En voyage, tome II (Hugo, éd. 1910)/Alpes et Pyrénées/C/4

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Texte établi par G. SimonLibrairie Ollendorff (p. 310-317).
biarritz.


25 juillet.

Vous connaissez, mon ami, les trois points de la côte normande qui m’agréent le mieux, le Bourg-d’Ault, le Tréport et Étretat ; Étretat avec ses arches immenses taillées par la vague dans la falaise, le Tréport avec sa vieille église, sa vieille croix de pierre et son vieux port où fourmillent les bateaux pêcheurs, le Bourg-d’Ault avec sa grande rue gothique qui aboutit brusquement à la haute mer. Eh bien, rangez désormais Biarritz avec le Tréport, Étretat et le Bourg-d’Ault parmi les lieux que je choisirais pour le plaisir de mes yeux, comme parle Fénelon.

Je ne sache point d’endroit plus charmant et plus magnifique que Biarritz. Il n’y a pas d’arbres, disent les gens qui critiquent tout, même le bon Dieu dans ce qu’il a fait de plus beau. Mais il faut savoir choisir : ou l’océan, ou la forêt. Le vent de mer rase les arbres.

Biarritz est un village blanc à toits roux et à contrevents verts posé sur des croupes de gazon et de bruyère, dont il suit les ondulations. On sort du village, on descend la dune, le sable s’écroule sous vos talons, et tout à coup on se trouve sur une grève douce et unie au milieu d’un labyrinthe inextricable de rochers, de chambres, d’arcades, de grottes et de cavernes, étrange architecture jetée pêle-mêle au milieu des flots, que le ciel remplit d’azur, le soleil de lumière et d’ombre, la mer d’écume, le vent de bruit.

Je n’ai vu nulle part le vieux Neptune ruiner la vieille Cybèle avec plus de puissance, de gaieté et de grandeur. Toute cette côte est pleine de rumeurs. La mer de Gascogne la ronge et la déchire, et prolonge dans les récifs ses immenses murmures. Pourtant je n ai jamais erré sur cette grève déserte, à quelque heure que ce fût, sans qu’une grande paix me montât au cœur. Les tumultes de la nature ne troublent pas la solitude.

Vous ne sauriez vous figurer tout ce qui vit, palpite et végète dans ce désordre apparent d’un rivage écroulé. Une croûte de coquillages vivants recouvre les roches ; les zoophytes et les mollusques nagent et flottent, transparents eux-mêmes, dans la transparence de la vague. L’eau filtre goutte à goutte et pleut en larges perles de la voûte des grottes ; les crabes et les limaces rampent parmi les varechs et les goëmons, lesquels dessinent sur le sable mouillé la forme des lames qui les ont apportés. Au-dessus des cavernes croît toute une botanique curieuse et presque inédite, l’astragale de Bayonne, l’œillet gaulois, le lin de mer, le rosier à feuilles de pimprenelle, le muflier à feuilles de thym.

Il y a des anses étroites où de pauvres pêcheurs, accroupis autour d’une vieille chaloupe, dépècent et vident, au bruit assourdissant de la marée qui monte ou descend dans les écueils, le poisson qu’ils ont pêché la nuit. Les jeunes filles, pieds nus, vont laver dans la vague les peaux des chiens de mer, et, chaque fois que la mer blanche d’écume monte brusquement jusqu’à elles, comme un lion qui s’irrite et se retourne, elles relèvent leur jupe et reculent avec de grands éclats de rire.

On se baigne à Biarritz comme à Dieppe, comme au Havre, comme au Tréport ; mais avec je ne sais quelle liberté que ce beau ciel inspire et que ce doux climat tolère. Des femmes, coiffées du dernier chapeau venu de Paris, enveloppées d’un grand châle de la tête aux pieds, un voile de dentelle sur le visage, entrent en baissant les yeux dans une de ces baraques de toile dont la grève est semée ; un moment après, elles en sortent, jambes nues, vêtues d’une simple chemise de laine brune qui souvent descend à peine au-dessous du genou, et elles courent en riant se jeter à la mer. Cette liberté, mêlée de la joie de l’homme et de la grandeur du ciel, a sa grâce.

