taise! cria l’un des dormeurs de la chambre voisine. Droz épouvanté s’ensevelit sous sa couverture. — Toc! toc! toc! le bruit mystérieux recommença de plus belle, et bientôt il sembla se rapprocher. — Comment diable! le fantôme est donc entré? se demanda l’horloger; mais quand et par où? — Tourmenté de ce problème, il se pencha hors du lit pour mieux entendre, et cette fois, sur son front chauve d’abord, puis au bout de son nez, deux larges gouttes d’eau se vinrent aplatir. Je laisse à penser s’il se recula brusquement. — Un trou dans le toit! pensa-t-il naturellement, et juste au-dessus de ma tête! il fallait bien porter remède à ce léger désastre, et pour cela le plus simple était de changer le lit de place. C’est à quoi s’employa immédiatement avec toutes les précautions requises pour n’être pas entendu l’industrieux artisan. Par malheur, il avait oublié que le bonnet à poil et le sabre de grenadier dont il s’était affublé la veille reposaient à côté de ce lit pesant qu’il s’efforçait d’ébranler. L’un et l’autre tombèrent à la première secousse. Effrayé lui-même du bruit qu’il faisait, l’horloger poussa machinalement dans un autre sens, et le fusil, dont un léger choc vint ébranler la base, roula par terre à son tour. Dans la parabole qu’il décrivait se rencontra la chaise sur laquelle, d’après les ordres formels de la mamzelle, Fritz Sahlmann était venu cacher aux profanes le casque et la grande latte de cavalerie dont le meunier avait dépouillé la veille son antagoniste vaincu. Tout cet arsenal tombant pêle-mêle produisit le plus belliqueux tintamarre. Les Français s’émurent de plus belle. Trois ou quatre jurons formidables jaillirent à la fois de la chambre bleue, et Droz s’estima fort heureux de rentrer sans plus d’aventures dans son lit, qu’il croyait désormais à l’abri de tout stillicide. — Toc ! toc ! toc ! Les coups, hélas! se pressaient plus que jamais, et, jetant les mains autour de lui, l’horloger constata que ses draps de lit, quoique protégés par un édredon, commençaient à s’humecter. Évidemment, le toit ne pouvant être subitement passé à l’état de crible, cette cascade obstinée devait avoir une autre origine. Droz, trouvant à grand’peine le briquet, se procura un peu de lumière, et, remontant des effets à la cause, parvint à découvrir sur le ciel du lit ce qui restait de l’énorme glaçon, fort diminué maintenant. — Canaille! s’écria-t-il indigné en s’efforçant de saisir du bout de ses doigts, qui l’atteignaient à peine, le bloc glissant et mobile. En ce moment, il prit pour s’exhausser de quelques pouces un violent et suprême élan; le baldaquin vermoulu duquel il s’étayait ne put résister plus longtemps, et Droz roula sur le parquet pêle-mêle avec les rideaux de la Westphalen. Ce fut dans un fouillis lamentable d’armes de guerre et de blanches cotonnades que le trouvèrent les deux officiers français, cette fois accourus sur le théâtre de tant d’incompréhensibles tumultes.

Le colonel avait jeté sur son dos une couverture rouge, et tenait à la main un pistolet à deux coups. L’adjudant, svelte et fluet, sautillait dans son caleçon. Tout au fond du couloir se montraient déjà les deux plantons, qui accouraient au bruit dans un appareil des plus succincts. Droz était sur le dos, cherchant à se dépêtrer et jouant des jambes comme un télégraphe de l’ancien système, quand apparut, — court-vêtue, elle aussi, mais toujours imposante, — l’impérieuse femme de charge. La chambrière Hanchen, marchant sur les talons de la mamzelle, regardait par-dessus son épaule, et derrière elle la cuisinière Corlin tâchait de saisir aussi quelques détails de ce curieux tableau. — Bonsoir, mon colonel!.. Ces mots, prononcés par Droz, qui venait enfin de se relever, rompirent le silence de stupéfaction que gardaient les nombreux acteurs de ce drame nocturne.

Le colonel pour toute réponse regardait Droz, l’adjudant regardait le colonel. Tous deux se demandaient évidemment ce que pouvait faire là ce Français à eux inconnu dont l’uniforme jonchait le parquet. Droz, chez qui la véracité n’était pas une vertu dominante, leur parlait de Iéna et de Marengo en homme qui avait puissamment contribué au gain de ces deux grandes batailles. Par malheur, ses interlocuteurs ne le croyaient guère, et mamzelle Westphalen elle-même, honteuse de l’entendre mentir à dire d’experts, finit par le réprimander aigrement. Du même coup, elle voulut entrer dans quelques explications; mais à peine les avait-elle entamées que le colonel, déjà fort égayé, l’interrompit en riant. — Mademoiselle, dit-il en très pur allemand, je ne vois pas pourquoi vous vous obstineriez davantage à estropier le français. La langue que vous parlez habituellement est aussi la mienne. Servons-nous-en, si vous l’avez pour agréable. Je m’appelle von Toll, et je suis né en Westphalie.

— Je m’appelle Westphalen, repartit la femme de charge, et cette coïncidence me paraît de bon augure... Mille pardons, ajouta-t-elle avec une révérence que ses jupons courts rendaient assez grotesque, seriez-vous parent de Toll, notre aubergiste, celui qui tient les relais de poste ?

— Je n’ai point cet honneur, répondit le colonel avec une pointe d’ironie; mais il ne fait pas assez chaud pour prolonger ici la conversation. M. Droï, puisque vous l’appelez ainsi, me paraît être un déserteur de l’armée française. Il faut donc qu’il reste gardé à vue par mes deux hommes. Il faut aussi que je retrouve le cavalier auquel ce sabre et ce casque appartiennent. Nous vaquerons demain à ces éclaircissemens. En attendant, mademoiselle, permettez-moi de vous souhaiter une bonne nuit....

La Westphalen, à la grande joie des assistans, accueillit par une seconde révérence les courtois propos du colonel, puis elle disparut, ainsi que les deux suivantes, laissant herr Droï au pouvoir de l’ennemi, et toute marrie qu’il se fût dégradé à ses yeux par tant de mensonges déraisonnables. Quant à l’amtshauptmann, il dormait du sommeil du juste, à l’autre extrémité du schloss, ne se doutant guère de tout ce qui se passait chez lui.


IV.

Le lendemain matin, le meunier de Gielow s’éveilla tout endolori et la tête emplie de bourdonnemens. Sa femme s’étonna de l’entendre déblatérer contre le vin rouge et réclamer en même temps un Français dont jamais elle n’avait ouï parler. — Où est Friedrich? s’écria-t-il bientôt à bout de patience. Je ne paie pas un domestique pour qu’il dorme la grasse matinée. — Personne ne put tout d’abord le renseigner sur l’absence du garçon meunier, qui ne parut pas au déjeuner pris en commun. On le vit arriver enfin lors- que, les deux servantes parties pour se rendre à leur ouvrage, le meunier fut demeuré seul avec sa femme et sa fille. Au premier mot de reproche, le rude garçon se cabra. — Notre maître, dit-il en sortant de sa poche un couteau dont il ficha la pointe dans le bois de la porte au-dessus de la clanche pour empêcher qu’on ne pût ouvrir du dehors, vous devez savoir que je ne suis pas un vagabond. Seulement, voyez-vous, quand les oies sauvages sont en l’air, ce n’est pas la saison de semer des pois, et quand il y a des femelles autour de nous, ce n’est pas le moment de se dire des secrets. J’ai donc attendu que les servantes fussent hors d’ici pour vous apporter, non pas le renard lui-même, mais sa pochette.

En achevant ce préambule et par manière de justification, Friedrich avait jeté sur la table une sacoche de cuir qui paraissait assez bien garnie. — Qu’est cela? demanda le meunier, qui s’en saisit aussitôt et se mit avec un empressement fébrile à déboucler les courroies.

— Voyez vous-même, repartit Friedrich. La chose ne me regarde plus. J’ai pris là dedans ce qui me revenait.

De la valise secouée vivement tomba sur la table un paquet ficelé, puis un certain nombre de pièces d’argent, parmi lesquelles, de temps à autre, quelques monnaies d’or fauves et rutilantes, enfin un petit écrin qu’ouvrit la meunière, et où, comme autant de serpens sous des fleurs vivement colorées, des chaînes d’or se déroulaient autour de maint et maint joyau. — Dieu nous ait en grâce ! s’écria la bonne femme, qui dans son premier éblouissement laissa retomber la boîte.

Fieka, jusqu’alors immobile et qui debout, les mains pressées contre sa poitrine, regardait ces trésors tout à coup étalés à ses yeux, se pencha brusquement sur la table comme pour en dérober la vue à ceux qu’ils pouvaient tenter, et les deux mains étendues : — Rien n’est à vous, s’écria-t-elle. Tout ceci est au Français.

En relevant la tête et en regardant son père, elle vit sur sa physionomie une expression qui lui alla droit au cœur, comme la lame aiguë d’un poignard. Ce fut un moment d’inexprimable angoisse. Le meunier, indécis, hésitant, se consultant d’abord, finit par s’élancer vers la table, qu’il renversa presque. — Je ne sais rien, moi, disait-il. Je n’ai rien fait à ce Français. S’il est resté dans le bois, est-ce ma faute? Friedrich seul pourrait nous dire...

— Friedrich! répéta Fieka, s’élançant à son tour vers le garçon meunier, et oubliant les richesses étalées sur la table, où est le Français?... qu’as-tu fait de cet homme?

