En marge des marées/L’Associé

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Traduction par G. Jean-Aubry.
En marge des maréesNRF (p. 79-111).



L’ASSOCIÉ



L’ASSOCIÉ


« Quelle histoire à dormir debout ! Voilà des années qu’en été, les mariniers d’ici à Westport racontent ce mensonge aux touristes, cette espèce qui se fait promener en barque, à un shilling par tête et qui vous pose des questions idiotes ! Il faut bien leur raconter quelque chose pour passer le temps. Connaissez-vous rien de plus bête que de se faire tirer comme ça dans une embarcation, le long d’une plage ?… C’est comme de boire de la mauvaise limonade quand on n’a pas soif. Je me demande un peu quel plaisir ils y trouvent. Ils n’attrapent même pas le mal de mer. »

Un verre de bière traînait sur la table près de son coude. Cela se passait dans le respectable petit fumoir d′un respectable petit hôtel : et le goût que je nourris pour les liaisons de rencontre était la raison qui me faisait veiller assez tard en sa compagnie. Il avait de grandes joues plates et ridées, soigneusement rasées, et une touffe épaisse de poils blancs taillée en carré lui pendait au menton. Le balancement de cette barbiche accentuait encore sa voix sourde : et le mépris absolu qu’il professait pour l’espèce humaine, pour son agitation et ses moralités, se marquait par la pose cavalière de son vaste chapeau mou, un feutre noir à larges bords qui ne lui quittait pas la tête. Il avait l’aspect d’un vieil aventurier qui aurait pris sa retraite après pas mal d’aventures survenues dans les plus sombres coins du monde et fleurant peu la sainteté. J’eus pourtant toute raison de croire qu’il n’avait jamais quitté l’Angleterre : d’une remarque fortuite qu’on m’avait faite, j’avais cru comprendre qu’il avait eu jadis affaire avec les navires dans les ports. Pour ce qui est de la personnalité, il n’en manquait certes pas ; c’est même ce qui avait, dès l’abord, attiré mon attention : mais il était difficile de le classer, et avant même qu’une semaine se soit écoulée j’y renonçai, me contentant de cette définition « un vieux forban fort imposant. »

Par un après-midi de pluie, me sentant en proie à un terrible ennui, j’entrai dans ce fumoir. Il était assis, figé dans une immobilité absolue et impressionnante, à la manière d’un fakir. Je me pris à me demander quelles pouvaient bien être les relations d’un homme de cette sorte, son milieu, ses opinions, ses conceptions morales, ses amis et même sa femme, lorsqu’à ma grande surprise, d’une voix sourde et marmonnante, il entama la conversation.

Je dois dire que depuis qu’on lui avait raconté que j’écrivais des histoires, il s’était mis le matin à accueillir ma présence avec une sorte de vague grognement.

Il était naturellement taciturne. Il y avait comme une sorte de grossièreté dans ses phrases hachées. Il me fallut quelque temps pour découvrir que ce qu’il voulait savoir était la façon dont on s’y prend pour publier des contes dans les revues.

Que dire à un homme de ce genre ? Mais je m’ennuyais à périr : le temps persistait à se montrer impraticable, et je résolus de me montrer aimable.

— Alors vous fabriquez ces histoires-là vous-même. Comment diable ça vous vient-il dans la tête ? grommela-t-il. Je lui expliquai que, d’habitude, on avait une suggestion pour écrire un conte.

— Qu’est-ce que c’est que cela.

— Eh bien, par exemple, lui dis-je, je me suis fait promener en barque l’autre jour, au delà des rochers. Le marinier m’a parlé d’un naufrage sur ces mêmes roches, il y a environ vingt ans. Cela peut servir de canevas pour un bout d’histoire, une description principalement, avec un titre comme Dans la Manche, par exemple.

Ce fut alors qu’il s’en prit aux mariniers, et aux touristes qui écoutent leurs histoires. Sans qu’un seul muscle de son visage bougeât, il lança vigoureusement le mot : « Idiotie », sorti des profondeurs de sa poitrine, et reprit son marmonnement rauque et entrecoupé. « … regardent ces stupides rochers, hochent leurs stupides têtes (les touristes, je présume). Qu’est-ce qu’ils pensent donc que c’est, un homme, un sac de papier rempli de vent ou quoi ? qui crève comme cela quand on tape dessus. Fichue bête d’histoire ! Belle suggestion, oui… un mensonge ! »

Il faut se représenter ce forban sculptural auréolé du feutre noir de son chapeau, vous sortant tout cela comme un vieux chien qui grogne de temps à autre, et avec la tête droite et les yeux fixes.

— Après tout, m’écriai-je, même si c’est faux, c’est tout de même une suggestion qui me permet de voir ces rochers, cette tempête dont ils parlent, le lourd déferlement des flots, etc., etc., dans leurs rapports avec l’humanité. Le combat contre les forces de la nature, et son effet sur quelqu’un au moins, comment dirais-je, d’exalté.

Il m’interrompit, et d’un ton agressif :

— Est-ce que la vérité pourrait vous servir à quelque chose ?

— Je n’oserais pas l’affirmer, repris-je prudemment. On dit que la vérité est encore plus étrange que la fiction.

— Qui est-ce qui dit cela ?

— Ma foi, personne en particulier.

Je me tournai vers la fenêtre, car l’individu m’agaçait avec son bras immobile sur la table. Je crois bien que ce fut mon attitude impolie qui le décida à se lancer dans un discours relativement long.

— Avez-vous jamais vu des bêtes de rochers comme ça ? Comme des raisins dans une tranche de pudding froid.

Je les regardai. Un acre, ou plus, de points noirs éparpillés parmi les ombres gris-acier de la mer unie, sous l’uniforme brouillard gris et vaporeux ; et, à un endroit, une tache informe plus claire : la blancheur voilée de la falaise qui se dégageait comme un rayonnement diffus et mystérieux. C’était un tableau délicat et singulier, quelque chose d’expressif, d’impressionnant et de désolé tout ensemble, une symphonie en gris et noir, un vrai Whistler.

Mais ce qui suivit, dit par la voix dans mon dos, me fit retourner. Elle grognait son mépris pour toute association possible avec les flots rugissants, d’un ton énergique et concis, puis poursuivit :

— Moi, pas si bête !… quand je regarde ces rochers là-bas… ça me rappelle plutôt un bureau… J’avais l’habitude d’y entrer quelquefois, dans le temps… un bureau à Londres… dans une de ces petites rues derrière la gare de Cannon street…

Il s’exprimait délibérément, d’une façon non pas saccadée, mais fragmentaire, parfois blasphématoire.

— C’est un rapprochement plutôt éloigne, observai-je.

— Un rapprochement ! Le diable soit de vos rapprochements. Ce fut un hasard.

— Cependant, dis-je, un hasard possède des rapprochements avec des événements antérieurs et ultérieurs qui, si on peut les développer.

Tout immobile qu’il était, il paraissait prêter une oreille attentive.

— Ah ! oui ! développer. C’est peut-être ça que vous pouvez faire, n’est-ce pas ? Ça n’a rien à voir avec la mer, mais vous pouvez la faire sortir de votre tête, si ça vous plaît.

— Bien sûr, si c’est nécessaire, dis-je. Quelquefois il faut tirer un tas de choses de sa tête, quelquefois rien. Je veux dire que l’histoire n’en, vaut pas la peine : tout ça dépend.

Cela m’amusait de lui parler ainsi. Il manifestait clairement que, à son avis, les romanciers couraient après leur argent, de même que le reste des gens qui vivent de leurs facultés, et que c’était extraordinaire de voir jusqu’où peuvent aller des gens qui courent après l’argent… quelques-uns, du moins.

Il fit une sortie contre la vie maritime : une stupide sorte d’existence, selon lui. Pas d’occasions, pas d’expériences, nulle variété, rien ! Des gens de valeur en sont sortis, il l’admettait. Mais pas plus faits pour réussir dans le monde que pour voler dans les airs. Des enfants ! Ainsi, le capitaine Harry Dunbar. Un bon marin. Grande réputation comme capitaine… Gros homme, des favoris courts et grisonnants, belle figure, forte voix. Un brave garçon, mais pas plus à la coule de la fausseté humaine qu’un bébé.

— C’est le capitaine du Sagamore dont vous parlez ? dis-je enhardi.

Après un méprisant « bien sûr », il sembla fixer du regard, sur le mur, la vison de ce bureau dans Cannon street, tout en grognant et en mâchonnant une description par lambeaux, et en levant de temps à autre le menton, comme si la colère le prenait.

C’était, d’après la description qu’il m’en fit, un modeste bureau, louche pas le moins du monde, mais un peu à l’écart dans une petite rue qui, depuis, a été rebâtie de bout en bout. La septième porte, après le café du Cheshire Cat, sous le pont du chemin de fer. « C’est là que je prenais d’habitude mon déjeuner quand mes affaires m’appelaient dans la Cité. Cloete y venait boire une chope et plaisanter avec la servante. Il n’avait pas besoin d’en dire long pour cela. Rien qu’à la façon dont il faisait étinceler son lorgnon vers vous et contorsionnait sa bouche épaisse, cela suffisait pour vous faire rire avant même qu’il eût commencé à débiter une de ses histoires. Un drôle de type. Cloete. C-l-o-e-t-e, Cloete.

— Qu’est-ce qu’il était. Hollandais ? demandai-je, ne voyant absolument pas ce que tout cela avait à faire avec les mariniers de Westport, les touristes de Westport, et la façon dont ce vieil individu les considérait comme des menteurs et des imbéciles.

— Le Diable seul le sait ! grogna-t-il (les yeux fixés sur le mur comme s’il ne voulait pas perdre un seul mouvement d’une vue cinématographique). Il ne parlait jamais qu’anglais. La première fois que je le vis, il sortait d’un navire dans le bassin, un navire qui venait des États-Unis, un navire à passagers. Il me demanda si je connaissais un petit hôtel dans les environs. Il avait besoin d’être tranquille et avait à faire par là pendant quelques jours. Je l’ai conduit à un hôtel, chez des amis à moi… Une autre fois, dans la Cité. « Eh ! là-bas ! Vous êtes bien obligeant : venez donc prendre un verre. » Il se mit à me parler énormément de lui, et de ses années aux États-Unis. Toutes sortes d’affaires un peu partout, là-bas. Avec des marchands de spécialités pharmaceutiques aussi. Des voyages ! Il rédigeait des annonces et tout ce qui s’ensuit. Il me raconte des histoires drôles. Un type bien planté, dégingandé. Des cheveux noirs dressés sur la tête, comme une brosse, une figure longue, de longs bras, de longues jambes, un lorgnon miroitant, une amusante façon de parler à voix basse… Vous voyez cela d’ici ?

