En route/II/07.

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Stock (p. 397-417).


VII



À sept heures, au moment où il s’apprêtait à manger son pain, Durtal se heurta au P. Étienne.

— Mon père, dit-il, c’est demain mardi ; le temps de ma retraite est écoulé et je vais partir ; comment dois-je m’y prendre pour commander une voiture à Saint-Landry ?

Le moine sourit.

— Je puis, quand le facteur apportera le courrier, le charger de cette commission ; mais, voyons, vous avez donc bien hâte de nous quitter ?

— Non, mais je ne voudrais pas abuser…

— Écoutez, puisque vous êtes si bien rompu à la vie des Trappes, restez-nous encore pendant deux jours. Le procureur doit se rendre, pour régler un différend, à Saint-Landry. Il vous conduira à la gare dans notre voiture. Cela vous évitera une dépense et le trajet d’ici au chemin de fer vous paraîtra, à deux, moins long.

Durtal accepta et comme il pleuvait, il remonta dans sa chambre. Elle est étrange, fit-il en s’asseyant, cette impossibilité où l’on se trouve, dans un cloître, de lire un livre ; l’on n’a envie de rien ; on pense à Dieu par soi-même et non par les volumes qui vous en parlent.

Machinalement, il avait tiré d’un tas de bouquins un in-dix-huit, qu’il avait rencontré, sur sa table, le jour où il s’était installé dans la cellule ; celui-là exhibait ce titre : « Manrèse » ou « les Exercices spirituels » d’Ignace de Loyola.

Il avait déjà parcouru cet ouvrage à Paris et les pages qu’il feuilletait à nouveau ne changeaient pas l’impression rêche, presque hostile, qu’il avait conservée de ce livre.

Le fait est que ces exercices ne laissaient aucune initiative à l’âme ; ils la considéraient ainsi qu’une pâte molle bonne à couler dans un moule ; ils ne lui montraient aucun horizon, aucun ciel. Au lieu d’essayer de l’étendre, de la grandir, ils la rapetissaient de parti pris, la rabattaient dans les cases de leur gaufrier, ne la nourrissaient que de minuties fanées, que de vétilles sèches.

Cette culture japonaise d’arbres contrefaits et demeurés nains, cette déformation chinoise d’enfants plantés dans des pots, horripilaient Durtal qui ferma le volume.

Il en ouvrit un autre : « l’Introduction à la vie dévote », de saint François de Sales.

Certes, il n’éprouvait aucun besoin de le relire, malgré ses mignardises et sa bonhomie tout d’abord charmante mais qui finissaient par vous écœurer, par vous poisser l’âme avec ses dragées aux liqueurs et ses fondants ; en somme cette œuvre si vantée dans le monde des catholiques était un julep parfumé à la bergamote et à l’ambre. Cela sentait le mouchoir de luxe secoué dans une église où persistait un relent d’encens.

Mais l’homme même, l’évêque que fut saint François de Sales était suggestif ; il évoquait avec son nom toute l’histoire mystique du XVIIe siècle.

Et Durtal rappelait ses souvenirs gardés de la vie religieuse de ces temps. Il y avait eu alors dans l’Eglise deux courants :

Celui du Mysticisme dit exalté, originaire de sainte Térèse, de saint Jean de la croix et ce courant s’était concentré sur Marie Guyon.

Et un autre, celui du Mysticisme dit tempéré, dont les adeptes furent saint François de Sales et son amie, la célèbre baronne de Chantal.

Ce fut naturellement ce dernier courant qui triompha. Jésus se mettant à la portée des salons, descendant au niveau des femmes du monde, Jésus modéré, convenable, ne maniant l’âme de sa créature que juste assez pour la douer d’un attrait de plus, ce Jésus élégant fit fureur ; mais Mme  Guyon, qui dérivait surtout de sainte Térèse, qui enseignait la théorie mystique de l’amour et le commerce familier avec le ciel, souleva la réprobation de tout un clergé qui abominait la Mystique sans la comprendre ; elle exaspéra le terrible Bossuet qui l’accusa de l’hérésie à la mode, de molinisme et de quiétisme. Elle réfuta, sans trop de peine, ce grief, la malheureuse, mais il ne l’en persécuta pas moins ; il s’acharna sur elle, la fit incarcérer à Vincennes, se révéla tenace et hargneux, atroce.

