En route/II/09.

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Stock (p. 443-458).


IX



Durtal voulut, aussitôt après la messe, visiter, une dernière fois, ces bois qu’il avait, tour à tour, si languissamment et si violemment battus. Il se promena d’abord dans la vieille allée de ces tilleuls dont les pâles émanations étaient vraiment pour son esprit ce que leurs feuilles infusées sont pour le corps, une sorte de panacée très faible, de sédatif bénin, très doux.

Puis il s’assit à leur ombre, sur un banc de pierre. En se penchant un peu, par les trous agités des branches, il apercevait la façade solennelle de l’abbaye, et, vis-à-vis d’elle, séparée par le potager, la gigantesque croix debout, devant ce plan liquide d’une basilique que simulait l’étang.

Il se leva, s’approcha de cette croix d’eau dont le ciel bleuissait le jus de chique et il contemplait le grand Christ de marbre blanc qui dominait toute la Trappe, semblait se dresser, en face d’elle, comme un rappel permanent des vœux de souffrances qu’il avait acceptés et qu’il se réservait de changer, à la longue, en joies.

Le fait est, se dit Durtal qui repensait à ces aveux contradictoires des moines, confessant qu’ils menaient, à la fois la vie la plus attrayante et la plus atroce, le fait est que le bon Dieu les dupe. Ils atteignent ici-bas le paradis en y cherchant l’enfer ; quelle étrange existence, j’ai moi-même égouttée dans ce cloître, reprit-il, car j’y ai été, presque en même temps, et très malheureux et très heureux ; et maintenant je sens bien le mirage qui déjà commence ; avant deux jours, le souvenir des chagrins qui furent cependant, si je les recense avec soin, très supérieurs aux liesses, aura disparu et je ne me rappellerai plus que les témulences intérieures à la chapelle, que les vols délicieux, le matin, dans les sentiers du parc.

Ce que je regretterai la geôle en plein air de ce couvent ! — c’est curieux, je m’y découvre attaché par d’obscurs liens ; il me remonte, lorsque je suis dans ma cellule, je ne sais quelles souvenances de famille ancienne. Je me suis aussitôt retrouvé chez moi, dans un lieu que je n’avais jamais vu ; j’ai reconnu, dès le premier instant, une vie très spéciale et que j’ignorais néanmoins. Il me semble que quelque chose qui m’intéresse, qui m’est même personnel, s’est passé, avant que je ne fusse né, ici. Vraiment, si je croyais aux métempsycoses, je pourrais m’imaginer que j’ai été, dans les existences antérieures, moine… mauvais moine alors, se dit-il, en souriant de ces réflexions, puisque j’aurais dû me réincarner et retourner, pour expier mes fautes, dans un cloître.

Tout en se causant, il avait arpenté une longue allée qui conduisait au bout de la clôture et, coupant à mi-chemin à travers des halliers, il flâna sur la lisière du grand étang.

Il ne bouillonnait pas de même que certains jours où le vent le creusait et l’enflait, le faisait courir et revenir sur lui-même, dès qu’il touchait ses rives. Il restait immobile, n’était remué que par des reflets de nuages mouvants et d’arbres. Par moments, une feuille tombée des peupliers voisins voguait sur l’image d’une nuée ; par d’autres, des bulles d’air filaient du fond et crevaient à la surface, dans le bleu réverbéré du ciel.

Durtal chercha la loutre, mais elle ne se montra point ; il revoyait seulement les martinets qui écorchaient l’eau d’un coup d’aile, les libellules qui pétillaient comme des aigrettes, éclairaient comme les flammes azurées des soufres.

S’il avait souffert près de l’étang en croix, il ne pouvait évoquer devant la nappe de cet autre étang que le rappel des lénitives heures qu’il y avait coulées, étendu sur un lit de mousse ou sur une couche de roseaux secs ; et il le regardait, attendri, essayant de le fixer, de l’emporter dans sa mémoire, pour revivre à Paris, les yeux fermés, sur ses bords.