L’autre, impassible, la regardait. — Nous voilà donc en cour de justice, dit-il enfin, pesant sur chaque mot. Oh! Fieka, Fieka! ai-je donc la mine d’un voleur ou d’un assassin ? Sous l’orme du bois de Stemhagen, où je l’ai laissé gisant, ce misérable doit être encore, à moins que le froid de la nuit ne l’en ait chassé.

Fieka prêtait à ses paroles une attention extraordinaire. — Pardonnez-moi, lui dit-elle, une fois convaincue qu’il ne cherchait point à la tromper. Je pouvais bien croire… Vous ne parlez jamais des Français que pour les vouer au massacre et à l’extermination… Alors…

— Pensez-vous que je m’en veuille dédire ? Ah ! Dumouriez ! si je les tenais, ces brigands de patriotes, vous verriez comme je leur tordrais le cou ! mais tuer un homme sans défense et le tuer pour lui prendre son argent !… Le reste de la phrase se perdit dans l’épaisseur de sa barbe, et il reprit, murmurant toujours, le chemin de la porte. Sur le seuil, quand il eut retiré son couteau et soulevé la clanche : — Çà, meunier, ajouta-t-il par forme de conclusion, vous en ferez exactement ce qui vous plaira. Selon ma pauvre judiciaire, les Français vous ayant pris plus que ne vaut le contenu de cette valise, vous avez droit de la garder en remboursement. Si vous ne le croyez point et si vous la remettez aux mains de l’autorité, dites bien que j’ai prélevé ce qui m’était dû. Il y a deux ans, pour payer du sel que j’avais acheté à l’aubergiste de Klaukow, j’avais déposé sur la table une pièce de huit groschen. Un brigand de chasseur, qui se trouvait présent avec quelques autres, la prit sous mon nez, et quand je la voulus ravoir, ses camarades et lui me rouèrent de coups. Ce matin je suis rentré dans mes huit groschen ; quant au reste, c’est-à-dire quant aux coups de poing et coups de bâton, je me réserve de les leur payer quelque jour.

Le meunier après le départ de son serviteur continuait à rôder autour de la table, se frottant le front et fort en peine de ses résolutions. Il alla décrocher de la cheminée un calendrier qui ne chômait guère, et soupirant devant une date bien connue : — C’est bien cela, dit-il, l’échéance arrive demain. Il y a là certes trois fois la somme qu’il faudrait pour nous tirer d’affaire.

— Mais, dit la meunière inquiète et troublée, songez à ce que vous risquez… Si cet homme réclame

— Lui ?… Quelle supposition !… Tout ceci est volé, il se dénoncerait lui-même, s’il osait souffler un mot de ce qu’il a perdu. Est-ce que j’ai rien dérobé, moi ? On a lié le cheval derrière la charrette dans la cour du schloss, et le cheval a porté jusque dans notre écurie cette valise de malheur.

Parlant ainsi, le meunier comptait la monnaie et la répartissait en petites piles.

— Enfin, vous avez beau dire, ceci ne vous appartient pas, murmura la meunière. — Pas plus au Français qu’à nous. Où le trouver d’ailleurs pour lui restituer ce qu’il a volé à d’autres? Pensez-vous qu’il soit resté sous un arbre de la forêt par le froid et la pluie de huit heures du soir à neuf heures du matin?... Allons donc!...

Malgré l’assurance dédaigneuse de ses propos, le meunier regardait à chaque instant du côté de sa fille, comme pour solliciter le moindre symptôme d’assentiment. — Avec le tiers de cet argent, — un peu plus de sept cents thalers, — nous voilà sortis de peine, reprit-il, presque décidé.

— Nos peines au contraire vont commencer, répondit Fieka grave et triste. Nous mangerons le pain des méchans; notre sommeil ne sera plus béni de Dieu. Dans la terre où vous cacherez cet argent, l’honneur de notre nom disparaîtra, lui aussi...

— Je n’enterrerai rien. Je compte payer honnêtement ce que je dois.

— Honnêtement? demanda Fieka non sans amertume.

A moitié contrit, à moitié irrité, le meunier essayait de s’étourdir et ne demandait qu’une occasion d’éclater. C’est ainsi que sont tous les hommes sur le point de se laisser entraîner à quelque mauvaise inspiration; mais Fieka ne donna pas à l’orage le temps de s’abattre. Elle se jeta au cou de son père, et, sans cesser de le tenir sous son regard : — Souvenez-vous, lui disait-elle, de cet honnête homme à qui vous devez le jour et de cette mère que vous m’avez tant de fois dépeinte, quittant à peine le métier où elle gagnait de quoi vous nourrir! Rappelez-vous aussi l’honneur que vous fit, jeune apprenti, la restitution de cette bourse qu’un de vos camarades avait perdue, et que vous aviez trouvée...

— C’était bien différent, interrompit le meunier; je savais à qui était la bourse, je n’avais aucune raison de penser qu’elle renfermât de l’argent volé. Ma conscience aujourd’hui me laisse tranquille...

— Ah! mon Dieu! quelqu’un vient, dit tout à coup la meunière comme en sursaut.

— Poussez le verrou ! cria le meunier, qui dans son trouble, voulant balayer de la main la monnaie distribuée sur la table, fit tomber à terre une demi-douzaine de frédérics.

— Non! dit Fieka retenant sa mère avec une singulière autorité. Ne fermez pas cette porte à un envoyé de Dieu!

Un instant après, l’envoyé de Dieu se présentait sur le seuil, — un beau jeune homme, ma foi, de vingt-deux à vingt-quatre ans. Il jeta sur le logis du meunier un coup d’œil curieux, et salua, comme on saluait alors, d’un trait de jambe en arrière. — Bonjour, dit-il ensuite. Fieka seule répondit : Bonjour ! — Le meunier, fort rouge, ne bougeait pas. La meunière, penchée vers le plancher, ramassait les pièces d’or éparses. — Peut-être arrivé-je mal à propos? reprit le jeune homme.

— Pas le moins du monde, répondit Fieka; mon père n’en a plus pour longtemps.

— En effet, j’ai fini, ajouta presque aussitôt maître Voss, qui en même temps ouvrait la fenêtre. Friedrich ! attelez la petite carriole! Attachez-y le cheval du Français! nous allons au district... Puis, fermant la fenêtre et s’adressant à sa fille : — Vous l’avez voulu? C’est dit maintenant. Faites un paquet de tout cela... Après quoi il se dirigea vers le nouveau-venu pour lui faire accueil.

— Ne vous dérangez pas pour moi, monsieur Voss, lui dit celui-ci en lui tendant les mains; ma visite ici n’est peut-être pas sans quelque importance; mais rien ne presse. Au fait, je suis surtout venu pour voir mes parens.

— Vos parens? reprit le meunier avec plus d’étonnement que de bon vouloir.

— Sans doute, reprit l’autre. Mon père était votre jumeau. Je suis le fils de Joseph Voss... — Et comme le meunier, sans une parole, retirait sa main : — Je suis majeur depuis quinze jours seulement, ajouta le jeune visiteur, et n’ayant ni frère, ni sœur, ni autres proches, j’ai pensé à venir voir, du côté de Stemhagen, si quelqu’un pourrait s’intéresser au fils de Joseph Voss. Je m’aperçois bien que mon oncle a notre procès sur le cœur; mais, croyez-moi, nous pouvons encore nous retrouver bons amis.

— Ce n’est pas sans doute par amitié que vous vous êtes vanté de pouvoir me chasser d’ici?

— A qui m’en suis-je vanté? Me rendrez-vous responsable des méchans propos que l’on fait courir? Le fait est que mon père entama la querelle, pensant être dans son droit. Mon tuteur a cru devoir la soutenir, et Dieu sait tout l’argent qui m’a ainsi glissé entre les doigts. Je n’en fais pas mystère, ce métier de plaideur me semble une duperie, et nous pourrons, je le crois, nous entendre facilement pour en finir. Ce n’est pas chez moi comme ici, où l’argent fourmille jusque par terre.

Le meunier, tourmenté par sa conscience, put croire à quelque sanglante allusion. Un nuage de mécontentement passa sur son front assombri. — Que vous importe ? dit-il avec un commencement de colère,... et d’ailleurs... d’ailleurs cet argent n’est pas à moi.

Fieka vint à l’aide de son jeune cousin, cette fois décontenancé. — Père, dit-elle, on ne songeait pas à vous offenser.

— Non certes... aussi vrai que je m’appelle Heinrich, reprit le jeune homme avec empressement. Je suis venu avec de bonnes intentions, et m’en irai de même, si vous le permettez. Mon chariot n’est qu’à deux pas d’ici. Bonjour donc, je ne veux pas me rendre importun.

— Restez, cousin, dit Fieka. Mon père a quelques soucis en tête; mais vous le désobligeriez, si vous nous quittiez ainsi.

— Fieka, poursuivit le meunier baisant sa fille sur le front, deux fois déjà ce matin vous a donné raison et à moi tort... Tâchons d’en rester là, si c’est possible! Ensuite il tendit la main à son jeune hôte. — Il ne sera pas dit que j’ai repoussé de chez moi le fils de Joseph Voss. Vous ne devez pas nous quitter, Heinrich, sans avoir rompu le pain avec nous... J’ai quelques affaires à la ville qui ne sauraient se remettre ; mais vous attendrez ici mon retour.