Fénelon, qui avait essayé de concilier ces deux tendances, en apprêtant une petite Mystique, ni trop chaude, ni trop froide, un peu moins tiède que celle de saint François de Sales et surtout beaucoup moins ardente que celle de sainte Térèse, finit à son tour par déplaire au cormoran de Meaux et, bien qu’il eût lâché et renié Mme Guyon dont il était, depuis de longues années, l’ami, il fut poursuivi, traqué par Bossuet, condamné à Rome, envoyé en exil à Cambrai.

Et, ici, Durtal ne pouvait s’empêcher de sourire, car il se remémorait les plaintes navrées de ses partisans, pleurant cette disgrâce, représentant ainsi qu’un martyr cet archevêque dont la punition consistait à cesser son rôle de courtisan à Versailles pour aller enfin administrer son diocèse qui ne paraissait pas l’avoir préoccupé jusqu’alors.

Ce Job mitré qui restait, dans son malheur, archevêque et duc de Cambrai et prince du Saint-Empire et riche, se désolant parce qu’il est obligé de visiter ses ouailles, dénote bien l’état de l’épiscopat sous le règne redondant du grand Roi. C’était un sacerdoce de financiers et de valets.

Seulement, il avait encore une certaine allure, il avait du talent, dans tous les cas ; tandis que, maintenant, les évêques ne sont, pour la plupart, ni moins intrigants, ni moins serviles ; mais ils n’ont plus ni talent, ni tenue. Pêchés, en partie, dans le vivier des mauvais prêtres, ils s’attestent prêts à tout, sortent des âmes de vieux usuriers, de bas maquignons, de gueux, quand on les presse.

C’est triste à dire, mais c’est ainsi, conclut Durtal. Quant à Mme Guyon, reprit-il, elle ne fut ni une écrivain originale, ni une sainte ; elle n’était qu’une succédanée mal venue des vrais mystiques ; elle présumait et manquait, à coup sûr, de cette humilité qui a magnifié les sainte Térèse et les sainte Claire ; mais enfin, elle flambait, elle était une emballée de Jésus, elle n’était surtout pas une courtisane pieuse, une bigote mitigée de cour, comme la Maintenon !

Au reste, quelle époque religieuse que celle-là ! Ses saints ont tous quelque chose de sage et de compassé, de verbeux et de froid qui m’en détourne. Saint François de Sales, saint Vincent de Paul, sainte Chantal… non, j’aime mieux saint François d’Assise, saint Bernard, sainte Angèle… La Mystique du XVIIe siècle, elle est bien à l’avenant de ses églises emphatiques et mesquines, de sa peinture pompeuse et glacée, de sa poésie solennelle, de sa prose morne !

Voyons, fit-il, ma cellule n’est encore ni balayée, ni rangée et j’ai peur, en m’attardant ici, de gêner le P. Etienne. Il pleut cependant trop fort pour que je puisse me promener dans les bois ; le plus simple serait d’aller lire le Petit Office de la Vierge, à la chapelle.

Il y descendit ; elle était à cette heure à peu près vide ; les moines travaillaient dans les champs ou dans la fabrique ; seuls, deux pères, à genoux devant l’autel de Notre-Dame, priaient si violemment qu’ils ne l’entendirent même pas pousser la porte.

Et Durtal qui s’était installé auprès d’eux, en face du porche donnant sur le maître-autel, les voyait réverbérés dans la plaque de verre placée devant la châsse du Bienheureux Guerric. Cette plaque faisait, en effet, glace et les pères blancs s’y enfonçaient, vivaient en oraisons sous la table, dans le cœur même de l’autel.

Et, lui aussi, y apparaissait, en un coin, reflété, au bas de la châsse, près de la dépouille sacrée du moine.

A un moment, il releva la tête et il s’aperçut que l’œil de bœuf percé dans la rotonde, derrière le maître-autel, reproduisait, sur sa vitre étamée de gris et de bleu, les marques gravées au revers de la médaille de saint Benoît, les premières lettres de ses formules impératives, les initiales de ses distiques[1].

On eût dit d’une immense médaille claire, tamisant un jour pâle, le blutant au travers d’oraisons, ne le laissant pénétrer que sanctifié, que bénit par le Patriarche, jusqu’à l’autel.

