En quoi l’homme de génie diffère-t-il de l’apôtre ?

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Notice sur la vie et les œuvres de Kierkegaard[modifier]

NOTICE
SUR LA VIE ET LES ŒUVRES DE
S. A. KIERKEGAARD


PAR
H. P. KOFOED-HANSEN,
PRÉVÔT DE DIOCÈSE.



L’auteur dont nous offrons aujourd’hui les œuvres au public français sous forme de traduction du danois, est sans contredit un des plus remarquables parmi les écrivains religieux et philosophes du siècle présent. Par malheur il rédigeait ses écrits en danois, langue peu étudiée hors du Danemark ; sans cela il serait déjà lu et admiré partout en Europe. La renommée de S. A. Kierkegaard va pourtant toujours en grandissant. Pendant ces dernières dizaines d’années plusieurs de ses écrits ont été traduits en suédois, en allemand et, à ce que je sache, aussi en hollandais. Et il n’y a pas à en douter, à mesure que ses écrits seront lus à l’étranger, on en reconnaîtra de plus en plus la valeur et l’importance.

À l’usage des personnes disposées à suivre l’exemple de quelques Allemands qui ont étudié le danois afin d’être en état de lire le texte original des œuvres de S. A. Kierkegaard, nous allons tracer un aperçu rapide sur la tendance et le mode de développement de ses compositions. Écoutons d’abord l’auteur dans un post-scriptum à des exhortations publiées en 1851 :

»Un écrivain, dont l’activité est graduelle et progressive, et qui a débuté par »l’Un ou l’Autre,« cherche au pied de l’autel le lieu de son repos définitif. Plus que personne l’auteur a la conscience de ses défauts et de ses péchés. Il n’aspire point au nom d’apôtre. Poète et philosophe, — d’une façon particulière, — il est »sans autorité« et ne vous apporte rien de nouveau. Il ne prétend qu’à relire encore une fois le vieux livre primitif qui traite des rapports individuels des existences humaines et, si cela est encore possible, saisir d’une manière plus intime l’esprit de la tradition que nous ont transmise nos pères.« 

Kierkegaard préluda par une dissertation sur un traité assez volumineux : »De l’ironie, par rapport à Socrate.« Puis en 1843 il débuta par l’œuvre ci-dessus mentionnée : »l’Un ou l’Autre,« en deux volumes. Philosophe et poète, l’auteur expose l’idée de la vie, esthétique et éthique, comme un point d’appui essentiel dans les troubles d’esprit et les conflits spirituels de la société.

Il publia ensuite plusieurs écrits moins volumineux parmi lesquels nous signalons à l’attention le traité : «Heures d’angoisse,« où l’auteur se réfère à Abraham et surtout à l’holocauste d’Isaac afin de nous exposer l’essence de la foi et l’importance de celle-ci quant aux rapports de l’homme avec Dieu.

Presque de front avec ce livre il fit paraître : »Fragments philosophiques,« une de ses plus vives sorties contre la philosophie d’alors, surtout celle de Hegel. Aux »Fragments philosophiques« succéda une œuvre complémentaire plus volumineuse : »Post-scriptum peu scientifique et final.« Le titre indique que les volumes publiés forment le premier stade dans sa carrière d’auteur. Ces deux derniers ouvrages parurent sous le pseudonyme : Jean Climacus. Les écrits antérieurs étaient de même pseudonymes. Dans le titre des deux derniers ouvrages il déclare en être l’éditeur. Il indique par là qu’il s’est personnifié plus directement dans ces écrits ou, pour mieux dire, que le contenu en était en rapport plus intime avec sa philosophie sur la vie. Ils forment la transition à ce qu’il se proposait comme but principal, savoir : d’exposer le christianisme et la foi chrétienne dans leurs rapports avec la science et la société. Il réalisa ce problème par deux ouvrages d’Anticlimacus : »Malade à la mort« et »Le christianisme mis en pratique«, dont il se déclara aussi l’éditeur. Outre ces ouvrages parurent encore de nombreuses exhortations, intitulées : »Exhortations chrétiennes,« — »Exhortations diverses,« — »Les œuvres de l’amour chrétien.« Par ces écrits il explique et interprète les paroles de la Sainte Écriture, démontre leur importance pour l’âme par rapport à Dieu et l’éternité, et nous apprend à en faire l’application.