Une fois dans la carriole, et pendant la première partie de la route, le maître et le serviteur n’échangèrent pas beaucoup de paroles. Voss se sentait quelque peu en faute, au moins d’intention. Friedrich ne semblait pas en revanche autrement émerveillé de l’héroïque probité dont le meunier allait faire preuve, et par ses allusions détournées lui donnait à prévoir quelques repentirs tardifs ; mais tout à coup il se tut, arrêta le modeste équipage, sauta sur la route, et, déliant lestement le cheval du chasseur, le fit descendre au fond du grand ravin de Kolpin, où il le cacha dans un fourré de ronces, après quoi il revint prendre place sur le siège.

— A quoi pensez-vous? demanda le meunier.

— Je pense à deux cavaliers que je vois là-bas, dévalant du haut de la côte, et dont l’équipement reluit au soleil. Ce sont des Français, à ce que je crois, et il ne serait pas sain, j’imagine, qu’ils reconnussent le cheval de leur camarade. N’est-ce pas aussi votre avis ?

— Ah! certes, répondit le meunier. Puis, comme ils passaient devant le bois de Stemhagen, Friedrich, montrant du bout de son fouet un arbre sous lequel se voyaient encore quelques débris de paille : — C’est là, dit-il, que j’ai laissé l’homme.

— Et je donnerais bon pour qu’il y fut encore, soupira Voss.

— Peu probable, reprit l’autre. Il pleuvait trop hier soir pour qu’on s’amusât à dormir en plein air.

Survinrent les deux cavaliers, qui demandèrent, se trouvant à la jonction de plusieurs routes, celle du moulin de Gielow. Friedrich tout aussitôt leur indiqua, sur la droite, le chemin des bois de Cumrowsh, vers lequel ces êtres naïfs se dirigèrent incontinent.

— Avez-vous le diable au corps? demanda le meunier. Ils ont à faire le tour du monde avant d’arriver au moulin par cette route.

— Je le sais, mais je n’aime pas à déjeuner d’une soupe aux choux, repartit flegmatiquement le garçon meunier, et voyant que ce propos demandait à être expliqué : — Une fois au moulin, poursuivit-il, ces braves garçons auraient bien pu s’amouracher de notre petite Stiena. La pourchassant dans l’étable, ils n’eussent pas manqué d’y trouver trop de bétail, et pour nous désencombrer je les vois d’ici emmenant nos deux belles vaches laitières,... histoire, vous savez, de nous rendre service. Les deux vaches parties, plus de bouillie le matin, et la bouillie serait remplacée par la soupe aux choux, que je n’aime point... Après cela, reprit-il, comme par réflexion, peut-être ai-je fait erreur. Ces deux hommes ont l’air d’appartenir à la gendarmerie. Si cela est, leur visite au moulin avait peut-être un autre but. Ils cherchaient sans doute la piste du chasseur d’hier, et avaient mandat de vous arrêter en son lieu et place... Je commence à croire que Fieka ne se trompait guère, et qu’il serait bon de remettre la main sur ce Français... Il était là; nous pouvons, grâce aux brins de paille tombés de ses vêtemens, nous assurer si une fois relevé il ne s’est pas dirigé vers Gulzow. Je vais donc vous ramener le cheval, et pendant que vous irez au bailliage où vous déposerez le sac et la bête, je vais, moi, courir après l’homme, pour que rien ne manque à la restitution.

En vertu de cette ingénieuse combinaison, le meunier arriva seul à Stemhagen par une pluie battante. Le premier visage de connaissance qu’il y rencontra fut celui du boulanger Witte, qui parut fort étonné de le voir se hasarder avec un cheval d’origine suspecte dans une ville remplie de troupes françaises. — Dépêchez-vous! lui dit-il après explication, dépêchez-vous de le cacher dans ma grange, et permettez-moi de vous dire que vous vous êtes mis dans une fameuse nasse. Tout est bouleversé au château. L’amtshauptmann a fait demander pour huit heures du matin (circonstance énorme) les rôties de son déjeuner. Fritz Sahlmann assure que mamzelle Westphalen a disparu, et l’horloger suisse a été conduit en prison. Ceci, je l’ai vu de mes yeux. On ne parle plus que de cours martiales et de fusiller le pauvre monde.

Je vous laisse à penser si le vieux meunier tremblait dans sa peau. — Il faut pourtant que j’aille au schloss rapporter cet argent, dit-il enfin; mais je ferai le tour de la ville pour tâcher d’y arriver incognito. Vous, gardez ici le cheval, et si vous apprenez qu’il m’est arrivé malheur, allez donner de mes nouvelles aux femmes du moulin. J’y ai laissé un jeune homme auquel vous direz que son oncle le prie de les protéger et de veiller sur les affaires de la maison.

Sur la promesse du boulanger, qui enferma le cheval dans sa grange, Voss continua sa route, se glissant comme un coupable par l’extérieur de la ville, qu’il n’osait traverser. A la porte neuve, où il attacha sa carriole, il rencontra un attelage de quatre chevaux gris, lancés à toute vitesse, et qui l’éclaboussèrent de la tête aux pieds. Après celui-là venait un autre couleur isabelle, et après ce second, un troisième du plus beau noir. Les conducteurs fouettaient leurs bêtes à tour de bras avec des imprécations de l’autre monde : — Bandits !... voleurs !... Il ne manquait plus que cela !... Nous forcer à venir par un temps pareil!...

Dans le jardin du schloss, grand désordre et grand tumulte. Les chariots mis en réquisition pour le transport de l’artillerie française se démenaient en tous sens, et qui pouvait s’échappait. — Que venez-vous faire ici, meunier? lui cria un jeune homme, voisin du moulin de Gielow. Profitez donc de ce qu’il pleut à verse. Les Français s’abritent, et nous nous sauvons. Une bonne idée que nous devons au rathsherr !

Mais le meunier n’en continua pas moins à monter vers le château.


V.

Rentrons-y, nous aussi, pour reprendre moyennant quelque retour en arrière le fil des événemens. Après la nuit agitée dont nous avons relaté les principaux incidens, mamzelle Westphalen ne fut pas trop surprise de trouver un peu chiffonnées les ruches de son bonnet. Aussi, dès que la décence le permit, se dirigea-t-elle vers sa chambre pour prendre une coiffure plus présentable. Elle frappa doucement à la porte, voulant s’assurer avant tout que herr Droï pouvait sans inconvénient la laisser pénétrer auprès de lui. — Entrez! répondit une voix inconnue, et mamzelle poussa l’huis d’une main déjà tremblante. Le spectacle qui s’offrit à ses yeux justifia ce pressentiment d’horreur. Sa chambre, sa propre chambre, ce sanctuaire qu’elle s’était complu à orner de ses mains virginales, et qu’elle entretenait à force de soins dans toute son intégrité originelle, sa chambre était envahie et saccagée. Une acre fumée bleuâtre en souillait l’atmosphère. Le lit, — ce lit que son parrain l’ébéniste avait amoureusement édifié, — son lit était sens dessus dessous. Les blancs oreillers gisaient sur le parquet poudreux. Un des deux soldats préposés à la garde de herr Droï, couché en travers de la porte, s’était roulé dans les rideaux arrachés, et, le brûle-gueule aux dents, reposait sa tête immonde sur un magnifique édredon rayé de blanc et de rouge. L’autre s’étalait dans un ample fauteuil, et, pour se tenir les pieds chauds, se servait, en guise de chancelière, d’une jupe ouatée, présent de la frau amtshauptmann. Herr Droï, coiffé de son bonnet à poil, mais triste et déconfit, balbutiait de vagues excuses, auxquelles la mamzelle ne voulut pas croire. D’un pas solennel, et sans prêter attention aux grosses facéties militaires des deux plantons, elle alla prendre dans un tiroir le bonnet qu’elle était venue chercher, puis elle se retira majestueusement, blessée trop à fond pour pouvoir exprimer ce qu’elle sentait. Sur le palier, elle rencontra le colonel von Toll en grand uniforme. Il la salua fort poliment et lui demanda de l’introduire auprès de l’amtshauptmann. A sept heures du matin, cette requête avait droit de la surprendre. — C’est bien assez, colonel, répondit-elle, que j’aie vu ma chambre à coucher dans l’état où vos deux goujats l’ont mise; ne me demandez pas de bouleverser l’ordre naturel des choses. Un gentilhomme est un gentilhomme, et a bien le droit de dormir son plein sommeil. Ni empereur, ni monarque, non pas même notre grand-duc Friedrich-Franz, ne me forceraient à contrevenir aux usages de cette respectable maison.

— Il faudra donc que je vous épargne cette peine, interrompit le colonel, qui fort tranquillement s’en alla du même pas heurter chez l’amtshauptmann.

— Il entre;... mais c’est qu’il entre ! s’écria la mamzelle consternée.

Il entrait en effet, et un bruit de voix assez élevé annonça presque aussitôt l’ouverture de la conférence, qui bientôt alla s’aigrissant de part et d’autre. Le colonel réclamait des explications complètes sur tout ce qui lui semblait mystérieux dans les événemens de la nuit passée. l’amtshauptmann, ne les connaissant qu’à moitié, ne pouvait répondre à toutes les questions, et s’indignait pourtant qu’on osât suspecter sa bonne foi. — L’affaire de ce Droz n’était pas claire. Il me semble que vous usez de défaites, dit enfin le colonel.

À ce mot, le vieillard se redressa de toute sa hauteur, et sous ses sourcils grisonnans éclata un regard chargé d’une colère méprisante. — En vérité? dit-il, perdant toute mesure, vous ne sauriez donc croire qu’un Français ait revêtu pour son plaisir l’uniforme de son pays, lorsque tant d’Allemands le portent, eux aussi, de leur plein gré...