Et tandis qu’il rêvassait, la cloche tinta ; les deux trappistes regagnèrent leurs stalles, pendant que les autres entraient.

A traîner ainsi, dans cette chapelle, l’heure de Sexte était sonnée. L’abbé s’avança. Durtal le revoyait, pour la première fois, depuis leur entretien ; il semblait moins souffrant, moins pâle, marchait majestueux dans sa grande coule blanche, au capuchon de laquelle pendait un gland violet et les pères s’inclinaient, en baisant leur manche devant lui ; il atteignit sa place que désignait une crosse de bois debout près d’une stalle et tous s’emmantelèrent d’un grand signe de croix, saluèrent l’autel et la voix faible, implorante, du vieux trappiste monta : « Deus in adjutorium meum intende ».

Et l’office continua, dans le tangage monotone et charmant de la doxologie, coupé d’inclinations profondes,

  1. L’image diminuée de cet œil de bœuf sert de fleuron à la couverture et à la page-titre de ce livre. — L’explication des signes est donnée au verso de la page-titre.
de grands mouvements de bras relevant la manche de la coule tombant jusqu’à terre, pour permettre à la main de sortir et de tourner les pages.

Quand Sexte fut terminé, Durtal s’en fut rejoindre l’oblat.

Ils trouvèrent sur la table du réfectoire une petite omelette, des poireaux liés dans une sauce à la farine et à l’huile, des haricots et du fromage.

— C’est étonnant, dit Durtal, comme à propos des mystiques, le monde erre sur des idées préconçues, sur des rengaînes. Les phrénologistes prétendent que les mystiques ont des crânes en pointe ; or, ici, où leur forme est plus visible qu’ailleurs puisque tous sont sans cheveux et rasés, il n’y a pas plus de têtes en œuf qu’autre part. Je regardais, ce matin, la contexture de ces chefs ; aucun n’est pareil. Les uns sont ovales et couchés, d’autres sont en poire et sont droits ; d’autres sont ronds ; ceux-ci ont des bosses et ceux-là n’en ont point ; et il en est de même des faces ; quand elles ne sont pas transfigurées par la prière, elles sont quelconques. S’ils ne portaient pas le costume de leur ordre, personne ne pourrait reconnaître en ces trappistes des êtres prédestinés vivant hors la société moderne, en plein Moyen Age, dans la fiance absolue d’un Dieu. S’ils ont des âmes qui ne ressemblent pas à celles des autres, ils ont, en somme, le visage et le corps des premiers venus.

— Tout est en dedans, dit l’oblat. Pourquoi les âmes élues seraient-elles écrouées dans des geôles charnelles différentes des autres ?

Cette conversation qui continuait, à bâtons rompus, sur la Trappe, finit par se fixer sur la mort dans les cloîtres et M. Bruno divulgua quelques détails.

— Quand la mort est proche, fit-il, le père abbé dessine sur la terre une croix de cendre bénite que l’on recouvre de paille et l’on y dépose, enveloppé dans un drap de serge, le moribond.

Les frères récitent auprès de lui les prières des agonisants et, au moment où il expire, on chante en chœur le répons : « Subvenite Sancti Dei ». le père abbé encense le cadavre qu’on lave tandis que les moines psalmodient l’office des trépassés dans une autre pièce.

On remet ensuite au défunt ses habits réguliers et, processionnellement, on le transfère dans l’église où il gît, sur un brancard, le visage découvert, jusqu’à l’heure désignée pour les funérailles.

Alors la communauté entonne, en s’acheminant vers le cimetière, non plus le chant des trépassés, les psaumes des douleurs et les proses des regrets, mais bien « l’In exitu Israël de Ægypto », qui est le psaume de la délivrance, le chant libéré des joies.

Et le trappiste est enterré, sans cercueil, dans sa robe de bure, la tête couverte par son capuce.

Enfin, pendant trente jours, sa place reste vide au réfectoire ; sa portion est servie, comme de coutume, mais le frère portier la distribue aux pauvres.

Ah ! le bonheur de décéder ainsi, s’écria en terminant l’oblat, car, si l’on meurt, après avoir honnêtement rempli sa tâche, dans l’ordre, on est assuré de l’éternelle béatitude, selon les promesses faites par Notre Seigneur à saint Benoît et à saint Bernard !