Toute la société littéraire d’alors était prise de vertige philosophique ; partout on prétendait que, pour bien saisir ce que c’est que la vie par rapport au monde transcendant et éternel, on ne saurait s’arrêter au christianisme dans sa forme primitive. On devrait d’abord élever la doctrine à une sphère plus idéale, débarrasser de leur forme trop épaisse les idées qui font la substance de cette doctrine et les élaborer par l’intelligence. Par les ouvrages cités plus haut ainsi que par plusieurs écrits analogues, S. Kierkegaard combattit ces idées et les efforts qu’on faisait pour les réaliser. Prenant pour point de vue la science, il établit l’incontestabilité de la foi, et affranchit le christianisme de la spéculation.

La perspicacité de son esprit critique lui fit pourtant reconnaître que, même là où le christianisme paraissait le mieux établi, la communauté de l’Église actuelle, le culte, et l’état des âmes étaient peu conformes à l’esprit chrétien tel que l’expose le Nouveau Testament.

Par ses réclamations il espérait que persuadés, les supérieurs de l’Église et surtout l’évêque principal se prononceraient. Kierkegaard eût alors consacré toute sa productivité littéraire à défendre l’état actuel, pourvu qu’on reconnût combien on s’était écarté de l’idéal, et qu’on fît de sérieux efforts pour y atteindre.

Ses espérances furent déçues. Il ne trouva aucun appui, ni auprès du clergé, ni auprès de l’évêque. Celui-ci vint à mourir et son successeur, étant un jour en chaire, fit mention du décédé comme d’un »véritable apôtre, nouvel anneau ajouté à la sainte chaîne des martyrs, qui remonte jusqu’aux temps des apôtres«. S. Kierkegaard riposta au nom du christianisme, par un article très vif dans un journal réputé. Il faisait valoir que la position et la manière de vivre des pasteurs de l’Église les rendaient peu dignes du nom d’apôtre.

Ses protestations ne trouvèrent aucun écho auprès du clergé qui se refusa à reconnaître, combien les réclamations de Kierkegaard étaient fondées. Dans une suite de pamphlets intitulés : »L’état actuel,« Kierkegaard s’attaqua alors impitoyablement et sans trêve à ce qui, selon son dire, était »le christianisme officiel.« Il accusait le clergé protestant, et surtout les pasteurs en Danemark »de tourner la chose en plaisanterie.« Le clergé pourtant n’accepta point le défi.

Muni de toutes les armes de l’ironie il continua néanmoins cette polémique acharnée pendant toute une année : la mort l’arrêta en novembre 1855.

Nous terminons cet exposé en citant les paroles d’un auteur catholique, relatives à S. A. Kierkegaard : »En lisant ses sermons foudroyants, on dit : un saint n’eût point parlé avec cette morgue et la logique impitoyable d’un cœur dur, et puis vous ajoutez : il a failli être un saint.




En quoi l’homme de génie diffère-t-il de l’apôtre ?[modifier]


EN QUOI L’HOMME DE GÉNIE
DIFFÈRE-T-IL DE L’APÔTRE ?



Comment l’exégèse et la spéculation erronée sont-elles parvenues à embrouiller l’idée chrétienne ?

La réponse catégorique est celle-ci : »Elles ont tout simplement fait reculer le paradoxe de la foi chrétienne dans la catégorie de l’esthétique, de sorte que tout terme chrétien qui, en restant dans sa sphère est essentiellement catégorique, en est à présent réduit à servir d’armes au bel esprit.«

Mais, si vous abolissez le paradoxe religieux ou que vous le rameniez à la sphère de l’esthétique, l’apôtre ne sera qu’un homme de génie et, — c’en est fait du christianisme.

Or, la science erronée a jeté la perturbation dans le christianisme ; de là l’erreur s’est glissée dans l’élocution religieuse, et souvent vous entendez le prédicateur compromettre — bona fide — le christianisme en appelant votre attention sur l’esprit méditatif de Saint-Paul, sur ses belles métaphores, et ainsi de suite. Rien que de l’esthétique. Saint-Paul s’adapte très peu au titre d’homme de génie. Il n’y a que l’ignorance d’un prêtre incapable de discerner, qui s’avise de vanter l’apôtre en termes esthétiques. En prodiguant des louanges à l’apôtre, peu importe sur quoi, elle pense toujours bien faire. La simplicité d’un tel prédicateur tient à ce qu’il n’a point appris à penser rationnellement, sans cela il aurait su qu’en prodiguant des louanges imméritées ou en relevant des qualités non essentielles, il fait oublier à son auditoire ce que vaut réellement l’apôtre.

Sans hésiter, ce phraseur niais appelle l’attention sur le style de Saint-Paul ou sur l’ouvrage manuel dont s’occupait l’apôtre. Il fera valoir qu’aucun faiseur de tentes n’ait jamais atteint à la perfection avec laquelle s’acquittait Saint-Paul.

