En marge des marées/À cause des dollars

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Traduction par G. Jean-Aubry.
En marge des maréesNRF (p. 141-174).



À CAUSE DES DOLLARS




À CAUSE DES DOLLARS


Comme nous flânions au bord de l’eau, à la manière des marins oisifs quand ils sont à terre (c’était sur le terre-plein devant le Bureau du Port d’une grande ville d’Extrême-Orient), un homme vint vers nous, en biais, de l’enfilade des magasins, se dirigeant vers l’escalier d’embarquement. Il attira d’autant plus mon attention que parmi ce va-et-vient de gens en coutil blanc qui circulaient sur le trottoir qu’il venait de quitter, son costume (le pantalon et la veste habituels) fait d’une légère flanelle grise tranchait nettement.

J’eus le temps de l’observer. Il était corpulent sans être grotesque. Il avait la figure pleine et fraîche, le teint d’un blond. Quand il se fut rapproché, je vis que sa moustache mince s’éclaircissait de pas mal de poils blancs ; et que pour un homme assez fort, il n’avait pas le menton empâté. En passant près de nous il échangea un signe avec l’ami qui m’accompagnait et lui fit un sourire.

Cet ami était Hollis, ce garçon qui a eu tant d’aventures et qui a connu de si drôles de gens au temps de sa jeunesse, dans cette partie d’un Extrême-Orient plus ou moins brillant. Il me dit : « Ça, c’est un brave homme ; je ne veux pas dire brave, dans le sens de courageux. Je veux dire : la bonté même. »

Je me retournai aussitôt pour regarder ce phénomène. Ce brave homme avait un très large dos. Je le vis faire signe à un sampan d’accoster, y descendre et s’éloigner dans la direction d’un groupe de steamers ancrés non loin du rivage.

— « C’est un marin, lui dis−je, n’est-ce pas ? »

— Oui. oui. Il commande ce gros vapeur vert foncé, la Sissie de Glasgow. Il n’a jamais commandé un autre bateau que la Sissie, seulement ça n’a pas toujours été la même. La première qu’il a eue était à peu près moitié moins longue que celle-ci et nous dissions souvent à ce pauvre Davidson qu’elle était d’un format trop petit pour lui. Même en ce temps-là Davidson avait de l’embonpoint. On lui disait qu’il aurait bientôt des callosités aux épaules et aux coudes tant son navire était petit. Et Davidon pouvait bien répondre par des sourires à nos taquineries ; il gagnait de l’argent avec son bateau. Celui-ci appartenait à un Chinois qui ressemblait aux mandarins des images, avec des lunettes rondes, de fines moustaches tombantes, et, avec cela digne comme seul un « Célestial » sait l’être.

Ce que les Chinois, en tant que patrons, ont de bon c’est qu’ils sont d’une correction parfaite. Une fois convaincus de votre honnêteté, ils vous témoignent une confiance entière. Alors vous ne pouvez mal faire. D’ailleurs ce sont des juges très fins et très prompts, en fait de caractères. Le Chinois de Davidson fut le premier à découvrir vraiment sa valeur, d’après certains de ses principes. Un beau jour, on l’entendit, dans son bureau, déclarer devant plusieurs Européens : « Le Capitaine Davidson, c’est un bon homme. » Et de ce jour, ce fut réglé. Depuis lors vous n’auriez pu dire si Davidson appartenait au Chinois ou le Chinois à Davidson. Ce fut lui qui, peu de temps avant sa mort, fit construire à Glasgow la nouvelle Sissie pour en donner le commandement à Davidson.

Nous flânions à l’ombre du Bureau du Port et nous accoudions, par moments, au parapet du quai.

« Il la fit construire, vraiment, pour consoler ce pauvre Davidson, continua Hollis. Peut-on imaginer quelque chose de plus ingénument touchant que ce vieux mandarin dépensant quelques milliers de livres pour consoler son homme blanc. Tenez, la voilà là-bas ! Les fils du vieux mandarin héritèrent ce bateau et Davidson avec ; il en a le commandement, et, avec son salaire et ses intérêts sur les affaires, il gagne pas mal d’argent ; et tout est comme autrefois. Et même, Davidson sourit parfois, vous l’avez vu ; oui, mais son sourire c’est la seule chose qui n’est plus comme autrefois.

— « Dites-moi, Hollis, demandai-je, qu’entendez-vous par bon homme, dans la circonstance ? »

— « Voyez-vous, il y a des gens qui sont nés avec de la bonté comme d’autres avec de l’esprit. On a cela dans sa nature. Il n’y a jamais eu une âme plus droite, plus scrupuleuse dans une enveloppe aussi, comment dirais-je, confortable. Nous ne nous faisions pas faute de rire des scrupules de Davidson. En un mot, il est profondément humain, et je ne crois pas qu’il y ait une autre sorte de bonté qui vaille, en ce bas monde. Et comme il l’est avec une nuance particulière de raffinement, je peux bien dire de lui que c’est vraiment un bon homme. »

Je savais de longue date que Hollis attachait une grande importance aux nuances ; et je lui dis : « Je vois », parce que vraiment j’avais reconnu le Davidson de Hollis dans cet homme corpulent et sympathique qui venait de nous dépasser. Mais comme il me revint qu’au moment où il avait souri son visage placide avait paru voilé de mélancolie, d’une sorte d’ombre intérieure, je poursuivis :

— « Qui donc l’a récompensé d’être un si bon homme en lui gâtant son sourire. »

— « C’est toute une histoire, je vais vous la raconter si vous voulez. Pardieu ! Elle est plutôt surprenante, d’ailleurs. Surprenante à plus d’un égard, mais surtout par la façon dont elle a atteint ce pauvre Davidson, et uniquement, peut-être, parce que c’était une aussi bonne pâte. Il vient de me raconter toute la chose, il y a quelques jours. Il me disait qu’au moment où il vit ces quatre gaillards avec leurs têtes rassemblées au-dessus de la table, tout de suite cela ne lui a pas plu ; cela ne lui a pas plu du tout. Vous ne pouvez pas supposer que Davidson soit un imbécile. Ces gens-là…

« Mais je ferais mieux de commencer par le commencement. Il faut remonter au premier temps où le gouvernement fit rappeler les vieux dollars pour les changer contre une nouvelle frappe. C’était juste au moment où j’ai quitté ces parages pour aller passer un bout de temps chez moi. Tous les commerçants des îles se préoccupèrent de réunir leurs vieux dollars pour les envoyer ici en temps utile, et la demande de caisses de vins de France (vous savez le format de la douzaine de bordelaises), fut quelque chose d’inouï. On avait l’habitude d’empaqueter les dollars, par cent, dans de petits sacs. Je ne sais pas exactement combien de sacs chaque caisse pouvait contenir. Pas mal ! De belles sommes, bien en ordre, ont dû passer par mer à ce moment-là. Mais allons-nous en d’ici, ne restons pas au soleil. Où pourrions-nous ?… Tenez, allons jusqu’à ce restaurant là-bas. »

Nous y allâmes ; notre arrivée dans cette longue salle vide, de si bonne heure, causa une visible consternation aux garçons chinois. Mais Hollis se dirigea vers une des tables placées entre les fenêtres abritées de stores en rotin. Un demi-jour brillant tremblait au plafond, sur les murs blanchis à la chaux, et baignait la multitude des chaises et des tables vides d’un rayonnement furtif, singulier.

« — Ça va bien. Nous mangerons quelque chose, quand ce sera prêt », dit-il, en regardant le Chinois anxieux, qui s’était approché. Il prit ses tempes grisonnantes entre ses mains, et se penchant sur la table, il avança vers moi son visage, aux yeux noirs et perçants.

— « Davidson commandait alors la Sissie, la petite, celle à propos de laquelle nous le taquinions toujours. Il conduisait son bateau tout seul, avec seulement le serang Malais comme officier de pont. Ce qu’il avait à son bord se rapprochant le plus d’un blanc, c’était le mécanicien, un mulâtre Portugais, maigre comme une latte et tout à fait novice. Somme toute, vous voyez Davidson conduisait ce navire-là tout seul. Naturellement cela se savait dans le port. Si je vous dis cela, c’est que le fait à son importance dans les faits que je vais vous raconter.

Son bateau, étant très petit, à faible tirant d’eau, pouvait aller dans les criques, dans les baies, à travers les récifs et les bancs, ramasser du fret là où aucun autre bateau, sauf une embarcation indigène, aurait osé se risquer. Cela rapportait souvent assez bien. Davidson passait pour connaître des endroits qu’aucun autre n’aurait pu dénicher et dont presque personne n’avait entendu parler. Dès qu’on eut rappelé les vieux dollars, le Chinois de Davidson pensa que la Sissie serait bien pour aller les recueillir chez les petits trafiquants, dans les endroits les moins fréquentés de l’Archipel. C’est une bonne affaire ; on arrime ces caisses de dollars, à l’arrière, dans le lazaret et vous avez là un bon fret qui ne donne pas grand mal et ne prend pas grande place.

Davidson fut aussi d’avis que c’était une bonne idée ; ils firent ensemble une liste d’escales pour le prochain voyage. Alors Davidson, qui avait naturellement dans la tête la carte de ses tournées, fit remarquer qu’à son retour il pourrait bien toucher une certaine concession au bord d’une simple crique où un pauvre diable d’Européen vivait dans un village indigène. Davidson laissa entendre à son Chinois que l’homme aurait certainement du rotin à charger.

— « Peut-être assez pour remplir la cale d’avant, dit Davidson. Cela vaudrait mieux que de ramener le bateau sur lest. Un jour de plus ou de moins, cela n’a pas grande importance. »

C’était tout à fait bien dit, et l’armateur chinois ne put qu’approuver ; cela ne l’eut pas été, que c’aurait été exactement la même chose. Davidson faisait ce qu’il voulait. C’était un homme qui ne pouvait pas se tromper. Pourtant il n’y avait pas là seulement une raison commerciale. Il y avait là-dedans de la bonté davidsonnienne ; car il faut que vous sachiez que l’homme n’aurait pas pu continuer à vivre paisiblement sur cette crique, si Davidson n’avait eu la complaisance d’y venir de temps à autre. Et le Chinois de Davidson savait à quoi s’en tenir, lui aussi. Il sourit simplement de son digne et doux sourire, et dit : « C’est parfait, capitaine, faites comme vous voudrez. »

Comment Davidson était entré en relation avec ce pauvre diable, je vous l’expliquerai tout à l’heure. Pour le moment je vais vous dire ce qui, de cette histoire, arriva ici ; les préliminaires de l’affaire.