J’acquiesçai, mais du diable s’il y prenait garde.

— Je n’ai jamais autant ri de ma vie. Ce bougre-là vous aurait fait rire en vous racontant, comment il avait écorché son propre père. Il en était capable d’ailleurs. Un homme qui a été dans le commerce des spécialités pharmaceutiques doit être prêt à tout, depuis pile ou face jusqu’au crime avec préméditation. Voilà un bout de vérité pour vous, en passant. Ils se moquent de tout, ils croient qu’ils peuvent tout faire disparaître et se disculper de tout… Le monde entier est leur proie… Un homme d’affaires, en outre, ce Cloete. Il vous revint avec quelques centaines de livres, cherchant quelque chose à faire, d’un genre tranquille. « Rien ne vaut le vieux pays, somme toute », me dit-il… Et nous nous quittons là-dessus, moi m’étant flanqué plus de verres qu’à mon habitude.

Au bout de quelque temps, six mois, peut-être, à peu près, je me cogne sur lui dans le bureau de M. George Dunbar. Oui, le bureau en question. C’était assez rare que je… Mais il y avait une partie d’un chargement à lui dans un bateau, au dock, à propos duquel il me fallait causer avec M. George. Et voilà que je vois Cloete qui sort de la pièce du fond, des papiers à la main… Associé. Vous comprenez ?

— Ah, oui, dis-je, les quelques centaines de livres.

— Et aussi sa langue, grommela-t-il. N’oubliez pas cette langue-là. Quelques-unes de ses histoires ont dû éclairer un peu George Dunbar sur la compréhension des affaires.

— Un garçon persuasif, suggérai-je.

— Hum ! Vous arrangerez cela à votre façon. Bon ! Associé. George Dunbar met son chapeau haute-forme et me prie d’attendre un moment. George avait toujours l’air de gagner des mille et des cents par an, un gandin de la Cité… « Allons, mon vieux. » Et les voilà qui sortent, lui et le capitaine Harry ; une affaire chez un avoué au tournant de la rue. Le capitaine Harry, quand il était en Angleterre, avait l’habitude de venir au bureau de son frère régulièrement à midi. Il s’asseyait dans un coin, comme un petit garçon bien sage, lisait les journaux et fumait sa pipe… Des frères modèles. Deux pigeons ! « Je m’occupe de la partie fruits conservés dans la boutique », me dit Cloete. Il me tient une conversation dans ce genre-là. Puis, de fil en aiguille : « Quel genre de vieillerie est-ce ce Sagamore ? Le plus beau bateau qui soit, hein ? Tous les bateaux sont bons pour vous, naturellement, vous en vivez ! Je vais vous dire. Je voudrais mettre mon argent plutôt dans un vieux bas, assurément.

Mon homme reprit haleine, et je remarquai que sa main, jusqu’alors posée nonchalamment sur la table, se referma lentement. De la part de cet homme immuable, ce fut effrayant et de mauvais augure ; quelque chose comme le geste du Commandeur.

— Ainsi déjà à cette époque, remarquez, grommela-t-il.

— Mais, dites-moi, interrompis-je, le Sagamore appartenait à Mundy et Rogers, à ce qu’on m’a dit.

Il grogna dédaigneusement. — Le diable soit des mariniers, ils n’y connaissent rien. Il portait le pavillon de la maison. C’est autre chose. Une faveur. Voilà ce que c’était. Quand le vieux Dunbar mourut, le capitaine Harry commandait déjà sur un bateau de chez eux. George lâche la banque où il était employé, pour faire son chemin avec ce qui lui revenait du vieux. George était débrouillard. Il commença par faire du magasinage, puis deux ou trois autres choses à la fois : de la pâte de bois, des fruits conservés, et ainsi de suite. Et le capitaine Harry lui confie sa part pour faire marcher l’affaire… « J’ai tout ce qu’il me faut avec mon navire », dit-il… Mais voilà que Mundy et Rogers se mettent à vendre tous leurs bateaux à des étrangers, et qu’ils se fourrent dans la navigation à vapeur. Le capitaine Harry en devient tout à fait embêté : perdre son commandement, lâcher un navire qu’il aimait ; tout à fait découragé. Juste à ce moment, voilà que les frères ramassent un peu d’argent, une vieille femme qui meurt, ou quelque chose dans ce genre. Un petit magot. Alors le jeune George dit : « Nous avons, à nous deux, de quoi acheter le Sagamore. » « Mais tu vas avoir besoin de plus d’argent pour ton affaire », s’écrie le capitaine Harry, et l’autre se met à rire : « Mon affaire va très bien. Je puis sortir et ramasser une poignée de louis pendant le temps que tu tires une pipe, mon vieux… » Mundy et Rogers se montrèrent très aimables en cette occasion : « Mais certainement, capitaine, et nous agirons, si vous voulez, pour votre compte comme si le bateau était encore à nous. » Dans ces conditions, vous pensez, si c’était un bon placement que d’acheter ce bateau, oui ! à cette époque !

La façon dont il tourna légèrement la tête vers moi équivalait à la manifestation d’un violent sentiment chez un autre homme.

— Tout cela, vous le pensez, se passa bien avant que Cloete ne survînt, murmura-t-il.

— Oui, je comprends, dis-je. Nous disons généralement : « Quelques années passèrent… », c’est plus vite fait.

Il me considéra un moment, en silence, d’un regard inexprimable comme absorbé dans la pensée de ces années dont on faisait si bon marché ; c’était aussi ses propres années, les années avant et les années (pas si nombreuses) après que Cloete était entré en scène. Quand il se fut remis à parler, je remarquai son intention de bien me faire sentir, à travers sa manière obscure et emphatique, l’influence qu’avaient exercée sur George Dunbar un long commerce avec les principes de morale facile de Cloete, le don de persuasion sans scrupules de celui-ci (drôle de type) et sa disposition aventureusement insouciante. Il désirait me voir bien insister sur ce point là et je l’assurai que c’était tout à fait en mon pouvoir. Il désirait aussi que je comprisse bien que l’affaire de George avait des hauts et des bas (l’autre frère, pendant ce temps-là, voyageait tranquillement, de côté et d’autre, si bien) que parfois les fonds manquaient : ce qui l’inquiétait plutôt, car George avait épousé une jeune femme pas mal dépensière. Cloete était, d’une façon générale, assez anxieux à ce sujet. Et justement il courait dans la Cité après un homme qui travaillait dans les spécialités (l’ancien commerce de ce bougre-là) et qui y réussissait ; mais qui, avec un capital de quelques vingtaines de mille susceptible d’être dépensé à pleines mains en annonces, pourrait amener son affaire à être d’un bien meilleur rapport qu’une mine d’or. Cloete se monta le bourrichon à l’idée des perspectives d’une pareille affaire, il s’y connaissait très suffisamment. Je compris que l’associé de George était très agité à l’idée de cette chance unique.

Chaque jour, vers onze heures, le voilà donc au bureau de George, et il lui rabat les oreilles de cette chanson jusqu’à ce que George grince des dents de rage : « Ça suffit ! À quoi cela sert ? Pas d’argent ! À peine de quoi continuer : pas question de dépenser des milliers de francs en publicité. » Il n’ose pas proposer à son frère de vendre le navire. Il ne voulait même pas y penser. Cela l’obsède à fond. C’était comme si la fin du monde arrivait. Et sûrement pas pour une affaire de ce genre !… « Pensez-vous que ce serait une escroquerie », demande Cloete, en se tortillant la bouche ? George reconnaît que non, et qu’il lui faudrait être un âne bâté pour le croire, après toutes ces années passées dans les affaires.

Cloete le regarde sévèrement. Jamais pensé à vendre le navire. Il faut compter que cette vieille coque de noix ne donnerait pas la moitié de la valeur assurée par le temps qui court. Voilà George hors de lui. Que signifient alors ces plaisanteries idiotes, à propos de l’armement, depuis trois semaines. Il en a assez, à la fin !

Le voilà dans une fureur à en avoir la bave à la bouche. Cloete ne se démonte pas… « Je ne suis pas un âne bâté non plus, dit-il lentement. Il n’y a pas besoin de vendre notre vieux Sagamore. Cette vieille chose a seulement besoin d’un coup de tomahawk (il paraît que le nom de Sagamore veut dire chef indien ou quelque chose d’approchant. La figure de proue était un sauvage à moitié nu avec des plumes à l’oreille et une hache à la ceinture). Un coup de tomahawk », dit-il.

— Qu’est-ce que vous voulez dire ? demande George… « Faire naufrage ; cela peut s’arranger en toute sécurité, continue Cloete, votre frère aurait alors sa part de l’assurance. Il n’y a pas besoin de lui dire exactement pourquoi. Il pense que vous êtes l’homme d’affaires le plus débrouillard qu’on ait jamais vu. Vous faites sa fortune par la même occasion… » George crispe de rage ses deux mains sur son bureau… « Vous croyez que mon frère est un homme à couler son navire exprès. Je n’oserais même pas penser une chose pareille dans la même pièce que lui : le plus brave garçon qui soit au monde… » « Ne faites pas tant de bruit, dit Cloete, on va vous entendre de dehors », et il lui dit que son frère est le modèle embaumé de toutes les vertus, mais que tout ce qu’il faut, c’est le décider à rester à terre pendant un voyage : « Un congé, un peu de repos, pourquoi pas ? En fait, j’ai quelqu’un en vue, pour ce genre d’affaires », chuchotte Cloete.

Voilà mon Georges presque suffoqué… « Ainsi vous pensez donc que je suis de cette espèce, vous me croyez capable, moi ! Pour qui me prenez-vous ?… » Il en perd presque la tête ; cependant Cloete ne se démonte pas, il devient seulement un peu pâle autour des narines. « Je vous prends pour un homme qui sera diantrement à sec, avant qu’il soit longtemps… » Qu’est-ce que vous avez à vous indigner ? Est-ce que je vous demande de voler la veuve et l’orphelin ? Eh ! mon cher, le Lloyd est une corporation, cela ne fera mourir personne de faim. Ils sont au moins quarante qui ont assuré votre stupide navire. Personne n’en sera affamé ni refroidi pour cela. Ils prennent tous les risques en considération. Tous, je vous dis… »

Un entretien de ce genre ! hum !