Le colonel westphalien rougit à ce mot, comme s’il eût senti un soufflet sur sa joue, puis il devint excessivement pâle, recula de deux pas, et sa main se crispa sur le fourreau de son épée; mais, sans rien ajouter, et maîtrisant une inspiration mauvaise, il sortit à grands pas et franchit le vestibule. L’alerte Hanchen, sans cesse au guet, déclara toujours depuis qu’en ce moment ce beau garçon lui avait littéralement fait peur. Or un pareil propos sur les lèvres roses de Hanchen avait une valeur toute spéciale. Généralement un beau garçon l’effrayait peu.

Le colonel cependant revint sur ses pas, et, reprenant avec un sang-froid de commande l’entretien interrompu : — Vous avez soulevé, dit-il à l’amtshauptmann, une question que nous discuterons une autre fois. Il s’agit maintenant d’autre chose. Pourquoi cet horloger suisse couchait-il, la nuit dernière, au château?

— Il n’y couchait point, repartit sèchement notre magistrat.

— Pardonnez-moi! nous l’avons trouvé dans la chambre et dans le lit de votre femme de charge.

— Cela ne peut être, s’écria l’amtshauptmann, prêt à proclamer devant l’univers entier l’innocence de la Westphalen. Cette digne personne est à mon service depuis vingt ans, et on ne me fera pas croire...

— Corlin, donnez-moi deux bons coups de poing derrière le cou, disait cependant la mamzelle, qui, de la cuisine où elle s’était réfugiée, entendait les éclats de ce dialogue.

Le colonel, pour en finir, poussa brusquement la porte de la chambre par lui désignée, et l’horloger apparut aux yeux de l’amtshauptmann. Pressé de questions par l’adjudant, il venait, selon sa coutume, de lui débiter toute sorte de mensonges plus palpables les uns que les autres. — Voilà qui est inexplicable! s’écria l’amtshauptmann,

— Et ce qui pourtant veut être expliqué, répliqua le colonel. — Puis, après quelques mots échangés à voix basse avec l’adjudant, il demanda les clés de la prison d’état.

— Je ne puis les donner en cette occasion, répondit l’amtshauptmann. Le prévenu n’y a point droit. Simple citoyen, il doit être mis dans la geôle communale.

— Comme vous voudrez, Il y sera mieux préservé de toute connivence coupable. — Au surplus, continua le colonel quand Droz fut parti sous l’escorte de deux fusiliers, je devrais, monsieur l’amtshauptmann, vous faire arrêter : votre âge et les rudes paroles que vous vous êtes permises seront pour cette fois votre sauvegarde. Je ne veux pas avoir l’air de venger une injure personnelle. Il restera pourtant bien entendu que, si la justice militaire avait besoin de votre témoignage ou de celui de votre femme de charge, vous vous présenteriez devant qui de droit.

Le premier mouvement de l’amtshauptmann fut de procéder à une enquête immédiate; mais, sur le chemin des cuisines, le souvenir des paroles prononcées par le colonel l’arrêta court. — N’a-t-il pas prononcé le mot de connivence? se demandait-il. Autant que n’importe quel colonel français, un magistrat allemand doit veiller sur son honneur et le maintenir intact de tout soupçon.

La Westphalen échappa ainsi à l’interrogatoire sur faits et articles dont elle était menacée. Fritz Sahlmann, sans qu’il eut été besoin de l’y convier, accompagnait Droz à la prison de ville, où le pauvre horloger se rendait avec une terreur visible et par des rues encombrées de chevaux, de charrettes, de soldats, de fourgons et d’artillerie. En ce désordre, notre gamin fut abordé par l’honorable rathsherr Herse, lequel était mon oncle, et de plus un patriote premier numéro, — curieux du reste comme une vieille demoiselle, et abritant plus de secrets que la porte de la prison devant laquelle il interpellait maître Fritz. Bien longtemps après la mort du terrible empereur, j’ai reçu de mon oncle l’aveu confidentiel qu’à l’époque dont nous parlons il faisait partie de la grande société connue sous le nom de Tugendbund. On aurait pu le deviner en le voyant, toutes les fois qu’il était en compagnie, tracasser du bout des doigts une longue chaîne de montre tressée en cheveux blonds, — ceux de la tante Herse étaient d’un noir de jais, — et porter à son annulaire une bague de fer d’un poids formidable. D’après ce qu’il m’a dit en temps et lieu, c’est-à-dire beaucoup plus tard, ces cheveux étaient ceux d’une héroïne rasée pour avoir conspiré l’affranchissement de l’Allemagne, et l’anneau de fer lui avait coûté une superbe chevalière en or. — C’est égal, ne parlez jamais à personne de ces détails, prenait-il soin d’ajouter; je ne veux pas alimenter les commérages publics. — Jugez par là s’il devait se taire sur bien des choses alors que la présence de l’ennemi lui faisait une loi du silence.

Au surplus, il voyait de très haut s’agiter à ses pieds, — absorbant les soins et le temps de mon pauvre père, — les menues affaires de la commune. Pendant que ce dernier prenait laborieusement des arrêtés de police rurale ou veillait à l’entretien des routes voisines, le rathsherr Herse, oublieux de ses devoirs municipaux, donnait des ordres à Kutusof et à Czernichef, félicitait Yorke de sa trahison si opportune, et blâmait Bulow de marcher directement sur Berlin. N’eût-il pas mieux valu faire un à-droite vers Stemhagen et tomber sur les flancs de Bonaparte? Au moment où Fritz Sahlmann allait bonnement lui expliquer comment Droz se trouvait prisonnier : — Taisez-vous donc, étourneau, interrompit brusquement le rathsherr. Voulez-vous attirer sur vous une sentence capitale? Cet horloger est perdu; je ne donnerais pas un groschen de sa peau. Nul doute en effet que le meunier et son garçon n’aient éliminé ce chasseur français.

— Le meunier est bien trop brave homme, hasarda Fritz, étonné de cette certitude.

— Lui ou son garçon. Friedrich est Prussien... Sais-tu ce qu’on entend parce mot : Prussien?... Laisse donc là tes airs effarés!.. Tu ne supposes pas, j’imagine, que je vais te mettre au courant de tout?... Mais que disais-je donc?... Ah! oui, l’amtshauptmann sera expédié à Bayonne. Quant à mamzelle Westphalen, le moins qui l’attend est d’être pendue, et toi, mon garçon...

— Moi?...

— Tu en seras quitte pour être fouetté en place publique. Tu apprendras ce qu’il en coûte de se mêler aux attroupemens du populaire... à moins pourtant que je ne m’en mêle... Dans ce cas, et si tu te conformais exactement à mes instructions;... mais d’abord es-tu capable de te taire, et peux-tu transmettre un message à la mamzelle sans que l’amtshauptmann vienne à le savoir?...

— Dame, on verra, répondit Fritz, à qui la menace d’une flagellation publique ne paraissait pas sourire beaucoup.

Le rathsherr alors, se penchant à l’oreille du jeune messager, lui donna les renseignemens les plus complets sur la conduite qu’il avait à tenir, l’air qu’il faudrait prendre, les mots de passe dont il faudrait se servir, le tout pour mettre le château à l’abri d’une surprise, si les Français tentaient de s’en emparer. — Du reste, ajouta-t-il, tu ne m’y précéderas que d’une heure ou deux. D’ici là, qu’on tienne bon ! Les secours ne se feront pas attendre.

Fritz partit, les mains dans les poches, sifflant d’un air dégagé, fidèle en un mot à la lettre et à l’esprit de ses instructions. Il prit de longs détours, rentra furtivement par les jardins du schloss, se faufila jusque dans la cuisine, et vint dire à mamzelle que les Français allaient la venir prendre pour la conduire à la potence, tandis qu’on enverrait leur maître au fin fond des Pyrénées. Du reste, elle n’avait qu’à tenir bon, les secours ne se feraient pas attendre

Nous verrons plus tard ce qu’il advint de cette ambassade. Suivons en attendant l’oncle Herse, qui, rentrant chez lui pour prendre un manteau gris à cause de la pluie, et voyant accroché au mur son bel habit officiel, bleu barbeau à collet rouge et galons d’or, jugea la circonstance assez grave pour s’en revêtir. Le fait est que cet uniforme rehaussait le mérite de sa belle taille, et lui donnait un faux air de général au service de France. Il le mit donc avec l’arrière-pensée que ce travestissement lui permettrait de se rendre incognito sur le théâtre des hostilités. Pour plus de sûreté, il endossa par dessus une cape couleur de muraille dont il s’emmitoufla jusqu’aux sourcils, et qu’il ramena sur sa tête, coiffée d’un grand chapeau à trois cornes, — chapeau mémorable qui a servi plus tard à nos jeux, et que j’ai vu flottant, à l’état de nacelle, sur l’étang du vieux Nahmaker. Ce jour-là, il était censé déguiser la mâle figure du rathsherr, qui sortit, bien convaincu de son invisibilité; mais à peine avait-il fait quelques pas sur la place du marché, que ce même Nahmaker dont les Français emmenaient l’attelage, et qui se désolait sur le pas de sa porte, l’apostropha d’un bonsoir pathétique : — Quels temps nous voyons, herr rathsherr ! ajouta ce brave homme. — Chut ! dit mon oncle passant son chemin. Derrière le chantier des bois de construction, Sverdfeger, le menuisier, venant à sa rencontre : — Herr rathsherr, bien le bonjour! — Taisez-vous, répliqua mon oncle impérieusement, et il longea l’enceinte du schloss-garten. — Bonjour, herr rathsherr, s’écria en l’apercevant le fils de l’acteur Harloff. Celui-ci eut pour sa peine un bon revers de main. — Vlan ! Voilà pour vous apprendre à mesurer vos paroles. Ne voyez-vous donc pas que je désire garder l’incognito?... Mon Dieu, continua mon oncle entrant enfin au château, le rôle d’homme public est en vérité bien compromettant.