« Vous savez comme moi que ce restaurant où nous sommes existe depuis des années. Or, le lendemain, Davidson s’amena ici pour manger un morceau.

« Et c’est ici le seul moment dans cette histoire où le hasard, le simple hasard joue un rôle. Si ce jour-là Davidson était rentré chez lui pour prendre son déjeuner, il n’y aurait maintenant, après douze ans et plus, rien de changé dans son brave et placide sourire.

« Mais il vint ici ; et il était peut-être assis à cette même table quand il raconta à l’un de mes amis qu’il faisait sa prochaine tournée pour récolter les caisses de dollars. Il ajouta, en riant, que sa femme en faisait toute une histoire : elle lui avait demandé de rester à terre, et de se faire remplacer pour un voyage. Elle pensait qu’il y avait du danger à cause des dollars. Il lui avait répondu, disait-il, qu’il n’y avait plus, de nos jours, de pirates dans la mer de Java, si ce n’est dans les livres d’aventures. Il avait ri de ses appréhensions ; mais il était très ennuyé tout de même ; parce que, lorsque sa femme avait une idée dans la tête, il n’y avait pas moyen de la lui en faire sortir. Elle serait inquiète tout le temps qu’il allait être parti. Et il n’y pouvait rien. Il n’y avait personne à terre capable de le remplacer pour cette tournée.

« Mon ami et moi nous sommes rentrés en Europe ensemble par le même paquebot, et il m’a raconté cette conversation un jour que dans la Mer Rouge nous parlions des choses et des gens qu’avec plus ou moins de regret nous venions de quitter.

« Je ne peux pas dire que Davidson occupait une place très en vue ; il est bien rare que ce soit le cas pour la supériorité morale. Il était très apprécié de ceux qui le connaissaient bien : mais ce qui le distinguait le plus évidemment, c’était qu’il était marié. Nous autres, vous vous en souvenez, nous étions une bande de célibataires ; d’esprit tout au moins, si non absolument de fait. Il pouvait bien y avoir dans nos existences des femmes en réalité, mais elles étaient invisibles, au loin, et on n’en parlait jamais. À quoi bon ?… Davidson seul était visiblement marié.

« Être marié lui convenait absolument. Cela lui allait si bien que le plus indépendant de nous n’y trouva rien à redire quand on le sut. Aussitôt qu’il se fût senti un peu à l’aise ici, il envoya chercher sa femme. Elle vint de l’Australie occidentale sur le Somerset, confiée aux soins du capitaine Ritchie (vous savez, Ritchie-le-singe), qui n’en finissait pas de vanter sa douceur, sa gentillesse et son charme. Elle lui parut une compagne céleste pour Davidson.

« A son arrivée, elle trouva un très coquet bungalow sur la colline, tout préparé pour elle et pour leur petite fille. Il lui acheta une charrette et un poney de Burmah, qu’elle amenait chaque soir pour prendre Davidson, au quai. Quand Davidson, rayonnant, montait dans la charette, elle était de suite bien remplie.

« Nous admirions Mme Davidson de loin. Elle avait un visage juvénile de keepsake. De loin. Nous n’avions guère d’occasions de la voir de plus près, elle ne se souciait pas de nous en donner. Cela nous aurait fait plaisir d’aller au bungalow de Davidson, mais on nous fit comprendre, d’une façon ou d’une autre, que nous nous n’y étions pas très bien vus. Non pas qu’elle eut jamais dit quelque chose de désagréable ; elle ne disait jamais grand chose. Je fus peut-être le seul à avoir une idée de l’intimité des Davidson. Ce que je remarquai, derrière cet aspect superficiel de douceur insignifiante, ce fut un front bombé et obstiné et une petite bouche rouge, assez jolie, mais pincée. Je sais bien que je suis un observateur à idées préconçues. La plupart de nous furent captivés par son cou de cygne, et par son innocent profil langoureux. Il y avait beaucoup de dévotion latente pour la femme de Davidson, par ici, à cette époque-là, je vous assure. Mais j’avais dans l’idée qu’elle n’y répondait que par une vive méfiance du genre de gens que nous étions ; méfiance qui s’étendait, c’était du moins mon sentiment, jusqu’à son mari même. Je pensais qu’elle était jalouse de lui d’une certaine façon. Elle n’avait aucune relation féminine. C’est assez difficile pour une femme de capitaine, à moins qu’il y ait d’autres femmes de capitaines dans les parages, et il n’y en avait pas. La femme du directeur du dock lui faisait visite ; mais c’était tout. Les camarades d’ici se persuadèrent que Mme Davidson était une douce et timide petite personne. Elle en avait l’air, je dois le dire. Et cette opinion était si universelle que l’ami dont je vous ai parlé me rappela sa conversation avec Davidson uniquement à cause des propos sur sa femme. Il me manifesta même son étonnement : « Vous imaginez-vous Mme Davidson faisant des histoires, à ce point-là. Elle n’avait pas l’air d’une femme à faire des histoires de quoique ce soit. »

« Je m’en étonnai ; mais pas autant, toutefois. Ce front bombé, hein ? Je l’avais toujours soupçonnée d’être sotte. Je lui fis la remarque que Davidson dût être fortement ennuyé de ce déploiement d’anxiété féminine.

« Mon ami me répondit : « Non. Il avait l’air plutôt touché et affligé. Il n’y avait réellement personne à qui il put demander de le remplacer ; surtout parce qu’il avait l’intention de relâcher dans cette diable de crique, pour y aller voir un certain Bamtz qui s’y était fixé. »

Derechef mon ami s’étonna : « Quelle relatien peut-il bien y avoir entre Davidson et un individu comme Bamtz ? »

« Je ne sais plus bien ce que je lui répondis. Il aurait suffit de répondre en deux mots : « La bonté de Davidson ». Cette bonté-là n’avait jamais renâclé, même devant l’indignité, s’il y avait la moindre raison de pitié. En outre, tout le monde savait qui était Bamtz ; c’était un fainéant avec une barbe. Quand je pense à Bamtz la première chose qui me vient à l’idée, c’est une longue barbe noire et des tas de petites rides aux coins des yeux.

« Cette barbe n’avait pas son pareil d’ici en Polynésie où une barbe est en elle même un objet de valeur. Vous savez combien les Orientaux sont impressionnés par une belle barbe. Il y a des années et des années, je me rappelle combien le grave Abdullah, le grand commerçant de Sambir, fut incapable de réprimer son étonnement et son admiration à la vue d’une aussi belle barbe ; et tout le monde sait que Bamtz a vécu plus ou moins aux crochets d’Abdullah pendant des années. C’était vraiment une barbe unique et le porteur de cette barbe était unique aussi, d’ailleurs : un vagabond unique en son genre. Il s’en fit un art véritable ou tout au moins une sorte de ruse et de mystère. On comprend encore un individu, pratiquant l’escroquerie, dans des villes, dans des agglomérations, mais Bamtz eut l’adresse de mener cette vie-là en plein désert, de vagabonder sur les lisières de la forêt vierge.

« Il savait très bien s’y prendre pour entrer dans les bonnes grâces des indigènes. Il arrivait dans une concession, assez loin en remontant la rivière, offrait en cadeau une carabine bon marché, une paire de jumelles de camelote ou quelque chose de ce genre, au Rajah, au chef de la tribu ou au principal trafiquant ; et en échange de ce don il demandait une maison en se posant mystérieusement pour un commerçant spécial. Il vous leur débitait des histoires sans fin, faisait bonne chère pendant quelque temps, puis se livrait à quelque escroquerie ou quelque chose d’approchant, si bien qu’on en avait assez et qu’on le priait de déguerpir. Et il s’en allait tranquillement avec un air d’innocence offensée. Drôle d’existence. Pourtant il ne lui était jamais rien arrivé de fâcheux. J’ai entendu dire que le Rajah de Dongala lui avait donné pour cinquante dollars de marchandise et payé son passage à bord d’une « prau », simplement pour s’en débarrasser. Et remarquez que rien n’eût empêché le vieux de faire couper la gorge à Bamtz et de faire jeter sa carcasse en eau profonde au-delà des récifs ; car qui en ce monde se fut inquiété de Bamtz ?

« On l’a vu vagabonder dans ces parages, ici ou là, aussi loin dans le nord que le Golfe du Tonkin. Il ne dédaignait pas non plus, de temps en temps, une période de civilisation. Ce fut pendant une de ces périodes, à Saïgon, que, barbu et digne (il se donnait alors comme comptable), il rencontra Anne-la-Rieuse.

« Cela ne vaut pas la peine de détailler les débuts de celle-ci, mais il faut tout de même en parler un peu. Tout ce qu’on peut dire, c’est qu’il ne restait plus grand courage dans son fameux sourire, lorsque Bamtz lui parla pour la première fois dans un café de bas étage. Elle s’était échouée à Saigon avec un peu d’argent qu’elle économisait et, dans un grand embarras, à cause d’un enfant qu’elle avait, un gosse de cinq ou six ans.

« Un garçon, je me rappelle, qu’on appelait Henri le Perlier l’avait amenée, le premier, dans cette région-ci ; d’Australie, je crois. Il l’y amena et la lâcha, et elle alla dériver de ci de là. La plupart de nous la connaissait ; de vue, en tout cas. Il n’est personne dans l’Archipel qui n’ait entendu parler d’Anne-la-Rieuse. Elle avait vraiment un rire agréable et argentin, toujours à sa disposition, si je puis ainsi dire, mais cela ne suffisait probablement pas pour faire fortune. La pauvre créature était toute prête à s’attacher à un homme à peu près passable, pourvu qu’il se laissat faire, mais elle était toujours lâchée ; comme c’était à prévoir.

« Elle avait été abandonnée à Saïgon par le capitaine d’un navire allemand, avec lequel elle avait, pendant près de deux ans, navigué sur la côte de Chine jusqu’à Vladivostock. L’Allemand lui avait dit : « Maintenant, c’est fini, mein Taubchen, je rentre chez moi pour épouser la fille à laquelle je me suis fiancé avant de partir. » Et Anne répondit : « C’est bien, je m’en vais ; on se sépare bons amis, n’est-ce pas ? »

« Elle tenait beaucoup à se séparer bons amis. L’Allemand lui répondit : « Bien sûr. » Au moment des adieux, il eût l’air ennuyé. Elle se mit à rire et revint à terre.