Pour ce qui est du génie, Saint-Paul n’est point l’égal de Platon, ni de Shakspeare ; il occupe une place très inférieure parmi les auteurs des jolies métaphores ; son style lui assigne une modeste place, — et quant au faiseur de tentes je ne saurais préciser à quel degré de perfection l’artisan est parvenu à s’élever.

Je demande pardon au lecteur de cette plaisanterie ; on ne se débarrasse du sérieux d’un niais qu’en riant à ses dépens.

Reprenons notre sérieux : Platon, Shakspeare et les faiseurs de tentes n’ont rien de commun avec l’apôtre Saint-Paul.

L’homme de génie et l’apôtre diffèrent qualitativement. Ce sont des notions qui appartiennent chacune à sa sphère qualitative : l’Immanence et la Transcendance.

1. Or, l’homme de génie nous enseigne peut-être du nouveau, mais sa doctrine s’évanouit, n’ayant pour soutien que l’humanité qui se l’est assimilée. La notion de »génie« disparaît de même devant l’idée de l’éternité.

L’apôtre nous enseigne, lui aussi, du nouveau, mais c’est quelque chose de permanent, car c’est le paradoxe et non pas une anticipation relative au procédé du développement de l’esprit humain.

Aussi l’apôtre différera-t-il à jamais des autres hommes de toute la distance que peut faire naître un paradoxe.

2. Ce qu’un homme de génie est il l’est par lui-même : par ce qu’il est en lui ; l’apôtre tient tout de par son autorité divine.

3. La téléologie de l’homme de génie n’est qu’immanente, tandis que celle de l’apôtre est absolue et paradoxale.

I. La méditation est essentiellement immanente tandis que le paradoxe et la foi forment à eux une sphère qualitative. Au point de vue de l’immanence, toute différence dans les relations de l’homme à l’homme en tant qu’homme n’est qu’un élément devant la méditation vraie et éternelle. Valide momentanément, — sa validité se réduit pourtant à rien devant l’identité éternelle. Le génie — comme l’indique le mot (ingenium), l’inné, (prunus), la primitivité, l’originalité (origo), c’est l’immédiateté, le don de la nature. On est homme de génie dès la naissance. Bien avant qu’il soit possible de juger si l’homme de génie va ou ne va point consacrer à Dieu ses moyens remarquables, il est homme de génie et restera tel quand même il ne se réfère point à Dieu. L’homme de génie va peut-être se métamorphoser et parvenir à avoir la conscience de lui-même. Le mot de paradoxe appliqué à la nouvelle idée que propage alors l’homme de génie, n’indique qu’un état transitoire, l’anticipation qui a passé en paradoxe pour s’évanouir ensuite. L’homme de génie devance de plus d’un siècle, peut-être, ses contemporains, et ceux-ci finissent par adhérer au paradoxe qui, par conséquent, ne leur paraît plus tel.

Quant à l’apôtre il en est tout autrement, le mot même nous le dit. On n’est point apôtre dès la naissance. L’apôtre est l’envoyé de Dieu. Durant toute sa vie sa vocation est pourtant un fait paradoxal et par conséquent sans identité avec sa personnalité. L’Homme aura atteint l’âge mur bien avant qu’il ait conscience de sa vocation comme envoyé de Dieu. Il n’en a pour cela ni plus d’esprit ni plus de sagacité, etc. ; — il reste tel qu’il est, à cela près que, par le fait paradoxal il est maintenant l’envoyé de Dieu, et en vertu du paradoxe par conséquent différent de tous les autres hommes. La nouvelle doctrine prêchée par lui, est essentiellement paradoxale tant qu’elle est proclamée dans le monde ; nulle immanence ne pourra l’assimiler. Il n’en est point de l’apôtre comme de l’homme de talent qui a pris les devants sur ses contemporains. L’apôtre est peut-être regardé comme un homme simple qu’un fait paradoxal appelle à proclamer la nouvelle doctrine. Que la spéculation pense pouvoir assimiler celle-ci : elle ne vient jamais à bout d’assimiler la manière dont la doctrine se manifesta, le paradoxe, à proprement parler, étant précisément la protestation contre l’immanence. La manière dont la doctrine se manifesta est pourtant le point essentiel qualificatif par excellence, ce à quoi il faut faire attention à moins qu’on ne soit ou un imposteur ou un imbécile.

II. Esthétiquement, on apprécie l’homme de génie rien que par sa valeur intrinsèque, tandis que l’apôtre tient toute sa valeur de l’autorité divine qui lui a été transférée. Ici le point essentiel qualificatif c’est l’autorité divine.

