En lisant Nietzsche/6

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Société française d’imprimerie et de librairie (p. 90-106).


VI

CRITIQUE DES OBSTACLES


Le Rationalisme et la Science.


Alors si nous nous adressions à ce qui généralement passe pour l’antithèse et l’antipode et l’antagonisme de la religion et de la métaphysique, si nous nous adressions à la science ? — Examinons.

La science, c’est d’abord les savants. Assez triste population. Ils sont timides, renfermés, tristes et myopes ; merveilleux pour ne pas voir le monde, pour ne pas se connaître en hommes, pour ne pas savoir ce que c’est que l’homme, pour ne pas connaître, aussi, ni les principes et origines et fondements, ni la fin, ni la portée et les conséquences de la science même qu’ils étudient ; superstitieux assez souvent et dogmatiques dans leurs superstitions et préjugés, parce que, sachant exactement ce qu’en effet ils savent, ils apportent à l’expression de leurs préjugés la rigueur et l’impérieux de leurs formules de laboratoires et de cabinets ; bons ouvriers de la connaissance qui, tout compte fait, ne connaissent rien, comme les ouvriers d’une usine sont étrangers à l’ouvrage qu’elle produit en définitive ; moyens en tout, classe intermédiaire entre la foule et l’élite et n’ayant rien des qualités de celle-ci ni même des qualités qu’on attribue à celle-là ; infatués, du reste, pour la plupart, dans leur timidité orgueilleuse et comptant plus de pédants qu’aucune autre classe de la société et de l’espèce humaine. — Nietzsche parle toujours des savants comme un professeur qui s’est évadé du professorat. J’abrège.

La science elle-même, en dehors de son utilité pratique, à quoi les hommes peuvent, s’il leur plait ainsi, attacher quelque importance, est une très grande duperie. Elle fut inventée, quatre cents ans environ avant Jésus-Christ, par Socrate, quoi qu’il en ait dit et peut-être cru. Avant Socrate, ce qui existait, ou du moins ce qui avait le premier rang et le pas devant, c’était l’homme instinctif, qui, en sa plus haute expression, était l’artiste et le poète. À partir de Socrate, ce qui exista, ou du moins ce qui prit la primauté dans l’esprit des hommes, dans la considération des hommes, ce fut l’homme théorique, c’est-à-dire l’homme qui raisonne, qui pour raisonner veut savoir, qui apprend donc, et qui classe et qui critique, et qui, sur les faits amassés, fait des raisonnements et des théories, en un mot le savant et le rationaliste.

Or cet homme est un ennemi mortel, lui aussi, de l’art et de la vie ; lui aussi il est antidionysien autant que possible. Socrate est assez connu comme antiartiste et Platon voulait bannir les poètes de la République. « Le plus illustre antagoniste de la conception tragique [c’est-à-dire artistique] de l’Univers, c’est la science. L’art fait aimer la vie en la présentant d’une façon synthétique ; la science la décolore et la glace en l’analysant. Ce que l’art vivifiait, la science le tue. Quiconque veut bien songer aux conséquences les plus immédiates de cet esprit scientifique, qui va de l’avant toujours et sans trêve, comprendra aussitôt comment par lui « le mythe fut anéanti, et comment, par cet anéantissement, la poésie, dépossédée de sa patrie idéale naturelle, dut errer désormais comme un vagabond sans foyer. »

C’est Socrate qui a bâti vraiment de toutes pièces cet homme théorique, par sa doctrine, singulièrement profonde en ce sens qu’elle allait du premier coup jusqu’au bout de la pensée initiale, mais par cette doctrine radicalement fausse, que la morale est en raison du savoir, que l’homme qui ne fait pas le bien est un homme qui ne sait pas le bien et que l’homme qui sait le bien fait le bien assurément. Le voilà précisément, l’homme théorique présenté comme roi du monde ! Or rien n’est plus faux, et ce serait le contraire plutôt qui serait vrai. L’homme qui sait le bien ne le fait pas, parce qu’il se contente de le savoir et que cela suffit à son amour-propre et parce que, à savoir le bien et à se rendre compte qu’il le sait, il croit le faire et avoir accompli et consommé son devoir. Le bien est instinctif et passionné ; le bien est dans l’acte, et l’acte est rarement, on en conviendra, inspiré par l’idée et le savoir ; et il est fréquemment, on en conviendra, l’effet d’un mouvement instinctif et qui ne sait pas.

