En prenant le thé/Sur l’oreiller

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Achille Faure (p. 199-209).

SUR L’OREILLER.


UNE PAGE DE SOUVENIRS.


À pleines volées, dans le lointain, les cloches sonnaient leurs trois notes joyeuses.

Je l’entendais à travers les rideaux baissés, cette triple voix qui me rendait heureuse, et je l’entendais toute ravie, — les yeux à demi fermés.

Autour de moi tout était calme et silencieux : le gai soleil n’entrait que par rayons, et comme un hôte indiscret, à travers le bâillement étroit des rideaux ; vers le fond de la chambre, ma mère, assise à mon secrétaire, écrivait l’adresse de quelques faire-part.

J’avais la tête posée sur l’oreiller, un fin oreiller garni de dentelles, que Henri avait lui-même placé commodément pour moi ; il avait aussi, sous mon coquet petit bonnet à rubans mauve, arrangé les nattes de mes cheveux qu’il avait faites lui-même, — et avec quel plaisir, — la veille du grand jour.

C’est peut-être enfantillage à moi de vous raconter tout cela, mais le souvenir de toutes ces bonnes petites choses m’est encore si présent ! et c’est si bon de relire de temps en temps un feuillet du passé !

Tout à côté de mon lit, et à portée de ma main, le berceau, mignon et parfumé, se balançait tout vide sur son pied ; le petit oreiller portait encore l’empreinte de la petite chérie : on l’avait prise tout endormie pour la rouler dans sa longue pelisse blanche, dont le doux parfum de violettes me poursuivait encore.

Elle dormait si douillettement dans son petit lit, sous l’ombre rosée des rideaux, que c’était vraiment dommage d’aller la porter dans cette grande église, aux voûtes glaciales !

Je l’avais vue partir avec appréhension !

Qu’elle était mignonne et gentille ! Ses longs cils noirs faisaient ombre sur sa joue, et ses cheveux, un peu roulés sur la nuque, sortaient en boucles fines et soyeuses de son petit bonnet.

— Sa main blanche, aux doigts écartés et remuants, a déjà des allures de distinction ; ses ongles roses sont bien arrondis ; je suis sûre, me disais-je, que ma fille sera charmante.

Ma fille !

C’était alors seulement, alors qu’elle était loin de moi, que je sentais se réveiller en moi, dans toute son immensité, le sentiment profond qui m’attachait à elle.

Il est si bon de sentir près de soi et pour toujours un petit ètre qui vous doit tout, qui est vous, que l’on a le droit d’aimer et d’adorer à toute heure…

J’étais encore bien enfant, me direz-vous, mais en songeant à la provision de bonheur qui venait de m’échoir, je sentais une sorte d’ivresse s’emparer de moi, et, comme un avare qui a trouvé un trésor, de grosses larmes de joie couler de mes yeux.

Les bonnes larmes ! Et qu’il était loin le souvenir de mes angoisses et de mes douleurs, et que j’aimais Henri de m’avoir initiée à tout ce bonheur là !

Du passé, je me rappelais bien les délicieux instants où, tout à l’attente, nous préparions la layette du bébé ; — je revoyais bien aussi nos châteaux en Espagne, que le présent réalisait en partie ; mais les douleurs d’hier — de toute une nuit passée à souffrir — que tout cela, mon Dieu ! était loin de moi.

Je revoyais bien, à travers un brouillard confus, mon pauvre Henri allant et venant par la chambre, les sourcils froncés, marchant à grands pas, puis venant près de mon lit et me prenant la main.

J’entendais bien sa voix à demi étouffée me dire :

— Courage, petite femme, tu sais — notre petit bébé à nous deux ! — Et il souriait en me regardant.

Je le voyais encore suivre des yeux chaque mouvement du docteur — épier sur son visage chaqueimpression passagère….

Puis après…, lorsque les petits cris de l’enfant emplissaient la chambre, — tomber à deux genoux près de mon lit et cacher sa tête sur mon épaule et pleurer alors en me disant :

— Pauvre chère femme !

Je me souvenais aussi de sa joie lorsqu’il vint à côté de la garde, qui m’apportait l’enfant. — C’est une petite fille, chérie, elle est si gentille, elle a une petite bouche et de longs cheveux — et…

— Du calme… pas d’émotions, interrompit le docteur.

Et le nouveau père s’en alla tout penaud derrière la garde, en lui répétant à chaque instant :

— Prenez bien garde…

… — Comment te trouves-tu ? interrompit à ce moment-là, ma mère, qui s’était approchée de mon lit.

— Très-bien, merci, bonne mère.

Elle me prit la main, qui était toute pâle et trans parente, et…

— Tu n’as besoin de rien, petite maman ?

Je levai vers elle mes yeux fatigués, et la voyant sourire, de ce bon sourire des mères heureuses, en me montrant des yeux le petit berceau :

— Je suis si heureuse, bonne mère ! murmurai-je en fondant en larmes.

Ma bonne vieille mère, elle aussi, brisée par les émotions de la semaine, se pencha vers moi les larmes aux yeux ; elle se mit à genoux auprès de mon lit, en posant sa belle tête blanche sur ma main :

— Pauvre chère, me dit-elle, tu as bien souffert, mais elle est si mignonne, ma petite-fille !

Je lui pressai silencieusement la main.

Les cloches cependant avaient cessé de sonner.