Il y trouva la mamzelle à peu près folle de terreur. L’idée qu’on pouvait la pendre comme atteinte et convaincue d’avoir couché dans son lit un homme traduit devant la justice ne lui laissait plus la faculté de réfléchir. — l’amtshauptmann ne sait encore rien, disait-elle, et je mourrai avant de lui avouer que j’ai commis un acte sujet à être si honteusement interprété? Rathsherr, sauvez-moi! Je n’ai pas d’autre espoir, d’autre conseiller que vous.

Mon oncle était facilement attendri par les supplications du sexe faible. — Je me charge de tout, dit-il avec assurance; mais il faut vous dérober, il faut fuir...

— Fuir? me dérober? Comment ferais-je? demandait la Westphalen, portant tour à tour les yeux sur toutes les dépendances et attenances de son énorme personne.

— Vous ne montez donc pas à cheval? demanda mon oncle.

— J’ai plus de cinquante ans, et n’ai pas encore commis une telle inconvenance.

— Pourrez-vous rester vingt-quatre heures plongée jusqu’à mi-corps dans la tourbière communale?

— Et mon rhumatisme? s’écria la pauvre fille.

— Encore faut-il vous trouver une cachette, si vous n’êtes pas en état de quitter le pays.

— Une cachette? j’en sais une, dit aussitôt Fritz Sahlmann, qui, tapi derrière le poêle, écoutait par droit de complicité cette discussion de plus en plus animée.

— Miséricorde! voilà nos secrets en bonnes mains, dit le rathsherr.

— Je vous promets une discrétion à toute épreuve, repartit l’audacieux factotum. Suivez-moi seulement, et vous verrez.

À ces mots, il les guida jusque dans un grenier où mamzelle met- tait fumer ses jambons et ses saucisses. Une planche y donnait accès en se soulevant comme aurait fait une trappe, et cette planche, il faut bien le dire, n’était connue que de Fritz. — Je m’explique à présent par où passaient mes conserves, s’écria la Westphalen à travers sa terreur. J’étais bien bonne d’accuser les rats.

Fritz cependant, sans paraître prendre garde à ces insinuations, montrait au rathsherr derrière la cheminée du grenier un petit recoin où la femme de charge, si puissante qu’elle fût, pouvait encore se dissimuler tout entière. — Il ne s’agissait, lui dit mon oncle, que de s’y tenir immobile et muette chaque fois que quelqu’un monterait dans les greniers; surtout pas de toux ni d’éternument. Après ces instructions plus ou moins pratiques, il descendit au premier étage du château, non sans avoir enjoint à Fritz de ne jamais éventer le secret de la cachette en se rendant auprès de l’intéressante prisonnière. — Mais encore, s’écriait celle-ci fort effarouchée...

— Laissez, laissez, nous arrangerons les choses, interrompit Fritz, la rassurant du coin de l’œil.

Hanchen et Corlin, qui n’avaient pas vu entrer le rathsherr, mais qui se trouvèrent sur son passage au moment où il se glissait dehors, poussèrent des cris d’aigle. Ces cris attirèrent l’attention des paysans qui étaient encore dans le jardin avec leurs chariots. A l’aspect de mon oncle, enveloppé dans sa cape et qu’ils prirent pour un général français, le désordre se mit parmi eux. Chacun de sauter sur son siège et de s’esquiver. En moins de dix minutes, il ne restait pas un homme, pas un cheval, pas une charrette dans cette enceinte, naguère encore si peuplée.

Le rathsherr, étonné lui-même de ce résultat, se dissimulait de son mieux derrière les massifs, et cherchait des sentiers détournés pour arriver à la petite porte verte. — Bonjour, monsieur Herse! lui cria tout à coup le meunier Voss, qui arrivait, l’un portant l’autre, avec sa valise.

— Le diable vous emporte ! répliqua mon oncle.

Cette exclamation furibonde lui fut fatale, car un capitaine d’artillerie qui arrivait suivi de quelques soldats y vit la preuve manifeste de l’incognito gardé par le conseiller municipal en grand uniforme. De là le soupçon bien naturel qu’il était venu suggérer aux paysans l’idée de se soustraire à la réquisition; donc on tenait le chef du complot qui tendait à laisser les canons sans attelages et à retarder ainsi la marche du détachement. Mon oncle fut arrêté en flagrant délit malgré toutes ses protestations, dans lesquelles il se qualifiait de « conseiller d’état. » Ainsi puni de ses intentions éminemment serviables, il put réfléchir sur ce fameux axiome « qu’un bienfait n’est jamais perdu. »

VI.

L’amtshauptmann, que nous avons laissé seul dans sa chambre, y demeura quelque temps plongé dans une sorte de désolation intérieure. Il pleuvait à déluge, et le digne magistrat, qui s’ennuyait à périr, se sentait d’autant plus navré des malheurs de son pays. — L’étrange chose, pensait-il, que le gouvernement de ce bas monde ! Pourquoi le Tout-Puissant laisse-t-il un misérable limier comme ce Buonaparte semer la dévastation sur tout l’univers ? Question difficile à résoudre pour des chrétiens ! Du cabinet grand-ducal partent souvent des ordonnances qui n’ont pas le sens commun ; mais les ministres du grand-duc ne sont après tout que de pauvres pécheurs. La stupidité fait partie de leurs mérites éminentissimes. On le sait, on y est fait, on s’en arrange avec un peu plus ou un peu moins d’impatience ; mais un croyant qui a pleine foi dans la providence du Seigneur et qui cherche à quel usage répond la puissance énorme dont a été investi ce vil agent de tyrannie se trouve, ma foi, bien empêché de… Mon Dieu ! s’écria-t-il en brusquant son propre monologue, voilà que je hais quelqu’un à présent !…

Le digne homme avait soulevé son bonnet de nuit à trois pouces de sa tête ; il le jeta par terre sans la moindre considération. La frau amtshauptmann, qui de la pièce voisine entendait son mari parler tout seul, se hâta d’accourir auprès de lui. — Qu’avez-vous donc, cher ami ? Est-ce quelque impertinence de Fritz Sahlmann, quelque étourderie de Hanchen ?

— Non, chère Neiting, répondit le magistrat d’une voix dolente. C’est Buonaparte que j’ai en exécration,… et je crains de ne pouvoir me vaincre là-dessus.

— Juste ciel ! Weber, comment vous tourmentez-vous à ce point des choses ? Tenez, ajouta-t-elle prenant un livre sur les rayons de la bibliothèque, voici votre philosophe !

C’était un Marc-Aurèle dont l’amtshauptmann lisait volontiers un chapitre quand il était de mauvaise humeur et deux s’il se sentait disposé à la colère. Il l’ouvrit donc, et se mit à lire. Sa femme lui avait noué une serviette autour du cou ; elle peignait ses cheveux gris, et dextrement tressait, arrondissait, disposait la petite queue burlesque dont nous avons déjà parlé ; puis, avec une fine houppe, elle répandit sur le tout une légère couche de poudre à la rose. Aidée de Marc-Aurèle, cette opération calmante eut plein succès. On put s’en convaincre en voyant le sentiment d’exquise volupté avec lequel l’heureux époux de Neiting huma une pincée de macouba orangé. Comme pour compléter par une sensation de l’ordre le plus élevé ce bien-être physique et moral, le meunier Voss fit alors son entrée avec la fameuse valise.

Mieux que personne, connaissant la situation embarrassée de ce pauvre père de famille, le magistrat pouvait apprécier l’héroïsme de la restitution qu’il venait accomplir. De prime abord cependant il ne songea qu’aux embarras d’une affaire où la mystérieuse disparition d’un soldat français jetait tant de périlleuses obscurités. Aussi se fit-il confirmer à plusieurs reprises que le chasseur devait nécessairement se retrouver, et que Friedrich était parti sur ses traces. — Plaise à Dieu qu’il le ramène ! dit l’amtshauptmann. Sans cela, cette aventure pourrait vous coûter la vie.

— Pourtant je n’ai rien à me reprocher, répliqua le meunier consterné. Faut-il en mon vieil âge que je sois tombé dans un piège pareil?...

— Encore est-il fort heureux, je vous assure, que le cheval et la valise soient ainsi revenus. Voyons cette valise, que contient-elle?

Devant le monceau de monnaies et de bijoux qu’elle recelait, l’amtshauptmann demeura comme ébloui : sur les cuillers d’argent, il reconnut l’écusson des Uertzen, une famille noble des environs. — Voilà bien la preuve que tout ceci est volé,... ce qui du reste ne rend pas votre position beaucoup meilleure... C’est égal, ajouta-t-il après quelques tours de chambre et quelque méditation en posant tout à coup la main sur l’épaule du meunier, c’est égal, ami Voss, vous êtes un brave homme. Je n’en doutai jamais; cependant votre position, votre gêne actuelle, et la manière dont ce trésor tombait en vos mains, son origine équivoque... Vraiment, mon cher, je ne puis vous refuser mon admiration.

Le meunier devint fort rouge, et ses regards se portèrent sur la pointe de ses grosses bottes. Il sentait bien que les éloges enthousiastes de l’autorité n’allaient point à leur véritable adresse, le rôle de Fieka ayant été omis dans son précédent récit. A la longue, il n’y tint pas, et, pétrissant à le déformer pour jamais son large feutre, il avoua nettement que sans les conseils de sa « petite » l’argent du Français serait encore dans l’armoire du moulin de Gielow. — Et moi, j’aurais le cou dans un nœud coulant, ajouta-t-il avec un frisson.

