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En pleine terre/07

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Les Éditions Paysana Ltée (p. 57-64).

UN MALHEUR


Et ce fut l’été dans tout son accomplissement, l’été qui, par les journées venteuses, glissait son odeur de foin coupé jusque dans la maison.

Le jardin était en fête : déjà les iris avaient fait place aux pivoines ; depuis des semaines, les pensées montraient à tout venant leur visage de velours ; les passe-roses éclateraient à la prochaine ondée. Quant aux belles-de-nuit et aux saint-josephs, ils bordaient en se cachant les carrés du potager où avant longtemps Mathilde Beauchemin coucherait sur la terre les plants de tomates, afin d’en hâter la maturité.

À la tombée du soir, les femmes allaient ratisser un peu partout dans le jardin et admirer le progrès des fleurs, tant les humbles qui se tassaient dans l’ombre que les fières qui s’élançaient vers la lumière. Et oubliant la fatigue, portées par leur soupir, elles s’évadaient vers quelque autre jardin mystérieux, au pays du Rêve, que chacune emmurait dans le secret de son cœur.

La commune même n’était plus qu’une nappe rutilante étendue le long du chenal pour le festin des yeux. Tous les bouquets rustiques passaient du matin au soir par la gamme des tons rougeâtres, depuis le violet-monseigneur jusqu’au plus pâle héliotrope.

À l’heure du midi, quand un clocher dans le lointain et quelque bon vent apportaient en cadeau les parfums du ciel et de la terre, on aurait cru voir la paix étendre son manteau solide et léger à la fois sur cette famille de paysans.

Tour à tour, après le maître qui occupait un bout de la table, ils vinrent s’asseoir sur les bancs de côté. Une place restait vide : celle du jeune Éphrem ; comme il était lent de sa nature et peu ponctuel, personne pour le moment ne s’inquiétait de son absence. Un seul sujet planait sur leurs discours : la terre, ce qu’elle donnerait, ce qu’on tirerait d’elle, et déjà le père Beauchemin et l’aîné calculaient mentalement le rendement du foin engrangé et de celui qui était encore en veilloches dans les champs. D’un appétit robuste, Amable avait piqué de sa fourchette quatre tranches de pain de ménage et n’avait pas encore entamé l’omelette au lard. Les femmes s’affairaient à servir les hommes, aussi bien l’engagé que les maîtres qui s’entretenaient sans paroles inutiles de ce qui les occupait.

Bien qu’elle ne fît part à qui que ce soit de son inquiétude, la mère Beauchemin n’était pas à l’aise. Un frisson la parcourait de la tête aux pieds et elle sentait que, malgré la grande chaleur, elle avait la chair de poule. À peine eut-elle mangé une lèche de pain qu’elle repoussa son assiette et s’en fut s’asseoir sur le seuil de la porte pour guetter les alentours. Éphrem n’arrivait pas. Il connaissait pourtant la sévérité de son père qui n’admettait pas un retard à table. Et dans son cœur, elle inventait déjà mille raisons pour le faire pardonner.

À la fin du repas, chacun dit ses grâces en particulier ; ils se levèrent de table, à leur gré, sans plus de cérémonies. Le grand Didace Beauchemin et Amable ayant fumé leur pipe s’étendirent sur l’herbe, le temps de refaire des forces, avant de regagner le haut de la terre. Alphonsine et Marie-Armanda nettoyaient les plats et rangeaient le manger en s’entredisant des riens. Leurs paroles basses faisaient un bruit de bourdon qui endormit les hommes. Après une courte sieste ils se remirent sur pied et le père chercha Éphrem du regard. Sans même attendre une question, la mère s’empressa de dire qu’il avait dû prendre un détour et dîner chez quelqu’un du voisinage. Dès qu’il arriverait, elle l’enverrait rejoindre les autres au champ.

Quand ils furent à perte de vue, elle courut en cachette s’enquérir ici et là de son Éphrem. Personne ne l’avait vu, sauf un jeune qui était sur le bord de l’eau « quant et lui », vers les onze heures.