En analysant esthétiquement ou philosophiquement la substance de la doctrine je ne déduis point et ne dois pas déduire : ergo, l’homme qui prêche cette doctrine, a été élu par une révélation, donc il est un apôtre. Par contre il faut dire : L’élu à qui la doctrine a été confiée par une révélation, tire ses arguments précisément de l’autorité que lui transmet cette révélation. Il ne me faut point écouter Saint-Paul à cause de son esprit, mais je dois lui obéir parce qu’il est l’élu de Dieu. À Saint-Paul de faire valoir son autorité divine, que son auditoire la respecte ou non. Saint-Paul est un nigaud s’il s’en rapporte à son esprit et qu’il entame une discussion purement esthétique ou philosophique sur l’essence de la doctrine. Il faut qu’il fasse valoir uniquement son autorité divine par laquelle il empêche la philosophie et l’esthétique d’attaquer insolemment la substance et la forme de la doctrine. Saint-Paul ne va point par de jolies métaphores appeler l’attention sur lui et ce qu’il enseigne. Il dira plutôt : »Peu importe que la métaphore soit belle ou commune et surannée. Il te faut seulement bien retenir ceci : Ce que j’avance m’a été confié par une révélation. C’est Dieu ou le Seigneur Jésus-Christ qui te parle, et tu n’auras point l’audace de critiquer la forme de sa révélation. Je ne puis, et je n’ose point te contraindre à l’obéissance, mais, me servant des liens par lesquels ta conscience te rattache à ton Dieu, je te rends responsable à tout jamais de la manière dont tu envisages la doctrine que j’ai prêchée d’autorité divine, parce qu’elle m’a été révélée.«

L’autorité est le point essentiel qualificatif. Vous sentez bien que, rien que dans les relations de la vie de l’homme ici-bas, il y a déjà entre une ordonnance de par le Roi et les paroles du poète ou du philosophe une grande différence — quand même celle-ci disparaît devant l’immanence. L’ordonnance de par le Roi commande avec autorité et prévient par conséquent toute insolence de la part de la critique ou de l’esthétique. En ce sens l’autorité du poète ou du philosophe est nulle. Leur proposition n’est jugée que selon son rapport à l’esthétique et la philosophie qui en apprécient la substance et la forme. La perturbation jetée dans les idées chrétiennes provient de ce que d’abord on a failli révoquer en doute l’existence de Dieu, et qu’ensuite on s’est rebellé contre toute autorité qu’on est venu à bout d’oublier ainsi que sa dialectique. Le Roi existe ; on peut s’en convaincre par les sens. Il pourra au besoin nous donner une preuve palpable de son existence. Mais il n’en est point littéralement ainsi pour ce qui concerne Dieu. Le doute en a tiré parti en traitant Dieu de pair avec tous ceux qui n’ont point d’autorité tels que les hommes de génie, les philosophes et les poètes, dont on n’estime les paroles que par leur portée esthétique ou philosophique. Le poète parle-t-il bien — le voilà un génie ; et vient-il à trouver une expression tout à fait heureuse — c’est Dieu qui parle !!!

Or, de cette façon on écarte Dieu ; il est nul. Appelle-t-il l’homme par une révélation et l’envoie, muni d’autorité divine, aux autres hommes, ceux-ci lui demandent : Qui t’a envoyé ? Et lui de répondre : Dieu. Pourtant Dieu ne lui vient point en aide comme le pourra un roi en le faisant escorter par des soldats ou des officiers de police, ou en lui remettant une bague, ou sa signature royale qui est connue de tout le monde. Bref, Dieu n’oblige point les hommes en leur démontrant par des preuves palpables la validité de l’apôtre. Le miracle n’offre aucune garantie matérielle, vu qu’il s’impose à notre foi. Et puis c’est du non-sens que de demander une garantie matérielle de la validité de l’apôtre (élément paradoxal d’un rapport spirituel) ou de l’existence de Dieu qui est esprit. Donc, l’apôtre prétend être l’envoyé de Dieu. On lui répond : À la bonne heure ! Nous allons examiner la substance de ta doctrine. Que celle-ci soit vraiment divine nous l’adopterons et croirons à la révélation : — On donne ainsi le change et à Dieu et à l’apôtre. Au lieu que l’autorité divine de ce dernier allait préserver la doctrine de tout examen insolent, on en critique la substance et la forme afin de savoir si elle provient d’une révélation. Et, en attendant que, au premier étage, les savants délibèrent sur le problème, Dieu et l’apôtre vont faire antichambre dans la loge du portier. Au lieu que, par son autorité divine l’élu de Dieu met à la porte tous les insolents qui raisonnent au lieu d’obéir, les hommes en font un candidat qui, l’examen passé, va colporter une nouvelle doctrine.