— Ma foi, dit l’amtshauptmann, je n’ai pas en général grande considération pour les filles; mais celle-ci vous fait honneur, à vous et à sa mère. N’oubliez pas de me l’amener,... je veux dire de l’amener à ma femme, la première fois que vous ferez un tour par ici. Maintenant portez sans aucun retard cette valise à la rathhaus. Les Français y ont organisé une espèce de tribunal, — beau tribunal, ma foi! — vis-à-vis duquel il importe de vous mettre en règle. Demandez parler au bourgmestre; il sait parler le français, et c’est un homme juste. Nul doute qu’il ne vous soit très secourable. Au surplus, je vous rejoindrai d’ici à peu et ferai pour vous tout ce qui sera possible.

— Bien obligé, repartit’ le meunier. Je me sens au cœur un peu moins d’inquiétude; mais que pensez-vous de cette autre affaire, de cette faillite qui vous semblait?...

— Allons donc! vous êtes un vieux fou. N’avez-vous pas bien assez de soucis comme cela?

— C’est vrai. Merci, herr amtshauptmann... Faites excuse, et bien le bonjour !

A peine avait-il tourné les talons que la frau reparut fort émue. — Weber, disait-elle, comment s’expliquer tout ce qui arrive? Fritz Sahlmann n’est plus là, ni mamzelle Westphalen, dont la chambre a l’air d’avoir été mise à sac par les Turcs. Nos filles de service me donnent pour toute explication que le rathsherr Herse est venu à la dérobée et s’est éclipsé de même, après quoi on n’a plus revu ni Fritz Sahlmann, ni la mamzelle.

— Voilà qui est bizarre, dit l’amtshauptmann. Que vient faire le rathsherr dans nos cuisines? J’ai quelque penchant pour ce diable d’homme, Neiting; mais il fourre son nez partout, et je n’ai jamais ouï dire que cela portât bonheur. Faites-moi venir la moins sotte de vos soubrettes.

Hanchen Besserdich fut aussitôt appelée. C’était une petite personne fort proprette et fort éveillée, comme il convenait à la fille du schult[2] de Gulzow. Debout devant l’amtshauptmann, les yeux baissés, les mains occupées à tourmenter les cordons de son tablier, elle était, ma foi, fort gentille.

— Vous comparaissez, reprit l’amtshauptmann, pour dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

Ce début solennel intimida la pauvre enfant, qui répondit avec candeur à toutes les questions de son maître; mais elle ne put l’éclairer que sur un point, à savoir que le rathsherr Herse n’avait pas enlevé mamzelle Westphalen, — car, disait-elle, je l’ai vu s’en aller seul par le fond du jardin.

— Que faisiez-vous là? demanda la frau d’un ton sévère.

— J’étais allée voir ce que devenait mon frère, répondit Hanchen avec quelque hésitation. — Mon frère, continua-t-elle bientôt remise, avait amené ses chevaux pour traîner les canons des Français; mais il s’est joliment affranchi de cette corvée.

— En vérité ? dit l’amtshauptmann avec une satisfaction et une irréflexion manifestes. Ton frère a fait cela, ma petite ?

— C’est lui le premier qui a eu l’idée de s’échapper par la petite porte verte, lui qui l’a montrée aux autres en les engageant à décamper.

— Voilà ce que j’appelle une sottise, reprit le magistrat, tout à coup rendu au sentiment des devoirs de sa charge. Elle lui coûtera plus cher que cela ne vaut ; mais les Besserdich ont tous la tête à l’envers… Neiting, vous me ferez songer en temps et lieu à ce mauvais sujet de frère. Maintenant, Hanchen, où est Fritz Sahlmann ?

— Je vous assure, notre maître, que je n’en sais rien. La dernière fois que je l’ai vu, il causait avec mamzelle en haut-allemand.

— Fritz Sahlmalnn en haut-allemand ! Que diable lui pouvait-il dire ?

— Il lui disait, je crois : Les secours ne se feront pas attendre.

L’amtshauptmann avait grand’peine à se démêler parmi ces incidens obscurs et confus. — Le rathsherr, dit-il enfin, aura faussé la cervelle de cette pauvre Westphalen et l’aura poussée à quelque résolution insensée. Je parie qu’elle se cache, et il faut qu’on la retrouve. Son témoignage est indispensable à la justification de l’horloger et du meunier, tous deux en sérieux péril. Enfin, Hanchen, puisque vous ne savez où est Fritz Sahlmann, vous pouvez vous retirer.

Hanchen, tournant sur elle-même, allait quitter la chambre, lorsqu’ ayant levé les yeux (qu’elle avait fort bons) elle vit par la fenêtre quelque chose qui l’arrêta court. — Notre maître, dit-elle alors, je sais où est Fritz.

— Vous mentiez donc, petite friponne ?

— Non, herr amtshauptmann, mais je le vois.

— Où donc cela ?

— Là, dehors, sur le vieux pommier, au coin du mur des cuisines.

L’amtshauptmann étonné prit ses lunettes et regarda. — Vous dites, ma foi, vrai. Voilà pour le coup de quoi surprendre, en hiver sur un pommier ! Dans la saison des pommes, je ne dis pas, mais en hiver ! Vous qui avez de bons yeux, voyez-vous ce qu’il y peut faire ?

— Il tient à la main une longue perche, mais j’ignore pour quel usage. Il la dirige pourtant vers le grenier où l’on fume nos conserves.

— Neiting, devinez-vous à quoi ce drôle prétend aboutir ?

— Je l’ignore, Weber ; mais il nous manquerait des saucisses que je n’en serais pas autrement étonnée.

— Vraiment ! Alors ce garçon a découvert un secret merveilleux, celui de faire produire au même arbre des pommes en automne et des saucisses en hiver. Cela mérite une récompense. Fritz, mon ami, continua le magistrat en ouvrant la fenêtre, descendez de cet arbre; il pleut, vous pourriez vous enrhumer.

On parle de certain animal nommé, je crois, le paresseux, qui met une semaine entière à monter sur un arbre et tout autant à en descendre. Fritz Sahlmann interpellé par son patron et dégringolant à regret de son perchoir avait des allures qui rappelaient ce phénomène d’histoire naturelle. Arrivé en bas, on le vit plongé dans une méditation qui devait avoir pour objet un grave parti à prendre. Obéir ou s’échapper, telle était l’alternative. Docile par nature, Fritz s’avança vers la maison, mais en faisant de fréquentes haltes.

— Hanchen, dit l’amtshauptmann, pourquoi s’arrête-t-il derrière ce groseillier?

— Je l’ai vu qui jetait quelque chose.

— Ah!... très bien!... Fritz, mon ami, entrez par les derrières... Vous, Hanchen, descendez, et empêchez-le de sortir par la cour.

Grâce peut-être à cette mesure de précaution, Fritz comparut enfin devant ses juges naturels.

— Vous devez comprendre, lui dit l’amtshauptmann, qu’il ne saurait être bon pour vous de rester assis à la pluie sans rien qui vous abrite ; vous devez également vous douter que grimper aux arbres mouillés ne vaut rien pour vos pantalons... Que faisiez-vous là-haut maintenant?

— Rien au monde, herr amtshauptmann.

— Ah! J’ai peut-être mal posé ma question. J’avais surtout à cœur de savoir si vous pourriez me donner quelques nouvelles de mamzelle Westphalen. Veuillez, avant de répondre, me regarder bien en face!

Fritz, qui s’attendait peut-être à d’autres interpellations, répondit avec une sérénité parfaite qu’il n’avait aucun renseignement à fournir sur le compte de la femme de charge.

— En ce cas, Fritz Sahlmann, voici un couteau. Descendez me couper une branche de noisetier, grosse... voyons donc,... grosse comme votre doigt du milieu... Vous avez oublié quelque chose derrière un groseillier; Hanchen va vous aider à trouver cet objet, que vous me rapporterez, cher enfant.

Fritz Sahlmann, qui voyait s’ouvrir devant lui quelques perspectives assez sombres, avait cependant confiance en deux choses qui lui étaient déjà venues en aide dans mainte crise, d’abord la Providence, qui contrecarrait de temps à autre les projets de l’amtshauptmann, puis une bonne étoile qui ne lui manquait pas trop souvent. Enfin, quand il se sentait en mauvaise passe, il avait recours à un paquet de papiers ad hoc, qu’il glissait adroitement sous le dos de son gilet, comme un préservatif assuré. Il n’eut garde ce jour-là d’omettre cette mesure défensive ; puis il descendit avec Hanchen, qui, selon lui, ne reconnaîtrait probablement pas l’endroit où la fatale trouvaille se pouvait faire. Vaine espérance ! notre fillette y courut tout droit, et ramassa un petit objet, qui de loin, voire de près, ressemblait fort à une saucisse. Ceci suggéra au jeune drôle une petite invention supplémentaire, et il pratiqua immédiatement dans l’épaisseur de la baguette qu’il venait de couper deux coches profondes qui ne devaient pas ajouter à la solidité d’icelle. Quant à obtenir de Hanchen qu’elle lui fît grâce du résultat de ses recherches, c’était chose à peu près impossible. Il lui avait joué trop de méchans tours, et l’occasion de s’acquitter envers lui devait la tenter irrésistiblement.