« Mais pour elle il n’y avait vraiment pas de quoi rire. Elle avait l’idée que ce serait sa dernière bonne fortune. Ce qui la préoccupait le plus c’était l’avenir de son enfant. Avant de partir avec l’Allemand, elle l’avait laissé aux soins, à Saïgon, d’un ménage français ; le mari était le portier d’un bureau du gouvernement, mais il venait d’avoir sa retraite et ils rentraient en France. Il lui fallut reprendre l’enfant, et une fois qu’elle l’eut repris, elle ne voulut plus s’en séparer.

« Telle était sa situation quand elle rencontra Bamtz par hasard. Elle ne pouvait avoir aucune illusion sur lui. S’accrocher à Bamtz c’était descendre bien bas dans l’échelle sociale, même au point de vue matériel. Elle s’était toujours très bien tenue dans son genre, tandis que Bamtz était, à franchement parler, un être parfaitement abject. D’un autre côté ce vagabond barbu, qui avait beaucoup plus l’air d’un pirate que d’un comptable, n’était pas une brute. Il était plutôt aimable, même quand il avait un coup de trop. Et puis le désespoir, comme l’infortune, font faire la connaissance d’étranges compagnons de lit. Il se peut qu’elle ait été désespérée. Elle n’était plus jeune, vous savez.

« Pour ce qui est de l’homme, l’union est peut-être plus difficile à expliquer. On peut dire toutefois une chose, c’est que Bamtz s’était toujours gardé des femmes indigènes. Comme on ne peut pas le suspecter d’une délicatesse particulière, il faut attribuer plutôt le fait à la prudence. Et lui, non plus, n’était plus jeune. Il y avait pas mal de poils blancs dans sa superbe barbe noire. Il se peut qu’il ait éprouvé le besoin d’une sorte de compagne dans sa singulière existence avilie. Quels qu’aient été leurs motifs, toujours est-il qu’ils disparurent ensemble de Saïgon. Et personne, cela va sans dire, ne s’inquiéta de ce qu’il en était advenu.

« Six mois plus tard, Davidson vint dans le village de Mirrah. C’était la première fois qu’il remontait jusqu’à cette crique où l’on n’avait jamais vu un vapeur européen auparavant. Un passager javanais qu’il avait à bord lui offrit cinquante dollars pour y relâcher, ce devait être pour quelque raison particulière : Davidson voulut bien essayer. Cinquante dollars, me dit-il, n’était pas la question ; mais il était curieux de voir l’endroit, et la petite Sissie pouvait aller partout où il y aurait eu assez d’eau pour faire flotter une assiette à soupe.

« Davidson débarqua son ploutocrate javanais, et comme il lui fallait attendre la marée pendant deux heures environ, il descendit à terre pour se dégourdir les jambes.

« C’était un petit village. Environ soixante maisons, la plupart bâties sur pilotis, sur la rivière, le reste éparpillé dans les hautes herbes, avec le sentier habituel derrière : la forêt pressait la clairière et absorbait ce qu’il pouvait y avoir d’air dans cette chaleur stagnante, mortelle.

« Toute la population était sur la berge, à contempler silencieusement, comme font les Malais, la Sissie ancrée dans le courant. C’était, pour eux, aussi merveilleux que la visite d’un ange. La plupart des vieux n’avaient que vaguement entendu parler de bateaux à feu, et pas beaucoup de la plus jeune génération n’en avaient vu. Dans le sentier, Davidson flânait, solitaire. Mais une mauvaise odeur le fit interrompre sa promenade.

Il était là à s’essuyer le front, quand il entendit tout à coup une exclamation venant d’on ne sait où : « Mon Dieu, mais c’est Davy. ! »

« Au son de cette voix animée Davidson sentit sa mâchoire tomber d’étonnement. Davy était le nom que lui donnaient ses camarades de jeunesse. Il ne l’avait pas entendu depuis des années. Il demeura là, bouche bée, et vit une femme blanche surgir des hautes herbes où une petite hutte était enfouie presque jusqu’au toit. Imaginez-vous sa stupéfaction, (dans cet endroit sauvage que vous ne trouveriez pas sur une carte, et plus misérable que le plus lamentable village malais a le droit de l’être :) cette femme européenne surgissant des herbes, dans une sorte de robe d’intérieur de fantaisie, en satin rose, avec une traîne, et agrémentée de dentelles effrangées : des yeux comme des charbons ardents, au milieu d’un visage d’une blancheur de pâte. Davidson pensa rêver ou délirer. De la mare du village, dont Davidson avait senti l’odeur un peu avant, deux buffles répugnants s’élancèrent en reniflant bruyamment et se mirent à galoper, pris de panique à sa vue, à travers les buissons.

« La femme s’avança en tendant les bras, et posa les mains sur les épaules de Davidson, en s’écriant : « Mon Dieu ! mais vous n’avez presque pas changé. C’est le même bon Davy. » Et elle se mit à rire un peu hystériquement.

« Le son de ce rire fit sur Davidson l’effet d’un courant galvanique sur un cadavre. Il tressaillit des pieds à la tête : « Anne-la-Rieuse », dit-il, d’une voix presque terrifiée.

— « Tout ce qu’il en reste, Davy ! Tout ce qu’il en reste.

« Davidson regarda en l’air, mais il n’y avait aucun ballon d’où elle eût pu tomber. Quand il reporta son regard vers le sol, il vit un enfant qui, d’une petite patte noiraude s’accrochait à la robe de satin. Il était sorti des herbes après elle. Si Davidson avait réellement vu un lutin, ses yeux ne se seraient pas écarquillés plus qu’ils ne le firent à la vue de ce petit garçon en blouse blanche malpropre et en culotte déguenillée. Il avait une tête ronde avec d’épaisses boucles brunes, les jambes brûlées de soleil, des taches de rousseur sur la figure et des yeux joyeux. Invité par sa mère à saluer le monsieur, il mit le comble à l’étonnement de Davidson en lui disant : « Bonjour », en français.

« Davidson, se resaisissant, regarda la femme en silence. Elle renvoya l’enfant vers la hutte, et quand il eut disparu dans l’habitation, elle se retourna vers Davidson, essaya de parler, mais après avoir pu extraire ces mots : « C’est mon Tony » ; elle fondit en larmes. Elle dut s’appuyer à l’épaule de Davidson. Lui, tout remué dans la bonté de son cœur, restait planté à l’endroit où elle était venue au devant de lui.

« Quelle rencontre, hein ? Bamtz l’avait envoyée voir quel était le blanc qui avait débarqué. Et elle l’avait reconnu, du temps où Davidson, qui avait été perlier, lui aussi dans sa jeunesse, fréquentait Harry le Perlier et d’autres : le plus posé, certes, d’une bande plutôt turbulente.

« Avant de reprendre le chemin de son bord, Davidson entendit le récit des aventures d’Anne-la-Rieuse, et eut une entrevue, dans le sentier, avec Bamtz lui-même. Elle avait retourné, en courant, jusqu’à la hutte, pour l’y chercher : il en sortit nonchalamment, les mains dans les poches, avec cette allure détachée, indifférente, sous laquelle il dissimulait son inclination à la servilité. Oui… Il pensait pouvoir s’établir là, avec elle. Ce disant, il désignait Anne-la-Rieuse, qui, immobile, montrait un air hagard et tragiquement anxieux, ses cheveux noirs répandus sur les épaules.

« Plus de maquillages ni de teintures pour moi, Davy, dit-elle, si seulement vous vouliez faire ce qu’il vous demande. Vous savez que je suis toujours prête à aider mes hommes, si seulement ils m’avaient laissé faire.

« Davidson ne doutait aucunement de sa sincérité ; mais c’était de la bonne foi de Bamtz dont il n’était pas du tout sûr. Bamtz désirait que Davidson vînt relâcher à Mirrah de temps en temps, plus ou moins régulièrement. Il voyait là une possibilité de faire des affaires de rotin, s’il pouvait compter sur un bateau pour charger ses marchandises.

« J’ai quelques dollars pour commencer. Les gens sont très faciles.

« Il était arrivé là, à cet endroit, où on ne le connaissait pas, dans une « prau » indigène ; et, avec ses manières calmes et la sorte de boniment qu’il savait débiter aux indigènes il avait su se mettre dans les bonnes grâces du chef.

— « L’Orang Kaya m’a donné cette hutte vide pour y vivre tout le temps que je resterai ici, ajouta Bamtz.

— « Je vous en prie, Davy, s’écria la femme tout à coup. Pensez à ce pauvre gosse.

— « Vous l’avez vu ce malin petit diable ? dit le vagabond retraité avec un tel ton d’intérêt que Davidson se surprit à avoir pour lui un regard de sympathie.

— « Ça se pourrait, déclara-t-il. Il pensait d’abord exiger de Bamptz qu’il se comportât convenablement vis-à-vis de la femme, mais sa délicatesse excessive et aussi la conviction que les promesses d’un tel personnage n’avaient aucune valeur, l’en empêchèrent.

« Anne l’accompagna un peu, dans le sentier, tout en parlant avec angoisse :

« — C’est pour le petit ; que ferais-je de lui s’il me fallait aller errer dans les villes ? Ici il ne saura jamais que sa mère a été une traineuse. Et puis Bamptz est bon pour lui. Il a une vraie affection. Et je suppose qu’il me faut en remercier Dieu.

« Davidson frémit en pensant qu’une créature humaine en était tombée au point d’avoir à remercier Dieu des faveurs ou de l’affection d’un Bamtz.

« — Pensez-vous pouvoir vous arranger pour vivre ici, demanda-t-il doucement.

« — Bien sûr ? Vous savez je me suis toujours attachée aux hommes, en dépit de tous, jusqu’à ce qu’ils aient eu assez de moi. Vous voyez où j’en suis maintenant. Mais, au fond, je suis toujours ce que j’étais. J’ai agi de bonne foi avec tous, l’un après l’autre. Seulement ils se sont lassés pour une raison ou l’autre. Oh ! Davy. Harry n’aurait pas dû me lâcher. C’est lui qui m’a perdue.

« Davidson lui apprit que Harry le Perlier était mort depuis quelques années ; peut-être ne le savait-elle pas.

