En prenant le thé/Vieux souvenirs

La bibliothèque libre.
Achille Faure (p. 161-167).

VIEUX SOUVENIRS.



Ne vous est-il jamais arrivé, dans un de ces doux instants de rêverie, où, tranquille au coin du foyer, l’on voit repasser dans les flammes sautillantes quelques-unes des bonnes heures de la vie, ne vous est-il jamais arrivé, dis-je, de retrouver, noyée dans un souvenir confus, une figure à demi effacée, au teint hâlé, — le dos courbé, les mains calleuses, la mine avenante, et toujours gaie ?

Fermière, nourrice ou amie, la vieille paysanne a laissé dans votre âme une empreinte bien lente à s’effacer.

Pour tout le dévouement et les soins attentifs qu’elle vous donnait, — que lui rendiez-vous quand vous étiez enfant ? Des méchancetés, quelquefois ; des taquineries, le plus souvent.

Et ce n’est que plus tard, lorsque la vie vous a fait homme, que vous comprenez ce qu’il y avait de sublime dans ce dévouement désintéressé, fidèle, — dans cette abnégation complète de ce qui est fort devant ce qui est faible.

Ce sont de frais souvenirs ceux-là ; ils ont un parfum de foin coupé, de laiterie et de campagne.

Ils datent de loin, le plus souvent, — du temps où l’on était bambin ; — mais l’on aime souvent à regarder bien loin derrière soi, — à ravoir dix ans pour une heure encore.

C’était l’autre soir, j’étais d’assez vilaine humeur, mais je suis bien certain que vous m’excuserez quand vous saurez pourquoi.

Je devais aller au bal de Mme de P***, — quand, au dernier moment, sur le devant de ma chemise, — de celle que j’avais fait blanchir tout exprès, — de celle enfin que je voulais mettre, je laissai tomber mon pinceau à barbe rempli de mousse.

Ces choses-là n’arrivent qu’à moi.

Aussi, — furieux, et pour me punir de ma maladresse, je résolus de ne pas sortir, et je m’installai chaudement dans mon fauteuil.

De toutes les rêveries que m’apporta la fumée de mon cigare, une seule fixa longtemps mon esprit.

C’était de loin qu’elle arrivait, la bonne et franche vieille, qui venait, la tête branlante et toute souriante, me souhaiter la bienvenue à la porte de la ferme.

Sa bonne main calleuse pressait mes menottes de gamin, et elle se baissait pour m’embrasser bien fort.

— Mon fieu, disait-elle, comme t’es embelli ! T’es quasi aussi grand que moi.

Et elle riait de ce bon rire paysan, si vrai, si franc, si sonore.

Puis elle me prenait par les épaules, et, s’appuyant sur moi, lentement, et boitant un peu, elle rentrait avec moi dans la grande salle.

— V’la l’petit maître ! disait-elle en me présentant, et elle me faisait asseoir à côté d’elle, près du grand fauteuil. On remettait un fagot dans le feu, et elle ne cessait de s’extasier à propos de moi.

Pauvre Manette va, chère et bonne vieille ! Parmi toutes les silhouettes qui ont passé dans ma vie d’homme, ta figure ridée et encadrée de cheveux gris n’est pas celle que je revois avec le moins de plaisir.

On m’apportait alors, dans une belle assiette de faïence à images, une soupe au lait que je mangeais, l’assiette sur ses genoux, avec une belle cuiller d’étain bien luisante.

— Est-elle assez sucrée ? me demandait la bonne vieille à chaque instant.

Et les jours où j’étais bien gourmand, je me faisais donner tout le contenu du sucrier.

Quand il lui fallait vaquer aux soins de la ferme, elle appelait sa fille, pour prendre soin de moi, mais je courais vite sur ses talons, sachant bien qu’avec elle j’étais en sûreté.

Le soir, elle me conduisait elle-même, sa chandelle fumeuse à la main, et me couchait dans le grand lit à rideaux de coton rouge, puis s’asseyait à mon chevet, et ne partait que lorsque, endormi, j’avais lâché sa main.

Le matin, je la trouvais tricotant dans la chambre à l’heure où je m’éveillais, et je sautais du lit, pieds nus, pour aller me cacher dans ses genoux.

Quand je fus plus grand, elle fit dresser pour moi le meilleur poulain de la ferme, — et quand venait la fête du village, pour moi étaient la plus belle galette et le gâteau le plus appétissant ; — elle voulait le faire elle-même pour son fieu, — pour le petit maître, ainsi qu’elle m’appelait encore, lorsque déjà je l’avais dépassée de toute la tête.

Puis, sa figure s’effaçait dans mon souvenir, la tête de ma vieille amie branlait plus fort à chacun de mes voyages, ses pauvres mains devenaient plus maigres de jour en jour, et elle pouvait à peine quitter le lit ; elle voyait à peine, mais elle me reconnaissait au son de ma voix.

Elle m’appelait.

— Mon fieu, me disait-elle, je vais m’en aller bientôt ; donne tes joues que je te baise, et que le bon Dieu te bénisse !

Et je pleurais comme si j’allais perdre une mère.

Puis, après, lorsque je revins — la place était vide. — Le grand fauteuil, toujours à sa même place au coin de la cheminée, était occupé par le chat qui faisait ronron, et les volets de la grande chambre en haut étaient fermés.

Ma bonne Manette n’était plus là.

— Elle a parlé de vous, me dit-on, et a bien recommandé de vous garder la chambre rouge et de vous bien soigner. « J’aurais bien voulu voir son petit premier », répétait-elle toujours.

Elle avait appris mon mariage, et, avec son dévouement, ma vieille amie déplorait de ne pouvoir déverser sur mon enfant toute l’affection qu’elle avait donnée, sans pouvoir l’user, à ma bonne mère et à moi.

Sainte femme, douce et sublime figure d’amitié, d’abnégation et de dévouement, je redeviens meilleur en pensant à la simplicité de ta vie. Tu m’as rendu douce l’enfance, tu m’as fait aimer la campagne, tu as poétisé pour moi la vie des champs !

Et c’est bien le moins qu’en échange de tout cela, je donne une heure à ton souvenir et que je salue, au passage, ton ombre qui glisse devant moi.

Si vous revoyez dans vos rêveries, comme moi l’autre jour, une bonne et douce figure campagnarde, saluez-la aussi, comme je viens de le faire. Vous ne saurez assez payer ses gâteries.

Un bon souvenir comme celui-là, est la véritable reconnaissance du cœur.