— La pluie cesse, dit Durtal ; j’ai envie de visiter aujourd’hui cette petite chapelle, au bout du parc, dont vous m’avez parlé, l’autre jour. Quel est le chemin le plus court pour l’accoster ?

M. Bruno lui établit son itinéraire et Durtal s’en fut, en roulant une cigarette, rejoindre le grand étang ; là, il bifurqua par un sentier, sur la gauche, et escalada une ruelle d’arbres.

Il glissait sur la terre détrempée, avançait avec peine. Il finit par atteindre cependant un bouquet de noyers qu’il contourna. Derrière eux, s’élevait une tour naine coiffée d’un minuscule dôme et percée d’une porte. A gauche et à droite de cette porte, sur des socles où des ornements de l’époque romane apparaissaient encore sous la croûte veloutée des mousses, deux anges de pierre étaient debout.

Ils appartenaient évidemment à l’école Bourguignonne, avec leurs grosses têtes rondes, leurs cheveux ébouriffés et divisés en ondes, leurs faces joufflues au nez relevé, leurs solides draperies à tuyaux durs. Eux aussi provenaient des ruines du vieux cloître, mais ce qui était malheureusement bien moderne, c’était l’intérieur de cette chapelle si exiguë que les pieds touchaient presque le mur d’entrée lorsqu’on s’agenouillait devant l’autel.

Dans une niche enfumée par une gaze blanche, une Vierge qui exhibait des yeux en plâtre bleu et deux pommes d’api à la place des joues, souriait en étendant les mains. Elle était d’une insignifiance vraiment gênante, mais son sanctuaire, qui gardait la tiédeur des pièces toujours closes, était intime. Les cloisons tapissées de lustrine rouge étaient époussetées, le plancher était balayé et les bénitiers pleins, de superbes roses-thé s’épanouissaient dans des pots, entre les candélabres. Durtal comprit alors pourquoi il avait si souvent aperçu M. Bruno se dirigeant, des fleurs à la main, de ce côté ; il devait orer dans ce lieu qu’il aimait sans doute parce qu’il était isolé dans la solitude profonde de cette Trappe.

Le brave homme ! se cria Durtal, resongeant aux services affectueux, aux prévenances fraternelles que l’oblat avait eus pour lui. Et il ajouta : l’heureux homme aussi, car il se possède et vit si placide ici !

Et en effet, reprit-il, à quoi bon lutter si ce n’est contre soi-même ? s’agiter pour de l’argent, pour de la gloire, se démener afin d’opprimer les autres et d’être adulé par eux, quelle besogne vaine !

Seule, l’Eglise, en dressant les reposoirs de l’année liturgique, en forçant les saisons à suivre, pas à pas, la vie du Christ, a su nous tracer le plan des occupations nécessaires, des fins utiles. Elle nous a fourni le moyen de marcher toujours côte à côte avec Jésus, de vivre l’au jour le jour des Evangiles ; pour les chrétiens, elle a fait du temps le messager des douleurs et le héraut des joies ; elle a confié à l’année le rôle de servante du Nouveau Testament, d’émissaire zélée du culte.

Et Durtal réfléchissait à ce cycle de la liturgie qui débute au premier jour de l’an religieux, à l’Avent, puis tourne d’un mouvement insensible, sur lui-même, jusqu’à ce qu’il revienne à son point de départ, à cette époque où l’Eglise se prépare, par la pénitence et la prière, à célébrer la Noël.

Et, feuilletant son eucologe, voyant ce cercle inouï d’offices, il pensait à ce prodigieux joyau, à cette couronne du roi Recceswinthe que le musée de Cluny recèle.

L’année liturgique n’était-elle pas, comme elle, pavée de cristaux et de cabochons par ses admirables cantiques, par ses ferventes hymnes, sertis dans l’or même des Saluts et des Vêpres ?

Il semblait que l’Eglise eût substitué à cette couronne d’épines dont les Juifs avaient ceint les tempes du Sauveur, la couronne vraiment royale du Propre du Temps, la seule qui fût ciselée dans un métal assez précieux, avec un art assez pur, pour oser se poser sur le front d’un Dieu !