« Elle fit signe qu’elle le savait et se mit à marcher silencieusement à côté de Davidson jusque près de la berge. Alors elle lui dit que sa rencontre avec lui lui avait remis en mémoire tout l’ancien temps. Il y avait des années qu’elle n’avait pleuré. Elle n’était pas du tout une femme à pleurer. C’était de s’entendre appeler Anne-la-Rieuse qui l’avait fait éclater en sanglots, comme une sotte. Harry était le seul qu’elle eut aimé, les autres !…

« Elle haussa les épaules. Mais elle pouvait se vanter d’avoir été loyale à l’égard des partenaires successifs de ses tristes aventures. Elle n’avait jamais joué de mauvais tours dans sa vie. Elle était pour eux un camarade qui avait sa valeur. Mais les hommes se fatiguaient. Ils n’avaient jamais compris les femmes. Elle supposait qu’il devait en être ainsi.

« Davidson tenta de lui donner un avertissement voilé au sujet de Bamtz, mais elle l’interrompit. Elle savait ce que valaient les hommes. Elle savait ce qu’était celui-là. Mais il s’était attaché à l’enfant. Et Davidson se tut, se disant qu’alors sûrement la pauvre Anne-la-Rieuse ne pouvait plus avoir d’illusions. Elle lui étreignit la main en le quittant.

« C’est pour le petit, Davy, c’est pour le petit. N’est-ce pas qu’il est gentil ?

« Tout cela s’était passé deux ans, à peu près, avant le jour où, assis dans cette même salle, Davidson causait avec mon ami. Vous verrez tout à l’heure comment cette salle se remplit ; il n’y aura plus une place vide, et comme vous le remarquerez, les tables sont tellement serrées que les chaises se touchent presque. La conversation devient bruyante ici vers une heure de l’après-midi.

« Je ne pense pas que Davidson parlait très haut, mais il lui fallait tout de même élever la voix pour se faire entendre de mon ami à travers la table. Et c’est ici que le hasard, le simple hasard fit des siennes en plaçant une paire d’oreilles des plus fines juste derrière la chaise de Davidson. Il y aurait eu dix contre un à parier que le propriétaire des dites oreilles n’avait pas dans sa poche de quoi se payer là un déjeuner. Pourtant il l’avait. Il avait dû, la veille au soir, filouter quelqu’un de quelques dollars en jouant aux cartes. C’était un fameux drôle nommé Fector, petit, sec, gesticulant, le teint coloré et les yeux troubles. Il se faisait passer pour journaliste, comme certaines femmes se donnent pour actrices au banc des accusés en correctionnelle.

« Il avait l’habitude de se présenter aux étrangers comme un homme qui a reçu mission de découvrir les abus et de les poursuivre sans pitié partout où l’on en pouvait rencontrer. Il se donnait aussi des airs de victime. Le fait est qu’il avait été roué de coups, cravaché, jeté en prison et chassé honteusement de presque partout, depuis Ceylan jusqu’à Shanghaï, comme maître-chanteur.

« Je suppose que ce genre d’occupation réclame un esprit éveillé et de bonnes oreilles. Il n’est pas vraisemblable qu’il ait pu entendre tout ce que Davidson disait au sujet de cette tournée qu’il devait faire pour recueillir les dollars, mais il en entendit suffisamment pour lui donner à penser.

« Il laissa Davidson s’en aller, et il se précipita ensuite vers le bas-quartier indigène jusqu’à une sorte d’hôtel borgne, tenu de compte-à-demi par un Portugais de bas-étage et un Chinois de la plus fâcheuse réputation ; cela s’appelait l’Hôtel Macao, mais c’était bien plutôt un tripot contre lequel on mettait en garde les camarades. Vous vous en souvenez peut-être ?

« La veille au soir, Fector y avait rencontré un couple intéressant, une association plus étrange encore que celle du Portugais et du Chinois. L’un d’eux, c’était Niclaus, vous savez bien celui avec une moustache à la tartare et le teint jaune comme un Mongol, sauf des yeux pas bridés et une figure moins plate. On ne pouvait dire de quelle race il était. Sous un certain angle il faisait l’effet d’un Européen très bilieux ; et je crois pouvoir dire qu’il en était ainsi. Il possédait une « prau » malaise et s’intitulait lui-même « Nakhoda », comme qui dirait le Capitaine. Vous vous rappelez maintenant. Il paraissait ignorer toute autre langue européenne que l’anglais, mais il arborait le drapeau hollandais sur son bateau.

« L’autre était ce Français sans mains, vous savez, celui que nous avons connu en 79 à Sydney, tenant un bureau de tabac en bas de George street. Vous vous rappelez cette énorme carcasse juchée derrière le comptoir, une grosse figure blême et une longue mèche de cheveux noirs rejetés en arrière comme un barde. On le voyait toujours essayer de rouler des cigarettes sur son genou avec ses moignons, racontant des histoires interminables sur l’Océanie, geignant et blasphémant tour à tour à propos de « mon malheur », comme il disait. Ses mains avaient été arrachées par une cartouche de dynamite pendant qu’il pêchait dans une lagune. Je crois que cet accident l’avait rendu plus méchant encore qu’auparavant, ce qui n’est pas peu dire. Il parlait toujours de « reprendre sa vie active », s’il pouvait trouver un camarade intelligent. Il était évident que cette petite boutique n’était pas un champ suffisant à son activité, et la femme maladive à figure emmitouflée qu’on apercevait parfois à la porte du fond n’était évidemment pas le compagnon qu’il lui fallait.

« À vrai dire il disparut de Sydney peu après, à la suite de difficultés qu’il avait eues avec la Régie au sujet de ses approvisionnements. Des marchandises volées dans un hangar ou quelque chose de ce genre. Il laissa la femme là, mais il lui fallait s’assurer d’un compagnon, car il ne pouvait se débrouiller tout seul. Avec qui s’en alla-t-il ? et où ? Quels autres compagnons a-t-il bien pu rencontrer par la suite, il est impossible de faire là-dessus la plus vague conjecture.

« Je ne sais absolument pas comment cela s’est passé ; vers la fin de mon séjour ici on commençait à entendre parler d’un Français mutilé qu’on avait rencontré ici ou là ; mais personne ne savait qu’il s’était acoquiné avec Niclaus, et qu’il vivait sur son bateau. Je crois pouvoir dire qu’il avait poussé Niclaus à une ou deux entreprises. En tout cas c’était assurément une association. Niclaus avait même un peu peur de ce Français, à cause de ses colères qui étaient terribles. Il avait alors l’air d’une sorte de démon ; mais un homme sans mains, qui est incapable de charger ou de manier une arme, peut tout au plus se servir de ses dents ; et à cet égard, Niclaus était sûr de pouvoir se défendre tout seul.

« Ce couple donc était justement là, seul, flânant dans le hall de cet hôtel borgne quand Fector y arriva. Après avoir quelque peu tourné autour du pot, car il se demandait jusqu’à quel point il pouvait avoir confiance dans ces deux gaillards, il répéta ce qu’il avait entendu dire dans le restaurant.

« Son histoire ne rencontra pas grand succès jusqu’à ce qu’il eut nommé la crique et prononcé le nom de Bamtz. Niclaus qui naviguait comme un indigène dans une « prau », déclara connaître très bien l’endroit. L’énorme Français, arpentant la pièce, les moignons dans les poches de sa veste, s’arrêta brusquement de surprise : « Comment ? Bamtz ? Bamtz ? »

« Il l’avait rencontré à plusieurs reprises dans sa vie et il s’écria : « Bamtz, mais je ne connais que çà », et il appliqua à l’adresse de Bamtz une si inconvenante épithète de mépris que lorsqu’ensuite il en parla comme d’une chiffe cela eut l’air d’un compliment.

« On peut en faire ce qu’on veut, déclara-t-il avec assurance. Bien sûr : il nous faut dépêcher de faire une visite à ce… (et ici une nouvelle épithète descriptive impossible à répéter), le diable m’emporte si on ne fait pas là un coup qui va nous retaper pour un bout de temps. Et il voyait un tas de dollars fondus en barres et vendus quelque part sur la côte de Chine. Quant à la fuite après le coup, il n’en doutait pas, la « prau » de Niclaus pouvait servir à cela.

« Dans son enthousiasme il sortit ses moignons de ses poches et se mit à les agiter en l’air. Puis les regardant, il les tint devant ses yeux. jurant et tempêtant, et gémissant sur son malheur et son impuissance, jusqu’à ce que Niclaus eut réussi à le calmer.

« Ce fut lui qui eut l’idée de l’affaire et qui y engagea les deux autres, car ni l’un ni l’autre n’était de la race des hardis boucanniers, et Fector au cours de sa vie aventureuse n’avait jamais employé d’autres armes que la calomnie et le mensonge.

« Le soir même, ils partirent rejoindre Bamtz sur la prau de Niclaus, qui avait été amarrée sous le pont du canal, après en avoir déchargé la cargaison de noix de cocos, un jour ou deux avant. Ils ont dû passer auprès la Sissie ancrée et nul doute qu’il la considérèrent avec un vif intérêt, comme la scène de leur futur exploit, du « grand coup ».

« La femme de Davidson, à sa grande surprise, le bouda pendant plusieurs jours avant son départ. Je ne sais s’il s’aperçut qu’en dépit de son profil angélique, c’était une femme stupidement entêtée. Elle n’aimait pas les tropiques. Il l’avait amenée dans cet endroit où elle ne connaissait personne et maintenant il n’avait plus d’égards pour elle. Elle avait le pressentiment d’un malheur, et malgré toute la peine que Davidson prit à lui donner des explications, elle ne pouvait arriver à comprendre pourquoi on ne tenait pas compte de ses pressentiments. La veille au soir de son départ elle lui demanda d’un air soupçonneux :

— « Pourquoi désires-tu donc tant partir cette fois-ci ?

— « Je ne le désire pas, protesta le bon Davidson. Je n’y puis rien. Il n’y a personne pour me remplacer.

— « Vraiment, il n’y a personne ? » et elle lui tourna le dos lentement.

« Elle fut si froide avec lui ce soir-là que Davidson, par délicatesse, prit la résolution de lui dire adieu aussitôt et d’aller coucher à bord. Il se sentait très malheureux, et assez étrangement, plus pour son compte que pour celui de sa femme. Elle lui avait semblé beaucoup plus froissée que chagrine.