Les filles du village et les jolies grisettes de Bayonne se baignent avec des chemises de serge, souvent fort trouées, sans trop se soucier de ce que les trous montrent et de ce que les chemises cachent.

Le second jour que j’allai à Biarritz, comme je me promenais à la marée basse au milieu des grottes, cherchant des coquillages et effarouchant les crabes qui fuyaient obliquement et s’enfonçaient dans le sable, j’entendis une voix qui sortait de derrière un rocher et qui chantait le couplet que voici en patoisant quelque peu, mais pas assez pour m’empêcher de distinguer les paroles :

Gastibelza, l’homme à la carabine.
Chantait ainsi :
Quelqu’un a-t-il connu doña Sabine,
Quelqu’un d’ici ?
Dansez, chantez, villageois, la nuit gagne
Le mont Falù.
Le vent qui vient à travers la montagne
Me rendra fou.

C’était une voix de femme. Je tournai le rocher. La chanteuse était une baigneuse. Une belle jeune fille qui nageait vêtue d’une chemise blanche et d’un jupon court dans une petite crique fermée par deux écueils à l’entrée d’une grotte. Ses habits de paysanne gisaient sur le sable au fond de la grotte. En m’apercevant, elle sortit à moitié de l’eau et se mit à chanter sa seconde stance, et, voyant que je l’écoutais immobile et debout sur le rocher, elle me dit en souriant dans un jargon mêlé de français et d’espagnol :

— Senor estrangero, conoce usted cette chanson ?

— Je crois que oui, lui dis-je. Un peu.

Puis je m’éloignai, mais elle ne me renvoyait pas.

Est-ce que vous ne trouvez pas dans ceci je ne sais quel air d’Ulysse écoutant la sirène ? La nature nous rejette et nous redonne sans cesse, en les rajeunissant, les thèmes et les motifs innombrables sur lesquels l’imagination des hommes a construit toutes les vieilles poésies et toutes les vieilles mythologies.

Somme toute, avec sa population cordiale, ses jolies maisons blanches, ses larges dunes, son sable fin, ses grottes énormes, sa mer superbe, Biarritz est un lieu admirable.

Je n’ai qu’une peur, c’est qu’il ne devienne à la mode. Déjà on y vient de Madrid, bientôt on y viendra de Paris.

Alors Biarritz, ce village si agreste, si rustique et si honnête encore, sera pris du mauvais appétit de l’argent ; sacra fames. Biarritz mettra des peupliers sur ses mornes, des rampes à ses dunes, des escaliers à ses précipices, des kiosques à ses rochers, des bancs à ses grottes, des pantalons à ses baigneuses. Biarritz deviendra pudique et rapace. La pruderie, qui n’a dans tout le corps de chaste que les oreilles, comme dit Molière, remplacera la libre et innocente familiarité de ces jeunes femmes qui jouent avec la mer. Et puis il y aura cabinet de lecture et théâtre. On lira la gazette à Biarritz ; on jouera le mélodrame et la tragédie à Biarritz. Ô Zaïre, que me veux-tu ? Le soir on ira au concert, car il y aura concert tous les soirs, et un chanteur en i, un rossignol pansu d’une cinquantaine d’années, chantera des cavatines de soprano à quelques pas de ce vieil océan qui chante la musique éternelle des marées, des ouragans et des tempêtes.

Alors Biarritz ne sera plus Biarritz. Ce sera quelque chose de décoloré et de bâtard comme Dieppe et Ostende.

Rien n’est plus grand qu’un hameau de pêcheurs, plein des mœurs antiques et naïves, assis au bord de l’océan ; rien n’est plus grand qu’une ville qui semble avoir la fonction auguste de penser pour le genre humain tout entier et de proposer au monde les nouveautés, souvent difficiles et redoutables, que la civilisation réclame. Rien n’est plus petit, plus mesquin et plus ridicule qu’un faux Paris.

Les villes que baigne la mer devraient conserver précieusement la physionomie que leur situation leur donne. L’océan a toutes les grâces, toutes les beautés, toutes les grandeurs. Quand on a l’océan, à quoi bon copier Paris ?