Et la grande Lapidaire avait commencé son œuvre en incrustant, dans ce diadème d’offices, l’hymne de saint Ambroise, et l’invocation tirée de l’Ancien Testament, le « Rorate cœli », ce chant mélancolique de l’attente et du regret, cette gemme fumeuse, violacée, dont l’eau s’éclaire alors qu’après chacune de ses strophes surgit la déprécation solennelle des patriarches appelant la présence tant espérée du Christ.

Et les quatre dimanches de l’Avent disparaissaient avec les pages tournées de l’eucologe ; la nuit de la Nativité était venue : après le « Jesu Redemptor » des Vêpres, le vieux chant Portugais, l’« Adeste fideles », s’élevait, au Salut, de toutes les bouches. C’était une prose d’une naïveté vraiment charmante, une ancienne image où défilaient les pâtres et les rois, sur un air populaire approprié aux grandes marches, apte à 1 charmer, à aider, par le rythme en quelque sorte militaire des pas, les longues étapes des fidèles quittant leurs chaumières pour se rendre aux églises éloignées des bourgs.

Et, imperceptiblement, ainsi que l’année, en une invisible rotation, le cercle virait, s’arrêtait à la fête des Saints Innocents où s’épanouissait, telle qu’une flore d’abattoir, en une gerbe cueillie sur un sol irrigué par le sang des agneaux, cette séquence rouge et sentant la rose qu’est le « Salvete flores martyrum », de Prudence ; — la couronne bougeait encore et l’hymne de l’Epiphanie, le « Crudelis Herodes » de Sedulius, paraissait à son tour.

Maintenant, les dimanches gravitaient, les dimanches violets où l’on n’entend plus le « Gloria in excelsis », où l’on chante l’« Audi Benigne » de saint Ambroise et le « Miserere », ce psaume couleur de cendre qui est peut-être le plus parfait chef-d’œuvre de tristesse qu’ait puisé, dans ses répertoires de plains-chants, l’Eglise.

C’était le Carême, dont les améthystes s’éteignaient dans le gris mouillé des hydrophanes, dans le blanc embrumé des quartz et l’invocation magnifique l’« Attende Domine » montait sous les cintres. Issu, comme le « Rorate coeli », des proses de l’Ancien Testament, ce chant humilié, contrit, énumérant les punitions méritées des fautes, devenait sinon moins douloureux, en tous cas plus grave encore et plus pressant, lorsqu’il confirmait, lorsqu’il résumait, dans la strophe initiale de son refrain, l’aveu déjà confessé des hontes.

Et, subitement, sur cette couronne éclatait, après les feux las des Carêmes, l’escarboucle en flamme de la Passion. Sur la suie bouleversée d’un ciel, une croix rouge se dressait et des hourras majestueux et des cris éplorés acclamaient le Fruit ensanglanté de l’arbre ; et le « Vexilla regis » se répétait encore, le dimanche suivant, à la férie des Rameaux qui joignait à cette prose de Fortunat l’hymne verte qu’elle accompagnait d’un bruit soyeux de palmes, le « Gloria, laus et honor » de Théodulphe.

Puis les feux des pierreries grésillaient et mouraient. Aux braises des gemmes succédaient les charbons éteints des obsidiennes, des pierres noires, renflant à peine sur l’or terni, sans un reflet, de leurs montures ; l’on entrait dans la Semaine Sainte ; partout le « Pange lingua » de Claudien Mamert et le « Stabat » gémissaient sous les voûtes ; et c’étaient les Ténèbres, les lamentations et les psaumes dont le glas faisait vaciller la flamme des cierges de cire brune, et, après chaque halte, à la fin de chacun des psaumes, l’un des cierges expirait et sa fusée de fumée bleue s’évaporait encore dans le pourtour ajouré des arches, lorsque le chœur reprenait la série interrompue des plaintes.

Et la couronne conversait une fois de plus ; les grains de ce rosaire musical coulaient encore et tout changeait. Jésus était ressuscité et les chants d’allégresse sautaient des orgues. Le « Victimæ Paschali laudes » exultait avant l’évangile des messes et, au Salut, l’« O filii et filiæ », vraiment créé pour être entonné par les jubilations éperdues des foules, courait, jouait, dans l’ouragan joyeux des orgues qui déracinaient les piliers et soulevaient les nefs.