Qu’entendez-vous par autorité ? Provient-elle de la supériorité de la doctrine ou des idées sublimes qu’elle nous révèle ? — En aucune façon ! Nulle est l’autorité qui se sert d’un réduplicatif pour indiquer que la doctrine est sublime, vu qu’il n’y a plus de différence entre le maître et l’élève, pourvu que celui-ci pénètre bien à fond la doctrine et se l’approprie en entier. Mais pour avoir pénétré bien à fond la doctrine il ne s’ensuit point qu’on en ait acquis l’autorité, qui constitue un titre, une qualification émanant d’une autre source. Voilà pourquoi elle se fait valoir qualitativement dès que la substance de la parole ou de l’action est traitée par les esthétiques comme chose indifférente.

Je vais citer un exemple bien simple : Que deux hommes dont l’un est le dépositaire de l’autorité, disent à un autre homme : Allez ! il y a identité quant à la forme et la substance, et le dire de l’un vaut autant que celui de l’autre par rapport à l’esthétique, mais nullement par rapport à l’autorité. Celle-ci est nulle dès qu’elle n’est point le το ἕτερον et qu’elle n’indique rien qu’une exaltation de l’identité. Le maître pénétré du sentiment d’avoir tout sacrifié pour la doctrine prêchée par lui, agira avec fermeté ; l’autorité ne lui vient pourtant point de la conscience d’avoir fait son possible. Sa vie ne nous prouve point l’excellence de la doctrine, car elle n’en est qu’une simple réduplication. En réglant sa vie sur la doctrine il ne démontre point que celle-ci est excellente mais simplement qu’elle lui paraît telle, tandis qu’un officier de police, qu’il soit un fourbe ou un honnête homme, a toujours de l’autorité dès qu’il entre en fonction.

Pour mieux définir la notion de l’autorité si importante dans la sphère paradoxale-religieuse, je poursuis la dialectique sur l’autorité. La sphère de l’immanence n’admet point l’autorité ou l’admet tout au plus comme un élément transitoire qui s’évanouit déjà dans la finité qui, à son tour, va s’évanouir avec toutes ses différences. Devant la spéculation tous les rapports de l’homme à l’homme en tant qu’homme, sont basés sur la différence quant à l’identité immanente, c’est-à-dire sur une conformité essentielle. Une qualité spécifique ne saurait faire inférer qu’un homme diffère de tous les autres hommes. (Ce serait mettre fin à toute spéculation comme cela arrive tout naturellement dans la sphère du paradoxe religieux et de la foi). Devant la spéculation toute différence entre l’homme et l’homme en tant qu’homme s’évanouit comme un élément de la totalité et la qualité de l’identité. Dans les relations politiques, sociales, domestiques ou disciplinaires il me faut respecter la différence (l’autorité) et lui obéir ; la religion m’édifie par la promesse que dans l’éternité les différences seront nulles, celles qui m’humilient ainsi que celles qui m’exaltent. Sujet de mon roi je dois lui obéir et l’honorer ; il m’est pourtant permis de m’édifier religieusement par la pensée que le ciel est ma véritable patrie et, si par hasard j’y rencontre feu sa Majesté, je ne suis en aucune façon tenu à la sujétion.

Or, tel est le rapport de l’homme à l’homme en tant qu’homme. Mais entre Dieu et l’homme il y a une différence éternelle et essentiellement qualificative qu’on ne saurait escamoter qu’au moyen d’une spéculation audacieuse et blasphématoire, et la voici :

Dieu et l’homme diffèrent tant que dure l’élément transitoire de la vie terrestre. De son vivant l’homme doit obéir à Dieu et l’adorer, tandis que dans l’éternité la différence est convertie en une ressemblance fondamentale qui fait l’homme l’égal de Dieu ainsi que le sont la feue Majesté et son valet de chambre.