Mais cette pensée est bien la pensée angulaire ou fondamentale de la doctrine de l’homme théorique. Socrate a dit au monde : « Sachez, pensez, raisonnez. Savoir c’est pouvoir et pouvoir le bien. Sachez, pensez, raisonnez ; car c’est là tout l’homme. Le reste est d’enfant. » — Il fallait leur dire : « Suivez vos instincts ; ils sont bons. »

Il semble vraiment que Socrate, homme qui s’est trompé, mais véritablement inspiré, ait compris, chose rare, tout ce qu’il enseignait, et, dernier terme et dernier sens de sa doctrine, que sa doctrine allait contre la vie ; car écoutez-le au dernier soupir : « Vous immolerez un coq à Esculape. » C’est-à-dire : « Esculape vient de me guérir de la vie. » Donc la vie est un mal. Le pessimisme final, le pessimisme d’aboutissement que contient la doctrine de Socrate, oui, vraiment Socrate l’a aperçu et il l’a magnifiquement exprimé dans sa dernière parole, la plus pessimiste assurément qui ait jamais été dite.

Quoi qu’il en soit, l’homme théorique, par opposition à l’homme d’instinct, à l’homme de création, et à l’homme qui fait aimer la vie, à l’artiste, est institué et intronisé. Il apprendra, il raisonnera, il saura, il fera des théories. Tout cela est très vain. La science peut remplir sa force ; mais elle est radicalement et ridiculement impuissante à remplir son dessein. Que se propose-t-elle ? Connaître, c’est entendu. Bien. Qu’est-ce que connaître ? C’est constater de quelle manière tout ce qui est en nous perçoit ce qui n’est pas nous. C’est donc, non pas connaître, mais nous connaître ; c’est expérimenter nos facultés dans leur exercice ; exactement rien de plus. C’est constater comment nous voyons, comment nous sentons, comment nous pensons, comment nous mesurons, comment nous raisonnons. Rien de plus. Jusqu’à présent nous ne sommes pas sortis de nous. Nous nous connaissons mieux et voilà tout.

— Mais en expérimentant nos facultés nous les affinons !

— Certainement, et après les avoir affinées ainsi pendant des milliers de siècles, où serons-nous arrivés ? À voir de quoi, très exercées et très affinées, elles sont capables, et à voir comment, très exercées et très affinées, elles perçoivent le monde. Le monde en est-il plus connu ? Point du tout le monde, mais encore nos facultés. Nous ne sommes pas encore sortis de nous, nous avons développé notre moi, mais sans en sortir ; nous l’avons poussé plus loin, mais sans sauter hors de lui, ce qui est impossible. Nous nous connaissons mieux ou nous connaissons un nous-même plus grand, mais, de ce qui n’est pas nous, rien. Alors à quoi bon ? « Cherche la connaissance ! Oui, mais toujours comme homme ! Comment ! Être toujours spectateur de la même comédie, jouer toujours un rôle dans la même comédie ? Ne pouvoir jamais contempler les choses autrement qu’avec ces mêmes yeux ? Et combien doit-il y avoir d’êtres, — innombrables — dont les organes sont plus aptes que les nôtres à la connaissance ! Qu’est-ce que l’humanité aura fini par connaître au bout de toute sa connaissance ? Ses organes. Et cela veut peut-être dire : impossibilité de la connaissance. Misère ! Dégoût… Tu es pris d’un mauvais accès ; la raison te violente. Mais demain tu seras de nouveau en plein dans la connaissance, et par cela même en plein dans la déraison, et je veux dire, par cela même, dans la joie que te cause tout ce qui est humain. Allons au bord de la mer. »

En effet, secouons ce joug, échappons à cet étau, inévitable pourtant et qui reviendra toujours nous violenter, du scepticisme subjectif, absolument irréfutable ; et faisons ce que les hommes ont toujours fait, faisons comme s’il était possible que nous connussions quelque chose. Soit, reprenons. Que se propose la science ? Eh bien, elle se place en face du monde, vous entendez bien, du monde, et elle se propose de le connaître et de l’expliquer, d’en donner une connaissance réelle et vraie ; réelle, c’est-à-dire complète ; vraie, c’est-à-dire logique, liée, systématique. Autrement dit, ou les mots n’ont pas du tout de sens, elle se propose de vider l’infini. Par définition elle est impuissante. — Dira-t-on que c’est quelque chose que de l’infini tirer quelque chose et l’expliquer, le rendre clair, le faire comprendre ? Mais de l’infini chaque partie tient à l’infini tout entier et n’est pas explicable avant que le tout soit expliqué. Mot de Claude Bernard : « Si je savais quelque chose à fond, je saurais tout. » Donc les explications de la science sont toujours tellement superficielles qu’elles équivalent à une non-explication, et qu’elles en sont une, et tous les savoirs de la science ne savent rien.