La baguette d’une main, de l’autre la saucisse, que Mme Neiting venait de reconnaître à la ficelle pour une des siennes, l’amtshauptmann reprit son interrogatoire, et Fritz décontenancé vit décroître notablement sa foi dans la Providence. — D’où vous vient ceci ? demanda l’amtshauptmann, montrant le corps du délit.

Jugeant la partie perdue et le mensonge inutile, Fritz Sahlmann répondit avec assurance : — On me l’a donné.

— Qui cela ?

— Mamzelle Westphalen.

— À quel moment ?

— Tandis que j’étais assis dans l’arbre.

— Elle y était donc avec vous ?

— Non, elle était à la fenêtre du grenier. Je lui ai tendu ma perche ; elle a fixé l’objet à un clou que j’y avais planté tout exprès.

— À ce compte, maître Fritz, vous m’avez menti, reprit l’amtshauptmann, qui balançait sa baguette sur les épaules du coupable, et vous savez nos conventions pour ce cas particulier…

Herr amtshauptmann, ne me battez point ! J’étais lié par un serment. Le rathsherr Herse m’avait fait jurer de ne pas révéler la cachette de la mamzelle.

— Êtes-vous à mon service ou à celui du rathsherr ?

Ce que disant, l’amtshauptmann avait déjà saisi Fritz par le collet de sa veste, et la baguette fatale allait entrer en fonction, quand la Providence au moment suprême se souvint qu’elle avait un protégé en péril. Elle apparut sous la forme du messager de ville. — Le bourgmestre envoie ses respects, dit ce fonctionnaire volontiers essoufflé. Les choses tournent mal contre l’horloger et le meunier de Gielow. Le herr amtshauptmann est prié d’arriver le plus tôt possible et d’amener avec lui la demoiselle Westphalen, dont le témoignage est de la plus haute importance. — Je me rends à l’instant, dit le vieux magistrat. Neiting, vous le voyez, l’affaire presse. Allez me quérir dans son trou cet oiseau de malheur. Fritz, mon habit !

On peut juger de l’empressement avec lequel cet ordre fut exécuté. La frau amtshauptmann escortée de Hanchen et de Fritz Sahlmann, procéda au siège de la cachette où la mamzelle, obstinément réfugiée, ne voulait laisser pénétrer personne. D’abord elle fit la sourde oreille ; ensuite elle parlementa. Elle raconta longuement par quels artifices comminatoires Fritz Sahlmann, abusant de sa crédulité, l’avait amenée à trahir la confiance de ses maîtres et à lui passer furtivement une des saucisses conservées dans le grenier. — J’avais la tête perdue, disait-elle pleurant à moitié. Ce drôle me parlait du rathsherr chargé de chaînes, et d’un bataillon tout entier envoyé par les Français pour s’emparer de ma personne ; puis il s’entêtait malgré mes prières à rester sur cet arbre, d’où je m’attendais à le voir tomber... Quand il s’agit de vie ou de mort, je ne sais plus résister... J’ai failli, je le sais; j’en demande pardon à Dieu et aux hommes.

Une fois extraite de son grenier, et quand elle apprit que pour la première fois de sa vie elle allait être amenée au pied d’un tribunal, ses angoisses recommencèrent de plus belle. — On me traîne dans la gueule du lion... Je n’ai pourtant péché que par ignorance, honnêtement et dans de bonnes intentions... Aller me défendre de certaines imputations, voir incriminer mes rapports avec herr Droï, voilà qui est au-dessus de mes forces et de mon courage. Si l’amtshauptmann insiste, j’obéirai; mais il faut que Hanchen et Corlin m’accompagnent devant les juges. Il faut qu’elles affirment que j’ai passé la nuit avec elles.

Sur ce dernier point, on dut céder. Mme Neiting convoqua les deux suivantes, et dès que le troupeau féminin fut au complet, l’amtshauptmann donna le signal du départ, après que mamzelle eut dit un éternel adieu à sa bonne maîtresse; arrivée sur le seuil du schloss, elle se retourna vers ses compagnes : — Hanchen, disait-elle, dès que nous arriverons sur la place du marché, vous courrez chez le docteur Lukow, que vous prierez de venir assister à mes tortures. Il pourrait bien m’arriver quelque chose. Je me sens tout à fait capable de m’évanouir.


VII.

Le schloss, comme on peut voir, était sens dessus dessous; mais la ville s’agitait, elle aussi, et l’outrecuidance brutale des soldats ajoutait de nouveaux fermons à ceux d’une haine longtemps contenue. Les temps marchent, et avec eux l’esprit des peuples. En 1806, quand Murat, Bernadotte et Davoust poursuivaient le vieux Blücher, qui de temps en temps, sanglier acculé, montrait ses terribles défenses à la meute victorieuse, — à Speck, par exemple, et à Waaren, — tout était bassesse, lâcheté, humiliation, oubli de la cause commune, aveugle obéissance aux caprices du triomphateur. Peu à peu cependant ce spectacle se modifiait. Le malheur apprend aux hommes non pas seulement la prière, mais la résistance. Le major Schill et le duc de Brunswick se montrèrent. Sans savoir où cela menait, la Basse-Allemagne s’agita. Lorsque Schill marcha par le Mecklembourg vers Stralsund, Bonaparte enjoignit aux Mecklembourgeois de lui disputer le passage. Ils obéirent encore, mais à Damgoren et Tribsees ils se laissèrent battre. On vit une compagnie tout entière de superbes grenadiers du Mecklembourg suivre comme prisonnière un seul hussard du terrible major. Était-ce lâcheté? J’en appelle au souvenir des campagnes de 1813 et 1814. Non, c’était mauvais vouloir pour la cause française et secrète sympathie pour la rébellion naissante. Un mouvement populaire commençait dans le Mecklembourg, et quand la Prusse se souleva, le Mecklembourg suivit avant tout autre état allemand l’exemple qu’elle lui donnait.

Et les temps marchaient toujours. Pendant l’hiver que les Français étaient allés affronter en Russie, la Providence fit tomber la brillante peau du serpent. Il revint transi, à moitié mort, demandant secours, implorant pitié. Le grand cœur de l’Allemagne s’émut, elle ne voulut pas ajouter à tant de désastres; mais, à peine réchauffé dans la couche tiède où l’hospitalité germanique lui donnait asile, le serpent se réveilla, et voulut encore une fois montrer son dard. Alors fut poussé le cri de guerre : A bas le buveur de sang !

Ce cri n’allait pas cesser de si tôt. Il était poussé non par une populace tumultueuse et sujette aux défaillances subites, mais par les meilleurs et les plus éclairés du pays. Les anciens parlèrent, les jeunes gens coururent aux armes; le feu gagnait : non pas un feu de carrefours et de places publiques, notre pays n’aime pas ces vaines et futiles démonstrations. Le feu dont je parle s’allumait dans chaque foyer domestique, et les voisins s’y venaient chauffer. Peu à peu, l’incendie gagnant sans éclater de proche en proche, tout le pays ne fut plus qu’une masse de charbons incandescens, un fourneau de forge poussé au rouge, où venaient se tremper les glaives prêts à sortir du fourreau pour la délivrance. Les Français ne voyaient encore ni fumée ni flammes; mais ils sentaient la chaleur croître et le terrain se dérober sous leurs pieds, comme un sable mouvant. Par un maladroit effort, ils tendirent les liens du commandement, ils aggravèrent le fardeau de l’oppression. Ceci ne fit que rendre plus marquée la volonté de ne plus leur obéir, d’éluder leurs ordres en attendant qu’ont pût les braver en face. Les fonctionnaires, jadis si humbles, se redressèrent; les paysans, par toute sotte de rubriques, échappèrent aux corvées. La soumission n’était plus qu’un vain simulacre, et les Français, qui voyaient vaguement arriver le terme de leur domination, se chargeaient à qui mieux mieux de dépouilles opimes, les soldats s’y jugeant autorisés par l’exemple de leurs chefs.

Ils ne prévoyaient pas encore une révolte ouverte, et pourtant ils auraient dû se douter qu’elle était prochaine, pour peu qu’ils eussent scruté l’expression toute nouvelle des physionomies allemandes, par exemple le visage du boulanger Witte, appuyé sur le battant inférieur de sa porte et, la pipe aux lèvres, contemplant le désarroi du train d’artillerie privé des chevaux qui devaient l’emmener. Cette pipe était un beau morceau d’écume de mer monté en argent. Un militaire français, venant à passer devant la boulangerie, l’enlève tout à coup à l’honnête burgher, et continue son chemin comme si de rien n’était, sans que les bouffées de tabac cessent de jaillir du fourneau. Il eût mieux fait d’accélérer un peu sa marche, car Witte, littéralement exaspéré, sort de sa boutique, ramasse une pierre deux fois grosse comme le poing, et d’un coup qui l’atteint à la nuque couche son voleur sur le pavé. Grand tumulte, comme on peut bien le penser, après une pareille aventure, et l’amtshauptmann y survenant avec ses trois femmes, trouva le combat engagé, les sabres ripostant aux bâtons, les cailloux volant çà et là, les cris, les jurons, se croisant de toutes parts sur la place du marché. Malgré tout, Witte fut appréhendé au corps et conduit à la rathhaus. N’avait-il pas insulté la grande nation, représentée, il est vrai, par un pillard?

