Aller au contenu

En pleine terre/05

La bibliothèque libre.
Les Éditions Paysana Ltée (p. 41-52).

UNE GROSSE NOCE


Après l’échange de leurs serments, dans le temps des fêtes, Amable et Alphonsine avaient entendu avec joie Didace Beauchemin annoncer : « La noce se fera entre les semailles et les récoltes. »

Le printemps avançait cependant et il n’était guère question de mariage à la maison. Marie-Amanda y faisait allusion mais les choses n’allaient pas plus loin.

Aussi Amable ne voyait pas d’un bon œil les semaines passer et Alphonsine se parer tout en neuf, sans que la date du grand jour fut arrêtée. Sous un air crâne, il cachait son inquiétude qu’il parvenait mal à dominer.

Une fois le coup d’eau et les grandes mers de mai traversées sans trop d’avaries, la terre ensemencée, Amable jugea le temps venu de parler. Mais comment aborder le sujet ? Mathilde Beauchemin avait bien défini son mari : un homme contraireux et pas facile d’accès.

Afin de se donner meilleure contenance, le jeune homme arracha un roseau et s’en fut sur le rivage où Didace Beauchemin achevait de réparer le quai. Son pas vigoureux sur les planches fit clapoter l’eau en des vagues courtes qui allèrent se briser contre les flancs de la chaloupe. Tout était calme. Un ciel tranquille se reflétait dans la rivière lisse et brillante. Un chaland que des pêcheurs descendaient à la cordelle, à la rive opposée, glissait sans bruit, devant les vaches en pâturage sur la commune. Figées sur la berge boueuse, elles négligeaient de s’abreuver, pour mieux contempler le cortège. Seule la pétarade d’un yacht, dans le lointain, déchirait le silence épais de ce midi de mai.

Ce qu’Amable avait à dire était bref et précis ; et la réponse du père fut aussi claire :

— Si tu veux parler de diviser le bien et de te grèyer une maison, je pourrais pas t’avantager dans le moment. Mais si vous êtes d’accord qu’on vive tous ensemble, t’as mon plein consentement. Il y a la chambre des étranges qu’est là à rien faire, arrangez-vous avec. T’en parleras à Phonsine pour connaître son idée. Quant à la noce, elle se fera à la maison, vu que ta future est orpheline de père et de mère. Et rien n’y manquera, je t’en réponds.

Le père parlait encore, expliquant qu’il conviendrait de prévenir l’oncle Eusèbe, des États, mais Amable n’entendait rien. À grandes enjambées, il escaladait le talus pour aller au plus tôt convier Alphonsine à sa part de bonheur.

***

Les parents et les amis des alentours furent invités, directement ou par commission, tandis que ceux qui demeuraient au loin le furent par lettre, pour le mardi de la troisième semaine de juin. Au dire de chacun, c’était une semaine propice par excellence aux réjouissances. La cueillette des fraises ne commanderait pas encore l’attention des femmes et des enfants et l’almanach prédisait une température belle et modérément chaude.

Jusqu’à la veille du mariage, la parure de la mariée défraya les conversations dans tout le voisinage. On jugeait Alphonsine extravagante de goût. Pousserait-elle la hardiesse jusqu’à porter la toilette à traîne et le voile ? Ou encore revêtirait-elle la robe de soie taffetas dont le froufrou est d’un effet si riche à l’église, dans la grande allée ? Les questions détournées et insinuantes assaillaient Marie-Amanda ; mais portée au silence par l’absence de Ludger, elle observait sans peine la plus grande réserve dans ses réponses.

Le matin des noces, dès l’aube, Alphonsine qui n’avait plus sommeil alla s’appuyer sur le rebord de la fenêtre. À travers la ramure d’un érable penché sur la maison, elle voyait le jour naître, radieux et nacré, au firmament allégé du manteau sombre de la nuit. Ah ! la belle journée ! Au creux d’une branche, un couple de moineaux sautillaient : le père s’affairait à nourrir les oiselets, tandis que la mère, toute tendresse, surveillait leurs premiers efforts d’envolée. Alphonsine s’attendrit à les regarder. Ainsi son tour arrivait de s’engager sur un chemin nouveau et étranger. Aux côtés d’Amable, franc compagnon, le voyage lui semblerait facile et les embûches même s’aboliraient de soi, du seul fait de sa présence. La rêverie l’aurait certes entraînée loin si sa grand tante, méticuleuse et craintive, ne lui eut rappelé de se hâter, « Déjà, » affirmait-elle, « on entendait le bruit des voitures que les hommes sortaient des remises, dans les environs. »