J’entendais au loin résonner sur le pavé de la rue les roues des voitures qui revenaient, et j’écoutais si la petite voix du bébé ne se mêlait pas au vacarme.

Il rentra dans la chambre, encore endormi dans les bras de la garde.

Derrière lui, le père, le visage rayonnant, et qui s’avança vite vers moi :

— Elle a été étonnante de sagesse, petite femme, me dit-il ; — c’est une petite merveille.

La garde me fit embrasser mademoiselle Bébé qui dormait toujours dans ses bras, et la remit tout doucettement dans son petit nid rose, qu’elle approcha de moi — et Henri s’asseyant sur la causeuse entre mon lit et le berceau : — Que je te raconte les prouesses de ta fille ! me dit-il.

À ce moment, ma mère rentra dans la chambre.

— Je viens de congédier et parrain et marraine — et maintenant je vous laisse. — Jouez bien à papa et maman. — Je viendrai vers le soir prendre de vos nouvelles.

Puis, s’adressant à Henri, qui s’était levé pour la conduire à la porte :

— Soignez bien vos deux chéries, lui dit-elle — et ne les faites pas trop causer.

Bonne mère ! je suis bien sûre qu’elle était plus abattue que moi !

Henri vint vite se rasseoir entre nous deux, et me prenant la main dans les siennes :

— Mademoiselle Jeanne a fait l’admiration de tout le monde, petite femme.

— Pauvre petite ! ne pus-je m’empêcher de dire en jetant un regard sur sa petite figure rose perdue dans la mousseline.

— Tu es bien heureuse, n’est-ce pas, chérie, maintenant que tout est fini ?

— Oh ! oui ! et puis, il est si gentil, notre bébé. — As-tu vu ses petits doigts, avec ses ongles roses ? — As-tu remarqué comme il a les mêmes yeux que toi ?

— Elle sera bien jolie ; je suis bien sûre qu’elle aura les cheveux blonds et les yeux noirs. — Ç'a toujours été mon rêve, tu sais ! Elle sera bien jolie, va.

— Dis donc ! te rappelles-tu quand je t’ai annoncé la première nouvelle de ce bonheur ?…

— Oui, oui, chérie… Mais ne parles pas tant, tu t’animes et je serai grondé.

— Non, non. Je suis forte maintenant… C’était un matin et tu ne voulais pas le croire.

Comme elle a passé vite cette première année !

— Te souviens-tu quand nous sommes sortis la première fois ensemble — queje rougissais toujours quand on me saluait à ton bras — il me semblait tout drôle et presque inconvenant de sortir seule avec un homme…

— Un homme !…

— Certainement — repris-je en riant, un homme… Tiens, ne prends pas un air méchant, embrasse ta fille, gros vilain, — et songe que tu ne dois pas me contrarier. — J’ai bien le droit d’être taquine, au jourd’hui — et je veux te faire payer cher le bonheur que je te donne.

— Chère aimée, va, reprit-il en se levant et n’embrassant au front.

— Maintenant, — tu sais, — c’est toute une nouvelle vie qu’il faut recommencer, nous ne pourrons plus, comme avant, ne consulter que nos goûts à nous deux. — La petite Jeanne aura voix au conseil. — Nous ne pourrons plus, le soir venu, sortir bras dessus, bras dessous et par tous les temps, à la recherche d’une fantaisie aux vitrines des magasins. Te souviens-tu lorsque nous courions pour sa pétite layette, et quel plaisir nous avions à mettre notre poing dans un petit bonnet pour figurer cette mignonne figure-là…

Un petit cri prolongé de l’enfant interrompit ces chères divagations, et la vieille bonne garde, de son pas lourd et faisant chut de ses lèvres, vint prendre le bébé dans ses bras.

— Prenez garde, vous allez la laisser tomber ! — Allez doucement, que diable ! criait Henri en la voyant manier sa fille. — Et se tournant vers moi :

— Il ne faut pas croire que je ne l’aime pas pour cela, notre petite chérie, mais je n’oserais pas la toucher…

La garde, qui avait entendu cela, s’approcha doucement, et pendant qu’il me parlait, plaça le bébé sur le bras d’Henri.

Il poussa un cri et je me mis à rire — mais la garde se tenant à quelques pas, force lui fut de garder l’enfant et de s’arranger commodément pour cela.

— Prenez-la, criait-il, je vais la laisser tomber !

La garde lui reprit sa fille.

Et il se leva en s’essuyant le front.

— Quelle singulière impression ! ça ne pèse pas, et c’est si lourd à porter !

Il revint prendre place à mon chevet, et c’est de l’avenir alors que nous nous mîmes à parler.

Nous étions partis d’un muet accord vers les régions azurées de l’espérance, et, forts de notre amour et de notre nouvelle richesse, nous nagions en aveugles vers le bonheur.

— Et mes deux chéries que je vais avoir à aimer ! disait-il.

— Et cette bonne vie de mère où je vais me plonger tout entière, pensai-je.

Qu’en reste-t-il après quelques années de tous ces projets souriants ?

Ma fille est là, grande, jolie et gracieuse. Elle nous aime bien, mais elle va nous quitter : — Un regret souvent, et quelquefois une déception !

Qu’importe ! ils sont si charmants ces rêves que l’on fait à deux, une fois dans la vie, sur l’oreiller d’une jeune mère, qu’il faut les faire, pour avoir le droit de s’en ressouvenir.

Lucie.