L’angoisse traversait son cœur de part en part qu’elle aurait voulu malgré tout ménager la sérénité des autres. Elle disait tout haut : « Ah ! il va revenir ! » tandis que la certitude de ne jamais le revoir vivant tissait un réseau tenace autour de sa pensée. De ses mauvais yeux elle fouillait la route poussiéreuse jusque dans les moindres replis. La vérité ne commença pas de se faire jour petit à petit dans son cœur : elle frappa comme la foudre. Le petit canot de chasse, le canot si versant était là, échoué, qui se berçait sans amarres, parmi les joncs au soleil. Sur l’allée solitaire qui mène à la maison, la pauvre femme défaillait de chagrin, mais à grand renfort de volonté, elle parvint à demander de l’aide.

Les uns après les autres, ceux du rang de Sainte-Anne qui eurent vent de la nouvelle accoururent au bord du chenal. Chose curieuse ! de tous ces riverains qui étaient nés pour ainsi dire sur l’eau et qui voyageaient, chaque jour, dans des embarcations périlleuses, aucun ne savait nager. En silence, à l’aide de gaffes et d’hameçons, ils inspectaient le fond de la rivière. Les anciens qui connaissaient le prix de la vie suivaient des yeux la course du pain bénit et s’attendrissaient sur cette jeunesse fauchée dans sa fleur quand un juron formidable partit de la bouche du maître : on venait de trouver le corps. Ce fut la réaction du paysan devant la mort de son enfant.

Ces hommes peu loquaces se mirent à parler tous à la fois, chacun cherchant une explication plausible à la noyade ; les uns optaient pour qu’Éphrem, en cherchant à planter sa perche, eût passé par-dessus bord, d’autres voulaient tout bonnement qu’il eût tombé à l’eau dans le déclin où l’écart est traître.

L’un d’eux hâla le noyé jusqu’à l’échancrure de la grève, en ayant bien soin de lui laisser les pieds dans la rivière jusqu’à l’arrivée du coroner qu’on courut avertir.

La vie ne serait pas la vie si un malheur était triste du commencement à la fin et une joie gaie, d’un bout à l’autre. Au milieu d’un bonheur, le gnome du chagrin trouve le tour de sonner le tocsin et le diablotin du rire veille au chevet de la peine pour mettre en branle la folie de ses grelots. Les voisines arrivèrent aussitôt sur la butte. Elles venaient s’associer à la peine de leurs amies. Mais une grosse paysanne qui avait facilement la larme à l’œil montrait tant de zèle à sympathiser, elle sanglotait si fort que le curé venu en toute hâte pour apporter ses consolations à la famille, se méprit et entreprit de l’exhorter à la résignation, pendant que la mère affligée, ses vieilles mains noueuses abandonnées sur ses genoux, refoulait seule dans un coin l’amertume de ses larmes.

L’aïeule faisait pitié. On aurait dit que les sillons de son visage s’étaient creusés sous le soc du malheur. Elle s’informa de l’heure et pria Alphonsine d’arrêter la pendule selon l’ancienne coutume : elle voulait poser un jalon pour savoir plus tard où repérer sa peine. Il y en avait eu des morts et des morts dans sa vie ; elle les repassait tous. La prochaine à entreprendre le grand voyage aurait dû être elle-même plutôt que ce jeune à peine au monde. Mais non ! Dieu décide tout seul.

Un groupe approchait avec le corps. Des terriens en habits de travail lui faisaient cortège. Vitement on entraîna Mathilde Beauchemin dans une autre pièce. Un enfant pieds nus vint sans dire un mot lui apporter un bouquet de fleurs-de-grenouille et de lys d’eau. Instinctivement elle repoussa ces fleurs dont les longues tiges avaient peut-être retenu son fils captif au fond de l’eau ; mais elle attira l’enfant et se mit à pleurer doucement.

Une femme émit l’idée que le défunt souffrait sans doute de quelque maladie de cœur et qu’il aurait tout aussi bien succombé à une syncope, sur la terre que sur l’eau. Ceci parut fort sensé à la plupart des assistants. Ce que la mère savait, elle, c’est qu’il lui faudrait, à même sa personne, se reconstruire une autre personne et s’habituer à vivre sans Éphrem. Répartir son affection sur les autres enfants, ainsi que plusieurs l’y engageaient ? Ah ! non ! Mort comme vivant, Éphrem aurait toujours sa place.

Quelqu’un s’occupa de fermer les contrevents hormis ceux de la cuisine. Mais le malheur était quand même entré dans la maison.