George, trop déconcerté pour pouvoir parler, murmure seulement en agitant les bras. C’est si soudain, vous comprenez. L’autre, tout en se chauffant le dos au feu, continue. L’affaire de pâte de bois à deux doigts de la faillite. Le commerce des fruits conservés au bout de son rouleau… « Vous avez peur, dit-il, mais la loi n’est faite que pour faire peur aux imbéciles… » Et il lui explique comment on pourrait couler le navire en toute sécurité au loin. Des primes payées depuis tant, tant d’années. Ça n’éveillerait pas le moindre soupçon. Et puis, zut, après tout. Il faut bien qu’un navire finisse un jour ou l’autre.

— Je n’ai pas peur, dit George Dunbar, je suis indigné.

Cloete bouillait de rage au fond de lui-même. La chance de toute sa vie, sa chance. Et il reprit doucement : « Votre femme sera beaucoup plus indignée encore quand vous lui demanderez de quitter votre jolie maison et de vous entasser dans deux pièces sur une cour, avec les enfants aussi peut-être… »

George n’avait pas d’enfants. Marié depuis deux ans environ. Il souhaitait vivement un enfant ou deux. Il se sent plus déconcerté que jamais. Il parle de leur garder un honnête homme pour père, et ainsi de suite. Cloete grimace : « Hâtez-vous avant qu’ils n’arrivent et ils auront un père riche, et personne ne s’en portera plus mal. C’est le bon de la chose. »

George se met presque à pleurer. Je crois bien qu’il pleurait à ses moments perdus. Des semaines se passèrent. Impossible de se fâcher avec Cloete. Il ne pouvait le rembourser de ses quelques milliers de francs : et puis, il était habitué à l’avoir avec lui. C’était un faible, ce George, Cloete était généreux d’ailleurs… « Ne vous occupez pas de ma petite somme. Naturellement, elle sera perdue quand vous serez obligé de fermer boutique ; mais tant pis », dit-il… Et puis il y avait la jeune femme de George. Quand Cloete dînait chez eux, l’animal se mettait en tenue de soirée, la petite femme aimait cela… « M. Cloete, l’associé de mon mari : un homme si intelligent, un homme du monde, et si amusant… » Quand il dîne chez eux, et qu’ils sont seuls : « Oh, M. Cloete, je voudrais tant que George pût faire en sorte d’améliorer notre avenir. Notre situation est vraiment si médiocre… » Et Cloete sourit mais ne s’étonne pas, parce qu’il a fourré lui-même toutes ces idées dans cette petite tête sans cervelle… « Ce dont votre mari a besoin, c’est d’esprit d’entreprise, d’un peu d’audace. Vous devriez l’encourager davantage, Mme Dunbar… » C’était une extravagante et sotte petite personne. Elle avait poussé George à prendre une maison à Norwood. Ils dépensent bien plus que des gens qui sont dans une situation supérieure à la leur. Je l’ai vue une fois ; robe de soie, jolies bottines, plumes et parfums, un visage rose : mieux pour le promenoir de l’Alhambra que pour un foyer honnête, il m’a semblé. Mais il y a des femmes qui vous mettent diablement la main sur un homme.

— Oui, certes, répondis-je, même quand l’homme est le mari.

Ma femme, me déclara-t-il alors d’un ton solennel, et bizarrement grave, aurait pu m’enrouler autour de son petit doigt. Je ne m’en suis aperçu que lorsqu’elle n’a plus été là. Hélas ! Mais c’était une femme de bon sens, tandis que ce gibier-là aurait pu faire le trottoir, et c’est tout ce que je puis dire… Vous vous la représentez vous-même, dans votre tête ; vous devez connaître le genre.

— Soyez tranquille, lui dis-je.

— Hum, grommela-t-il d’un air de doute, puis, reprenant son intonation dédaigneuse : Un mois plus tard, environ, le Sagamore rentre de sa campagne. Tout va gaiement pour commencer… « Eh bien, mon vieux George. » « Ah ! Harry, mon vieux… » Mais voilà que le capitaine Harry trouve que son débrouillard de frère n’a pas l’air très en train. George a l’air de moins en moins bien. Il ne peut se débarrasser de l’idée de Cloete. Cela ne lui démord pas de la tête… « Rien de fâcheux ? tout va bien ?» Le capitaine Harry toujours anxieux. « Les affaires marchent. Tout à fait bien. Beaucoup d’affaires et de bonnes… » Naturellement le capitaine Harry le croit aisément. Et il se met à taquiner son frère gentiment, comme toujours, sur le fait de rouler sur l’or. George sent sa chemise lui coller au dos, et une colère lui vient contre le capitaine. « Imbécile, se dit-il. Rouler sur l’or, ma foi oui. » Et il se dit, tout d’un coup : « Pourquoi pas ?… » Parce que l’idée de Cloete lui a mis le grappin sur l’esprit.

Quelques jours plus tard, il faiblit, et dit à Cloete : « Cela vaudrait peut-être mieux de vendre. Est-ce qu’on ne pourrait pas en dire un mot à mon frère ? » Et Cloete lui explique encore pour la vingtième fois pourquoi cela ne servirait à rien de vendre, en tout cas. Non. Le Sagamore a besoin d’un bon coup de tomahawk, comme il disait, pour ménager les sentiments de George, probablement. Mais chaque fois qu’il disait ce mot, George frissonnait… « J’ai sous la main un homme qui ferait tout à fait l’affaire : il fera la chose pour cinq cents livres, et encore il sera trop heureux de l’occasion », dit Cloete… À ce propos George ferme les yeux, mais en même temps il réfléchit. Quelle blague ! Il n’y a pas un homme capable de cela, et même s’il y en avait un serait-il assez sûr ? savoir ?…

Et Cloete ne cesse de plaisanter là-dessus. Il ne pouvait jamais parler de quoi que ce soit, sans vous donner la sensation de plaisanter « Maintenant, dit-il, je sais que vous êtes un homme plein de moralité. La moralité c’est surtout de la peur, et je pense que vous êtes l’homme le plus peureux que j’aie jamais rencontré dans mes voyages. Eh quoi ! cela vous fait peur de parler à votre frère ? Cela vous fait peur d’ouvrir la bouche quand il y a pour nous toute la perspective d’une fortune ?… » Là-dessus, voilà George qui bondit : Non, il n’a pas peur ; il va lui parler. Il se met à frapper du poing sur le bureau. Et Cloete lui tape sur l’épaule… : Nous serons bientôt des gens riches », dit-il.

Mais la première fois que George Dunbar essaye de parler au capitaine Harry, le cœur lui tombe dans les bottes. Le capitaine se met à rire à l’idée de rester à terre. Il ne veut pas prendre de congé, bien sûr que non : mais Jane a envie de rester en Angleterre pendant ce voyage. Aller un peu aux environs et voir des gens de sa famille. Jane était la femme du capitaine : une femme aimable au visage rond. George y renonce pour cette fois : mais Cloete ne lui donne pas de cesse. Il essaie encore : et le capitaine fronce les sourcils. Il les fronce d’etonnement. Il n’y comprend rien. Il ne lui est jamais venu à l’idée de vivre loin du Sagamore.

— Ah ! dis-je, maintenant je comprends.

— Non, pas du tout, grogna mon homme en tournant vers moi un regard sombre et dédaigneux.

— Je vous demande pardon, murmurai-je.

— Hum. Ça va bien. Le capitaine Harry prend un air rébarbatif et George se sent tout chiffonné au fond de lui-même… « Il lit dans mon esprit », se dit-il… Naturellement, il n’en était rien, mais George alors avait peur de son ombre. Il essaie en même temps de se dégager de Cloete. Il donne à entendre à son associé que son frère a à moitié l’idée de faire l’essai d’un séjour à terre, et ainsi de suite. Et Cloete attend en se rongeant les ongles : et dans quelle impatience ! Cloete avait vraiment trouvé un homme pour faire la chose. Croyez-le si vous voulez, il l’avait trouvé dans la pension même où il logeait, dans les abords de Tottenham Court Road. Il avait remarqué, en bas, un individu, à moitié pensionnaire, flânant la plupart du temps dans la partie la plus sombre du passage : une sorte de monsieur de la maison, un personnage furtif. Yeux noirs, figure blême. La patronne, une veuve, elle le disait du moins, avait toujours à la bouche : « Mr Stafford, Mr Stafford par ci, Mr Stafford par là… » Toujours est-il qu’un soir Cloete emmène notre homme prendre un verre. Cloete passait la plupart de ses soirées dans un bar. Pas un ivrogne pourtant ; mais besoin de compagnie. Il aimait à causer avec toutes sortes de gens, simple habitude, la mode américaine.

Voilà donc Cloete qui vous emmène cet homme encore plusieurs fois. Pas un compagnon très amusant pourtant. Pas grande conversation. Il s’assied tranquillement, il boit ce qu’on lui donne, les yeux à moitié fermés, il parle comme une sorte de sainte-nitouche… « J’ai eu des malheurs », qu’il dit. La vérité, c’est qu’on l’avait fichu à la porte d’une grosse maison d’armement pour sa mauvaise conduite : rien qui pût porter atteinte à son certificat, vous comprenez, et il s’était laissé dégringoler facilement. Cela lui plaisait, je crois. Tout plutôt que travailler. Il vivait aux crochets de la veuve qui tenait la pension.

— C’est presque incroyable, me hasardai-je de dire. Un capitaine au long cours, dites-vous ?