« Trois semaines plus tard, après avoir chargé une assez grande quantité de caisses pleines de vieux dollars (on les avait arrimées à l’arrière du lazaret avec une barre de fer et un cadenas qui assurait l’écoutille sous la table de sa cabine), et en avoir même eu plus qu’il ne pensait, il était sur son retour et en rade de la crique où Bamtz habitait et prospérait même, à certains égards.

« Il était si tard dans la journée que Davidson se demanda s’il y ferait escale cette fois. Il n’avait aucun égard pour Bamtz qui était un individu dégradé mais nullement malheureux. Sa commisération pour Anne-la-Rieuse n’était certes pas plus vive qu’elle ne le méritait. Mais sa bonté était particulièrement délicate. Il se représenta à quel point ces gens comptaient sur lui et combien il leur manquerait, pendant tout un long mois d’attente anxieuse, s’il ne venait pas. Poussé par sa sensibilité, Davidson, au soir tombant, fit route vers la côte que l’on distinguait à peine, et l’amena sans encombre à travers une dédale de récifs ; mais le temps d’aller jusqu’à l’ouverture de la crique, la nuit était venue.

« Le cours d’eau s’étendait étroit comme une fente noire dans la forêt, et comme il y avait des troncs d’arbres échoués dans le chenal qu’il eut été difficile de distinguer, Davidson prudemment fit virer la Sissie, et juste avec assez de vapeur dans les chaudières pour lui donner un petit élan de temps à autre, la laissa dériver avec le flot, silencieuse et invisible, dans cette impénétrable obscurité et cette tranquillité muette.

« Cela prit du temps, et quand au bout de deux heures Davidson jugea qu’il était arrivé à la clairière, tout le village dormait déjà ; tout ce pays de forêts et d’eaux dormait.

« Davidson, apercevant une lumière parmi la masse obscure du rivage, comprit que c’était dans la maison de Bamtz. C’était bien inattendu à cette heure de la nuit, mais assez commode pour se guider. D’un tour d’hélice, et d’un coup de barre, la Sissie accosta à l’apontement de Bamtz, misérable construction d’une douzaine de pieux et de quelques planches dont l’ex-vagabond se montrait très fier. Deux Kalashes y sautèrent, amarrèrent les cables autour des poteaux, et la Sissie accosta sans un mot prononcé tout haut ni le plus léger bruit, il n’était que temps, car le jusant se fit avant même que la manœuvre fut terminée.

« Davidson mangea un morceau et, remontant sur le pont, vit que la lumière brûlait toujours.

« C’était tout à fait insolite, mais puisqu’ils étaient encore éveillés si tard, Davidson pensa qu’il pourrait aller les prévenir qu’il était pressé de s’en retourner et qu’il fallait faire embarquer ce qu’il y avait de rotins, dès le lendemain à l’aube.

Il marcha prudemment sur les planches branlantes, ne se souciant guère de se fouler la cheville, et tâtonnant pour trouver son chemin parmi la terre inculte jusqu’au pied de l’échelle qui menait à la cabine. La maison n’était guère qu’une hutte sur pilotis, sans clôture, et isolée.

« Comme beaucoup de gens très forts, Davidson a un pas très léger. Il grimpa les sept ou huit marches, traversa doucement la petite terrasse de bambou, mais ce qu’il vit à travers la porte d’entrée l’arrêta net.

« Quatre hommes étaient assis à la lumière d’une chandelle. Il y avait une bouteille, des verres et une cruche sur la table, mais ils n’étaient pas occupés à boire. Il y avait aussi deux jeux de cartes, mais ils ne se préparaient pas à jouer. Ils se parlaient en chuchottant, et ne s’étaient pas aperçus de sa venue.

« Il fut lui-même si surpris qu’il ne put, pendant un moment, émettre un son. Tout était tranquille, on n’entendait que le chuchottement de ces figures, groupées au-dessus de la table.

« Et Davidson, ainsi que je vous l’ai redit tout à l’heure, « n’aima pas cela ». Il « n’aima pas cela du tout ».

« Cette situation prit fin par un cri jailli du fond obscur de la pièce : « Ô Davy, vous m’avez fait peur. »

« Et Davidson distingua au-delà de la table la pâle figure d’Anne. Elle se mit à rire un peu, nerveusement, du fond des ténèbres qui enveloppaient ces parois sombres et tapissées de nattes.

« Au premier cri les quatre têtes se séparèrent et, quatre paires d’yeux pétrifiés s’arrêtèrent sur Davidson. La femme s’avança, chaussée d’espadrilles, n’ayant guère sur elle qu’une ample draperie indienne. Elle avait la tête enveloppée à la mode malaise, d’un mouchoir rouge et une masse de cheveux défaits pendant par derrière. Tout son gai plumage professionnel était littéralement tombé au cours de ces deux années, sauf un long collier d’ambre qu’elle portait autour de son cou découvert ; c’était le seul ornement qu’elle eut gardé. Bamtz avait vendu tous ses pauvres colifichets au moment de la fuite de Saïgon, quand leur association avait commencé.

« Elle s’avança, dépassa la table, vint dans la lumière, avec ce geste habituel qu’elle avait de tâtonner en étendant les bras (comme si son âme, pauvre fille, marchait en aveugle depuis bien longtemps), les joues pâles et creuses, le regard égaré, distrait, pensait Davidson. Elle s’avança rapidement, le prit par les bras, le fit entrer de force. « C’est le ciel qui vous envoie ce soir. Mon Tony est si malade, venez le voir, venez. »

« Davidson consentit. Le seul qui bougea fut Bamtz, qui fit le mouvement de se lever, mais se laissa retomber sur sa chaise. Davidson en passant l’entendit murmurer quelque chose comme « pauvre petit bougre ».

« L’enfant reposait très rouge, dans un misérable petit lit fait avec le bois de caisses de gin ; il regarda Davidson avec des yeux vagues, à demi-endormis. C’était évidemment un mauvais accès de fièvre. Mais comme Davidson proposait d’aller à bord chercher une médecine et essayait de lui dire des paroles rassurantes, il ne put s’empêcher d’être frappé de l’attitude singulière de la femme, debout près de lui. Regardant le petit lit avec une expression désespérée, elle jeta rapidement un regard inquiet vers Davidson, puis vers l’autre pièce.

« Oui, ma pauvre fille, murmura-t-il, en mettant sa détresse sur son propre compte, bien qu’il n’eut rien de précis dans l’esprit, je crains que tout ceci ne présage rien de bon pour vous. Comment se fait-il qu’ils soient ici ?

« Elle lui saisit le bras et lui murmura vivement : « Rien de bon pour moi. Oh non ! Mais qu’est-ce qui va arriver pour vous ? Ils en veulent aux dollars que vous avez à bord. »

« Davidson surpris, demanda : « Mais comment savent-ils qu’il y a des dollars ? »

« Elle frappa ses mains légèrement : « C’est donc vrai ; vous les avez à bord. Alors prenez bien garde à vous. »

« Ils se tenaient près du petit lit, regardant l’enfant, sachant bien qu’on pouvait les observer de l’autre pièce.

« Il faudrait le faire transpirer aussi tôt que possible, dit Davidson de son ton habituel. Il faudrait lui donner quelque chose de chaud à boire. Je vais aller à bord et je vous rapporterai une petite bouilloire à alcool, entre autres choses. » Et il ajouta à voix basse : « Croyez-vous qu’ils songent à l’assassinat ? »

« Elle ne fit pas un signe. Elle se remit à contempler son enfant avec désespoir. Davidson pensait qu’elle ne l’avait même pas entendu quand, sans changer d’expression, et retenant son souffle :

« — Le Français le ferait, en un instant. Les autres préféreraient l’éviter, à moins que vous ne résistiez. C’est un démon. C’est lui qui les encourage à la chose. Sans lui ils ne feraient rien que de parler. Je m’en suis fait un copain. Que voulez-vous faire quand vous êtes avec un homme comme celui avec qui je suis ! Bamtz est terrorisé par eux, et ils le savent. Il se joint à eux, de peur. Ah, Davy, emmenez votre bateau au plus vite. »

— « Trop tard, dit Davidson ». Il est déjà sur la vase.

« — Si le petit n’avait pas été si mal je me serais enfuie avec lui, vers vous, dans la forêt, n’importe où. Oh ! Davy, va-t-il mourir ? cria-t-elle soudain à haute voix.

Davidson trouva trois hommes à la porte d’entrée. Ils lui firent place sans oser le regarder. Bamtz fut le seul à regarder par terre avec un air de honte. Le gros Français était resté vautré sur une chaise ; il gardait ses moignons dans ses poches, et s’adressa à Davidson.

« — C’est malheureux, cet enfant ! Le désespoir de cette femme m’obsède, mais je ne puis servir à rien dans le monde. Je ne pourrais même pas arranger l’oreiller de souffrance de mon meilleur ami. Je n’ai pas de mains. Voudriez-vous mettre dans la bouche d’un pauvre estropié une de ces cigarettes qui sont là ? Mes nerfs ont besoin d’un calmant, pour sûr, ils en ont besoin.

« Davidson s’en acquitta avec son habituel sourire aimable. Car sa placidité extérieure s’accentue, si possible, plus il y a de raison d’agitation ; et comme les yeux de Davidson, lorsque son esprit est très attaché à un sujet, deviennent très calmes et comme endormis, l’énorme Français eut toute raison de croire que cet homme était un simple mouton, un mouton tout prêt pour l’abattoir. Avec un « merci bien », il souleva sa masse énorme pour atteindre la chandelle avec sa cigarette, Et Davidson sortit.

« Pendant qu’il allait jusqu’à son navire et qu’il en revenait, il eut le temps d’examiner la situation. D’abord il se trouva porté à croire que ces gens (Niclaus, le Nakhoda blanc, était le seul qu’il connut auparavant, à l’exception de Bamtz) n’étaient pas d’une trempe à en venir à de telles extrémités. Ce fut en partie la raison pour laquelle il n’essaya même pas de prendre des mesures à bord. Il ne fallait guère compter sur ses pacifiques Kalashes dans une échaufourée contre des blancs. Son malheureux mécanicien aurait eu une attaque de nerfs à la simple idée d’un combat de ce genre. Davidson savait ne devoir compter que sur lui-même si jamais une telle affaire se produisait.