Il poursuivit sa marche, s’attarda dans une allée de noyers qui longeait les murailles au-dessus du monastère ; de là, il plongeait dans la cour, devant le cloître, sur des communs, des écuries, des bûchers, sur les cabines mêmes des porcs. Il tentait d’apercevoir le frère Siméon, mais il était probablement occupé dans les étables, car il ne parut pas. Les bâtiments étaient muets, les pourceaux rentrés ; seuls, quelques chats efflanqués rôdaient, taciturnes, se regardant à peine lorsqu’ils se rencontraient, chacun de son côté, à la recherche sans doute d’un nourrissant gibier qui les consolerait de ces éternels repas de soupe maigre que leur servait la Trappe.

L’heure pressait, il s’en fut prier, une dernière fois, à la chapelle et regagna sa cellule, afin de préparer sa valise.

Tout en rangeant ses affaires, il pensait à l’inutilité des logis qu’on pare. Il avait dépensé tout son argent, à Paris, pour acheter des bibelots et des livres, car il avait jusqu’alors détesté la nudité des murs.

Et aujourd’hui, considérant les parois désertes de cette pièce, il s’avouait qu’il était mieux chez lui entre ces quatre cloisons blanchies à la chaux, que dans sa chambre tendue, à Paris, d’étoffes.

Subitement, il discernait que la Trappe l’avait détaché de ses préférences, l’avait en quelques jours renversé de fond en comble. La puissance d’un pareil milieu ! se dit-il, un peu effrayé de se sentir ainsi transformé. Et il reprit, en bouclant sa malle : il faut pourtant que je rejoigne le P. Étienne, car enfin, il s’agit de régler ma dépense ; je ne veux pas du tout être à la charge de ces braves gens.

Il visita les corridors, finit par croiser le père dans la cour.

Il était un peu gêné pour aborder cette question ; aux premiers mots, l’hôtelier sourit.

— La règle de saint Benoît est formelle, fit-il, nous devons recevoir les hôtes comme nous recevrions Notre-Seigneur Jésus même, c’est vous dire que nous ne pouvons échanger contre de l’argent nos pauvres soins.

Et Durtal insistant, embarrassé.

— S’il ne vous convient pas d’avoir partagé, sans la payer, notre maigre pitance, faites alors comme il vous plaira ; seulement la somme que vous donnerez sera distribuée, par pièces de dix et de vingt sous, aux pauvres qui viennent, chaque matin, de bien loin souvent, frapper à la porte du monastère.

Durtal s’inclina et remit l’argent qu’il tenait tout préparé, dans sa poche, au père ; puis il s’enquit s’il ne pourrait pas entretenir le P. Maximin avant son départ.

— Mais si ; au reste, le père prieur ne vous aurait pas laissé partir, sans vous serrer la main. Je vais m’assurer s’il est libre ; attendez-moi dans le réfectoire. — Et le moine disparut et rentra, quelques minutes après, précédé du prieur.

— Eh bien, dit celui-ci, vous allez donc vous replonger dans la bagarre !

— Oh ! sans joie, mon père.

— Je comprends cela. C’est si bon, n’est-ce pas, de ne plus rien entendre et de se taire ? enfin, prenez courage, nous prierons pour vous.

Et comme Durtal les remerciait, tous les deux, de leurs attentives bontés.

— Mais c’est plaisir que d’accueillir un retraitant tel que vous, s’écria le P. Etienne ; rien ne vous rebute et vous êtes si exact que vous êtes debout avant l’heure ; vous m’avez rendu mon rôle de surveillant facile. Si tous étaient aussi peu exigeants et aussi souples !

Et il avoua avoir hébergé des prêtres envoyés par leurs évêques en pénitence, des ecclésiastiques tarés dont les plaintes sur la nourriture, sur la chambre, sur les exigences matinales du réveil, ne tarissaient pas.

— Si encore, fit le prieur, l’on pouvait espérer les ramener au bien, les renvoyer guéris dans leurs paroisses, mais non ; ils décampent encore plus révoltés qu’avant ; le Diable ne les lâche pas, ceux-là !

Sur ces entrefaites, un convers apporta des plats recouverts par des assiettes et les déposa sur la table.

— Nous avons modifié l’heure de votre dîner, à cause du train, fit le P. Etienne.

— Bon appétit, adieu, et que le Seigneur vous bénisse, dit le prieur.