Et les fêtes carillonnées se suivaient à de plus longs intervalles. À l’Ascension, les cristaux lourds et clairs de saint Ambroise emplissaient d’eau lumineuse le bassin minuscule des chatons ; les feux des rubis et des grenats s’allumaient à nouveau avec l’hymne cramoisie et la prose écarlate de la Pentecôte, le « Veni Creator » et le « Veni Spiritus ». La fête de la Trinité passait, signalée par les quatrains de Grégoire le Grand et pour la fête du Saint Sacrement, la liturgie pouvait exhiber le plus merveilleux écrin de son douaire, l’office de saint Thomas, le « Pange lingua », l’ « Adoro te », le « Sacris Solemniis », le V« erbum supernum » et surtout le « Lauda Sion », ce pur chef-d’œuvre de la poésie latine et de la scolastique, cette hymne si précise, si lucide dans son abstraction, si ferme dans son verbe rimé autour duquel s’enroule la mélodie la plus enthousiaste, la plus souple peut-être du plain-chant.

Le cercle se déplaçait encore, montrant sur ses différentes faces les vingt-trois à vingt-huit dimanches qui défilent derrière la Pentecôte, les semaines vertes du temps de Pèlerinage, et il s’arrêtait à la dernière férie, au dimanche après l’octave de la Toussaint, à la Dédicace des Églises qu’encensait le « Cœlestis urbs », de vieilles stances dont les ruines avaient été mal consolidées par les architectes d’Urbain VIII, d’antiques cabochons dont l’eau trouble dormait, ne s’animait qu’en de rares lueurs.

La soudure de la couronne religieuse de l’année liturgique se faisait alors aux messes où l’évangile du dernier dimanche qui suit la Pentecôte, l’évangile selon saint Mathieu répète, ainsi que l’évangile selon saint Luc qui se récite au premier dimanche de l’Avent, les terribles prédictions du Christ sur la désolation des temps, sur la fin annoncée du monde.

Ce n’est pas tout, reprit Durtal que cette course au travers de son paroissien intéressait. Dans cette couronne du Propre du Temps, s’insèrent, telles que des pierres plus petites, les proses du Propre des Saints qui comblent les places vides et achèvent de parer le cycle.

D’abord, les perles et les gemmes de la Sainte Vierge, les joyaux limpides, les saphirs bleus et les spinelles roses de ses antiennes, puis l’aigue-marine si lucide, si pure de l’ « Ave maris stella », la topaze pâlie des larmes de l’ « O quot undis lacrymarum » de la fête des Sept Douleurs, et l’hyacinthe, couleur de sang essuyé, du « Stabat » ; puis s’égrènent les fêtes des Anges et des Saints, les hymnes dédiées aux Apôtres et aux Évangélistes, aux Martyrs solitaires ou accouplés, hors et pendant le temps pascal, aux Confesseurs Pontifes ou non Pontifes, aux Vierges, aux saintes Femmes, toutes fêtes différenciées par des séquences particulières, par des proses spéciales, dont quelques-unes naïves, comme les quatrains tressés en l’honneur de la nativité de saint Jean-baptiste, par Paul Diacre.

Il reste enfin la Toussaint avec le « Placare Christe » et les trois coups de tocsin, le glas en tercets du « Dies iræ » qui retentit le jour réservé à la Commémoration des morts.

Quel immense bien-fonds de poésie, quel incomparable fief d’art l’Église possède ! s’écria-t-il, en fermant son livre ; et des souvenirs se levaient pour lui de cette excursion dans l’eucologe.

Que de soirs où la tristesse de vivre s’était dissipée, en écoutant ces proses clamées dans les églises !

Il repensait à la voix suppliante de l’Avent et il se rappelait un soir où il rôdait, sous une pluie fine, le long des quais. Il était chassé de chez lui par d’ignobles visions et en même temps obsédé par le dégoût croissant de ses vices. Il avait fini, sans le vouloir, par échouer à Saint-Gervais.