Or, il existe et existera éternellement une différence essentiellement qualificative entre Dieu et l’homme. Le rapport paradoxal-religieux (qu’on ne saisit que par la foi mais point par la spéculation) naît de ce que Dieu confie à un homme l’autorité divine par rapport, bien entendu, à la mission dont il est chargé. L’homme ainsi élu devient étranger à la proportion : l’homme à l’homme en tant qu’homme. Il n’y a aucune différence de quantité (homme de génie, homme d’esprit etc.) entre lui et les autres hommes. Il s’y rapporte paradoxalement, ayant une qualité spécifique dont l’immanence ne saurait jamais reproduire l’identité éternelle, cette qualité étant essentiellement paradoxale et contraire à la spéculation (à laquelle elle succède au lieu de la précéder). Supposons qu’un homme ait conçu par lui-même la doctrine que nous apporte de par une ordonnance divine l’envoyé de Dieu, ces deux hommes resteront pourtant à jamais dissemblables, l’envoyé de Dieu se distinguant de tous les autres hommes par sa qualité spécifiquement paradoxale (l’autorité divine) ainsi que de l’identité essentielle qui est la notion constitutive et immanente sur laquelle sont basées toutes les différences entre les hommes. La notion d’Apôtre appartient à la sphère transcendante du paradoxe religieux, et se manifeste par conséquent d’une manière qui diffère qualitativement de la relation entre l’apôtre et les autres hommes, savoir : ils se rapportent à lui par la foi tandis que la spéculation est toujours dévolue à l’immanence. Pourtant la foi est tout aussi peu un élément transitoire que ne le serait la qualification paradoxale de l’apôtre.

Or, pour ce qui est de l’autorité dans les rapports de l’homme à l’homme en tant qu’homme, la spéculation n’admet aucune différence durable ou permanente, l’autorité, n’étant qu’un élément transitoire.

Pourtant l’éternité abolit toutes les autorités ici-bas ; mais, en est-il de même quant à la sphère transcendante ? Citons un exemple bien simple et cependant très éclatant : Le Christ dit : »Il y a une vie éternelle«, et puis une autre personne répète les mêmes paroles. Les deux énonciations se valent esthétiquement quant à la déduction, le développement, l’esprit méditatif et l’abondance de pensées ; toutefois elles diffèrent qualitativement. Le Christ, l’homme Dieu, possède la qualité d’autorité spécifique que l’éternité ne saurait assimiler, de même qu’elle ne saurait rabaisser le Seigneur au niveau de l’égalité essentiellement humaine. C’est pourquoi le Christ enseignait avec autorité, et il n’y a que le blasphémateur qui demande si le Christ est un esprit méditatif. De cette manière on écarte (à dessein ou involontairement) le Christ en révoquant en doute son autorité. Le censurant avec un sans-gêne impertinent, et Le traitant en écolier à qui on fait réciter sa leçon, tandis que c’est à Lui qu’a été conféré tout pouvoir aux cieux et sur la terre.

De nos jours très peu de dissertations religieuses sont tout à fait correctes quant à ce point. Même les meilleures d’entre elles se mêlent un peu de ce qu’on serait sensé d’appeler une révolte — (inconsciente ou préméditée) — en défendant l’idée chrétienne et la soutenant avec la plus grande énergie mais malheureusement on ne la classe pas dans des catégories régulières. Citons un exemple, le premier venu. Un prédicateur[1] disserte sur le texte de Jean VIII — 47—41 : »Celui qui est de Dieu écoute les paroles de Dieu« — et »Si quelqu’un garde ma parole il ne mourra jamais ;« et l’orateur de continuer : »Les paroles du Seigneur nous fournissent la solution de trois grandes énigmes auxquelles de tout temps les hommes se sont rompu la tête pour en trouver le mot.« Nous y voilà. Les »trois grandes énigmes qui ont fait rompre la tête aux hommes« nous ramènent aussitôt à la spéculation et l’esprit méditatif. Pourtant comment prétendre qu’une simple affirmation apodictique soit l’effet de la méditation ? L’affirmation apodictique tient toute sa valeur de celui qui l’a énoncée ; elle ne demande point qu’on cherche à l’approfondir ; il faut simplement la croire. Comment l’homme pourrait-il prétendre avoir trouvé par la méditation une simple affirmation qui est le mot de l’énigme ? Il s’agit de savoir : Y a-t-il une vie éternelle ? — On nous répond : »Assurément.« — L’esprit méditatif n’est pour rien dans cette réponse. Celle-ci ne provient-elle point du Seigneur, ou que le Christ ne soit pas ce qu’il prétend être, il faut toujours que l’esprit méditatif y soit, si toutefois l’affirmation est le fruit de la méditation. Supposons que Mr. X. vienne nous affirmer qu’il y a une vie éternelle. Cette simple affirmation n’induira personne à appeler Mr. X. un esprit méditatif. Or, le point essentiel n’est pas l’affirmation, mais bien le fait que c’est le Seigneur qui l’a énoncée. On confond les idées en se servant de la méditation comme d’un appât pour attirer les hommes à la foi. Le prédicateur qui s’exprime correctement, dira : »Nous en avons la parole du Seigneur : il y a une vie éternelle. Cela doit nous suffire, car le Seigneur a parlé, non en esprit philosophique mais de par son autorité divine.« — Passons outre et supposons que, sur la parole du Seigneur un homme croie à la vie éternelle. La foi le dispense alors »de se creuser le cerveau« par des méditations. Supposons ensuite qu’un autre homme veuille méditer sérieusement sur la question de la vie éternelle. Ne pourra-t-il pas avec raison se refuser à accepter la simple affirmation comme une réponse provenant de la méditation ? Ce que Platon nous dit sur la vie éternelle, provient d’une méditation profonde et sérieuse ; voilà précisément pourquoi le pauvre Platon est dépourvu d’autorité.