Il leva la main et enveloppa d’un grand signe de croix Durtal qui s’agenouilla, surpris par le ton subitement ému du moine. Mais le P. Maximin se reprit aussitôt et il le salua, au moment où M. Bruno entrait.

Le repas fut silencieux ; l’oblat était visiblement peiné du départ de ce compagnon qu’il aimait et Durtal considérait, le cœur gros, ce vieillard qui était si charitablement sorti de sa solitude pour lui prêter son aide.

— Vous ne viendrez donc pas, un jour, à Paris, me voir ? lui dit-il.

— Non, j’ai quitté la vie sans esprit de retour ; je suis mort au monde ; je ne veux plus revoir Paris, je ne veux plus revivre.

Mais si Dieu me prête encore quelques années d’existence, j’espère vous retrouver ici, car ce n’est pas en vain que l’on a franchi le seuil de l’ascétère mystique, pour y vérifier, par une expérience sur soi-même, la réalité de ces perquisitions que Notre Seigneur opère. Or, comme Dieu ne procède pas au hasard, il achèvera certainement, en vous triturant, son œuvre. J’ose vous le recommander, tâchez de ne pas vous céder et essayez de mourir assez à vous-même pour ne point contrarier ses plans.

— Je sais bien, fit Durtal, que tout s’est déplacé en moi, que je ne suis plus le même, mais ce qui m’ épouvante, c’est d’être sûr maintenant que les travaux de l’école Térésienne sont exacts… alors, alors… s’il faut passer par tous les rouleaux des laminoirs que saint Jean de la Croix décrit…

Un bruit de voiture, dans la cour, l’interrompit. M. Bruno s’en fut à la fenêtre et s’informa :

— Vos bagages sont descendus ?

— Oui.

Ils se regardèrent.

— Ecoutez, je voudrais vraiment vous dire…

— Non, non, ne me remerciez pas, s’écria l’oblat. Voyez-vous, je n’ai jamais si bien compris la misère de mon être ; ah ! si j’avais été un autre homme, j’aurais pu, en priant mieux, vous aider plus !

La porte s’ouvrit et le P. Etienne déclara :

— Vous n’avez pas une minute à perdre, si vous ne voulez pas manquer le train.

Ainsi bousculé par l’heure, Durtal n’eut que le temps d’embrasser son ami qui l’accompagna dans la cour. Sur une sorte de char à banc, un trappiste qui allongeait, sous un crâne chauve et des joues vergetées de fils roses, une grande barbe noire, l’attendait, assis.

Durtal pressait, une dernière fois, la main de l’hôtelier et de l’oblat, quand le père abbé vint, à son tour, lui souhaiter un bon voyage et, au bout de la cour, Durtal aperçut deux yeux qui le fixaient, ceux du frère Anaclet qui, de loin, lui disait, un peu incliné, sans un geste, adieu.

Jusqu’à ce pauvre homme dont le regard éloquent racontait une affection vraiment touchante, une pitié de saint pour l’étranger qu’il avait vu si tumultueux et si triste, dans l’abandon désolé des bois ?

Certes, la rigidité de la règle interdisait toute effusion à ces moines, mais Durtal sentait bien qu’ils étaient allés pour lui jusqu’aux limites des concessions permises et son affliction fut affreuse lorsqu’il leur jeta, en partant, un dernier merci.

Et la porte de la Trappe se referma, cette porte devant laquelle il avait tremblé, en arrivant, et qu’il considérait, les larmes aux yeux, maintenant.

— Nous allons détaler bon train, fit le procureur, car nous sommes en retard. Et le cheval courut, ventre à terre, sur les routes.

Durtal reconnaissait son compagnon pour l’avoir entrevu dans la rotonde, chantant au chœur, pendant l’office.

Il avait l’air à la fois bonhomme et décidé et son petit œil gris souriait, en furetant, derrière des lunettes à branches.

— Eh bien, dit-il, comment avez-vous supporté notre régime ?

— J’ai eu toutes les chances ; je suis débarqué, ici, l’estomac détraqué, le corps malade et les repas laconiques de la Trappe m’ont guéri !