Déjà quelques symptômes semblent annoncer cette prochaine transformation de Biarritz. Il y a dix ans on y venait de Bayonne en cacolet ; il y a deux ans on y venait en coucou ; maintenant on y vient en omnibus. Il y a cent ans, il y a vingt ans, on se baignait au port vieux, petite baie que dominent deux anciennes tours démantelées. Aujourd’hui, on se baigne au port nouveau. Il y a dix ans, il y avait à peine une auberge à Biarritz ; aujourd’hui, il y a trois ou quatre « hôtels ».

Ce n’est pas que je blâme les omnibus, ni le port nouveau où la lame brise plus largement que dans le port vieux et où le bain est par conséquent plus efficace, ni les « hôtels » qui n’ont d’autre tort que de n’avoir pas de fenêtres sur la mer ; mais je crains les autres perfectionnements possibles, et je voudrais que Biarritz restât Biarritz. Jusqu’ici tout est bien, mais demeurons-en là. Du reste l’omnibus de Bayonne à Biarritz ne s’établit pas sans résistance. Le coucou se débat contre l’omnibus, comme sans doute, il y a dix ans, le cacolet a lutté contre le coucou. Tous les voituriers de la ville se révoltent contre deux selliers, Castex et Anatol, qui ont imaginé les omnibus. Il y a ligue, concurrence, coalition. C’est une iliade de cochers de fiacre qui expose la bourse du voyageur à des soubresauts bizarres.

Le lendemain de mon arrivée à Bayonne, je voulus aller à Biarritz. Ne sachant pas le chemin, je m’adressai à un passant, paysan navarrais qui avait un beau costume, un large pantalon de velours olive, une ceinture rouge, une chemise à grand col rabattu rattachée d’un anneau d’argent, une veste de gros drap chocolat toute brodée de soie brune, et un petit chapeau à la Henri II bordé de velours et rehaussé d’une plume d’autruche noire et frisée. Je demandai à ce magnifique passant le chemin de Biarritz.

— Prenez la rue du Pont-Mayour, me dit-il, et suivez-la jusqu’à la porte d’Espagne.

— Est-il aisé, ajoutai-je, de trouver des voitures pour aller à Biarritz ?

Le navarrais me regarda, souriant d’un sourire grave, et me dit, avec l’accent de son pays, cette parole mémorable dont je ne compris que plus tard toute la profondeur :

— Monsieur, il est facile d’y aller, mais difficile d’en revenir.

Je pris la rue du Pont-Mayour.

Tout en la montant, je rencontrai plusieurs affiches de couleurs variées par lesquelles des voituriers offraient des voitures au public pour Biarritz à divers prix honnêtes ; je remarquai, mais fort négligemment, que toutes ces affiches se terminaient par l’invariable protocole que voici : Les prix resteront ainsi fixés jusqu’à huit heures du soir.

J’arrivai à la porte d’Espagne. Là se groupaient et s’entassaient pêle-mêle une foule de voitures de toutes sortes, chars à bancs, cabriolets, coucous, gondoles, calèches, coupés, omnibus. J’avais à peine jeté un coup d’œil sur cette cohue d’attelages qu’une autre cohue m’entourait déjà. C’étaient les cochers. En un moment je fus assourdi. Toutes les voix, tous les accents, tous les patois, tous les jurons et toutes les offres à la fois.

L’un me prit le bras droit :

— Monsieur, je suis le cocher de monsieur Castex ; montez dans le coupé; une place pour quinze sous. L’autre me prit le bras gauche : — Monsieur, je suis Ruspil ; j’ai aussi un coupé ; une place pour douze sous. Un troisième me barra le chemin : — Monsieur, c’est moi Anatol. Voilà ma calèche ; je vous mène pour dix sous.

Un quatrième me parlait dans les oreilles :

— Monsieur, venez avec Momus ; je suis Momus ; ventre à terre à Biarritz pour six sous !

— Cinq sous ! criaient d’autres têtes autour de moi.

— Voyez, monsieur, la jolie voiture : la Sultane de Biarritz ! une place pour cinq sous !

Le premier qui m’avait parlé et qui me tenait le bras droit domina enfin tout ce vacarme :

— Monsieur, c’est moi qui vous ai parlé le premier. Je vous demande la préférence.

— Il vous demande quinze sous ! crièrent les autres cochers.