— Oui. J’en ai connu conducteurs d’omnibus, grogna-t-il avec mépris. Oui. Se balançant sur la plate-forme, près de la courroie et criant : « quat’ sous jusqu’au bout ». La boisson ! Mais ce Stafford était d’une autre espèce. L’enfer est plein de Stafford de ce genre-là. Cloete se moquait un peu de lui et alors on voyait poindre une lueur mauvaise dans les yeux à moitié fermés du type. Mais Cloete était généralement aimable avec lui. Cloete était un type capable d’être aimable avec un chien galeux. En tout cas, l’homme s’habitua à aller prendre un verre avec lui, et de temps à autre Cloete lui donnait une pièce, car la veuve laissait Mr Stafford à court d’argent de poche. Presque chaque jour, il y avait des scènes dans le sous-sol…

Le fait que l’individu était un marin fut ce qui mit dans la tête de Cloete l’idée de se débarrasser du Sagamore. Il se met à l’étudier, pense qu’il y a en lui assez de diable pour se laisser tenter, et un soir il lui en parle… « Dites-moi, je pense que vous ne voudriez pas retourner à la mer, pour quelque temps… » L’autre ne lève même pas les yeux, et dit que vraiment cela n’en vaut pas la peine pour le maigre salaire qu’on en tire… « Oui, bien sûr, mais que diriez-vous d’un salaire de capitaine pour une fois, et deux cents livres de plus si vous êtes forcé de rentrer sans le bateau. Des accidents peuvent arriver », dit Cloete… « Oh, bien sûr », fait ce Stafford ; et, il continue à siroter son verre, comme si tout cela lui était bien égal.

Cloete le presse un peu ; mais l’autre observe, insolent et d’un air nonchalant : « Voyez-vous, il n’y a pas d’avenir dans une affaire comme ça, n’est-ce pas ?… » « Oh ! non, dit Cloete. Assurément pas. Je ne peux pas dire qu’il y ait là de l’avenir, pour vous. C’est une affaire une fois pour toutes. Eh bien, à combien estimez-vous votre avenir ? » demande-t-il… Et voilà notre homme plus indifférent que jamais, à demi endormi. M’est avis que le bougre était trop paresseux pour s’en soucier. Tricher plus ou moins aux cartes, tirer sa subsistance d’une femme ou d’une autre, à coup de câlineries ou de menaces, c’était plutôt son genre. Cloete l’engueule à voix basse. Tout cela au bar du Horse Shoe, dans Tottenham Court Road. Finalement, ils se mettent d’accord, au-dessus d’un second whisky chaud, pour cinq cents livres comme prix d’un coup de tomahak au Sagamore.

Une semaine ou deux se passe. Le type se balade dans les parages de la maison comme si de rien n’était, et Cloete commence à douter qu’il songe vraiment à entreprendre l’affaire. Mais un jour, il arrête Cloete à la porte, et toujours les yeux baissés : « Quoi de neuf pour cet emploi que vous vouliez me donner ? » demande-t-il… Probable qu’il avait joué un plus sale tour que de coutume à la femme, qu’il s’attendait à des embêtements et à être fichu à la porte, pour sûr. Voilà Cloete satisfait. George avait tellement lanterné à ce sujet devant lui qu’il considérait l’affaire comme dans le sac. Et il dit : « Oui, Il est temps que je vous présente à mon ami. Mettez votre chapeau et allons-y… »

Ils s’amènent tous les deux dans le bureau ; George qui était assis à sa table se lève comme pris de panique et les regarde. Il voit un gros individu, avec une sorte de belle figure douteuse, des yeux lourds à moitié fermés, un pardessus court de couleur noisette, un chapeau melon râpé, des mouvements précautionneux. Et il se demande : « C’est donc ça l’aspect d’un tel homme. Non, cela ne se peut pas… » Cloete fait la présentation, et l’homme se retourne pour regarder la chaise avant de s’y asseoir, « Un homme tout à fait compétent », poursuit Cloete. L’homme ne dit mot, reste assis parfaitement tranquille. Et George ne peut articuler un mot, la gorge trop sèche. Alors, il fait un effort : « H’m, H’m. Oui, oui, malheureusement, désolé de vous désappointer. Mon frère a fait d’autres arrangements, il ira lui-même. »

L’homme se lève, tenant toujours les yeux à terre comme une jeune fille modeste, et doucement, sans dire un mot, sort du bureau. Cloete se prend le menton dans la main et se mord tous les doigts ensemble. Georges sent son cœur cesser de battre et il parle à Cloete… « Ce n’est pas possible. Comment cela se pourrait-il ? Aussitôt le bateau perdu, Harry verrait clair. C’est un homme à aller lui-même trouver les assureurs avec ses soupçons. Et il aurait le cœur brisé à mon sujet. Comment pourrais-je lui faire cela ? Il n’y a que nous deux dans le monde qui nous aimions comme cela… »

Cloete proféra un abominable juron, sursauta, et se précipita dans son bureau où George l’entendit bousculer les objets autour de lui… Au bout d’un moment il alla à la porte et dit d’une voix tremblante : « Vous me demandez une chose impossible. » Cloete était tout prêt à s’élancer comme un tigre et à le déchirer, mais il ouvrit la porte un peu plus et dit doucement : « Question de cœur, le vôtre n’est guère plus gros que celui d’une souris, permettez-moi de vous le dire… » Mais George s’en moque, plus de fardeau sur le cœur, en tout cas. Et juste à ce moment le capitaine Harry entre… « Eh bien, mon vieux George, je suis un peu en retard, que dirais-tu d’une côtelette au Cheshire maintenant ?… » « Cela me va, mon vieux… » Et ils sortent pour aller déjeuner ensemble. Cloete ce jour-là ne peut rien manger.

George se sent un autre homme, pendant un moment ; mais tout à coup, voilà le Stafford en question qui commence à rôder dans la rue, devant la porte. La première fois que George le voit, il croit s’être trompé. Mais non ; la seconde fois qu’il sort il le voit se défiler de l’autre côté de la rue. Cela rend George très nerveux ; mais il lui fallait bien sortir pour ses affaires ; et lorsque l’individu traverse la rue, il l’évite ; il l’évite une fois, deux fois, trois fois ; mais à la fin il le trouve collé à sa propre porte. « Que voulez-vous ? » dit-il en essayant de paraître furieux.

Il paraît qu’il y avait eu du grabuge dans le sous-sol de la pension ; et la veuve, folle de jalousie, s’était déchaînée contre lui jusqu’à parler de prévenir la police. Cela, Mr Stafford ne voulait pas en entendre parler ; il avait donc filé comme un lièvre, et il se trouvait maintenant sur le pavé, ni plus ni moins, à dire vrai. Cloete avait l’air si peu aimable quand il allait et venait qu’il n’avait pas eu le courage de l’accoster ; mais George lui semblait d’un genre plus abordable. Il serait heureux d’avoir une livre, n’importe quoi. « J’ai eu des malheurs », dit-il, d’un ton discret qui effrayait plus George que ne l’eût fait une scène violente… » « Veuillez considérer l’étendue de ma déception », dit-il…

George, au lieu de lui dire d’aller au diable, perd la tête, « Je ne vous connais pas. Que voulez-vous ? » crie-t-il, et il se précipite en haut chez Cloete… « Vous voyez ce qui arrive, dit-il en haletant, nous voilà maintenant à la merci de ce chenapan… » Cloete tente de lui démontrer que l’homme ne peut rien faire, mais George pense qu’on peut faire du scandale aveu tout cela, en tout cas. Il dit qu’il ne peut vivre avec cette horrible obsession. Cloete allait se mettre à rire. Comme s’il n’en avait pas plein le dos de tout cela. Mais tout à coup une pensée le frappe et il change de ton… « Mais oui peut-être. Je vais descendre et le renvoyer pour commencer… » Il revient. « Il est parti. Mais peut-être avez-vous raison. L’homme est à la côte et cela pousse parfois des gens au désespoir. La meilleure chose à faire serait de l’expédier loin d’ici pour un bout de temps. Le pauvre diable, voyez-vous, est vraiment dans le besoin. Je n’ai pas l’intention de vous demander grand’chose cette fois ; seulement de tenir votre langue, et je vais tâcher de décider votre frère à le prendre comme second. En entendant cela George se met les deux bras et la tête sur son pupitre, si bien que Cloete s’apitoie. Mais, en même temps, Cloete se sent plus joyeux parce qu’il a mis un peu de cœur au ventre à ce Stafford. Dans l’après-midi même il lui achète un complet bleu, et lui raconte qu’il faut se débrouiller et travailler pour gagner sa vie. Aller à la mer comme second sur le Sagamore. Le bougre n’en avait guère envie, mais c’est que, n’ayant rien à manger, ne sachant où dormir et la femme lui ayant fait peur avec ses histoires de poursuites et autres, il n’avait guère le choix, à vrai dire. Cloete s’occupe de lui pendant deux jours… « Notre arrangement tient toujours, dit-il. Le bateau doit aller maintenant à Port-Elisabeth, ce n’est pas un ancrage de tout repos. Si par hasard le bateau se détachait de son ancre dans un coup de nord-est et se collait à la côte, comme il y en a, eh bien ! c’est cinq cents livres dans votre poche, et un rapide retour chez vous. Cela vous va, n’est-ce pas ?»

Notre excellent Mr Stafford prend tout cela les yeux baissés. « Je suis un bon marin, dit-il d’un air sournois et modeste. Un second a, sans aucun doute, pas mal d’occasions de manipuler les chaînes et les ancres… » Là-dessus, Cloete lui donne une bonne tape dans le dos. « Parbleu, mon brave marin. Allez-y… » Peu après, George apprit de son frère qu’il avait eu l’occasion d’obliger son associé. Il en est fort heureux. Il aime tellement l’associé. Il a pris un de ses amis comme second. L’homme a eu des ennuis, il a été à terre depuis un an pour soigner une femme mourante, paraît-il. Assez mal en point maintenant… George déclare vivement qu’il ne sait rien de l’homme en question. Il l’a vu une fois. Il n’est pas très sympathique d’apparence… Et le capitaine Harry se met à dire bonnement : « Bah ! il faut bien donner une chance à ce pauvre diable. »

Mr Stafford se rend donc au dock. Il paraît qu’il a manœuvré comme un singe avec un des câbles, ayant toujours en tête la question de Port-Élisabeth. Les gréeurs avaient disposé le cable sur le pont pour nettoyer les puits. Le nouveau second s’assure qu’ils sont à terre, c’était l’heure du dîner, et il envoie le gardien hors du navire lui chercher une bouteille de bière. Alors il se met à l’ouvrage pour décaler le maillon de quarante-cinq brasses, il donne un ou deux petits coups de marteau juste pour le desserrer et, naturellement, le câble n’avait plus aucune sûreté. Les gréeurs reviennent, vous savez comment ils sont ; un jour vient, un jour s’en va et le bon Dieu vous envoie le dimanche. On descend la chaîne dans le puits sans que le contre-maître daigne seulement examiner les anneaux. Qu’est-ce que cela peut lui faire ? Il ne part pas sur le navire. Et deux jours plus tard le navire prend la mer…