Et Durtal lui narrant brièvement les stages d’âme qu’il avait subis, le moine murmura :

— Ce n’est rien, en fait d’assauts démoniaques, nous avons eu, ici, de véritables cas de possession.

— Et c’est le frère Siméon qui les a résolus !

— Ah ! vous savez cela… Et il répliqua très simplement à Durtal qui lui parlait de son admiration pour les pauvres convers.

— Vous avez raison, Monsieur ; si vous pouviez causer avec ces paysans et ces illettrés, vous seriez surpris des réponses souvent profondes que ces gens vous feraient ; puis ils sont les seuls qui soient réellement courageux à la Trappe ; nous autres, les pères, lorsque nous nous croyons trop affaiblis, nous acceptons volontiers le supplément autorisé d’un œuf ; eux pas ; ils prient davantage et il faut admettre que Notre Seigneur les écoute, puisqu’ils se rétablissent et ne sont, en somme, jamais malades.

Et à une question de Durtal lui demandant en quoi consistaient ses fonctions de procureur, le moine repartit :

— Elles consistent à tenir des comptes, à être placier de commerce, à voyager, à pratiquer tout, hélas ! sauf ce qui concerne la vie du cloître ; mais nous sommes si peu nombreux à Notre-Dame de l’Atre que nous devenons forcément des maîtres Jacque. Voyez le P. Etienne qui est célerier de l’abbaye et hôtelier, il est aussi sacristain et sonneur de cloches ; moi, je suis également premier chantre et professeur de plain-chant.

Et, tandis que la voiture roulait, cahotée dans les ornières, le procureur affirmait à Durtal qui lui racontait combien les offices chantés de la Trappe l’avaient ravi :

— Ce n’est pas chez nous qu’il convient de les entendre ; nos chœurs sont trop restreints, trop faibles, pour pouvoir soulever la masse géante de ces chants. Il faut aller chez les moines noirs de Solesmes ou de Ligugé, si vous voulez retrouver les mélodies grégoriennes exécutées, telles qu’elles le furent au Moyen Age. à propos, connaissez-vous, à Paris, les Bénédictines de la rue Monsieur ?

— Oui, mais ne pensez-vous point qu’elles roucoulent un peu ?

— Je ne dis pas ; n’empêche cependant que leur répertoire est authentique ; mais au petit séminaire de Versailles, vous avez mieux encore, puisqu’on y chante exactement comme à Solesmes ; remarquez-le bien, du reste, à Paris, quand les églises consentent à ne pas répudier les cantilènes liturgiques, elles usent, pour la plupart, de la fausse notation imprimée et répandue à foison dans tous les diocèses de France, par la maison Pustet, de Ratisbonne.

Or, les erreurs et les fraudes dont pullulent ces éditions sont avérées.

La légende sur laquelle ses partisans l’étayent est inexacte. Prétendre, ainsi qu’ils le font, que cette version n’est autre que celle de Palestrina qui fut chargé par le pape Paul v de réviser la liturgie musicale de l’église, est un argument dénué de véracité et privé de force, car tout le monde sait que lorsque Palestrina est mort il avait à peine commencé la correction du Graduel.

J’ajouterai que, quand bien même ce musicien aurait achevé son œuvre, cela ne prouverait pas que son interprétation devrait être préférée à celle qui a été récemment constituée, après de patientes recherches, par l’Abbaye de Solesmes ; car les textes Bénédictins s’appuient sur la copie conservée au monastère de SaintGall, de l’antiphonaire de saint Grégoire qui représente le monument le plus ancien, le plus sûr que l’Église détienne du vrai plain-chant.

Ce manuscrit dont des fac-simile, dont des photographies existent est le code des mélodies grégoriennes et il devrait être, s’il m’est permis de parler de la sorte, la bible neumatique des maîtrises.

Les disciples de saint Benoît ont donc absolument raison lorsqu’ils attestent que leur version est la seule fidèle, la seule juste.

— Comment se fait-il alors que tant d’églises se fournissent à Ratisbonne ?

— Hélas ! comment se fait-il que Pustet ait pendant si longtemps accaparé le monopole des livres liturgiques et… mais non, mieux vaut se taire… tenez seulement pour certain que les volumes allemands sont la négation absolue de la tradition grégorienne, l’hérésie la plus complète du plain-chant.