— Monsieur, reprit l’homme froidement, je vous demande trois sous.

Il se fit un grand silence.

— J’ai parlé à monsieur le premier, ajouta l’homme.

Puis, profitant de la stupeur des autres combattants, il ouvrit vivement la portière de son coupé, m’y poussa avant que j’eusse le temps de me reconnaître, referma le coupé, monta sur son siège, et partit au galop. Son omnibus était plein. Il semblait qu’il n’attendît plus que moi.

La voiture était toute neuve et fort bonne ; les chevaux excellents. En moins d’une demi-heure, nous étions à Biarritz.

Arrivé là, ne voulant pas abuser de ma position, je tirai quinze sous de ma bourse et je les donnai au cocher. J’allais m’éloigner. Il me retint par le bras :

— Monsieur, me dit-il, ce n’est que trois sous.

— Bah ! repris-je, vous m’avez dit quinze sous d’abord. Ce sera quinze sous.

— Non pas, monsieur, j’ai dit que je vous mènerais pour trois sous. C’est trois sous.

Il me rendit le surplus et me força presque de le recevoir.

— Pardieu, disais-je en m’en allant, voilà un honnête homme.

Les autres voyageurs n’avaient, comme moi, donné que trois sous.

Après m’être promené tout le jour sur la plage, le soir venu, je songeai à regagner Bayonne. J’étais las, et je ne pensais pas sans quelque plaisir à l’excellente voiture et au vertueux cocher qui m’avaient amené. Huit heures sonnaient aux lointaines horloges de la plaine comme je remontais l’escarpement du port-vieux. Je ne pris pas garde à une foule de promeneurs qui accouraient de tous les points et semblaient se hâter vers l’entrée du village où s’arrêtent les voituriers.

La soirée était superbe ; quelques étoiles commençaient à piquer le ciel clair du crépuscule ; la mer, à peine émue, avait le miroitement opaque et lourd d’une immense nappe d’huile.

Un phare à feu tournant venait de s’allumer à ma droite sur un cap voisin ; il brillait, puis s’éteignait, puis se ravivait tout à coup et jetait brusquement une éclatante lumière, comme s’il cherchait à lutter avec l’éternel Sirius qui resplendissait dans la brume à l’autre bout de l’horizon. Je m’arrêtai, et je considérai quelque temps ce mélancolique spectacle, qui était pour moi comme la figure de l’effort humain en présence du pouvoir divin.

Cependant la nuit s’épaississait, et, à un certain moment, l’idée de Bayonne et de mon auberge traversa subitement ma contemplation. Je me remis en marche et j’atteignis la place des voitures. Il n’y en avait plus qu’une seule ; un falot posé à terre me la montra. C’était une calèche à quatre places ; trois places étaient déjà occupées. Comme j’approchais :

— Hé, monsieur, venez donc, me cria une voix, c’est la dernière place, et nous sommes la dernière voiture.

Je reconnus la voix de mon cocher du matin. Je retrouvais cet homme antique. Le hasard me parut providentiel. Je louai Dieu. Un moment plus tard, j’étais forcé de faire la route à pied, une bonne lieue de pays.

— Pardieu, lui dis-je, vous êtes un brave cocher, et je suis aise de vous revoir.

— Montez vite, monsieur, reprit l’homme.

Je m’installai en hâte dans la calèche.

Quand je fus assis, le cocher, la main sur la clef de la portière, me dit :

— Monsieur sait que l’heure est passée ?

— Quelle heure ? lui dis-je.

— Huit heures.

— C’est vrai, j’ai entendu sonner quelque chose comme cela.

— Monsieur sait, repartit l’homme, que passé huit heures du soir le prix change. Nous venons chercher ici les voyageurs pour les obliger. L’usage est de payer avant de partir.

— À merveille, répondis-je en tirant ma bourse. Combien est-ce ?

L’homme reprit avec douceur :

— Monsieur, c’est douze francs.

Je compris sur-le-champ l’opération. Le matin on annonce qu’on mènera les curieux à Biarritz pour trois sous par personne : il y a foule ; le soir, on remmène cette foule à Bayonne pour douze francs par tête.

J’avais éprouvé le matin même la rigidité stoïque de mon cocher ; je ne répliquai pas un mot, et je payai.