Naturellement Davidson ne pouvait estimer exactement la force d’initiative dont disposait le Français, ni la force de ses raisons d’agir. Pour un homme si désespérément estropié, ces dollars étaient une occasion unique. Avec sa part de vol, il pourrait ouvrir une autre boutique à Vladivostock, à Haiphong, à Manille, n’importe où, loin de là.

Il ne vint pas davantage à Davidson, qui est un homme courageux si jamais il en fut, l’idée que sa psychologie était inconnue du monde, et qu’à ce ramassis de forbans, qui le jugeaient sur son apparence, il faisait l’effet d’un être confiant, inoffensif et doux, au moment où il traversa de nouveau la pièce, les mains remplies de divers objets ou paquets à l’intention de l’enfant malade.

Les quatre hommes s’étaient rassis autour de la table. Bamtz n’ayant pas le courage d’ouvrir la bouche, ce fut Niclaus qui, comme un porte-parole, l’invita pâteusement à revenir dans la pièce et à prendre un verre avec eux.

— « Je pense que je vais en avoir pour un peu de temps, pour l’aider à soigner le petit », répondit Davidson sans s’arrêter.

« Ce fut fait pour éloigner tout soupçon. Davidson savait bien qu’il vaudrait mieux ne pas rester là très longtemps.

« Il s’assit sur un vieux petit baril vide, et regarda l’enfant ; tandis qu’Anne-la-Rieuse allait et venait, préparant la boisson chaude, la donnant à l’enfant par cuillerées, s’arrêtant pour examiner le petit visage en feu, murmurant des renseignements décousus. Elle avait réussi à se faire un ami de ce diable de Français. David pouvait comprendre qu’elle savait s’y prendre pour plaire à un homme.

Et Davidson fit un signe de tête sans la regarder.

« Cette brute avait été très confiante avec elle. Elle tenait ses cartes pour lui quand ils jouaient. Bamtz ? Oh ! Bamtz dans sa terreur était trop content de voir le Français de bonne humeur. Et le Français en était arrivé à croire que c’était une femme qui était prête à tout. C’est ainsi qu’ils en étaient venus à parler ouvertement devant elle. Pendant un certain temps elle n’était pas parvenue à comprendre de quoi il s’agissait. Les nouveaux arrivants, ne s’attendant pas à trouver une femme avec Bamtz avaient d’abord été étonnés et ennuyés, expliquait-elle.

« Elle s’occupait à soigner l’enfant ; et personne, en regardant du côté de la chambre, n’aurait pu découvrir quoique ce fut de singulier dans ces deux personnes échangeant des murmures près du lit de ce petit malade.

« Mais maintenant ils pensent que je suis certainement plus un homme que Bamtz l’a jamais été, dit elle en souriant péniblement.

« L’enfant se mit à gémir. Elle s’agenouilla et le contempla anxieusement. Relevant la tête, elle demanda à Davidson s’il pensait que l’enfant irait mieux. Davidson en était sûr. Elle murmura tristement : « Pauvre petit, la vie n’a rien de bon pour un être comme lui. Pas même la chance d’un chien perdu. Mais je ne peux pas le laisser s’en aller. Davy, je ne peux pas. »

« Il éprouvait une profonde pitié pour l’enfant. Elle mit la main sur le genou de Davidson et lui murmura un pressant avertissement au sujet du Français. Il ne fallait pas que Davy le laissât venir trop près de lui. Davidson, cela va sans dire, en voulut savoir la raison ; car un homme privé de mains ne lui paraissait guère formidable, en aucun cas.

« Faites en sorte d’éviter cela, c’est tout », insista-t-elle avec angoisse ; elle hésita, puis elle lui avoua que le Français l’avait prise à part dans l’après-midi, et avait exigé qu’elle lui attachât, à son moignon droit, un poids de sept livres, un de la série de poids dont Bamtz se servait pour ses affaires. Elle avait dû le faire. Elle avait été terrifiée par sa férocité. Bamtz était un tel poltron, et aucun des autres hommes ne se souciait de ce qui pourrait lui arriver. Le Français, cependant, avec d’effroyables menaces lui avait ordonné de laisser les autres ignorer ce qu’elle avait fait pour lui. Puis il s’était mis à la cajoler. Il lui avait promis que si elle l’aidait fidèlement dans cette affaire, il l’emmènerait à Haiphong ou ailleurs. Un pauvre estropié aurait toujours besoin de quelqu’un qui s’occupât de lui, toujours.

« Davidson de nouveau lui demanda si vraiment elle croyait qu’ils pensaient au meurtre. C’était, disait-il, la chose la plus difficile à croire dont il eut eu encore à se persuader, de toute sa vie. Anne fit un signe de la tête. Le Français avait mis tout son cœur à ce vol. Davy pouvait s’attendre, aux environs de minuit, à les voir ramper à bord, pour voler, n’importe comment, prêts à tuer, peut-être. Sa voix avait un ton de lassitude et ses yeux restaient fixés sur l’enfant.

« Tout de même Davidson n’était pas encore convaincu ; son mépris pour ces hommes était trop grand.

— « Écoutez, Davy, dit-elle. Je sortirai en même temps qu’eux lorsqu’ils partiront, et ce sera une vraie malechance si je ne trouve pas une raison de rire. Ils y sont habitués avec moi. Rires ou pleurs, c’est tout comme. Vous pourrez m’entendre du bord, par cette nuit calme. Comme il fait noir, comme il fait noir, Davy.

— « Ne risquez pas votre vie, dit Davidson.

« Puis il attira son attention sur l’enfant, qui, le visage maintenant moins enflammé, était tombé dans un profond sommeil. « Regardez ; il va aller tout à fait bien. »

« Elle fit comme si elle allait enlever l’enfant pour le serrer contre sa poitrine, mais elle se retint. Davidson se préparait à partir.

Elle murmura rapidement : « Faites attention, Davy. Je leur ai dit que vous dormiez généralement à l’arrière dans un hamac, sous la tente au-dessus de la cabine. Ils m’ont interrogée sur vos habitudes et sur votre bateau aussi. Je leur ai dit ce que je savais. Il fallait que je me mette bien avec eux. Et Bamtz le leur aurait dit si je ne l’avais pas fait, vous comprenez. »

« Il lui fit un signe amical et sortit. Autour de la table les autres, sauf Bamtz, le regardèrent. Cette fois ce fut Fector qui parla : « Ne voulez-vous pas faire une petite partie avec nous, capitaine ? »

« Davidson répondit que maintenant que l’enfant allait mieux il devait rentrer à bord et se coucher. Fector était le seul des quatre qu’il n’avait, pour ainsi dire, jamais vu ; car il avait eu l’occasion de voir le Français auparavant. Le mépris de Davidson pour ces gens-là lui monta à la gorge. Il observa les yeux troubles de Fector, sa bouche vilaine et amère, tandis qu’avec son sourire placide, son ton aimable, et son allure innocente il leur donnait courage. Ils échangèrent un regard d’intelligence.

— « Nous allons rester à jouer assez tard aux cartes, dit Fector d’une voix âpre et sourde.

— « Faites le moins de bruit possible.

— « Oh ! nous sommes des gens tranquilles. Et si le petit n’allait pas bien, elle n’aurait qu’à envoyer l’un de nous vous chercher à bord, pour que vous puissiez faire office de docteur. Aussi ne sortez pas votre revolver à première vue.

— « Ce n’est pas un homme à sortir son revolver, interrompit Niclaus.

— « Je ne le sors jamais avant d’être sûr qu’il y a une raison pour cela, en tout cas, dit Davidson.

« Bamtz eut un ricanement. Le Français seul se leva pour faire un salut en réponse au signe de tête insouciant de Davidson.

« Ses moignons étaient immuablement collés dans ses poches ; Davidson en comprenait maintenant la raison.

« Il retourna à bord. Il roulait des idées dans sa tête, et il était tout à fait furieux. Il se mit à sourire, m’a-t-il dit (ce dût être le premier sourire forcé de sa vie) à la pensée du poids de sept livres ficelé au bout du moignon du Français. Le bandit avait pris cette précaution au cas d’une querelle sur le partage du butin. Un homme capable, sans qu’on s’en doutât, de vous asséner des coups mortels, pouvait prendre sa part à une soudaine bagarre contre des adversaires armés de revolvers, surtout si c’était lui qui commençait la rixe.

Avec cet objet-là, il peut affronter l’un ou l’autre de ses amis. Mais il n’aura pas lieu de s’en servir. Il n’y aura pas d’occasion de querelle à propos de ces dollars-ci, pensa Davidson, en montant tranquillement à son bord. Il ne s’arrêta pas à regarder s’il y avait quelqu’un sur le pont car, en fait, la plus grande partie de l’équipage était à terre, et l’autre dormait, à fond de cale, dans des coins sombres.

« Il avait son plan, et il se mit à l’œuvre méthodiquement.

« Il alla chercher en bas des vêtements qu’il disposa dans son hamac, de façon à leur donner l’apparence d’un corps humain, puis il jeta dessus la légère couverture de coton qu’il tirait sur lui, quand il dormait sur le pont. Ceci fait, il chargea ses deux revolvers et grimpa dans une des embarcations que la Sissie portait, juste à l’arrière, suspendues à leurs pistolets.

« Puis il attendit.

« De nouveau il se remit à douter qu’une pareille chose put lui arriver. Il eut presque honte de cette ridicule veille, sur un bateau. Il s’ennuya, puis il s’assoupit. La tranquillité de ce sombre univers le lassait. Il n’y avait même pas le clapotement de l’eau pour lui tenir compagnie, car la marée était basse, et la Sissie reposait sur la vase. Soudain, dans la nuit chaude, sans souffle et sans bruit, un faisan-argus jeta un cri, dans les bois de l’autre côté de l’eau. Davidson s’éveilla vivement, tous ses sens sur leurs gardes, aussitôt.

« La chandelle brûlait toujours dans la maison. Tout était tranquille, mais Davidson n’avait plus envie de dormir. Un désagréable pressentiment l’oppressait.

— « Je n’ai pourtant pas peur », se dit-il à lui-même.

« Le silence était comme un sceau sur ses oreilles, et son agitation intérieure devenait intolérable. Il se contraignit à rester tranquille. Mais il allait, tout de même, s’élancer hors du canot, quand, faible ride sur l’immensité du silence, tremblement dans l’air, comme le fantôme d’un rire argentin lui parvint aux oreilles.

« Illusion.