Dans la chapelle de la Vierge, de pauvres femmes étaient prostrées. Il s’était agenouillé, las, abasourdi, l’âme si mal à l’aise, qu’elle somnolait, sans force pour s’éveiller. Des chantres et des gamins de la maîtrise s’étaient installés avec deux ou trois prêtres dans cette chapelle ; on avait allumé des cierges, et une voix blonde et ténue d’enfant avait, dans le noir de l’église, chanté les longues antiennes du Rorate.

Dans l’état d’accablement, de tristesse où il stagnait, Durtal s’était senti ouvert et saigné jusqu’au fond de l’âme, alors que moins tremblante qu’une voix plus âgée qui eût compris le sens des paroles qu’elle disait, cette voix racontait ingénument, presque sans confusion, au Juste : « Peccavimus et facti sumus tanquam immundus nos ».

Et Durtal reprenait ces mots, les épelait, terrifié, pensait : ah oui, nous avons péché et nous sommes semblables au lépreux, Seigneur ! — Et le chant continuait et, à son tour, le Très-Haut empruntait ce même organe innocent de l’enfance, pour confesser à l’homme sa pitié, pour lui confirmer le pardon assuré par la venue du Fils.

Et la soirée s’était terminée par un Salut de plain-chant au milieu de ce silence prosterné de malheureuses femmes.

Durtal se rappelait être sorti de l’église, étayé, renfloué, débarrassé de ses hantises et il était reparti sous la bruine, surpris que le chemin fût aussi court, fredonnant le Rorate dont l’air l’obsédait, finissant par y voir l’attente personnelle d’un inconnu propice.

Et c’étaient d’autres soirs… l’Octave des Morts à Saint-Sulpice et à Saint-Thomas d’Aquin où l’on ressuscitait, après les Vêpres des trépassés, la vieille séquence disparue du bréviaire romain, le « Languentibus in Purgatorio ».

Cette église était la seule à Paris qui eût conservé ces pages de l’hymnaire gallican et elle les faisait détailler, sans maîtrise, par deux basses, mais ces chantres, si médiocres d’habitude, aimaient sans doute cette mélodie, car s’ils ne la chantaient pas avec art, ils l’expulsaient au moins dans un peu d’âme.

Et cette invocation à la Madone que l’on adjurait de sauver les âmes du Purgatoire était dolente comme ces âmes mêmes, et si mélancolique, si languide qu’on oubliait l’alentour, l’horreur de ce sanctuaire dont le chœur est une scène de théâtre, entourée de baignoires fermées et, garnie de lustres ; on rêvait, loin de Paris, quelques instants, hors de cette population de dévotes et de domestiques qui fréquente ce lieu, le soir.

Ah ! l’Eglise, se disait-il, en descendant le sentier qui conduisait au grand étang, quelle génitrice d’art ! et subitement, le bruit d’un corps tombant dans l’eau interrompit ses réflexions.

Il regarda derrière la haie des roseaux et ne vit rien, sinon de grands cercles courant sur l’onde et, tout à coup, dans l’un de ces ronds, une tête minuscule de chien parut tenant un poisson dans la gueule ; et la bête se haussa un peu hors de l’eau, montra un corps effilé et couvert d’une fourrure et, tranquillement, de ses petits yeux noirs, elle fixa Durtal.

Puis, en un éclair, elle franchit la distance qui la séparait du bord et disparut sous les herbes. — C’est la loutre, se dit-il, se rappelant la discussion à table du vicaire de passage et de l’oblat.

Et il s’en allait rejoindre l’autre étang quand il se heurta au père Etienne.

Il lui raconta sa rencontre.

— Pas possible ! s’écria le moine ; personne n’a jamais vu la loutre ; vous devez confondre avec un rat d’eau, avec un autre animal, car cette bête que nous guettons depuis des années est invisible.

Durtal lui en fit la description.

— C’est pourtant elle ! convint l’hôtelier, surpris.

Il était évident que cette loutre vivait à l’état de légende dans cet étang. Dans ces existences monotones, dans ces jours semblables du cloître, elle prenait les proportions d’un sujet fabuleux, d’un événement dont le mystère devait occuper les intervalles ménagés entre les oraisons des heures.

— Il faut indiquer à M. Bruno l’endroit exact où vous l’avez remarquée, car il va recommencer la chasse, fit le P. Etienne, après un silence.

— Mais enfin en quoi cela peut-il vous gêner qu’elle mange vos poissons, puisque vous ne les pêchez point ?