Tout en regagnant Bayonne au galop, la belle maxime du paysan navarrais me revint à l’esprit, et j’en fis, pour l’enseignement des voyageurs, cette traduction en langue vulgaire : Voitures pour Biarritz. Prix, par personne, pour aller : Trois sous ; pour revenir : Douze francs. — Ne trouvez-vous pas que c’est là une belle oscillation ?

À quelque distance de Bayonne, un de mes compagnons de route me montra dans l’ombre sur une colline le château de Marrac, ou du moins ce qui en reste aujourd’hui.

Le château de Marrac est célèbre pour avoir été, en 1808, le logis de l’empereur, à l’époque de l’entrevue de Bayonne. Napoléon avait en cette occasion une grande pensée ; mais la providence ne l’accepta pas ; et, quoique Joseph Ier ait gouverné les Castilles comme un bon et sage prince, l’idée, si utile pourtant à l’Europe, à la France, à l’Espagne et à la civilisation, de donner une dynastie neuve à l’Espagne fut funeste à Napoléon comme elle l’avait été à Louis XIV.

Joséphine, qui était créole et superstitieuse, accompagnait l’empereur à Bayonne. Elle semblait avoir je ne sais quels pressentiments, et, comme Nuñez Saledo dans la romance espagnole, elle répétait souvent : Il arrivera malheur de ceci.

Aujourd’hui qu’on voit le revers de ces événements déjà enfoncés dans l’histoire à une distance de trente années, on distingue, dans les moindres détails, tout ce qu’ils ont eu de sinistre, et il semble que la fatalité en ait tenu tous les fils.

En voici une particularité tout à fait inconnue et qui mérite d’être recueillie.

Pendant son séjour à Bayonne, l’empereur voulut visiter les travaux qu’il faisait exécuter au Boucaut. Les bayonnais qui avaient alors âge d’homme se souviennent que l’empereur, un matin, traversa à pied les allées marines pour aller gagner le brigantin mouillé dans le port qui devait le transporter à l’embouchure de l’Adour.

Il donnait le bras à Joséphine. Comme partout il avait là sa suite de rois, et, dans cette conjoncture, c’étaient les princes du midi et les Bourbons d’Espagne qui lui faisaient cortège ; le vieux roi Charles IV et sa femme ; le prince des Asturies, qui depuis a été roi et s’est appelé Ferdinand VII ; don Carlos, aujourd’hui prétendant sous le nom de Charles V.

Toute la population de Bayonne était dans les allées marines et entourait l’empereur, qui marchait sans gardes. Bientôt la foule devint si nombreuse et si importune dans sa curiosité méridionale que Napoléon doubla le pas. Les pauvres Bourbons essoufflés le suivaient à grand’peine.

L’empereur arriva au canot du brigantin d’une marche si précipitée qu’en y entrant Joséphine, voulant saisir en hâte la main que lui tendait le capitaine du navire, tomba dans l’eau jusqu’aux genoux. En toute autre circonstance elle n’aurait fait qu’en rire. — C’eût été pour elle, me disait en me contant la chose Mme la duchesse de C***, une occasion de montrer sa jambe, qu’elle avait charmante. Cette fois, on remarqua qu’elle secoua la tête tristement. Le présage était mauvais.

Tout ce qui assistait à cette aventure a fait une triste fin. Napoléon est mort proscrit ; Joséphine est morte répudiée ; Charles IV et sa femme sont morts détrônés. Quant à ceux qui étaient alors de jeunes princes, l’un est mort, Ferdinand VII ; l’autre, don Carlos, est prisonnier. Le brigantin qu’avait monté l’empereur s’est perdu deux ans après, corps et biens, sous le cap Ferret dans la baie d’Arcachon ; le capitaine qui avait donné la main à l’impératrice, et qui s’appelait Lafon, a été condamné à mort pour ce fait, et fusillé. Enfin le château de Marrac, où Napoléon avait logé, transformé successivement en caserne et en séminaire, a disparu dans un incendie. En 1820, pendant une nuit d’orage, une main, restée inconnue, y mit le feu aux quatre coins.

Bayonne. Le château-vieux.
26 juillet, 2 heures après-midi. Ciel gris.