« Il se tint complètement immobile. Il pouvait rivaliser maintenant avec l’immobilité de la souris, une souris terriblement résolue. Mais il ne pouvait chasser cette sensation de pressentiment, sans aucun rapport avec le simple danger de la situation. Rien ne se produisait. C’avait été une illusion.

« La curiosité lui vint de voir comment ces gens allaient s’y prendre. Il se demandait tant et si bien que tout lui semblait plus absurde que jamais.

« Il avait laissé allumée comme d’habitude la lampe suspendue dans la cabine. Il était dans son plan de tout laisser comme d’habitude. Soudain, contre la faible lueur de la claire-voie, sur les vitres, une ombre massive apparut à l’échelle, sans un bruit, fit deux pas vers le hamac, qui se détachait sur le ciel et resta immobile. Le Français !

« Les minutes s’écoulèrent. Davidson devina que le rôle du Français (pauvre estropié) consistait à veiller sur son sommeil à lui, Davidson, cependant que les autres étaient dans la cabine, sans aucun doute, en train de forcer le cadenas du lazaret.

« Quelle tactique avaient-ils l’intention d’adopter une fois en possession de l’argent (il y avait dix caisses, et chacune pouvait être portée facilement par deux hommes), personne aujourd’hui ne peut le dire. Mais en tout cas, Davidson avait raison. Ils étaient dans la cabine. Il s’attendait, à tout moment, à entendre le bruit d’un cadenas forcé. Mais le fait est que l’un d’entre eux (peut-être Fector, qui jadis avait dérobé des documents dans des secrétaires), savait comment crocheter un cadenas, et s’était apparemment muni d’outils. Tandis que Davidson attendait de les entendre commencer en bas, ils avaient déjà retiré la barre de fer, et monté deux caisses, du lazaret dans la cabine.

Sur la confuse lueur du châssis, le Français ne bougeait pas plus qu’une statue. Davidson eut pu le tuer avec la plus grande facilité, mais il n’avait pas de penchant à l’homicide. En outre il voulait être sûr, avant de tirer, que les autres avaient commencé leur ouvrage. N’entendant pas les bruits qu’il s’attendait à entendre, il ne fut pas même certain qu’ils fussent tous à bord. Tandis qu’il écoutait, le Français dont l’immobilité n’avait pu cacher qu’un violent combat intérieur, fit un pas, puis un autre. Davidson, fasciné, le vit avancer une jambe, sortir son moignon droit, celui qui était armé, et balançant son corps pour donner plus de force au coup, laisser retomber le poids de sept livres sur le hamac, à l’endroit où la tête du dormeur aurait dû se trouver.

Davidson m’avoua qu’alors il sentit ses cheveux se dresser sur sa tête. Sans Anne, sa tête sans soupçons se fut trouvée à cet endroit même. La surprise du Français dut être effrayante ; il recula en chancelant du hamac qui se balançait légèrement et avant que Davidson eut eu le temps de faire un mouvement, il avait disparu, bondissant en bas de l’échelle pour aller prévenir les autres.

Davidson instantanément sauta hors du canot, souleva le châssis et aperçut les hommes qui, en bas, étaient accroupis autour du panneau. Ils levèrent les yeux avec effroi, et à ce moment le Français, en dehors de la porte, cria : « Trahison ! trahison ! » Ils s’élancèrent hors de la cabine, se bousculant et jurant à qui mieux mieux. Le coup que Davidson tira par la claire-voie n’en avait atteint aucun, mais il courut à l’extrémité de la cabine et aussitôt ouvrit le feu sur les formes noires qui s’élançaient sur le pont. Des coups de feu répondirent, et une rapide fusillade s’engagea, détonations et éclairs. Davidson embusqué derrière un ventilateur pressa la détente jusqu’à ce que le revolver fut vide, il le jeta à terre et prit l’autre dans sa main droite.

« Parmi ce fracas il avait entendu le Français furibond crier : « Tuez-le, tuez-le ! » par dessus les malédictions furieuses des autres. Mais tout en tirant sur lui ils songeaient surtout à se sauver. Dans la lumière des derniers coups de feu, Davidson les vit enjamber la lisse. Il était certain d’en avoir touché plus d’un. Deux voix différentes avaient poussé un cri de douleur. Mais aucun d’eux, apparemment, n’avait été mis hors de combat. Davidson appuyé au pavois, rechargea tranquillement son revolver. Il n’avait pas la plus petite appréhension de les voir revenir. Il n’était pas dans son intention non plus de les poursuivre à terre dans cette obscurité. Que faisaient-ils, il n’en avait aucune idée : ils s’occupaient de leurs blessures, probablement. Non loin de la rive, l’invisible Français jurait et tempêtait contre ses associés, contre sa malechance, et contre l’univers. Il s’arrêta, puis soudain, avec un cri de vengeance : « C’est cette femme », se dit-il, « c’est cette femme qui nous a vendus. » On l’entendit courir dans la nuit.

« Davidson reprit souffle avec une soudaine crispation de remords. Il comprit, épouvanté, que son stratagème de défense avait trahi Anne. Il n’hésita pas un instant. C’était maintenant à lui de la sauver. Il sauta à terre, mais au moment où il mettait le pied sur l’appontement, il entendit un cri strident qui lui traversa le cœur.

La lumière brûlait encore dans la maison. Davidson, revolver au poing, se dirigeait vers elle, quand un nouveau cri, au loin, à sa gauche, le fit changer de direction.

Presque aussitôt, pourtant, il s’arrêta. Ce fut alors qu’il hésita, en proie à une affreuse perplexité. Il devina ce qui s’était passé ; la femme avait essayé de s’échapper de la maison et maintenant le Français furibond la poursuivait. Il crut qu’elle essaierait de courir vers le bateau pour demander aide et protection.

Tout était calme autour de Davidson. Qu’elle eut ou non couru vers le bateau, ce silence indiquait que le Français avait perdu sa trace dans l’obscurité.

Davidson soulagé, mais encore anxieux, voulut retourner vers la rive. Il n’avait pas fait deux pas dans cette direction qu’un autre cri retentit derrière lui, de nouveau près de la maison. Il pensa que le Français avait d’abord, en effet, perdu la trace de la malheureuse ; d’où ce moment de silence. Mais l’horrible bandit n’avait aucunement renoncé à son projet criminel et se persuadant qu’elle essaierait de revenir prendre son enfant alla se poster près de la maison pour l’attendre.

Ce dut être quelque chose comme cela. Au moment où Anne entrait dans la lumière qui tombait sur l’échelle, il s’était précipité aussitôt sur elle, impatient de vengeance. Elle avait poussé ce second cri de frayeur mortelle en l’apercevant, et de nouveau avait essayé de s’enfuir.

Cette fois elle tenta de gagner la rivière, mais pas en ligne droite. Ses cris retentissaient tout autour de Davidson. Il tournait sur les talons, suivant l’horrible trace des clameurs dans l’obscurité. Il aurait voulu crier : « Par ici, Anne », mais il ne le put. Devant l’horreur de cette chasse, plus effrayante encore dans son imagination que s’il avait pu la voir, la sueur lui perlait au front, tandis que sa gorge était sèche comme de l’amadou. Un cri suprême soudain se brisa net.

Le silence qui suivit fut plus terrible encore. Davidson se sentit mal. Il dut arracher son pied du sol et marcha droit devant lui, crispant son revolver et scrutant l’obscurité avec crainte. Soudain à quelques mètres de lui une forme volumineuse jaillit de terre et s’enfuit en bondissant. Instinctivement il fit feu sur elle, et s’élança à sa poursuite, quand il buta contre quelque chose de mou qui le fit s’étaler de tout son long.

« Au moment même où il tombait tête la première, il eut nettement la persuasion que ce ne pouvait être que le corps d’Anne-la-Rieuse. Il se releva et restant à genoux, il essaya de la soulever dans ses bras ; mais il la trouva si molle qu’il dut y renoncer ; elle était étendue le visage contre terre, les cheveux éparpillés autour de la tête. Il y en avait d’humides. Davidson lui tâtant la tête, découvrit une place où le crâne brisé céda sous ses doigts. Mais avant même d’avoir fait cette découverte, il savait qu’elle était morte. Le Français, en la poursuivant, l’avait jetée bas d’un coup de pied, et accroupi sur elle, il était en train de lui défoncer la tête avec le poids qu’elle-même lui avait attaché au moignon, lorsque Davidson, qu’il n’attendait pas, était apparu dans la nuit et l’avait fait s’enfuir.

« Agenouillé près de cette femme, si misérablement assassinée, Davidson se sentit débordé de remords. Elle était morte à cause de lui. Il se sentit comme pétrifié. Pour la première fois, il eut vraiment peur. Il aurait pu être assailli dans la nuit noire à tout moment par le meurtrier d’Anne-la-Rieuse. Il avoua qu’il eut instinctivement l’idée de s’éloigner du cadavre de cette femme en rampant sur les genoux et les mains, vers le refuge du bateau. Il m’a même dit qu’il commença à le faire.

« On se représente difficilement Davidson s’éloignant à quatre pattes de la femme assassinée, Davidson abattu et accablé par l’idée que cette femme était morte pour lui. Mais il ne put aller bien loin. Ce qui l’arrêta fut l’idée de l’enfant, l’enfant d’Anne-la-Rieuse (Davidson se rappelait les mots de la pauvre femme) qui n’avait pas même la chance d’un chien perdu.

« Cet être que la femme avait laissé derrière elle apparut à la conscience de Davidson comme un dépôt sacré. Il se releva courageusement tremblant encore intérieurement, rebroussa chemin et marcha vers la maison. Au fort même de sa crainte, il était très résolu, mais la sensation de ce crâne défoncé avait frappé son imagination et il se savait sans défense dans cette obscurité où il croyait entendre çà et là rôder les pas du meurtrier sans mains.

« Il n’hésita plus dans sa détermination. Il en réchappa d’ailleurs, sain et sauf, avec l’enfant. Il avait trouvé la maison vide. Un profond silence l’enveloppa tout le temps, sauf à un seul moment, juste comme il descendait l’échelle avec Tony dans les bras, un faible gémissement parvint à ses oreilles. Cela lui parut venir d’un endroit noir comme un four, entre les poteaux sur lesquels reposait la cabane, mais il ne s’arrêta pas pour s’en assurer.