Jeu, si l’on veut, et jeu très sérieux et honorable ; mais donner à ceux qui jouent ainsi la primauté dans l’humanité, leur confier l’humanité, il n’y a pas à cela une raison suffisante et cela a même quelque chose de ridicule : « Les adeptes de la science font l’effet de gens qui auraient projeté de creuser dans la terre un trou vertical la traversant de part en part. Le premier s’aperçoit qu’en travaillant pendant sa vie entière avec la plus grande assiduité, il ne pourrait arriver qu’à percer une infime partie de l’énorme profondeur et que, du reste, le résultat de son travail serait comblé et anéanti sous ses yeux par le travail de son voisin. »

Le savant, le rationaliste, l’homme théorique, est donc un homme dégénéré, un sous-homme. Vous avez lu Faust. L’avez-vous compris ? C’est la condamnation en trois points de l’homme théorique. Faust, d’abord est l’homme moderne, l’homme théorique, l’homme qui serait absolument inintelligible à un Grec d’avant Socrate ; c’est l’homme dévoré de la passion du savoir, dévoré de la passion de la « culture ». — Il en aperçoit la vanité et il fait une expérience de la vie sentimentale — Elle ne lui réussit pas beaucoup, la vie sentimentale — Alors, après s’être jeté dans la contemplation de l’antiquité hellénique et y avoir fait long séjour, à quoi est-ce qu’il aboutit ? À la vie d’action, à la vie qui ne raisonne pas, et qui ne chante pas la romance sentimentale, mais qui agit et qui crée. — Qu’est-ce à dire ? Que le progrès de Faust a consisté à remonter du xixe siècle à la Renaissance, de la Renaissance à la Grèce présocratique. Le progrès de Faust a consisté à tourner le dos au « progrès ». Tout vrai progrès fera de même. C’est la vie scientifique, c’est la vie rationnelle et théorique qui est une décadence. « Le fait que la science est devenue à ce point souveraine montre que le xixe siècle s’est soustrait à la domination de l’idéal. C’est une certaine absence d’aspirations et de désirs qui rend possible pour nous la curiosité et la rigueur scientifiques, cette espèce de vertu qui nous est propre. »

La curiosité est une passion, mais c’est la dernière des passions ; c’est une passion de vieillard. C’est un vieillard qui a dit le premier : « Je ne vis plus que par curiosité », et il le disait assez mélancoliquement. Il y a, sans doute, des gens qui naissent avec cette c haute curiosité », comme l’appelait Renan ; mais ce sont gens qui naissent vieux. La jeunesse veut vivre et agir. L’âge scientifique est le dernier âge de l’humanité, ou il serait le dernier âge de l’humanité si elle n’était pas, heureusement, soumise à la loi de « l’éternel retour », qui est un des dogmes de Nietzsche, ou l’une de ses espérances.

Il n’y a guère d’illusion plus forte que cette idée, vraiment universelle à notre époque, qui consiste à confondre la civilisation et la science. C’est une idée universelle pour tout homme qui croit avoir réfléchi et même pour tout homme, du peuple comme de l’élite, et peut-être encore plus pour l’homme du peuple. L’homme civilisé, c’est l’homme qui sait, l’homme cultivé, c’est l’homme qui sait. Il n’y a rien de plus faux. L’artiste qui ne sait rien du tout, l’homme d’action qui sait peu de chose, est un homme aussi cultivé, aussi civilisé, souvent beaucoup plus, que le savant : « Tout notre monde moderne est pris dans le filet de la culture alexandrine et a pour idéal l’homme théorique, armé des moyens de connaissance les plus puissants, travaillant au service de la science et dont le prototype et ancêtre original est Socrate. Cet idéal est le principe et le but de toutes nos méthodes d’éducation. Tout autre genre d’existence [art, vie d’action, vie industrielle] doit lutter péniblement, se développer accessoirement non pas comme aboutissement projeté, mais comme occupation tolérée. Une disposition d’esprit presque effrayante fait qu’ici, pendant un long temps, l’homme cultivé ne fut reconnu tel que sous la forme de l’homme instruit. Notre art de la poésie lui-même est né d’imitations érudites… À un véritable Grec le type de Faust [au début] paraîtrait absolument inintelligible… » — Mais songez à la fin de Faust et songez aussi au mot de Gœthe à Eckermann. On parlait de Napoléon. Eckermann ne le comprenait pas du tout. « Mais, mon ami, dit Gœthe, il y a aussi de la productivité en actes. » Gœthe rappelait ainsi, « d’une manière charmante et naïve », que l’homme non théorique est pour les hommes modernes, pour les Eckermann, quelque chose « d’invraisemblable et de déconcertant », de telle sorte « qu’il faut la sagesse d’un Gœthe pour concevoir, oui, pour excuser un mode d’existence si insolite. »