À propos, quelle heure avons-nous ? — Ah ! Il faut nous dépêcher, fit le Procureur, en regardant la montre que lui tendait Durtal. — Hue, la belle ! — Et il cingla la bête.

— Vous conduisez avec un entrain ! s’écria Durtal.

— C’est vrai, j’ai oublié de vous dire qu’en sus de mes autres fonctions, j’exerçais encore, au besoin, celle de cocher.

Durtal pensait qu’ils étaient tout de même extraordinaires ces gens qui vivaient de la vie intérieure, en Dieu. Dès qu’ils consentaient à redescendre sur la terre, ils se révélaient les plus sagaces et les plus audacieux des commerçants. Un abbé fondait, avec les quelques sous qu’il réussissait à se procurer, une fabrique ; il décernait l’emploi qui convenait à chacun de ses moines et il improvisait avec eux des artisans, des commis aux écritures, transformait un professeur de plain-chant en un placier, se débrouillait dans la bagarre des achats et des ventes et, peu à peu, la maison, qui ne s’élevait qu’au ras du sol, grandissait, poussait, finissait par nourrir de ses fruits l’abbaye qui l’avait plantée.

Transportés dans un autre milieu, ces gens-là eussent tout aussi facilement créé de grandes usines et lancé des banques. Et il en était de même des femmes. Quand on songe aux qualités pratiques d’homme d’affaires et au sang-froid de vieux diplomate que doit posséder, pour régir sa communauté, une mère abbesse, l’on est bien obligé de s’avouer que les seules femmes vraiment intelligentes, vraiment remarquables, sont, hors les salons, hors le monde, à la tête des cloîtres !

Et comme il s’étonnait, tout haut, que les moines fussent si experts à monter des entreprises.

— Il le faut bien, soupira le père ; mais si vous croyez que nous ne regrettons pas le temps où l’on pouvait se suffire, en piochant la terre ! on avait l’esprit libre, au moins ; on pouvait se sanctifier dans ce silence qui est aussi nécessaire que le pain au moine, car c’est grâce à lui que l’on étouffe la vanité qui surgit, que l’on réprime l’indocilité qui murmure, que l’on refoule toutes les aspirations, toutes les pensées vers Dieu, que l’on devient enfin attentif à sa Présence.

Au lieu de cela… mais nous voici à la gare ; ne vous occupez pas de votre valise et allez prendre votre billet car j’entends siffler le train. Et Durtal n’eut que le temps, en effet, de serrer la main du père qui lui déposa son bagage dans le wagon.

Là, quand il fut seul assis, regardant le moine qui s’éloignait, il se sentit le cœur gonflé, prêt à se rompre.

Et dans le vacarme des ferrailles, le train partit.

Nettement, clairement, en une minute, Durtal se rendit compte de l’effrayant désarroi dans lequel l’avait jeté la Trappe.

Ah ! ce qu’en dehors d’elle, tout m’est égal et ce que plus rien ne m’ importe ! se cria-t-il. Et il gémit, sachant qu’il ne parviendrait plus, en effet, à s’intéresser à tout ce qui fait la joie des hommes ! L’inutilité de se soucier d’autre chose que de la Mystique et de la liturgie, de penser à autre chose qu’à Dieu, s’implanta si violemment en lui qu’il se demanda ce qu’il allait devenir à Paris avec des idées pareilles.

Il se vit, subissant les tracas des controverses, la lâcheté des condescendances, la vanité des affirmations, l’inanité des preuves. Il se vit, choqué, heurté par les réflexions de tout le monde, contraint désormais de s’avancer ou de reculer, de se taire.

Dans tous les cas, c’était la paix à jamais perdue. Comment, en effet, se rallier et se recouvrer, alors qu’il faudrait s’habiter dans un lieu de passage, dans une âme ouverte à tous les vents, visitée par la foule des pensées publiques ?