À ce moment j’eus l’imprudence de proférer un autre : « Ah ! oui, je vois », qui froissa de nouveau mon homme et m’attira un brusque : « Non, pas du tout. » comme précédemment. Mais sur ces entrefaites il se ressouvint du verre de bière placé près de son coude. Il le vida à demi, essuya sa moustache et sur un ton désagréable fit cette remarque :

— Ne vous imaginez pas qu’il y aura quelque scène maritime dans cette histoire, il n’y en a pas. Si vous voulez en mettre une de votre invention ; c’est le moment. Je suppose que vous savez à quoi cela ressemble six jours de mauvais temps dans la Manche. Je n’en sais rien, moi. En tous cas, voilà dix jours qui passent. Un lundi, Goete s’amène au bureau un peu en retard, il entend une voix de femme dans le bureau de George, et y jette un œil… « Regardez », dit George, très agité, en lui montrant un journal. Le cœur de Cloete bondit dans sa poitrine : « Ah. Un naufrage dans la haie de Westport. Le Sagamore à la côte, dimanche matin, de bonne heure » ; les journalistes avaient eu le loisir de se mettre à l’œuvre. Il y en avait des colonnes. Deux fois le canot de sauvetage est sorti. Le capitaine et l’équipage restés à bord. Des remorqueurs appelés à l’aide. Si le temps se remet on peut encore sauver ce beau navire… Vous savez comment ces gaillards-là arrangent les choses… Mrs Harry était passée par là en allant prendre son train à Cannon street. Elle avait une heure devant elle.

Cloete prend George à part et lui chuchote quelque chose. « Le navire est sauvé maintenant. Ah, sacré nom d’un chien. Il ne faut pas. » Mais George le regarde effaré et Mrs Harry continue à sangloter doucement… « J’aurais dû aller avec lui… Je vais le retrouver… « Nous y allons tous », dit Cloete soudain. Il sort, fait envoyer à la dame une tasse de bouillon chaud de la boutique d’en face, lui achète une couverture, pense à tout, et, dans le train, il l’enveloppe, lui fait la conversation, en veux-tu en voilà, tout le long du chemin, pour la remonter, mais en vérité parce qu’il ne se tient pas de joie. Voilà donc la chose faite d’un coup, et rien à payer. Faite, et bien faite. Par moment la tête lui tourne quand il y pense. Quelle veine. Cela l’effraie presque. Il voudrait pouvoir crier et sauter de joie. Cependant, George Dunbar reste dans son coin, l’air si mortellement misérable qu’à la fin la pauvre Mrs Harry essaie de le remonter, et elle se remonte en même temps elle-même en faisant remarquer combien Harry est toujours prudent ; ce n’est pas un homme à risquer son équipage ni lui-même inutilement, et ainsi de suite.

La première chose qu’ils entendent dire à la gare de Westport c’est que le bateau de sauvetage est revenu du navire, et a ramené le lieutenant qui s’était blessé et quelques matelots. Le capitaine et le reste de l’équipage, quinze en tout environ, sont encore à bord. On attend les remorqueurs d’une minute à l’autre.

On emmène Mrs Harry à l’auberge, juste en face des rochers, elle se précipite en haut pour regarder par la fenêtre, et elle pousse un grand cri quand elle voit le navire échoué. Elle n’a de cesse qu’elle aille à bord retrouver son Harry. Cloete la calme de son mieux… « Je vous en prie, essayez de manger un peu et nous irons aux nouvelles. » Il emmène George hors de la chambre. « Dites-moi, elle ne peut pas aller à bord, mais moi je vais y aller. Je vais veiller à ce qu’il ne reste pas sur le navire trop longtemps. Allons trouver le patron du bateau de sauvetage… » George le suit, frissonnant par moments. Les vagues déferlent sur la vieille jetée ; pas beaucoup de vent, un ciel sombre, farouche au-dessus de la baie. Et à l’horizon rien qu’un remorqueur, cap à la lame, luttant contre la mer, paraissant et disparaissant avec la régularité d’une mécanique.

Ils trouvent le patron du bateau de sauvetage qui leur dit : « Oui. On repart. Mais non, ils ne sont pas en danger sur le navire, pas encore. Pour le navire, il n’y a pas grand espoir. Si le vent ne s’élève pas, et que la mer se calme, on pourra peut-être essayer tout de même. » Après avoir échangé quelques mots il accepte de prendre Cloete à bord : soi-disant un message urgent des armateurs pour le capitaine.

De quelque côté que Cloete regarde le ciel, il se sent rassuré. Il paraît tellement menaçant. George Dunbar le suit blême et sans pouvoir articuler un mot. Cloete l’emmène prendre un verre ou deux et peu à peu il commence à repiquer… « Cela va mieux, dit Cloete, du diable si tout à l’heure je n’avais pas l’air de me promener avec un mort. Vous devriez jeter votre casquette en l’air, mon vieux. J’ai des envies de me mettre à battre des mains dans la rue. Votre frère est sain et sauf, le bateau est perdu et nous voilà riches. » « Êtes-vous sûr qu’il soit perdu ? demande George. Ce serait un sacré coup après toutes les transes que j’ai eues, depuis que vous m’avez parlé de cela la première fois, si on pouvait encore l’en tirer, et… et… si toute cette tentation allait recommencer… Car nous n’y avons été pour rien, n’est-ce pas ? » « Bien sûr que non, dit Cloete. N’était-ce pas votre frère lui-même qui commandait ? C’est providentiel… » « Ah… » s’écria George révolté. « Bon, dites que c’est la faute du diable, dit Cloete gaiement, ça m’est égal. Vous n’y êtes pour rien, pas plus qu’un enfant au biberon. Vous n’êtes qu’une grande chiffe… » Cloete en était arrivé presque à aimer George. Ma foi, oui. C’était comme cela. Je ne veux pas dire qu’il avait du respect pour lui, mais il avait vraiment un faible pour son associé.

Ils reviennent, on peut dire, en sautillant à l’hôtel, et trouvent la femme du capitaine à la fenêtre ouverte, les yeux fixés sur le bateau, comme si elle voulait voler à travers la baie… « Eh bien ! Madame Dunbar, crie Cloete, vous ne pouvez pas y aller ; mais j’y vais. Avez-vous des commissions ? N’ayez pas peur. Je transmettrai tout fidèlement. Et si vous voulez me donner un baiser pour lui, je le lui transmettrai aussi ; du diable, si je ne le fais pas. »

Il fait rire Mrs Dunbar avec sa parlotte… « Ah, mon cher M. Cloete, que vous êtes donc un homme calme et raisonnable. Faites-le se conduire raisonnablement. Il est un peu entêté vous savez, et il est tellement toqué de son bateau, aussi. Dites-lui que je suis-là, à le regarder… »

« Comptez sur moi, Mme Dunbar. Seulement fermez cette fenêtre, soyez sage. Vous allez sûrement attraper froid si vous ne le faites pas, et le capitaine ne sera pas très content de sortir d’un naufrage pour vous trouver toussant et éternuant au point de ne pas seulement pouvoir lui dire combien vous êtes heureuse. Si vous pouviez me donner un bout de ruban pour attacher mon lorgnon à mes oreilles et je pars… »

Comment il arriva à bord, je n’en sais rien. Trempé, secoué, énervé et hors d’haleine, il arriva à bord. Le navire donnait de la bande, balayé d’écume, mais ne bougeant guère ; juste de quoi vous agacer les nerfs… Il les trouva tous en groupe sur le rouf d’avant dans leurs suroîts luisants, avec des figures retournées. Le capitaine Harry ne peut en croire ses yeux. Quoi ? M. Cloete. « Que faites-vous ici, au nom du ciel… » « Votre femme est sur le rivage et vous regarde », halète Cloète : et après avoir parlé un peu, le capitaine Harry trouve que c’est vraiment courageux et gentil de la part de l’associé de son frère d’être venu comme cela. Il est heureux d’avoir quelqu’un à qui parler… « Mauvaise affaire, M. Cloete », dit-il. Cloete se réjouit d’entendre cela. Le capitaine croit qu’il a fait tout ce qu’il pouvait, mais la chaîne s’est rompue quand il a voulu ancrer le navire. C’est une rude épreuve que de perdre un navire. Il tâchera de la supporter. De temps à autre, il pousse un profond soupir. Cloete est presque attristé d’être venu à bord parce que d’être sur cette épave lui contracte la poitrine sans cesse. Ils se mettent à l’abri sous le vent de l’embarcation de bâbord, un peu à l’écart des matelots. La chaloupe de sauvetage était repartie après avoir amené Cloete, mais devait revenir à la marée suivante pour prendre l’équipage si on ne pouvait réussir à remettre le bateau à flot. Le soir tombait ; un jour d’hiver ; un ciel noir, le vent s’élève. Le capitaine Harry se sent tout chaviré. « Que la volonté de Dieu soit faite. S’il faut le laisser sur les rochers, il le faut. Un homme doit accepter ce que Dieu lui envoie, courageusement ». Soudain sa voix se brise, il serre le bras de Cloete. « Il me semble que je ne pourrai pas le quitter », murmure-t-il. Cloete regarde autour de lui les matelots comme un troupeau de moutons débandés, et il songe en lui-même : « Ils ne voudront pas rester ». Soudain le navire se soulève un peu et s’abaisse avec une secousse. La marée montante. Tous commencent à regarder si l’on voit le canot de sauvetage. Quelques-uns l’aperçoivent là-bas et aussi deux remorqueurs. Mais la tempête a repris, et tous savent qu’aucun remorqueur ne se risquera à approcher le navire.

« C’est fini », dit le capitaine Harry, tout bas. Cloete songe que de sa vie il n’a eu aussi froid… « Et il me semble que ça m’est égal de vivre maintenant », murmure le capitaine Harry… « Votre femme est là-bas sur le rivage, et vous attend », dit Cloete… « Ah oui, cela doit être affreux pour elle de voir notre pauvre vieux bateau couché là comme cela. Voyez-vous, c’est notre foyer ».