— Pardon, nous les pêchons pour les envoyer à l’Archevêché, répondit le moine qui reprit : — c’est tout de même bien étrange que vous ayez aperçu cette bête !

Décidément, en partant d’ici, l’on dira de moi : il est le Monsieur qui a vu la loutre ! pensa Durtal.

Tout en causant, ils étaient parvenus près de l’étang en croix.

— Regardez, dit le père, en désignant le cygne qui se dressait, furieux, et battait des ailes, en sifflant.

— Qu’est-ce qui lui prend ?

— Il lui prend que la couleur blanche de ma robe l’exaspère.

— Ah ! et pourquoi ?

— Je ne sais ; il veut peut-être être le seul qui soit blanc, ici ; il épargne les convers, mais dès qu’un père… tenez, vous allez voir.

Et l’hôtelier se dirigea tranquillement vers le cygne.

— Viens, dit-il à la bête irritée qui l’éclaboussa d’eau ; et il tendit la main que le cygne happa.

— Voilà, fit le moine, en montrant la marque d’une pince rouge imprimée dans sa chair.

Et il sourit, en se tenant la main et quitta Durtal qui se demanda si, en procédant de la sorte, le trappiste n’avait pas voulu s’infliger une punition corporelle pour expier une distraction quelconque, une vétille.

Ce coup de bec a dû le tenailler atrocement, car les larmes lui sont montées aux yeux. Comment s’est-il exposé si joyeusement à cette morsure ?

Et il se souvenait qu’un jour, à l’office de None, un des jeunes moines s’était trompé dans le ton d’une antienne ; au moment où se terminait l’office, il s’était agenouillé devant l’autel, puis il s’était étendu sur les dalles tout de son long, à plat ventre, la bouche collée au sol, jusqu’à ce que la cliquette du prieur lui eût intimé l’ordre de se relever.

C’était la coulpe volontaire, pour une négligence commise, pour un oubli. Qui sait si le P. Etienne ne s’était pas, à son tour, châtié d’une pensée qu’il jugeait peccamineuse, en se faisant ainsi pincer ?

Il consulta, à ce propos, l’oblat, le soir, mais M. Bruno se contenta de sourire, sans répondre.

Et Durtal lui parlant de son prochain départ pour Paris, le vieil homme hocha la tête.

— Étant données, fit-il, les appréhensions, la gêne que vous cause la communion, vous agirez sagement en vous approchant, dès votre rentrée, de la Sainte Table.

Et voyant que Durtal ne répliquait pas et baissait le nez :

— Croyez-en un homme qui a connu ces épreuves ; si vous ne vous étreignez pas, tandis que vous serez encore sous l’impression toute chaude de la Trappe, vous flotterez entre le désir et le regret, sans avancer ; vous vous ingénierez à vous découvrir des excuses pour ne pas vous confesser ; vous tâcherez de croire qu’il est impossible de vous aboucher, à Paris, avec un abbé qui vous comprenne. Or, permettez-moi de vous l’assurer, rien n’est plus faux. Si vous désirez un confident expert et facile, allez chez les Jésuites ; si vous voulez surtout une âme zélée de prêtre, allez à Saint-Sulpice.

Vous y rencontrerez des ecclésiastiques honnêtes et intelligents, de braves cœurs. A Paris, où le clergé des paroisses est si mélangé, ils sont le dessus de panier du sacerdoce ; et cela se conçoit, ils forment une communauté, habitent en cellule, ne dînent pas en ville et, comme le règlement Sulpicien leur interdit de prétendre aux honneurs et aux places, ils ne risquent pas de devenir, par ambition, de mauvais prêtres. Vous les connaissez ?

— Non, mais pour résoudre cette question qui ne laisse pas, en effet, de m’inquiéter, je compte sur un abbé que je fréquente, sur celui-là même qui m’a envoyé dans cette Trappe.

Et cela me fait penser, reprit-il, en se levant pour se rendre à Complies, que j’ai encore oublié de lui écrire. Il est vrai que, maintenant, il est trop tard, j’arriverai chez lui presque aussitôt que ma lettre. C’est bizarre, mais à force de se promener dans ses propres aîtres, à force de vivre sur soi-même, les jours coulent et l’on n’a le temps de rien faire ici !