***

À dix heures sonnant, les mariés et leur suite entrèrent de l’église. La parenté arrivait, en voiture légère, d’un peu partout. Il en vint de cinq lieues à la ronde : des oncles, des tantes et des cousins, germains et issus de germains, de toutes les sortes ; des vieux, des moins âgés et des tout jeunes ; des gros, des maigres ; des verbeux et des taciturnes ; des femmes plantureuses et d’autres si sèches que le moindre coup de vent les aurait jetées à terre. Tout le monde entourait le jeune couple et complimentait tant Amable de son bon goût que la mariée de sa robe de mousseline de soie d’un gris colombe qui faisait ressortir son teint de bouton de rose.

À peine revenue de l’église, Mathilde Beauchemin prit, seule, l’allée pierreuse qui mène au four à pain. Avant d’en ouvrir la porte, elle s’agenouilla et fit un grand signe de croix. S’il fallait que le six-pâtes, le plat de résistance qu’elle avait préparé dans le secret, d’après une fameuse recette gaspésienne, fut immangeable ? Et le reste des mets cuits en charpie ? Mais non, tout était à souhait.

Aussitôt les voisines s’empressèrent à l’aider et transportèrent les plats dans le petit bas-côté et jusque dans l’appentis. Pour protéger leur tablier d’un blanc immaculé, garni d’une dentelle au crochet, elles passèrent un second tablier de fil foncé.

Pendant ce temps, Didace Beauchemin offrait aux hommes soit de la grosse bière ou une rasade de son meilleur petit-blanc et Marie-Amanda servait aux femmes deux doigts d’un vin de pissenlit, mis à vieillarder depuis des années, un vin qui n’était pas du reginglard et qui coulait dans les verres comme de l’ambre liquide. Ce qui eut pour effet de rendre tout le monde en appétit et fort dispos à la gaieté.

On avait dressé la table dans toute la longueur de la cuisine. Sitôt que les mariés eurent pris les places d’honneur, chacun s’assit selon son rang et sa convenance, les notables occupant les hauts bouts.

En même temps qu’un fumet de fines herbes chatouillait l’odorat des convives, deux femmes apportaient avec effort un cochon de lait agenouillé sur de la ciboulette et du persil ; il était si gras, si doré que sa peau craquelante menaçait à tout instant de laisser échapper la farce avant le coup de couteau décisif. Douze poulets engraissés aux petits soins, fort viandés et de belle prestance, avaient été sacrifiés, sans égard pour leurs promesses de ponte. Les vol-au-vent voisinaient avec les tourtières, les marinades escortaient les galantines et les rôtis jaune comme de l’or. Il y avait des plats pour tous les goûts. Des sauces clairettes et d’autres, si épaisses, que le couteau y eut facilement tenu planté.

Quand les hôtes virent autant de mets, si bien apprêtés, auxquels ils feraient honneur, ils s’extasièrent tout haut sur un tel festin. Quelques-uns affirmèrent même que jamais, de mémoire d’homme, on n’avait vu fête semblable dans le rang de Sainte-Anne. Devant pareille appréciation, Didace Beauchemin se jugea grassement récompensé de son tracas et de sa dépense.

Trois tablées se succédèrent et il restait assez de vivres pour en régaler encore autant.

Deux heures plus tard, les femmes se mirent en frais de regarnir la table de desserts. Aux yeux des convives éblouis défilaient en procession les charlottes russes, les bagatelles, les blancs-mangers moulés en lions, les œufs à la neige saupoudrés de sucre rouge, les crèmes brûlées, vanillées, fouettées, les gâteaux enguirlandés de boules d’argent, les tartes à Lafayette, les pains de Savoie. Rien n’y manquait. Au bout trônait un immense plat de sucre du pays à la crème, agrémenté d’amandes de noix longues, qui épandait une douce lumière.

La mariée avait échangé sa toilette de noces pour une robe de satin bleu faïence qui fit sensation. Une invitée, envieuse, profita de l’émoi pour palper l’étoffe entre deux doigts et s’assurer si elle était vraiment de qualité.

Amable n’était pas peu fier de sa femme. Il la promenait d’un groupe à l’autre, tout en renouant connaissance avec des cousins perdus de vue depuis longtemps.