Comme le voyait très bien Gœthe, la science n’est pas le seul moyen de productivité ; elle en est même un moyen inférieur et elle empêche les moyens supérieurs et éclatants de productivité de se déployer. La nouvelle idole est un peu basse et si, comme nous l’avons montré, elle est inféconde, elle détourne aussi les hommes de se diriger vers les sources fécondes. Elle refroidit le monde et le dessèche ; elle le rend plat, sans remplir même son prétentieux dessein, qui est de le faire connaître.

A-t-elle même ce beau mérite dont elle se targue, d’être l’antagoniste de la crédulité, de détruire la foi ? Science et foi, a-t-on assez souvent opposé ces deux mots et ces deux choses ? Mais, s’il vous plaît, et la science est fondée sur une foi, et elle est le signe que l’homme a besoin d’une foi, d’une certitude mystique, et elle confirme et fortifie dans l’esprit de l’homme cette manie de crédulité et ce besoin irrationnel et enfantin de certitude mystique. « L’impétueux désir de certitude se décharge aujourd’hui dans les masses compactes avec des allures scientifiques et positivistes « et « ce désir d’avoir à tout prix quelque chose de solide, est ce même désir d’un appui, d’un soutien, ce même instinct de faiblesse qui crée ou conserve les religions et les métaphysiques ». La confiance en la science c’est tout simplement une piété ; ce n’est pas autre chose. « De quelle manière, nous aussi, nous sommes encore pieux ? » Le voici. Nous faisons, nous « scientifiques », le ferme propos de ne pas croire par foi, par conviction a priori, de ne croire que ce qui aura été démontré réel et démontré vrai. Fort bien. Mais pour que nous nous imposions cette discipline, « pour que cette discipline puisse commencer », ne faut-il pas une conviction a priori, à savoir que le démontré est meilleur que l’indémontré ? Certainement il faut cette conviction, et impérieuse et absolue, et qui est un impératif, et qui, elle, n’est pas démontrée. Mais, s’il vous plaît, c’est une foi ! « On voit donc bien que la science aussi repose sur une foi et qu’il ne saurait exister de science inconditionnée. »

Vous me direz : ce n’est pas une foi, c’est simplement le désir, naturel et légitime sans doute, de n’être pas trompé, — Soit ; mais ce désir de n’être pas trompé suppose une idée qui est celle-ci : il vaut mieux n’être pas trompé qu’être trompé. Dans l’ordre des idées générales, qu’en savez-vous ? Il est parfaitement indémontré qu’il vaille mieux n’être point trompé qu’être trompé sur l’Univers. Votre amour de vérité, votre volonté de vérité est donc gratuit ; il est parce qu’il est ; il est parce que vous êtes faits comme cela. C’est une conviction a priori, c’est une foi.

Vous me direz : Non, ce n’est pas cela. Ce n’est pas que je ne veuille pas être trompé ; c’est plutôt que je ne veux pas tromper. — Ah ! ceci est autre chose. Nous étions en métaphysique, nous voici en morale. Je croyais avoir affaire à une foi métaphysique ; j’ai affaire à une foi morale. Mais c’est la même chose, ou chose très, analogue. C’est encore un impératif ; c’est encore une idée fixe non démontrée et indémontrable. Vous voulez la vérité, parce que vous ne voulez pas tromper, parce que vous êtes un honnête homme. Bien ; mais qui vous a dit qu’il ne faut pas tromper ; qui vous a persuadé cette petite « don quichotterie », cette « petite déraison enthousiaste » ? Votre conscience, votre sainte conscience ! Soit, mais vous voyez bien que la volonté de vérité repose sur un impératif qui ne donne pas ses raisons et qui entend bien ne pas les donner, sur une foi encore. Donc, que votre volonté de vérité vienne d’un désir de n’être pas trompé ou d’un désir de ne pas tromper, elle repose ou sur une conviction philosophique a priori, ou sur une conviction morale a priori. Le désir de posséder le démontré repose sur une idée ou sur un sentiment indémontré et indémontrable. Donc « c’est toujours encore sur une croyance métaphysique que repose notre foi en la Science ».