« Il est inutile que je vous raconte en détails comment Davidson arriva jusqu’à son bord, avec le fardeau que le cruel destin de la pauvre Anne avait confié à ses bras ; comment, le lendemain matin, l’équipage épouvanté, après avoir observé de loin ce qui se passait à bord, le rejoignit avec empressement ; comment Davidson alla à terre et aidé par son mécanicien (à moitié mort d’effroi) enveloppa le corps d’Anne-la-Rieuse dans un drap et le ramena à bord pour être immergé un peu plus tard. Tout en s’occupant à cette pieuse tâche, Davidson regardant de droite et de gauche, aperçut un grand tas de vêtement blancs contre le poteau du coin de la maison. Que ce fut le Français, il n’en put douter. Faisant un rapprochement avec le lugubre gémissement qu’il avait entendu dans la nuit, Davidson acquit la certitude que ce coup perdu avait été mortel pour le meurtrier de la pauvre Anne.

« Quant aux autres, jamais Davidson ne les a revus de sa vie, soit qu’ils se fussent cachés dans le village, ou qu’ils eussent décampé dans la forêt, ou bien qu’ils se fussent dissimulés dans la « prau » de Niclaus, que l’on pouvait apercevoir échouée sur la vase à une centaine de mètres de là, un peu plus haut sur la crique ; ce qui est certain c’est qu’ils disparurent, et que Davidson ne se cassa pas la tête à leur sujet. Il ne perdit pas de temps à sortir de la crique dès que la Sissie eut été à flot. Après avoir navigué quelque vingt milles, il confia (selon sa propre expression), le corps à l’abîme. Il fit tout lui-même ; il augmenta le poids du corps de quelques barres à feu, il lut les prières, il bascula la planche, il fut le seul à mener le deuil. Et tout en rendant les derniers devoirs à la morte, la désolation de cette existence et l’atroce calamité de sa fin faisaient appel à sa compassion, et lui murmuraient des reproches intérieurs.

« Il aurait dû suivre autrement l’avertissement qu’elle lui avait donné. Il était convaincu maintenant qu’un simple étalage de vigilance aurait suffi à tenir en respect cette bande de vils couards. Mais à la vérité il n’avait pas cru tout à fait qu’on tenterait quelque chose.

« Le corps d’Anne-la-Rieuse ayant été « confié à l’abîme », à quelque vingt milles S. S. O. du cap Selatan, il ne restait à Davidson qu’à confier l’enfant d’Anne aux soins de sa femme. Et là le pauvre Davidson fit un faux départ. Il ne voulut pas lui raconter tout au long cette terrible histoire, afin qu’elle ne sût pas le danger auquel il avait échappé, surtout peu de temps après qu’il avait souri de ses appréhensions irraisonnées.

« Je pensais que, si je lui disais tout, m’expliqua Davidson, elle n’aurait plus un moment de repos pendant mes tournées ». Il lui raconta simplement que l’enfant était orphelin, que c’était l’enfant de gens auxquels lui, Davidson, avait la plus grande obligation, et qu’il était moralement engagé à s’occuper de lui. Un de ces jours, il lui en dirait davantage, dit-il, en attendant il s’en remettait à la bonté et à la chaleur de son cœur, à sa compassion innée de femme.

« Il savait pas que ce cœur avait à peu près la grosseur d’un pois sec et avait un degré de chaleur à proportion, et que sa faculté de compassion s’adressait surtout à elle-même. Il fut seulement étonné et déçu de l’air de froide surprise et du regard soupçonneux avec lesquels elle accueillit ce récit incomplet : mais elle ne dit rien, elle n’avait jamais grand’chose à dire. C’était une imbécile silencieuse, une espèce désespérante.

« L’équipage de Davidson trouva bon de faire courir je ne sais quelle histoire dans le quartier indigène, mais Davidson lui-même ne fut pas sans mettre quelques-uns de ses amis dans la confidence, et en outre, il donna un compte rendu complet officiellement au capitaine de port.

Le capitaine de port fut des plus surpris. Il ne crut pas toutefois devoir adresser une plainte au gouvernement hollandais. Cela n’aboutirait très probablement à rien, en fin de compte, après beaucoup de dérangement et de correspondance. Après tout, le vol n’avait pas eu lieu.

On pouvait être sûr que ces vauriens iraient au diable par leurs propres moyens. Tout le bruit que l’on ferait ne rappellerait pas la malheureuse à la vie, et l’assassin avait reçu son compte d’un coup de feu, par hasard, de Davidson. Mieux valait laisser tomber l’affaire.

« C’était le bon sens même, néanmoins il fut impressionné de cette histoire.

« Une terrible affaire, capitaine Davidson ! »

— « Ma foi, assez terrible, acquiesça Davidson plein de remords. Mais la plus terrible chose pour lui, quoiqu’il n’en sut rien encore, c’est que son imbécile de femme se convainquait peu à peu que Tony était l’enfant de Davidson et qu’il avait inventé cette étrange histoire pour l’introduire dans la pureté de son intérieur, au mépris de la décence de la vertu, de ses sentiments les plus sacrés.

« Davidson s’aperçut de quelque contrainte dans ses rapports domestiques ; mais, dans ses meilleurs jours même, elle n’était guère démonstrative ; et peut-être que cette froideur constituait une partie de son charme aux yeux du placide Davidson. Les femmes sont aimées pour bien des raisons et souvent pour celles que d’autres considéreraient comme repoussantes. Cependant elle le surveillait et nourrissait ses soupçons.

Et voilà qu’un jour Ritchie-le-Singe rendit visite à cette douce et timide Mme Davidson. Elle était arrivée ici sous sa garde, et il se considérait comme une personne privilégiée, son plus vieil ami sous les Tropiques. Il se posait comme son admirateur ; il était beau parleur. Il avait entendu raconter assez vaguement toute l’histoire ; et le voilà parti sur ce sujet, pensant qu’elle en connaissait tous les détails. Et au cours de la conversation il lâcha quelque chose à propos d’Anne-la-Rieuse.

— « Anne-la-Rieuse, dit Mme Davidson, subitement, qu’est-ce que c’est que cela ? »

« Ritchie se plongea aussitôt dans une circonlocution, mais elle l’arrêta. Cette créature est-elle morte, dit-elle.

— « Je le crois, murmura Ritchie, votre mari le dit.

— « Mais vous n’en êtes pas sûr ?

— « Non, comment voulez-vous, Mme Davidson ?

— « C’est tout ce que je voulais savoir, dit-elle, et elle quitta la pièce.

« Quand Davidson rentra, elle s’était préparée à le recevoir, non pas avec une indignation volubile, mais comme si un jet d’eau froide lui eut coulé dans le dos. Elle se mit à lui parler de sa basse intrigue avec une femme de rien, elle lui reprocha de s’être moqué d’elle, d’avoir insulté à sa dignité.

« Davidson la pria de l’écouter et lui raconta toute l’histoire qui pensait-il était capable d’émouvoir un cœur de pierre. Il essaya de lui faire comprendre son remords. Elle l’écouta jusqu’au bout, dit « Vraiment ! » et lui tourna le dos.

« Vous ne me croyez pas ? demanda-t-il, consterné.

« Elle ne dit ni oui ni non. Tout ce qu’elle dit fut : « Renvoyez-moi ce marmot tout de suite. »

— « Je ne puis le jeter à la rue, s’écria Davidson ; ce n’est pas ce que vous voulez dire ?

— « Cela m’est égal. Il y a des institutions charitables pour des enfants de ce genre, je suppose.

— « Cela, je ne le ferai jamais, dit Davidson.

— « C’est bon, cela me suffit. »

« La maison de Davidson, après cela, devint un enfer silencieux et glacé. Une femme stupide possédée de rancune est pire qu’un démon déchaîné. Il envoya l’enfant chez les Pères Blancs à Malaca. Ce n’était pas une sorte d’éducation très coûteuse, mais sa femme ne pouvait lui, pardonner de n’avoir pas jeté cet enfant à la rue tout à fait. Elle se monta le bourrichon à propos des injustices dont elle était l’objet, de sa pureté outragée, à tel point qu’un beau jour, où le pauvre Davidson la suppliait d’être raisonnable et de ne pas leur rendre l’existence impossible à tous deux, elle déversa sur lui sa rage froide, et lui déclara que sa seule vue lui était devenue odieuse.

Davidson, avec sa scrupuleuse délicatesse de sentiment, n’était pas un homme à faire valoir ses droits sur une épouse qui ne pouvait supporter sa vue. Il baissa la tête ; et peu après, prit ses dispositions pour qu’elle pût retourner chez ses parents. C’était exactement ce que désirait sa dignité outragée. D’ailleurs elle avait toujours détesté les Tropiques et secrètement haï tous les gens au milieu desquels elle avait dû vivre en tant que femme de Davidson. Elle emporta sa pure, sensible et sotte petite âme vers Freemantle ou quelque part par là. Naturellement la petite fille partit avec elle. Qu’aurait pu faire le pauvre Davidson avec une petite fille sur les bras, même si elle avait consenti à la lui laisser, ce qui n’était pas concevable.

« Telle est l’histoire qui a gâté le sourire de Davidson. Peut-être ne l’eut-elle pas fait à ce point s’il n’avait pas été un aussi brave garçon.

C’est ainsi qu’Hollis conclut. Mais avant de nous lever de table je lui demandai s’il savait ce qu’il était advenu de l’enfant d’Anne-la-Rieuse. »

Il compta soigneusement la monnaie que lui rendait le garçon chinois, puis relevant la tête :

— Ah, cela c’est le comble. C’était un joyeux et attachant petit gosse, comme vous savez, et les Pères Blancs apportèrent un soin spécial à l’élever. Davidson, dans son cœur, en attendait quelque consolation. Avec son air placide, c’est un homme qui a grand besoin d’affection. Tony est devenu un jeune homme. Mais voilà ! il veut être prêtre ; son seul rêve est d’être missionnaire. Les Pères déclarent à Davidson que c’est une véritable vocation. Ils lui disent qu’il a des dispositions tout à fait spéciales pour ce rôle. Et voilà comment le fils d’Anne-la-Rieuse va mener une sainte vie quelque part en Chine ; il peut même quelque jour devenir un martyr ; mais le pauvre Davidson est tout seul, abandonné. Il va lui falloir descendre la pente sans avoir près de lui une seule affection humaine, et tout cela à cause de ces vieux dollars.

Janvier 1914.