A la rathhaus, le grand-prévôt français instruisait justement le procès du meunier de Gielow en présence du colonel von Toll et de mon père. Les choses allaient mal pour notre pauvre Voss, forcé de reconnaître qu’il avait grisé le chasseur français et ne pouvant donner aucune nouvelle de cet hôte emmené par lui. Sa meilleure excuse était qu’à ce moment il était lui-même dans un état d’ébriété qui ne lui laissait aucun souvenir distinct des événemens, et qu’en somme, une fois maître de ses facultés, il s’était empressé de ramener le cheval et de rapporter la valise du soldat disparu. Mon père faisait valoir de son mieux ces circonstances justificatives; mais le juge français, déjà mal disposé, s’exaspéra tout à fait quand on amena devant lui le boulanger récalcitrant, qui sacrait comme un païen, et appelait ses compatriotes à la rescousse. — Ma pipe ! herr burmeister, ma pipe ! qu’on me la rende! C’était un legs de mon père... Et me l’avoir ainsi arrachée des dents ! Suis-je ou non un burgher de Stemhagen ? Le colonel von Toll avait depuis quelques instans quitté l’audience. Le juge ordonna de garrotter l’impertinent vociférateur, de le jeter ensuite dans un chariot et de l’emmener à la queue de la colonne pour en disposer plus tard à loisir. Mon père alors, montant les degrés du tribunal, remontra paisiblement au grand-prévôt que Witte était un homme d’ordre, payant volontiers toutes les taxes., même de guerre, et qu’il n’avait, en cette circonstance, aucun autre tort que celui de réclamer son droit, — à moins, ajouta-t-il, que les pipes aussi ne soient sujettes aux réquisitions.

Stimulé par cette épigramme, le Français se cabra contre mon père, et lui fit entendre qu’on pourrait bien s’en prendre à lui de toutes ces rébellions; mais il avait affaire à un homme droit et aussi obstiné que peut l’être un bourgeois du Mecklembourg. Aussi la discussion s’envenima-t-elle assez vite, et les gendarmes présens reçurent ordre d’arrêter mon père séance tenante. Ici le vieux Witte se mit à hurler, et le meunier Voss voulut se jeter au-devant de mon père. En ce moment rentrait le colonel von Toll, qui apportait les résultats d’une enquête sommaire faite par lui hors de la salle. Selon lui, le boulanger était dans son droit en réclamant sa pipe; mais ceci n’était qu’un point secondaire, puisque chez ce même boulanger on avait retrouvé le cheval du chasseur. Witte était donc complice du meunier, et cette complicité paraissait avoir eu pour but le meurtre d’un soldat isolé. Il fallait de toute nécessité que cette affaire fût coulée à fond. Elle ne pouvait l’être qu’à Stettin.

Mon père, maître Voss et le boulanger furent donc emmenés sous bonne escorte dans une autre pièce. L’amtshauptmann fut ensuite appelé. On le vit aussitôt paraître sur le seuil de la salle d’audience, ayant à la main sa canne d’Iéna, droit, la tête haute, le maintien assuré. La porte allait se refermer derrière lui quand mamzelle Westphalen s’y présenta, insistant pour être admise avec ses deux acolytes, Hanchen et Corlin. — Pardong, messieurs les Français, pardong! disait-elle en repoussant les deux factionnaires, je ne saurais me séparer de l’amtshauptmann ; c’est mon protecteur, voyez-vous !...

A l’entrée du vieux magistrat, le colonel von Toll avait détourné la tête du côté de la fenêtre. Le juge, procédant immédiatement à l’interrogatoire, demanda comme d’ordinaire par voie d’interprète le nom et la profession du témoin. — Joseph Weber, répondit celui-ci, premier magistrat du bailliage de Stemhagen. — Là-dessus il déposa sur une chaise sa canne et son chapeau. Vainement voulut-on le faire asseoir. Il s’en excusa poliment. Au nom de Weber, le colonel avait paru surpris, et on aurait pu croire en le voyant se retourner du côté de l’amtshauptmann qu’il allait lui adresser une question. Pourtant il s’abstint, prêtant l’oreille aux explications fournies par le digne magistrat. Elles étaient fort simples, et se bornèrent à un récit exact de ce qui s’était passé au château après l’arrivée du chasseur français. — Au surplus, dit en terminant l’amtshauptmann, si on a eu tort de provoquer cet homme à boire outre mesure, ce tort me revient tout entier, puisque le meunier Voss agissait en cela par mes ordres.

Ici le juge français, avec un rire de mépris, parut s’étonner que l’amtshauptmann se portât garant d’un meunier, comme naguère le bourgmestre s’était porté garant du boulanger Witte.

— Eh bien ! dit le vieux herr avec beaucoup de calme, que voyez-vous là de risible? La coutume de France diffère-t-elle de la nôtre? En votre pays, l’unique souci des fonctionnaires serait-il par hasard la tonte du pauvre peuple? Quand d’honnêtes gens se trouvent injustement compromis, ne leur venez-vous point en aide? Est-il interdit de se débarrasser d’un coquin, d’un vagabond, au prix de quelques flacons de vin ?

Ces mots de « coquin » et de « vagabond » appliqués à un héros de la grande armée firent littéralement bondir le juge, qui répondit par une volée d’invectives. l’amtshauptmann pour toute réplique s’avança vers le bureau, où la valise avait été placée, et, tirant de celle-ci une des cuillers d’argent : — Regardez ces armoiries, dit-il au juge. Vous ne les connaissez pas, mais je les connais, moi; je sais à qui ces couverts appartiennent. Ce sont des gens qui ne vendent pas leur argenterie, et d’ailleurs un soldat en campagne n’a que faire d’acheter de la vaisselle.

Changeant aussitôt de terrain, le juge s’enquit de l’horloger Droz, de son uniforme français, et de ce qu’il faisait au château pendant la nuit. — Vous m’en demandez trop, répondit le vieux herr, je ne l’ai vu qu’un instant, au moment où le meunier emmenait le chasseur. S’il a passé la nuit au schloss, c’est à mon insu et sans mon aveu.

Il n’y avait rien à tirer d’un pareil homme. Le juge déclara l’interrogatoire terminé, lui enjoignant seulement de ne pas quitter la rathhaus. — Fort bien, dit sèchement notre magistrat, qui, se retournant pour prendre son chapeau et sa canne, vit alors ce der- nier objet dans les mains du colonel von Toll; celui-ci examinait avec une remarquable curiosité les noms gravés au couteau sur ce bâton d’étudiant. l’amtshauptmann le regarda faire pendant quelques secondes; puis, avec un salut assez raide : — Permettez, colonel, c’est ma canne. — L’autre s’empressa de la lui remettre avec quelques excuses et un certain embarras; puis, voyant l’amtshauptmann quitter la salle d’audience, il le suivit sans hésiter. Mamzelle Westphalen imitait cette manœuvre ; mais au commandement de : halte! les sentinelles lui barrèrent le passage. Les trois femmes durent revenir au pied du tribunal. Mamzelle a raconté souvent depuis lors les impressions de ce terrible moment, et débutait toujours ainsi : — Je me croyais dans le beffroi de Stemhagen, les cloches sonnant à toute volée... — Par le fait cependant, semblable au moucheron que la fumée fait reculer et qui se jette tête baissée dans la flamme, elle se rassura une fois aux prises avec cette épreuve, qui de loin la glaçait d’épouvante. Les bras croisés, debout devant le juge, elle se sentit animée de l’esprit que l’amtshauptmann venait de montrer. Lorsqu’on lui demanda comment herr Droï se trouvait en uniforme. — Il se trouve fort bien, répondit-elle, et il a raison. — Pourquoi il était venu au schloss? — Est-ce que je le sais? il vient au schloss une foule d’honnêtes gens dont je ne m’enquiers jamais. Si j’ai à les interroger, que le grand-duc me confie les fonctions d’amtshauptmann, et l’amtshauptmann ira surveiller la cuisine. — Pourquoi l’horloger ne s’était-il point retiré la nuit venue? — Parce qu’il faisait un temps à ne pas mettre un Français dehors. — Pourquoi l’avait-elle gardé avec elle, dans sa chambre à coucher?...

Ah! cette fois mamzelle ne trouva pas de réplique. L’impertinence du juge amena sur ses joues une pudique rougeur, et pour bien peu elle aurait couru se réfugier dans le grenier aux jambons; mais en cette passe critique un secours lui fut donné par Hanchen et Corlin, qui se mirent, clabaudant de leur voix la plus aiguë, à protester que mamzelle avait couché auprès d’elles. Le bruit de leurs énergiques protestations devint bientôt si insupportable que le juge, pestant et jurant, fit mettre à la porte « ces trois pies-grièches, » comme il les appelait impoliment.

Lorsqu’elle raconta cette scène à la frau, sa maîtresse : — Vous savez, lui disait mamzelle, vous savez si j’ai souvent repris de ses bavardages notre étourdie de Hanchen... Eh bien! ce jour-là sa maudite langue m’a mieux servie que celle d’un ange des cieux. Il ne faut donc pas toujours faire fi de ce qui nous semble le plus désagréable.


E.-D. FORGUES.

  1. Ce récit naïf de Fritz Reuter (Ut de Franzosentid), traduit du Platt-Deutsch (bas-allemand) par Ch. Lee Lewes, nous a paru comme une réplique au Conscrit de mil huit cent treize par MM. Erckmann-Chatrian. C’est la contre-partie allemande du roman français. Nous l’avons donc cru susceptible d’une de ces libres interprétations fort abrégées auxquelles nous encourage la bienveillance des lecteurs de la Revue.
  2. Le schult ou bailli remplit dans un village les fonctions que le burmeister remplit dans une ville. En 1813, les enfans d’un schult ne regardaient pas comme au-dessous d’eux d’entrer en condition; nous ne croyons pas qu’il en soit ainsi de nos jours.