Voici pourtant l’état de l’affaire : le doute et l’incrédulité, dont se nourrit la vanité de certains chrétiens, ont amené les hommes à ne point vouloir obéir à l’autorité. À leur insu, peut-être, l’idée de la révolte s’empare de l’esprit même des gens de bien, et les voilà lancés dans le maniéré — qui, à vrai dire, est une perfidie — prêchant du sublime, du merveilleux qu’on entrevoit etc. — De nos jours il faut qualifier d’affectation l’élocution religieuse. Je ne fais point ici allusion à l’emploi d’expressions onctueuses ni aux gestes, trop pittoresques peut-être. Tout cela est moins important, quoiqu’il soit toujours désirable qu’on s’en abstienne. Ce qu’on peut critiquer c’est alors que la suite des idées de la dissertation religieuse soit affectée, le prédicateur insistant sur des arguments sans valeur et exhortant à la foi par des raisons incapables d’être l’objet de la foi. Nous qualifierons d’affecté le fils qui dirait : »J’honore mon père, non pas à cause de ce qu’il est mon père, mais parce qu’il est un homme de génie, ou, que ses commandements soient ceux d’un homme d’esprit.« Le fils se base à tort sur un élément tout à fait étranger au commandement. Il obéit en vertu de l’esprit philosophique du père, tandis que l’obéissance est déjà sapée à sa base par la critique relative à l’esprit philosophique du commandement. C’est encore de l’affectation que de répéter à satiété qu’il faut embrasser la foi chrétienne à cause de l’esprit philosophique de la doctrine. La spéculation moderne est atteinte d’affectation pour avoir supprimé d’une part l’obéissance et de l’autre l’autorité tandis qu’elle prétend toujours à être orthodoxe. Après avoir cité la parole du Seigneur, le prédicateur qui s’énonce correctement, ajoutera : »Nous tenons cette parole de Celui à qui, selon son dire, tout pouvoir aux cieux et sur la terre a été conféré. Examine bien, mon cher auditeur, si tu veux obéir à cette autorité, embrasser la parole et y croire. Mais pour l’amour de Dieu, ne vas point embrasser la parole parce qu’elle est spirituelle et merveilleusement belle, car c’est le fait d’un impie, de vouloir critiquer Dieu.« Or, dès qu’on fait valoir l’élément de l’autorité spécifiquement paradoxale, toutes les proportions ont dérogé qualitativement ; embrasser la foi chrétienne serait alors un crime audacieux.

Comment l’apôtre va-t-il maintenant nous prouver qu’il ait cette autorité ? Fournir une preuve matérielle n’est point d’un apôtre ; il n’a pas d’autre preuve que sa parole. Il faut que cela soit ainsi, sinon le rapport du croyant avec lui est direct, mais non pas paradoxal. Dans le rapport transitoire de l’homme à l’homme en tant qu’homme on reconnaît presque toujours l’autorité à son pouvoir temporel. L’apôtre n’a point d’autre preuve que sa parole et, tout au plus l’empressement avec lequel il souffre joyeusement à cause de cette parole. Il dira simplement : »Je suis l’envoyé de Dieu ; agissez avec moi selon votre guise ; quand même vous devriez me persécuter et me passer par les verges, je n’ai qu’une parole qui est celle-ci : »Je suis l’envoyé de Dieu, et vous serez à tout jamais responsables de la façon dont vous agissez avec moi.« Supposons qu’en effet l’apôtre fût muni de pouvoir temporel, qu’il exerçât une grande influence et eût des relations puissantes de manière à pouvoir l’emporter sur les opinions et les décisions des hommes, — s’il fait valoir son autorité ce sera au détriment de sa cause ; car il rend alors ses efforts identiques à ceux des autres hommes, tandis que l’apôtre tient toute son importance de son hétérogénité paradoxale, son autorité divine ne souffrant aucune altération quand même, selon le mot de Saint-Paul, les hommes ne l’estiment guère plus que la fange qu’ils foulent sous leurs pieds.

