En ribouldinguant/Polytypie

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En ribouldinguantOllendorf (p. 43-45).

Polytypie


Je le connus dans une vague brasserie du quartier Latin.

Il s’installa près de la table où je me trouvais, et commanda six tasses de café.

— Tiens, pensai-je, voilà un monsieur qui attend cinq personnes.

Erronée déduction, car ce fut lui qui dégusta les six moka, l’un après l’autre, bien entendu, car aurait-il pu les boire tous ensemble, ou même simultanément ?

S’apercevant de ma légère stupeur il se tourna vers moi, et d’une voix nonchalante, qui laissait traîner les mots comme des savates, il me dit :

— Moi… je suis un type dans le genre de Balzac… je bois énormément de café.

Un tel début n’était point fait pour me déplaire. Je me rapprochai.

Il demanda de quoi écrire.

Les premières phrases qu’il écrivit, il en froissa le papier et le déjeta sous la table.

Ainsi fut de pas mal de suivantes. Les brouillons de lettres jonchaient le sol.

De la même voix nonchalante, il me dit :

— Moi… je suis un type dans le genre de Flaubert… je suis excessivement difficile pour mon style.

Et nous nous connûmes davantage.

Comme une confidence en vaut une autre, je lui avouai que j’étais né à Honfleur. Une moue lui vint :

— Moi… je suis un type dans le genre de Charlemagne… je n’aime pas beaucoup les Normands.

Le malentendu s’éclaircit, et je sus d’où il était :

— Moi… je suis un type dans le genre de Puvis de Chavannes… je suis né à Lyon.

Son père, un boucher des Brotteaux, avait tenu à ce qu’il débutât dans la partie :

— Moi… je suis un type dans le genre de Shakespeare… j’ai été garçon boucher.

De la bonne amie qu’il détenait, voici comment j’appris le nom :

— Moi… je suis un type dans le genre de Napoléon Ier… ma femme s’appelle Joséphine.

La susdite le trompa avec un Anglais. Il n’en ressentit qu’une dérisoire angoisse.

— Moi… je suis un type dans le genre de Molière… je suis cocu.

Joséphine et lui, d’ailleurs, n’étaient point faits pour s’entendre. Joséphine avait la folie des jeunes hommes à peau très blanche. Et il ajoutait :

— Moi… je suis un type dans le genre de Taupin…

(Le reste de la phrase se perdit dans la rafale.)

Nous résolûmes, un jour, de déjeuner ensemble… Rendez-vous à midi précis, j’arrivai à midi et une minute.

Il tira froidement sa montre :

— Moi… je suis un type dans le genre de Louis XIV… j’ai failli attendre.

De la sérieuse ophtalmie qu’il avait eue, il se voyait presque guéri, et s’en félicitait de la sorte, variant sa formule un peu :

— Moi… je voudrais être un type dans le genre d’Homère ou de Milton.

Et puis, tout à fait éteint en son cœur le souvenir de Joséphine, il en aima une autre.

Laquelle ne voulut rien savoir.

Alors, il la tua.

Et ce fut l’arrestation.

Pressé de questions par le juge d’instruction, il se contenta de répondre :

— Moi… je suis un type dans le genre d’Avinain… je n’avoue jamais.

Et ce fut la cour d’assises.

Là, il voulut bien parler.

— Moi… je suis un type dans le genre d’Antony… Elle me résistait, je l’ai assassinée !…

Le jury n’admit aucune circonstance atténuante. La mort.

Mal conseillé, Félix Faure ne sut point le gracier.

Pauvre gars ! Je le vois encore, Pierrot blême, les mains liées sur le dos, les pattes entravées, sa malheureuse chemise à grands coups de ciseaux échancrée.

Au tout petit jour, les portes de la Roquette s’ouvrirent.

Il m’aperçut dans l’assistance, se tourna vers moi, et d’une voix nonchalante qui laissait traîner les mots comme des savates, il me dit :

— Moi… je suis un type dans le genre de Jésus-Christ… je meurs à trente-trois ans.