— Nous deux, on est frérots, expliquait l’un. On est les enfants des deux frères mariés aux deux sœurs.

Les chansons à répondre se suivaient sans languir. Lentes à déclencher, elles allaient maintenant bon train. Prié de chanter, le chanteur de couplets s’était affaissé sur une chaise, dans l’attitude du complet découragement, comme si semblable invitation signifiait pour lui le pire des malheurs. Prostré, les yeux mi-clos, il s’était recueilli. Soudain il sortit de sa torpeur : ce ne fut d’abord qu’un frémissement des orteils, puis un mouvement plus accentué du pied droit, avant de devenir un plein accompagnement du genou et de la jambe. La voix du chanteur s’éleva, plaintive et triste, mais s’échauffant peu à peu à la chaleur des autres voix :

La belle qui vous a donné
Les beaux souliers que vous portez ?

Chacun reprenait à la volée :

La belle qui vous a donné
Les beaux souliers que vous portez ?

C’est mon amoureux
Quand je le vois j’ai le cœur à l’aise
C’est mon amoureux
Quand je le vois, j’ai le cœur heureux.

J’ai la jambe alerte, alerte
J’ai la jambe alerte.
J’ai un pied qui remue
Et l’autre qui fringue, fringue, fringue
J’ai un pied qui remue
L’autre me fringue un peu plus dru.

Et le chanteur continua à demander à la belle qui lui avait donné les beaux bas, la belle robe, les beaux gants… qu’elle portait.

Aussitôt la chanson finie, une jeune fille au parler gras, l’œil éveillé et les joues aussi rouges que des pommes fameuses, sans prendre le temps de souffler en entonna une autre :

Dans ce petit bois savez-vous ce qu’il y a ?
Il y a un p’tit âbre
Oh ! le plus beau des âbres !
L’âbre est dans le bois.
Ah ! ah ! ah ! savez-vous ce qu’il y a ?

Dans ce petit âbre savez-vous ce qu’il y a ?

Plus la chanson se prolongeait, plus on y prenait plaisir.

La seule ombre au tableau, c’était la présence des fils à Defroi, jeunes gens bruyants et querelleurs. Le maître avait dit : « Le jour des noces, la porte de ma maison est ouverte à deux battants pour tous ceux qui veulent nous visiter. » Jusqu’à présent tout s’était passé dans l’ordre, mais Didace y veillait.

À mesure que la journée avançait et que les jeunesses se réjouissaient, il réduisait les liqueurs fortes et les libations. L’heure approchait où il ne servirait plus que de la piquette inoffensive.

Le ménétrier, retenu longtemps d’avance, arriva vers le soir. Après avoir accordé son violon, il salua à la ronde et se mit à « bardasser » son instrument en faisant tant et tant de simagrées que les enfants s’enfuirent dehors pour rire plus à leur aise. On avait débarrassé le milieu de la place. Les beaux danseurs entrèrent en scène. Ceux qui possédaient le rythme de la danse à petit pas et qui savaient balancer leur compagnie du bout des doigts, en frappant le plancher du talon, faisaient envie aux vieux qui regrettaient leur jeune temps et rappelaient leurs prouesses d’alors. Un ancien alla dans le fond de la cuisine quérir l’aïeule et l’entraîna à danser deux pas de gigue, mais vite elle retourna à sa place.

Sur un coin de la table, Mathilde Beauchemin étendit une couverture grise de laine du pays pour accommoder les joueurs de cartes. Quatre vantards s’attablèrent à un tournoi de casino ; l’un d’eux, à chaque carte qu’il abattait, répétait la même phrase :

— Tu vas voir que je vas secouer le pommier.

Deux relèves le critiquaient à plaisir. Un groupe d’hommes âgés parlaient de politique sans s’emporter, la bonne chère leur ayant enlevé de l’ardeur à la discussion. Déjà les femmes songeant à la longue route à parcourir jetaient des regards inquiets à l’horloge.

Il était près de minuit quand les fils à Defroi commencèrent à se colleter. Éphrem chercha à les séparer, mais tous trois se trouvèrent enchevêtrés et trébuchèrent dans la boîte à bois qui céda sous leur poids. Il se répandit une poussière qui fit tousser toute l’assemblée.

Apeuré par le bruit, un enfant que sa mère allaitait, le dos tourné à l’assistance, modestement sous un châle, se mit à pousser des cris perçants.

Ce fut le signal du départ.

Tous convinrent cependant que ç’avait été une fort belle noce.