Son mépris des relations, son dégoût des accointances s’accrurent. Non, tout, plutôt que de me mêler encore à la société, se clama-t-il ; et il se tut, désespéré, car il n’ ignorait point qu’il ne pourrait, loin de la zone monastique, rester dans l’isolement. C’était l’ennui, à bref délai, le vide ; aussi pourquoi ne s’était-il rien réservé, pourquoi s’était-il confié tout entier au cloître ? il n’avait même pas su ménager le plaisir de rentrer dans son intérieur ; il avait découvert le moyen de perdre l’amusement du bibelot, de s’extirper cette dernière satisfaction, dans la blanche nudité d’une cellule ! il ne tenait plus à rien, gisait, démantelé, se disait : j’ai renoncé au peu de bonheur qui pouvait m’ échoir et je vais mettre quoi à la place ?

Et, terrifié, il perçut les inquiétudes d’une conscience habile à se tourmenter, les reproches permanents d’une tiédeur acquise, les appréhensions des doutes contre la Foi, la crainte des clameurs furieuses des sens remués par des rencontres.

Et il se répétait que le plus difficile ne serait pas encore de mater les émois de sa chair, mais bien de vivre chrétiennement, de se confesser, de communier, à Paris, dans une église. — Ça, jamais il n’y arriverait. — Et il supputait ses discussions avec l’abbé Gévresin, ses atermoiements, ses refus, prévoyait que leur amitié se traînerait dans des disputes.

Puis où se réfugier ? au souvenir seul de la Trappe, les représentations théâtrales de Saint-Sulpice le faisaient bondir. Saint-Séverin lui semblait et distrait et fade. Comment demeurer aussi parmi le peuple stupide des dévots, comment écouter, sans grincer des dents, les chants grimés des maîtrises ? Comment enfin retrouver dans la chapelle des Bénédictines, et même à Notre-Dame des Victoires, cette sourde chaleur rayonnant des âmes des moines et dégelant, peu à peu, les glaces de son pauvre être ?

Et puis ce n’était même pas cela ! ce qui était vraiment navrant, vraiment affreux, c’était de penser que jamais plus sans doute il n’éprouverait cette admirable allégresse qui vous soulève de terre, vous porte on ne sait où, sans qu’on sache comment, au-dessus des sens !

Ah ! ces allées de la Trappe parcourues dès l’aube, ces allées où, un jour, après une communion, Dieu lui avait dilaté l’âme de telle sorte, qu’il ne la sentait même plus sienne, tant le Christ l’avait noyée dans la mer de sa divine infinité, engloutie dans le céleste firmament de sa Personne !

Comment réintégrer cet état de grâce, sans communion et hors d’un cloître ? Non, c’est bien fini, conclut-il.

Et il fut pris d’un tel accès de tristesse, d’un tel élan de désespoir, qu’il rêva de descendre à la première station et de retourner à la Trappe ; et il dut hausser les épaules car il n’avait ni le caractère assez patient, ni la volonté assez ferme, ni le corps assez résistant pour supporter les terribles épreuves d’un noviciat. D’ailleurs, la perspective de n’avoir pas de cellule à soi, de coucher tout habillé, pêle-mêle, dans un dortoir, l’épouvantait.

Mais quoi alors ? Et douloureusement, il se résumait,

— Ah ! se disait-il, j’ai vécu vingt années en dix jours dans ce couvent et je sors de là, la cervelle défaite et le cœur en charpie ; je suis à jamais fichu. Paris et Notre-Dame-de-l’Atre m’ont rejeté à tour de rôle comme une épave et me voici condamné à vivre dépareillé, car je suis encore trop homme de lettres pour faire un moine et je suis cependant déjà trop moine pour rester parmi les gens de lettres.

Il tressauta et se tut, ébloui par des jets de lumière électrique qui l’inondèrent, en même temps que s’arrêtait le train.

Il était de retour à Paris.

— Si ceux-là, reprit-il, pensant à ces écrivains qu’il lui serait sans doute difficile de ne pas revoir, si ceux-là savaient combien ils sont inférieurs au dernier des convers ! s’ils pouvaient s’imaginer combien l’ébriété divine d’un porcher de la Trappe m’intéresse plus que toutes leurs conversations et que tous leurs livres ! Ah ! vivre, vivre à l’ombre des prières de l’humble Siméon, Seigneur !




Émile Colin — imprimerie de Lagny