— Et d’où vient cette croyance métaphysique ? — Mais, très probablement, des anciennes théologies, qui nous ont pénétrés et imbibés depuis des milliers d’années. Tout cela est encore un résidu de Dieu : « Nous, nous-mêmes, nous qui cherchons aujourd’hui la connaissance, nous les antimétaphysiciens et les impies, nous empruntons encore notre feu à l’incendie qu’une foi vieille de mille années a allumé, cette foi chrétienne qui fut aussi la foi de Platon, et qui posait en principe que Dieu est vérité et que la vérité est divine. »

Ce qu’il y a de curieux, pour y songer un instant, c’est que cette science, qui a affranchi l’homme et qui doit l’affranchir de plus en plus, — vous connaissez ce lieu commun, — a besoin d’un esclavage elle-même ; et en même temps nécessite cet esclavage et n’en veut pas entendre parler ; le produit en fait et le proscrit en paroles. La civilisation théorique, la civilisation scientifique, la « civilisation alexandrine » est arrivée peu à peu à penser, à concevoir et à proclamer l’égalité entre tous les hommes. Fort bien, si l’on veut ; mais en même temps, pour ses mines, pour son charbon déterre, pour ses chemins de fer, pour ses bâtiments, pour ses usines, pour sa division du travail résultat de tout cela, elle a besoin d’un peuple qui — les socialistes l’ont très bien démontré et dans ce raisonnement-ci ils ont raison — est tout autant un peuple d’esclaves et à certains égards plus encore, que ne l’était la foule servile d’Athènes et de Rome. Et voilà une antinomie, de plus un danger, danger que la civilisation alexandrine, c’est-à-dire la nôtre, ne soit tuée un jour, prochain peut-être, par le double effet de ses nécessités pratiques et de ses prédications théoriques et déclamatoires, les unes et les autres tendant ou aboutissant exactement à la même fin : « On ne doit pas se dissimuler désormais ce qui est caché au fond de cette culture socratique : l’illusion sans borne de l’optimisme ! Il ne faut plus s’étonner de ce que les fruits de cet optimisme mûrissent, de ce que la société, corrodée jusqu’à ses couches les plus basses par l’acide d’une telle culture, tremble peu à peu la fièvre de l’orgueil et des appétits ; de ce que la foi au bonheur terrestre de tous, de ce que la croyance à la possibilité d’une semblable civilisation scientifique se transforme peu à peu en une volonté menaçante qui exige sur la terre ce bonheur alexandrin et invoque l’intervention d’un Deus ex machina, à l’Euripide ! Il faut remarquer ceci : pour pouvoir durer, la civilisation alexandrine a besoin d’un état d’esclavage, d’une classe serve ; mais, dans sa conception optimiste de l’existence, elle dénie la nécessité de cet état. Aussi, lorsque l’effet est usé de ces belles paroles trompeuses et lénitives sur la dignité de l’homme et la dignité du travail, elle s’achemine peu à peu vers un épouvantable anéantissement. Rien n’est plus terrible qu’un barbare peuple d’esclaves qui a appris à regarder son existence comme une injustice et se prépare à en tirer vengeance, non seulement par soi-même, mais par toutes les générations à venir. »

Ainsi, la science est très vaine en son travail, prétendant épuiser l’inépuisable et du reste n’ayant rien expliqué tant qu’elle n’a pas expliqué tout ; elle est signe de décadence, remplaçant l’homme de productivité en actes par l’homme théorique, infécond et impuissant ; elle est ferment de décadence en ce qu’elle détourne l’homme de la vie et de la beauté pour le renfermer dans la contemplation et dans l’examen d’un « vrai » qui est du reste insaisissable ; elle n’a pas même ce mérite de n’être pas la foi et de détourner les bommes de la crédulité jugée enfantine, puisqu’elle repose elle-même sur une foi aussi indémontrée, aussi indémontrable et aussi enfantine qu’une autre. À tous les points de vue, elle aussi est une étrangère, une intruse importune et un obstacle.