Cloete, lui, pense que pour ce qui est de la perte du Sagamore, cela lui est égal, il souhaite seulement d’être n’importe où, ailleurs que là. Le plus léger mouvement du bateau lui coupe la respiration. Le danger l’énerve, en outre. Le capitaine le prend à part… « Le canot de sauvetage ne peut venir nous prendre avant une heure d’ici. Écoutez-moi, Cloete, puisque vous êtes ici et si courageux, faites quelque chose pour moi ». Il lui dit alors qu’en bas dans sa cabine d’arrière, dans un certain tiroir, il y a un paquet de papiers importants et quelque soixante livres en or dans un sac. Il demande à Cloete d’aller lui chercher cela. Il n’est pas descendu depuis que le navire a touché, il lui semble que s’il détournait les yeux il tomberait en morceaux. Quant aux hommes, effrayés comme ils sont, s’il les laissait livrés à eux-mêmes ils essaieraient de mettre une des chaloupes à la mer, pris de panique devant un coup plus violent, et il y en aurait qui risqueraient de se noyer… « Il y a deux ou trois boîtes d’allumettes sur les planchettes de ma cabine si vous avez besoin de lumière, dit le capitaine Harry. Seulement essuyez-vous les mains avant de tâtonner pour les trouver. »

Cloete ne trouve pas l’affaire de son goût, mais il ne veut pas montrer qu’il a peur, et il y va. Pas mal d’eau sur le pont ; il clapote là-dedans ; il commence à faire tellement noir, en plus. Tout à coup, près du grand mât, quelqu’un l’attrape par le bras. Stafford ! Il ne pensait pas du tout à Stafford. Le capitaine Harry lui avait dit à propos de son second quelque chose de peu satisfaisant, mais c’était assez vague. Cloete ne le reconnait pas d’abord dans son suroît. Il voit une figure blanche avec deux gros yeux fixés sur lui. « Êtes-vous content, M. Cloete ?… »

Cloete a bonne envie de rire de cette voix plaintive et l’écarté. Mais l’homme grimpe après lui sur la dunette et le suit en bas dans la cabine de ce navire naufragé. Et les voilà tous les deux là, osant à peine se regarder l’un l’autre. « Vous n’allez pas me faire croire que vous y êtes pour quelque chose… » dit Cloete.

Tous deux frissonnent, presque hors d’eux dans l’excitation de se sentir à bord de ce navire. Le navire talonne et titube, et ils chancellent tous deux, se sentant mal. Cloete de nouveau éclate de rire à l’idée que ce misérable Stafford puisse prétendre être pour quelque chose dans une affaire aussi désespérée… « Est-ce ainsi que vous croyez pouvoir me traiter maintenant ? » hurle l’autre tout à coup…

La mer vient frapper la coque, le bateau tremble et geint tout autour d’eux ; on entend le bruit des vagues, tout autour et au-dessus de leur tête. Cloete se sent troublé, et il entend l’autre crier comme un perdu : « Ah, vous ne me croyez pas ? Allez voir le câble de bâbord. Rompu ? Hein ? Allez voir s’il est rompu. Allez chercher la maille brisée. Je vous en défie. Il n’y a pas de maille brisée. Cela vaut mille livres pour moi. Pas moins. Le lendemain de notre débarquement, tout de suite — je n’ai pas l’intention d’attendre que le navire soit complètement brisé — je vais trouver les assureurs, quand je devrais marcher nu-pieds jusqu’à Londres. Le câble de bâbord. Regardez-le, que je leur dirai. Je l’ai faussé, pour le compte des armateurs, tenté par une crapule nommé Cloete. »

Cloete ne comprend pas exactement ce que tout cela signifie. Tout ce qu’il voit, c’est que l’homme a l’intention de faire du grabuge. Il prévoit quelque ennui… « Est-ce que vous croyez me faire peur, demande-t-il, à crier ainsi comme un putois ?… » Et Stafford le dévisage ; tous deux se tiennent à la table de la cabine. « Ah ! nom de Dieu, non, vous, vous n’êtes qu’un sacré voyou ; je peux faire peur à l’autre, le type en redingote… »

Il entendait par là George Dunbar. À cette idée, Cloete sent que la tête lui tourne ; non pas qu’il croit l’homme capable de faire vraiment du mal, mais il sait comment est George ; il mettra toute l’affaire par terre. Fichue toute l’affaire qu’il avait tellement prise à cœur ! Il ne dit rien ; il écoute l’autre, qui, au milieu de la panique, de la terreur, de l’énervement, halète comme un chien… « Aboulez mille livres, vingt-quatre heures après le débarquement, après-demain. C’est mon dernier mot, M. Cloete. » « Mille livres après demain, dit Cloete. Oui. Et aujourd’hui prenez toujours ça, sale bête !… » Et il lui donne un coup de poing droit dans la figure d’un mouvement de rage, rien d’autre. Stafford s’en va s’aplatir sur la cloison. Et voyant cela, Cloete s’avance d’un pas et lui envoie un autre coup quelque part dans la mâchoire. L’homme vacille et s’en va tomber en arrière dans la cabine du capitaine dont la porte était ouverte. Cloete l’entend tomber lourdement par terre et rouler sous le vent, alors il claque la porte et tourne la clef… » Voilà, se dit-il, qui vous empêchera de nous embêter. »

— Nom d’un chien ! murmurai-je.

Le vieux se départit un moment de son impressionnante immobilité pour tourner vers moi sa tête cavalièrement coiffée et me regarder de ses yeux noirs et ternes.

— Il le planta là, articula-t-il pesamment en se remettant à contempler le mur. Cloete n’avait pas l’intention de laisser quelqu’un, une malheureuse chose comme Stafford, se mettre en travers de son projet de rendre riches George, lui-même et le capitaine Harry, et il ne se souciait pas des conséquences. Ces gens qui s’occupent de spécialités pharmaceutiques se soucient assez peu de ce qu’ils disent ou de ce qu’ils font. Ils pensent que le monde est fait pour gober toutes les histoires qu’il leur plaît de raconter… Il reste là un moment à écouter, cela lui donne un coup d’entendre frapper du poing dans la porte et une sorte de cri de rage étouffé sortir de la cabine du capitaine. Il lui semble entendre aussi son nom, à travers cet horrible fracas, tandis que le vieux Sagamore se soulève et retombe au gré de la mer. Ce bruit et cette terrible impression le font déguerpir précipitamment de la cabine. Une fois sur la dunette il reprend ses esprits. Mais son cœur chavire un peu en présence de la sombre sauvagerie de la nuit. Il songe au risque d’être noyé avant qu’il soit longtemps. Il se penche par le capot de l’échelle. Parmi le bruit du vent et des flots qui se brisent il peut entendre la tapage de Stafford qui essaie d’enfoncer la porte en blasphémant. Il écoute et se dit : « Non. Pas moyen d’avoir confiance en lui maintenant. »

Quand il revient sur le rouf, il dit au capitaine Harry qui lui demande s’il a trouvé les choses, qu’il regrette bien, mais qu’il y a quelque chose de démoli dans la porte. Il n’a pas pu l’ouvrir, et pour vous dire franchement, dit-il, je ne tenais pas à rester davantage dans cette cabine. On entend des bruits comme si le bateau s’en allait en morceaux… » Le capitaine pense : « Il est nerveux ; il ne peut rien y avoir de démoli dans la porte. » Mais il dit : « Merci, ça va bien, ça va bien… » Toutes les mains se tendent maintenant vers le canot de sauvetage. Chacun pense à soi. Cloete se demande : vont-ils l’oublier ? Mais le fait est que M. Stafford a fait une si pauvre impression que depuis l’échouage du bateau, personne n’a fait attention à lui. Personne ne s’est occupé de savoir ce qu’il faisait ni où il était. D’ailleurs dans la nuit noire, on ne pouvait pas compter les têtes. On distingue le feu du remorqueur, avec le canot de sauvetage à la traîne, faisant route vers le navire, et le capitaine Harry demande : « Nous sommes tous là ?… » Quelqu’un répond : « Oui tous, capitaine… » « Tenez-vous près à quitter le bateau, alors, dit le capitaine, et que deux d’entre vous aident monsieur à descendre le premier… « Oui, oui, capitaine… » Cloete va demander au capitaine Harry de le laisser rester le dernier, mais le canot de sauvetage a jeté le grappin sur les haubans d’avant ; deux matelots s’emparent de lui, attendent le bon moment et le lancent dans le canot sain et sauf.

Le voilà presque épuisé, pas habitué à ce genre de choses, vous comprenez. Il s’assied à l’arrière, les yeux fermés. Nulle envie de regarder l’eau blanche qui bouillonne tout autour. Les hommes se jettent l’un après l’autre dans le canot. Alors il entend le capitaine Harry criant dans le vent au patron du canot d’attendre un moment, et d’autres mots qu’il ne peut saisir, et le patron qui lui crie : « Faites vite, capitaine… » « Qu’est-ce qu’il y a ? » demande Cloete, se sentant défaillir… « Quelque chose à propos des papiers du bord, dit le patron très inquiet. Il ne fait pas un temps à rester bord à bord, vous comprenez. » Ils déhalent un peu le canot, et on attend. L’eau passe par dessus bord, en lames. Cloete se trouve presque mal. Il ne pense à rien. Il est tout à fait engourdi, quand soudain on entend un cri : « Tenez, le voilà !… » Il voit une forme qui attend dans le hauban d’avant, ils halent sur la ligne du grappin et l’embarquent facilement. On entend vaguement un cri, tout se mêle au bruit de la mer. Cloete s’imagine entendre la voix de Stafford parler tout près de son oreille. Il y a une accalmie dans le vent, et la voix de Stafford semble parler très rapidement au patron du canot ; il lui dit que naturellement il était resté près du capitaine, près de lui tout le temps, jusqu’à ce que celui-ci lui eût dit au dernier moment qu’il doit aller chercher les papiers du bord dans la cabine d’arrière ; il a insisté pour y aller lui-même ; il lui a dit à lui, Stafford, d’embarquer dans le canot… Il voulait attendre son chef, seulement cette accalmie est venue et il a pensé qu’il valait mieux saisir cette occasion. Cloete ouvre les yeux. C’est vrai. Stafford est assis là tout près de lui dans ce canot encombré. Le patron se penche au-dessus de Cloete et lui crie : « Avez-vous entendu ce que dit le second, monsieur ? » La figure de Cloete devient comme si elle s’était changé en plâtre, lèvres et tout. « Oui, j’ai entendu », répond-il avec effort. Le patron attend un moment, puis dit : « Je n’aime pas cela du tout… » Et il se retourne vers le second en lui disant que c’est bien dommage qu’il n’ait pas essayé de courir le long du pont et de faire se hâter le capitaine quand l’accalmie est venue. Stafford répond immédiatement qu’il y a pensé, seulement il a craint de le manquer sur le pont dans l’obscurité. « Car, dit-il, le capitaine aurait pu s’en aller de suite, pendant que j’étais déjà dans le canot de sauvetage, et vous auriez peut-être largué tout, en me laissant là. » « C’est vrai aussi », dit le patron. Une minute environ se passe. « Il faut en finir », dit le patron. Soudain Stafford parle d’un ton caverneux : « J’étais près de lui quand il a dit à M. Cloete qu’il ne savait pas s’il aurait jamais le courage d’abandonner son vieux navire, n’est-ce pas, hein ?… » et Cloete se sent le bras empoigné doucement dans l’obscurité…« n’est-ce pas ? Nous étions ensemble juste au moment vous êtes survenu, M. Cloete. »