III. L’homme de génie n’a qu’une téléologie immanente : celle de l’apôtre est paradoxale.

C’est bien de l’apôtre plus que tout autre homme qu’on peut dire qu’il a une téléologie absolue. La doctrine n’est point un problème à résoudre ; elle ne lui fut point communiquée pour lui personnellement, mais pour qu’il la divulguât avec autorité. Le facteur qui vous apporte une lettre, en ignore le contenu, il n’a qu’à vous la porter. L’ambassadeur envoyé à une cour étrangère, n’est point responsable du contenu de la dépêche, il n’a qu’à la livrer fidèlement ; de même l’apôtre n’a qu’à vaquer à sa charge. L’apôtre ne fut-il jamais persécuté, il fait pourtant l’immolation de sa vie »en restant pauvre tandis qu’il enrichit les autres.« Il en est de lui, au figuré, comme de la bonne ménagère qui assouvit à peine sa faim pour faire la cuisine à toutes ces bouches affamées. Dût-il vivre longtemps, sa vie se passera toujours de même, les nouveaux auditeurs étant là, à qui il doit prêcher la doctrine. Bien qu’une révélation soit un fait paradoxal dépassant l’intelligence humaine, on conçoit pourtant qu’un homme soit appelé par une révélation à divulguer la parole du Seigneur, et que l’envoyé de Dieu agisse et souffre sans trêve et jusqu’à la fin de sa vie. Mais qu’un homme soit appelé par une révélation à ne produire que des œuvres littéraires, à faire l’homme d’esprit par moment et puis devenir l’éditeur de ces doutes d’un bel-esprit, cela touche de bien près au blasphème.

Pour l’homme de génie il en est tout autrement. Le génie n’a qu’une téléologie immanente, il se développe par lui-même, le développement du soi se manifestant par son activité. Le génie aura alors sa valeur, et sera peut-être d’une haute portée, toutefois sans se poser téléologiquement par rapport à l’humanité. L’homme de génie vit en lui-même ; il peut vivre ainsi en humoriste content de lui même, sans trop présumer de soi, pourvu qu’il travaille sérieusement à se former l’esprit selon les inspirations de son génie. Ne dites point que le génie reste alors inactif ; il achève peut-être en lui plus de besogne que ne le feraient dix hommes d’affaires, sans pourtant qu’aucune de ses opérations ait son τέλος en dehors du génie. Voilà pourquoi le génie est à la fois humain et orgueilleux. Humain, en ce qu’il ne se rapporte téléologiquement à aucun autre homme, ne présumant point qu’on ait besoin de lui ; orgueilleux, en ce qu’il se rapporte immanemment à lui-même. Le modeste rossignol n’exige point qu’on l’écoute ; il a pourtant assez d’orgueil pour ignorer si on l’écoute ou non. La dialectique du génie est une pierre d’achoppement, de nos jours surtout, où la foule, le public, ou un être abstrait analogue, tendent à tout bouleverser. Un très-honoré public, la foule autoritaire demandent que l’homme de génie mette en évidence qu’il existe pour eux ; ils n’envisagent la dialectique du génie que d’un seul point de vue ; se heurtant à la fierté, ils n’en voient point l’humilité ni la modestie. De même le très-honoré public et la foule autoritaire se scandaliseront de l’existence de l’apôtre. Bien que la mission de celui-ci soit exclusivement à l’intention des autres hommes, ce n’est pourtant ni la foule, ni les hommes ou le très-honoré public, pas même le très-honoré et très-éclairé public, qui est son maître ou ses maîtres. — Son maître c’est — Dieu, et de par son autorité divine l’apôtre commande et à la foule et au public. Le contentement de soi, humoristique, de l’homme de génie provient de la modestie résignée et la conscience de se savoir supérieur à tous les autres hommes, étant à la fois un objet de luxe et un ornement précieux. L’homme de génie artiste, produit son chef-d’œuvre, sans que pourtant ni lui ni son œuvre n’aient leur τέλος en dehors d’eux-mêmes. Ou bien, s’il est auteur, il supprime tout rapport téléologique avec ses entours et se pose en humoriste comme poète lyrique. À coup sûr, le lyrique n’a point de τέλος en dehors de lui, et, que le poète écrive une page ou des volumes de poésies lyriques, peu importe pour la tendance de ses efforts. Le poète lyrique ne se soucie que de son œuvre ; en la créant il se réjouit bien que l’enfantement soit souvent douloureux et laborieux. Mais il ne se rapporte point aux autres hommes ; il n’écrit point pour les instruire, ni pour les aider, ni pour faire réussir ses idées ; bref, il n’a point de τέλος ; et il en est de même de tous les hommes de génie. Le τέλος de l’apôtre est le paradoxe absolu.



Note[modifier]

  1. Joh. M. Sailer : Religiøse Schriften, Stuttgartt 1840, Pag. 34—35.