Et voilà qu’alors le patron crie : « Je vais voir ce qui est arrivé à bord… » Cloete dégage brusquement son bras : « Je vais avec vous… »

Quand ils sont à bord, le patron dit à Cloete de suivre tout le long d’un côté du navire, tandis qu’il suivra l’autre pour ne pas manquer le capitaine… « Et tâtonnez bien autour de vous avec les mains, dit-il, il se pourrait qu’il fut tombé et qu’il soit resté évanoui quelque part sur le pont… » Quand Cloete atteint le capot d’échelle de la dunette, le patron y est déjà, reniflant. « Je sens une odeur de brûlé. » Et il crie : « Êtes-vous là, monsieur ?… » « Ce n’est pas la peine de crier », dit Cloete sentant son cœur se pétrifier, comme qui dirait… Ils descendent. Nuit noire. Le navire penchait tellement que le patron, cherchant son chemin en tâtonnant dans la chambre du capitaine, glisse et roule en bas. Cloete l’entend pousser une exclamation comme s’il s’était fait mal, et il lui demande ce qu’il y a. Et le patron lui répond doucement qu’il a buté dans le capitaine qui gît là par terre, sans connaissance. Cloete sans mot dire commence à tâtonner sur les tablettes pour trouver une boîte d’allumettes, en trouve une et allume. Il voit le patron avec sa ceinture de sauvetage agenouillé près du capitaine Harry… « Du sang », dit le patron en relevant les yeux et l’allumette s’éteint.

« Attendez un peu, dit Cloete, je vais faire une torche de papier. » Il avait senti le dos de quelques livres sur les planchettes, et il allume plusieurs torches l’une après l’autre, cependant que le patron retourne le pauvre capitaine Harry. « Il est mort, dit-il. Une balle dans le cœur. Voilà le revolver… » Il le tend à Cloete qui le regarde avant de le mettre dans sa poche, et voit une plaque sur la crosse avec H. Dunbar dessus… « C’est le sien », murmure-t-il… « Le revolver de qui pensiez-vous trouver ? » dit le patron. Et, regardez, il a enlevé son suroît dans la cabine avant d’entrer. « Mais qu’est-ce que c’est que ce tas de papiers brûlés ? Qu’avait-il besoin de brûler les papiers du bord ? »

Cloete voit tous les petits tiroirs ouverts et demande au patron de bien regarder à l’intérieur… « Il n’y a rien, dit l’homme. Vidés. On dirait qu’il en a retiré tout ce qu’il pouvait pour y mettre le feu. Fou, voilà ce qu’il y a eu, il est devenu fou. Et maintenant il est mort. Vous allez avoir à apprendre cela à sa femme… »

« Il me semble que je deviens fou moi-même », dit Cloete, soudain ; le patron le supplie pour l’amour de Dieu de se reprendre, et il l’arrache de la cabine. Il leur fallut abandonner le corps ; et même ainsi ils arrivèrent juste à temps avant qu’un grain furieux ne se déchaînât. Cloete est enlevé dans le canot ; le patron s’y laisse dégringoler. « Larguez le grappin, crie-t-il ; le capitaine s’est suicidé… »

Cloete était comme un mort, il ne prêtait attention à rien. Il se laisse pincer deux fois le bras par Stafford sans donner signe de vie. La plupart des gens de Westport s’étaient assemblés sur la jetée pour voir sortir les hommes du canot de sauvetage, et il y eut d’abord des acclamations confuses quand le canot aborda ; mais après que le patron eut crié quelque chose, les voix s’éteignent, et chacun devient très sérieux. Dès que Cloete a remis le pied sur la terre ferme, il se sent redevenir lui-même. Le patron lui serre la main : « Pauvre femme, pauvre femme ! je préfère que ce soit vous que moi… »

« Où est le second, demande Cloete, c’est le dernier qui ait parlé au capitaine ?… » On héberge l’équipage au Mission Hall, où il y avait du feu et des couchettes préparées. Quelqu’un courut le long de la jetée et rattrapa Stafford : « Eh ! là-bas, l’agent des armateurs vous demande… » Cloete prend le bras de l’homme sous le sien et l’emmène vers la gauche, du côté du port des barques de pêche. « Je ne suppose pas vous avoir mal compris. Vous désirez que je m’occupe un peu de vous », dit-il. L’autre se suspend à lui un peu mollement, mais il a un vilain petit rire. « Vous auriez mieux fait, murmure-t-il ; mais réfléchissez bien, pas de blague, M. Cloete, pas de blague ; nous sommes à terre maintenant ».

« Il y a un poste de police à cinquante mètres d’ici », dit Cloete. Il entre dans un bar, pousse Stafford dans le couloir. Le propriétaire sort de son comptoir en courant… « C’est le second du navire qui s’est échoué sur les rochers, explique Cloete. Je voudrais que vous ayiez soin de lui cette nuit… » « Qu’est-ce qu’il a ? » dit l’homme. Stafford s’adosse au mur du couloir, pâle comme un fantôme. Et Cloete dit que ce n’est rien, il n’en peut plus naturellement… « C’est moi qui paierai la dépense, je suis l’agent de l’armateur. Je reviendrai dans une heure ou deux pour le voir. »

Et Cloete revient à l’hôtel. Les nouvelles avaient déjà circulé et la première chose qu’il voit, c’est George, dehors, sur la porte, blanc comme un linge, l’attendant. Cloete lui fait un signe et ils rentrent. Mme Harry est au haut de l’escalier et quand elle ne voit qu’eux deux monter, elle lève les bras au ciel et s’enfuit dans sa chambre. Personne n’avait osé lui dire, mais ne pas voir son mari lui a suffi. Cloete entend un cri affreux : « Allez près d’elle », dit-il à George.

Une fois seul dans le salon, Cloete boit un verre de brandy et se met à réfléchir à toute l’affaire. George le rejoint. « La patronne est avec elle », dit-il. Et il se met à marcher en long et en large dans la pièce, agitant les bras et parlant de façon entrecoupée, avec une expression si dure sur le visage, que Cloete ne lui en a jamais vu de pareille… « Ce qui doit arriver, doit arriver. Mort, mon frère unique. Oui, mort, tous ses soucis sont finis. Mais nous vivons, dit-il à Cloete ; et je suppose, dit-il, en le regardant avec des yeux brûlants et secs, que vous n’oublierez pas de télégraphier au matin à votre ami que nous entrerons dans l’affaire certainement. « Vous voulez parler de l’homme aux spécialités pharmaceutiques ?» « La mort est la mort, et les affaires sont les affaires, continue George ; et regardez, mes mains sont propres », dit-il en les montrant à Cloete. Cloete se dit : « Il devient fou ». Il le prend par les épaules et se met à le secouer. « Sacré nom d’un chien, si vous aviez eu le culot de lui parler vous, personnage moral, il serait encore en vie à l’heure qu’il est », crie-t-il.

Et voilà George qui le regarde fixement, puis qui éclate en sanglots. Il se jette sur un canapé, enfouit son visage dans un coussin, et se met à hurler comme un enfant. « Cela vaut mieux», se dit Cloete, et il le laisse en disant à l’hôtelier qu’il a besoin de sortir pour différentes petites choses qu’il faut faire dès ce soir. La femme de l’hôtelier, tout en pleurant, le rattrape sur l’escalier. « Oh, monsieur, cette pauvre dame va devenir folle !… »

Cloete l’écarté en se disant à lui-même : « Oh, non, certes non. Elle surmontera cela. Ce n’est pas la douleur qui rend les gens fous, c’est le tourment. »

En cela Cloete se trompait. Ce qui affecta Mme Harry fut que son mari s’était suicidé sous ses yeux même. Elle surmonta tout cela tellement bien qu’en moins d’une année il fallut la mettre dans une maison de santé. Elle était très, très calme ; folie douce. Elle a vécu encore longtemps.

Voilà donc Cloete qui clapote dans le vent et la pluie. Personne dans les rues ; l’agitation est finie. Le patron du café sort à sa rencontre dans le couloir et lui dit : « Pas par ici. Il n’est pas dans sa chambre. Nous n’avons pas pu le décider à aller se coucher, malgré tout. Il est là, dans le petit salon. Nous lui avons allumé du feu… » « Vous lui avez donné à boire aussi, dit Cloete. Je n’ai jamais dit que je me chargeais des consommations. Combien y en a-t-il ? » « Deux », dit l’autre. « C’est bon. Je peux bien faire cela pour un marin naufragé. » Cloete se met à rire de son rire drôle : « Allons donc ? Il a payé ? » Le cafetier cligne de l’œil… « Il vous a donné de l’or, n’est-ce pas ? allons, dites… » « Eh bien quoi ? s’écrie l’homme. Qu’est-ce que vous avez encore, je lui ai rendu exactement sa monnaie sur son souverain. » « C’est bon », dit Cloete. Il s’en va dans le petit salon et il voit mon Stafford les cheveux en broussaille, habillé d’une chemise et d’un pantalon du patron, les pieds nus dans des pantoufles, et assis près du feu. Quand il aperçoit Cloete, il baisse les yeux.

« Vous ne pensiez pas que nous nous retrouverions, M. Cloete », dit Stafford, doucement… Cet homme-là, quand il avait juste sa dose de boisson, — ce n’était pas un ivrogne — il vous prenait un petit air sournois et modeste. « Mais depuis que le capitaine s’est suicidé, dit-il, je suis resté assis là à repenser à tout cela. Toutes sortes de choses arrivent. Complot pour perdre le navire, tentative d’assassinat, et ce suicide. Car si ce n’était pas un suicide, M. Cloete, je sais qui eut été la victime de la plus cruelle et de la plus froide tentative d’assassinat, quelqu’un qui a souffert mille morts. Et cela fait les mille livres, dont nous avons parlé, une somme bien insignifiante. Voyez comme ce suicide est venu à propos… »

Il lève les yeux vers Cloete qui se met à sourire et se rapproche de la table.

« Vous avez tué Harry Dunbar », murmure-t-il… L’autre le regarde fixement et lui montre les dents : « Bien sûr que je l’ai tué. Je suis resté dans cette cabine pendant une heure et demie comme un rat dans une souricière… Enfermé et condamné à couler dans ce sinistre. Que la chair et le sang jugent. Naturellement je l’ai tué. Je pensais que c’était vous, vous misérable assassin, qui reveniez pour me faire mon affaire… Il ouvre la porte brusquement et dégringole sur moi ; j’avais un revolver à la main, et je l’ai tué. J’étais fou. Des gens sont devenus fous à moins. »

Cloete le regarde sans sourciller : « Ah ! Ah ! voilà votre histoire ? » et tout en parlant avec animation il secoue un peu la table. «  Maintenant, écoutez la mienne. Quel est ce complot ? Qui peut le prouver ? Vous étiez là pour voler. Vous étiez en train de dévaliser la cabine. Il vous a surpris à l’improviste, la main dans le tiroir, et vous l’avez tué avec son propre revolver. Vous l’avez tué pour voler, pour voler. Son frère et les employés dans le bureau savent qu’il avait emporté en mer soixante livres. Soixante livres en or, dans un sac. Il m’avait dit où elles étaient. Le patron du canot de sauvetage peut porter serment que les tiroirs étaient vides, tous. Et vous êtes assez idiot pour, moins d’une demi-heure après être débarqué, changer une livre pour payer une consommation. Écoutez-moi. Si vous n’allez pas après-demain chez les avocats de George Dunbar faire la déposition convenable en ce qui concerne la perte du navire, je mets la police à vos trousses. Après-demain… »

Et alors que croyez-vous ? Que Stafford commence à s’arracher les cheveux. Précisément. Il se les arrache à deux mains sans rien dire. Cloete donne un coup à la table qui envoie presque l’homme rouler hors de sa chaise, et tomber contre le garde-feu auquel il lui fallut se rattraper… « Vous savez quel genre d’homme je suis, lui dit Cloete, férocement. J’en suis au point où je me soucie peu de ce qui peut m’arriver. Je vous tuerais maintenant pour un rien. »

En entendant cela, l’animal disparaît sous la table. Cloete sort ; comme il tourne dans la rue, vous savez ces petites maisons de pêcheurs, dans l’obscurité, de la pluie à torrents, d’ailleurs, l’autre ouvre la fenêtre du petit salon et lui dit d’un ton larmoyant : « Vous êtes un sale diable d’Américain ; vous me paierez cela un de ces jours. » Cloete s’éloigne avec un rire amer, parce qu’il se dit que cet individu s’est déjà payé ; si seulement il le savait.

Mon impressionnant brigand but la bière qui restait, tout en me regardant par dessus le bord de son verre, de ses yeux noirs et éteints.

— Je ne comprends pas bien, lui dis-je, comment cela ?

Il se détendit un peu et m’expliqua sans trop de dédain qu’après la mort du capitaine Harry, la moitié de l’argent de l’assurance alla à sa femme, et que ses tuteurs achetèrent naturellement des fonds d’État. Juste de quoi lui assurer le confort nécessaire. La part de George Dunbar, comme Cloete le craignait tout d’abord, ne fut pas suffisante pour lancer convenablement le médicament. D’autres capitalistes entrèrent dans l’affaire et nos deux hommes durent se retirer de l’opération, à peu près dépouillés de tout.

— Je suis curieux de savoir, lui dis-je, ce qu’était le motif principal de cette tragique histoire, je veux dire la spécialité pharmaceutique. Vous savez ce que c’est ?

Il me la nomma et je sifflai respectueusement ; ni plus ni moins que les Parker’s Lively Lumbago Pills. Une énorme affaire. Vous connaissez cela ; le monde entier connaît cela. Un homme au moins sur deux sur notre globe en a essayé.

— Sacristi, m’écriai-je, mais ils ont raté une immense fortune !

— Oui, grommela-t-il, pour le prix d’un coup de revolver. Il me dit encore que par la suite, Cloete retourna aux États-Unis, comme passager sur un cargo d’Albert Dock. La veille au soir de son départ, il le rencontra qui se promenait du côté des quais et il l’emmena chez lui prendre un verre. Un drôle de type, ce Cloete. Nous sommes restés toute la nuit à boire des grogs jusqu’à ce qu’il fût temps pour lui de s’embarquer.

Ce fut alors que Cloete, sans amertume, mais assez las, lui avait raconté cette histoire, avec l’espèce de franchise tout à fait inconsciente de ces placiers en spécialités pharmaceutiques, tout à fait étrangers aux règles morales ordinaires. Cloete avait conclu en déclarant qu’il en avait assez du vieux continent. George Dunbar l’avait lâché aussi, à la fin. Cloete visiblement était très désillusionné.

En ce qui concerne Stafford, il est mort, comme un vagabond de profession dans quelque hôpital de l’East End, et à son heure dernière il a réclamé un pasteur, parce que sa conscience était troublée d’avoir tué un innocent. « Il avait besoin de quelqu’un qui vînt lui dire que c’était très bien », grogna mon vieux brigand avec le plus profond mépris. « Il dit à ce pasteur que je connaissais ce Cloete qui avait voulu le tuer, et c’est ainsi que le pasteur (qui travaillait parmi les ouvriers des quais) m’en parla un jour. Quand le bougre se trouva pris au piège, dans la cabine du navire, il hurla pour demander miséricorde… Il promit d’être honnête et tout ce qui s’ensuit… Puis il devint fou… cria, se jeta par terre, se frappa la tête contre les murs… vous voyez cela d’ici, hein ?… jusqu’à ce qu’il n’en pût plus. Il se calma. Il se rejeta par terre, ferma les yeux, voulut prier. C’est du moins ce qu’il a dit. Il essaya de penser à quelque prière en vue d’une prompte mort. Il était à ce point terrifié. Il pensait que s’il avait un couteau ou quelque chose de ce genre il se couperait la gorge ; et ce serait fini. Alors il réfléchit. Non ! Il veut essayer d’enlever le bois autour de la serrure… Il n’a pas de couteau dans sa poche… Il se met à pleurer et à supplier Dieu de lui envoyer un outil quelconque, quand soudain il se dit : la hache. Dans la plupart des navires, il y a une hache de réserve, en cas de besoin, dans la chambre du capitaine, dans une caisse ou une autre. Il se remet sur pied… Nuit noire. Il pousse un tiroir pour trouver des allumettes et tâtonnant à cet effet, la première chose sur laquelle il tombe : le revolver du capitaine Harry. Chargé. Le voilà rassuré. Il peut tirer sur la serrure pour la mettre en miettes. Sauvé : c’est la Providence. Il y a aussi des boîtes d’allumettes. « Je peux donc voir ce qui se passe par ici. « Il gratte une allumette et voit le petit sac de toile au fond du tiroir, se rend compte immédiatement de ce que c’est, le fourre vivement dans sa poche. « Ah, se dit-il, voilà qui réclame davantage de lumière. » Il jette un tas de papier par terre, y met le feu et commence des investigations pour trouver quelque chose de valeur. Voyez-vous cela ? Il a dit à ce pasteur de l’East End que le diable l’avait tenté… D’abord la miséricorde de Dieu, puis, après, l’œuvre du diable. Chacun son tour.

Tout vaurien qui se tortille peut en dire autant. Il était tellement absorbé dans ses tiroirs que la première chose qu’il entendit fut ce cri : « Grands Dieux ! » Il lève la tête, la porte était ouverte (Cloete avait laissé la clef dans la serrure et le capitaine Harry debout au dessus de lui en plein dans la lumière des papiers enflammés. Les yeux lui sortaient de la tête. « En train de voler, tonna le capitaine. Un marin. Un officier. Non ! Un misérable comme vous ne mérite rien d’autre que de rester à couler ici. »

Ce Stafford, à son lit de mort, dit au pasteur qu’à ces mots il se sentit devenir fou de nouveau. Il arracha du tiroir sa main qui tenait le revolver et fit feu sans viser. Le capitaine Harry tomba raide, avec un bruit comme celui d’une pierre, sur le tas de papiers en feu et en éteignant les flammes. Obscurité complète. Pas le moindre bruit. Il écouta un moment, puis jeta le revolver et grimpa sur le pont comme un fou.

Le vieux frappa la table de son poing lourd.

— Cela me fait mal au cœur d’entendre ces idiots de mariniers raconter aux gens que le capitaine s’est suicidé. Peuh ! le capitaine Harry était un homme en état de regarder en face son Créateur, n’importe quand là-haut, et ici-bas aussi. Il n’était pas de ceux qui se dérobent à la vie. Certes non. C’était un brave homme de la tête aux pieds. C’est lui qui m’a fait faire ma première affaire comme arrimeur trois jours seulement après mon mariage. »

Comme son seul objet paraissait être de justifier le capitaine Harry de l’accusation de suicide, je ne le remerciai pas avec beaucoup d’effusion du sujet qu’il m’avait fourni. Et puis cela ne méritait pas grand remerciement, de toute façon.

Car il est effrayant de penser que de pareilles choses peuvent se passer dans notre respectable Manche, en pleine vue du trafic de luxe qui se fait vers la Suisse et Monte-Carlo. Il aurait fallu, pour rendre cette histoire acceptable, la transporter quelque part dans les mers du Sud. Mais il eut coûté trop de peine de la cuisiner à l’usage des lecteurs de magazine. La voilà, toute crue, pour ainsi dire, exactement comme elle me fût racontée, mais malheureusement privée du saisissant effet du narrateur ; le plus imposant vieux forban qui ait jamais embrassé la carrière, oh ! combien peu romanesque, d’arrimeur dans le port de Londres.